dimanche 7 octobre 2012

La mystique du coeur en Islam . Pierre Lory

 
 
                                   Dôme de la Grande Mosquée Sheikh Zayed à Abu Dhabi
 
 
Il existe au fond deux modalités principales possibles de vivre l’attachement à l’Islam pour les Musulmans croyants. La première est centrée sur l’obéissance à la Loi : c’est par les actes cultuels légaux que le croyant peut se rapprocher d’un Dieu inaccessible par tout autre truchement. L’autre, tout en respectant la pratique de la Loi, y ajoute une dimension supplémentaire : la vie terrestre peut être une occasion de rencontre avec le divin, vécu comme tout proche. C’est la religion du cœur, et c’est d’elle que je voudrais transmettre quelques brèves données ici.


L’Islam est né au 7° siècle de notre ère. De 622 à 632, le prophète Muhammad assit sa nouvelle religion sur un état qui, à sa mort, comprenait l’ensemble de la péninsule arabique. La religion était déjà complètement intriquée dans un système social. Les conquêtes arabes étendirent rapidement l’empire musulman jusqu’à l’Espagne à l’ouest et à la vallée de l’Indus à l’est. Au sein de cet empire, la religion officielle se structura selon les règles précisées progressivement par un corps de juriste, les ouléma. Nulle dimension mystique ne transparaissait dans cette nouvelle forme religieuse au premier abord. Toutefois, au fil du temps, en tout cas à partir du 8° siècle, apparurent des personnes isolées ou des petits groupes qui ne se satisfaisaient plus de la vie religieuse sociale ordinaire. Sans constituer de monastères au sens strict – le monachisme, contraire à l’esprit de l’Islam, est condamné – ils se retiraient à l’écart des agglomérations, et menaient une vie d’ascèse, se consacrant jour et nuit à des prières et des dévotions diverses. Le prestige de ces saints hommes s’accrut. Ils se rendaient socialement visibles par la pauvreté de leur mode de vie : aussi les appela-t-on faqîr (pauvre), darvîsh (mendiant), ou surtout sûfî (celui qui s’habille de laine, tissu des plus démunis). Vers le 10° siècle, ce « soufisme » devint une manifestation sociale considérable par le rayonnement qu’il exerçait. A partir du 12° siècle, son poids devint parfois prépondérant : regroupés en confréries parfois très nombreuses et puissantes, dotés de structures et de moyens économiques, les Soufis occupèrent un rôle central dans la cité musulmane – rôle qu’il conservèrent jusqu’au 19° siècle le plus souvent.

Qu’est-ce qui fait la différence entre un Musulman ordinaire et un Soufi ? Comme je le disais en commençant, c’est la conviction que le divin peut être expérimenté dès ici-bas, avant même la Résurrection finale. Et le moyen, le lieu de cette expérience, c’est le cœur. J’en viens donc au sujet propre à notre commune recherche ici.

Le Coran, qui constitue une source d’inspiration première pour les Soufis, parle très fréquemment du cœur comme organe de la compréhension de la foi. Il utilise pour ce faire quatre termes que l’on a pu différencier comme suit :


  • qalb : est une appellation générale pour l’ensemble des facultés cognitives et affectives de l’être humain. Ainsi dit-on « œil » pour désigner l’ensemble de l’organe de vision.
  • sadr : la poitrine. C’est le lieu du combat spirituel. Il contient le centre comme le blanc de l’œil qui entoure la pupille.
  • fu’âd : c’est le centre même du cœur, celui qui permet la vision mystique. Il est comparable à la pupille de l’œil.
  • lubb : c’est l’effusion de la vie spirituelle, comme la lumière du regard ; la contemplation elle-même.
Nûrî, mystique du IXe-Xe siècle, propose une autre distinction, complémentaire : dans le sadr réside le siège de la soumission extérieure, liée au milieu social (islâm), dans le qalb celui de la foi personnelle, dans le fu’âd celui de la connaissance vécue des choses divines et dans le lubb le lieu de l’union mystique .


Ces subtilités du lexique coranique indiquent que, pour tous les Musulmans, la compréhension par la foi s’adresse à une faculté particulière, qui n’est pas simplement rationnelle – le terme de raison (‘aql) n’apparaît pas en tant que tel dans le Coran – mais aussi intuitive, impliquant tout l’être en fait. Le cœur suppose la compréhension, mais il engage aussi la sensibilité. Ceci est comme condensé dans les versets du Coran XXXIX 21-23 : « Ne vois-tu pas que Dieu fait descendre du ciel une eau qu’il achemine vers des sources jaillissantes dans la terre et par laquelle il fait germer des graminées de diverses espèces ? Celles-ci se fanent et tu les vois jaunir, puis devenir des brins desséchés. En vérité, il y a en cela matière à réflexion pour les hommes doués d’intelligence (littéralement : doués de lubb) * Eh quoi ! Celui dont le cœur (sadr) a été ouvert par Dieu à l’islâm reçoit ainsi une lumière de son Seigneur… Malheur à ceux dont les cœurs (qulûb, pluriel de qalb) sont endurcis à l’évocation de Dieu ! Ceux-là sont dans un égarement manifeste * Dieu a révélé les paroles les plus belles dans un Livre dont les paroles se ressemblent et se répètent. La peau de ceux qui craignent Dieu frissonne à leur audition, puis elle s’apaise ainsi que leurs cœurs (qulûb) à la remémoration de Dieu. Voilà la guidance de Dieu, par laquelle Il guide qui Il veut. Celui que Dieu égare, nul ne peut le guider ». On le constate dans ces versets : le cœur implique à la fois la capacité de compréhension de l’homme, son acceptation désirante de la foi, et l’émotion qui étreint le croyant percevant la proximité du divin. L’analogie avec les processus végétaux donnée dans le verset 21 suggère combien il s’agit là d’une expérience vitale, avec la force et la fragilité que cela suggère.

Les Soufis ont approfondi plus particulièrement cet aspect de l’approche de la vie spirituelle par le coeur. Je tenterai de l’exposer en trois paliers, trois « mystères ».


1) Le mystère de la connaissance

 
Chaque homme, selon les Soufis, est le théâtre d’un combat, d’un jihâd intérieur. L’âme charnelle (nafs) l’attire vers les plaisirs mondains, et tout ce qui satisfait son égoïsme. L’esprit supérieur (rûh) l’aimante vers le monde spirituelle et la parole divine. Le lieu de ce combat, c’est le cœur, qui sera selon les cas encombré de souillures, pervers, ou purifié. Ces dimensions « gnostiques » du cœur ont été exposées avec grande clarté par le profond penseur de tendance soufie Ghazâlî (m. en 1111) dans son œuvre maîtresse Revivification des sciences de la religion (3° Partie, livre 1 « Commentaire sur les merveilles du cœur »). Le cœur désigne pour lui la réalité profonde de l’homme, ce qui le rend unique dans toute la création. La fonction du cœur, dans la pensée ghazâlienne, est celle d’un miroir. Il est fait pour refléter les lumières divines. Mais les préoccupations égoïstiques et mondaines ont couvert de miroir de rouille (l’image est coranique) et de souillures diverses. Les rites religieux et les exercices spirituels soufis – dont principalement le dhikr, répétition continuelle de prières et Noms divins – ont pour fonction de purifier sa surface. Progressivement, le mystique perçoit les modalités de la grâce divine avec plus d’acuité. Il peut parvenir à la purification complète, et à ce moment là connaître l’ « annihilation » devant l’apparition fulgurante des lumières divines se manifestant dans son propre coeur. Il ne s’agit pas pour Ghazâlî d’une fusion entre Dieu et le mystique, mais d’une contemplation unitive dont le cœur est à la fois l’organe et le réceptacle : « Chaque cœur, malgré les différences individuelles, est prédisposé à connaître la réalité des êtres, car il est lui-même un être divin (amr rabbânî) et noble, qui par cela même se distingue des autres substances du monde, car il est le lieu de la science des choses divines » . Cette expérience du divin n’exclut pas la raison discursive, le ‘aql, mais elle l’intègre et le dépasse en quelque sorte. La théologie spéculative prend ici la place d’une simple science auxiliaire, secondaire .


Il est question souvent – dans le Coran déjà, verset LIII 11 – de la « vision du cœur ». Il peut s’agir éventuellement d’expériences visionnaires ou oniriques où la divinité est perçue sous une forme sensible. Mais le plus souvent, cette expression indique en fait l’expérience intérieure induisant une certitude totale, aussi évidente et forte qu’une perception sensible. Cette connaissance, cette « gnose », n’est pas de l’ordre d’une acquisition mentale. Elle requiert un itinéraire exigeant, que le Soufi Nûrî (9°-10° siècle) résuma dans son opuscule Les stations des cœurs. Le cœur, c’est la Kaaba, la voie mystique revenant à un pèlerinage et un vaste rituel à l’intérieur de soi-même en quelque sorte. Il ne s’agit pas ici d’acquérir, par accumulation d’expériences, un savoir sur le monde divin, mais au contraire de se dépouiller, de rendre le cœur libre, vide, disponible : nous retrouvons ici l’image du miroir. Comme l’écrivit plus tard le grand maître soufi et poète Roumi dans son célèbre Masnavî :

« Contemple dans ton propre cœur toutes les sciences des prophètes, sans livres, sans professeurs, sans maîtres. Le livre du Soufi n’est pas composé d’encre et de lettres ; il n’est rien d’autre qu’un cœur blanc comme de la neige ».


2) Le mystère de l’amour

 
Mais la voie soufie n’est pas seulement affaire de connaissance. Les mystiques musulmans nous parlent inlassablement de la condition première du voyage : l’éclosion de l’amour (‘ishq). Cet amour n’est pas une donnée affective, dans le sens de la sentimentalité humaine. C’est une énergie immense et transcendante, qui à l’instar de la passion amoureuse, envahit, possède celui qui la reçoit. Par ailleurs, une autre différence importante le distingue de l’affectivité humaine exprimée par la dévotion ordinaire : le ‘ishq ne se porte pas vers Dieu en tant qu’Il serait un « objet » qui puisse être aimé. Dieu est incommensurable et l’homme incapable de constituer par lui-même une source d’un véritable amour. Si l’amour éclôt dans le cœur du mystique, c’est que Dieu le suscite afin de pouvoir réverbérer sa propre perfection. Ainsi écrivait Sultân Valad :
 
« Le Dieu Très-Haut est épris de Lui-même et n’a personne qui Lui soit égal afin qu’Il puisse le contempler. Il joue constamment un jeu d’amour avec Lui-même. C’est pourquoi il te faut te libérer de toi-même et de la contemplation de toi-même et te remplir d’amour et de passion pour Dieu, afin qu’Il Se voie Lui-même en toi (…)» .
 
Cet amour divin n’est pas à proprement parler personnel. Au fond, sa dimension est proprement cosmique :
 
« L’amour chante un cantique au sein du monde obscur Amoureux ! Écoute ses paroles (…) L’univers connaît son secret : l’écho garde-t-il un secret ? Ce mystère, chaque atome le redit : qu’ai-je besoin de parler ? »
 
L’emprise de l’amour sur le cœur du Soufi est immense. La majeure partie de la poésie lyrique persane d’orientation mystique lui est consacré : à son appel, à sa puissance, à la délectation et à la souffrance qu’il entraîne. L’amour marque à la fois la présence divine dans le cœur du croyant, et la force susceptible de transmuter « les cœurs de pierre en rubis précieux » (Roumi). La symbolique de l’ivresse est également fréquemment convoquée par les poètes : « Mes paroles sont ivres, mon cœur est ivre, tes images sont ivres * tombés les uns sur les autres, ils regardent …» (Roumi).
 
L’amour constitue donc une force, un feu alchimique transformant les cœurs étriqués et endurcis en tabernacles purifiés pour la divine Présence. Ibn ‘Arabî pouvait conclure une de ses plus célèbres poèmes par les vers suivants :
 
« Mon cœur est devenu capable d’accueillir toutes les formes * il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines. Il est un temple pour les idoles, et la Kaaba des pèlerins * Tables de la Torah et volume du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et où que ses montures se dirigent * l’Amour est ma religion et ma foi ! »
 

3) Le mystère de la seconde naissance

 
Le cœur de l’ésotérisme islamique se situe toutefois à un niveau plus inexprimable en fait. Il se fonde sur la doctrine de l’Homme Universel. Dieu, selon ce principe, aurait créé la forme humaine avant toute chose – avant l’univers, avant même les anges. Puis il aurait créé le reste du cosmos selon l’image de cet Homme Universel. D’où la cohérence traversant les différents mondes, dont les parties les plus minuscules reflètent, résument les plus immenses :
 
« Sache que le monde entier est un miroir ; dans chaque atome se trouvent cent soleils flamboyants. Si tu fends le cœur d’une seul goutte d’eau, il en émerge cent purs océans. Si tu examines chaque grain de poussière, mille Adam peuvent y être découverts ».
 
L’homme concret, terrestre, aurait été produit en dernier. C’est une explication donnée à la formule célèbre, donnée parfois comme un hadîth : « Le Très-Miséricordieux a créé Adam à son image » – c’est à dire, selon l’image primordiale conçue par Lui dans la prééternité. L’homme concret est la créature la plus conforme à ce sublime modèle premier. Il est donc en principe l’être le plus parfait, le plus complet qui soit ici-bas – mais en principe, potentiellement seulement. Il lui revient d’actualiser cette perfection, de se conformer à ce modèle divin préexistant. C’est le sens de tout l’effort de Soufi, guidé par la connaissance et galvanisé par l’amour. Il s’agit en quelque sorte d’une seconde naissance ; c’est en tout cas une image souvent reprise par les Soufis. Ainsi Hallâj (Xe siècle) comparait l’intime des cœurs à une vierge où seul l’Esprit de vérité peut pénétrer. Lui fait écho Roumi parlant de naissance spirituelle et comparant la pénétration du souffle divin dans le cœur de l’homme à la fécondation de Marie par l’effet de l’Esprit saint : elle engendre un enfant spirituel, qui à son tour peut ressusciter les morts . Chaque être est au fond appelé à devenir un Jésus, un homme parfait et diffusant la vie. Cette perfection humaine est désignée comme étant la sainteté (walâya), l’engendrement d’hommes dont le cœur et le corps soient entièrement transparents aux motions divines. Ces saints constituent de véritables théophanies, ce sont les rois, les pôles du monde grâce auxquels l’univers peut continuer d’exister :
 
« L’homme de Dieu est enivré sans vin * l’homme de Dieu est rassasié sans pain.
L’homme de Dieu est éperdu, bouleversé * l’homme de Dieu ne mange ni ne dort.
L’homme de Dieu est un roi sous son froc * l’homme de Dieu est un trésor dans les ruines. L’homme de Dieu n’est pas fait d’air et de terre * l’homme de Dieu n’est pas fait de feu et d’eau. L’homme de Dieu est un océan sans limite (…) »
 
Les perspectives classiques de la religion sont ici renversées. L’homme parfait rend présent la miséricorde divine et son projet d’éternité. Ainsi, Nûrî décrit le cœur du saint comme un jardin luxuriant, suggérant que le cœur du mystique n’est rien d’autre que le véritable lieu du paradis et la demeure de Dieu sur terre . Il résume ailleurs autrement cette évocation de ce destin suprême de l’homme accompli, qui est de se transformer au plus intime de son être physique et spirituel et de réaliser ainsi l’image divine des origines : « La première chose qui apparaît dans le cœur de celui dont Dieu veut le bonheur, c’est une lumière. Cette lumière devient ensuite une clarté, puis un rayon, puis une lune et puis enfin un soleil. Lors donc que la lumière apparaît dans le cœur, le monde et tout ce qu’ils contient perdent toute valeur à ses yeux ; quand elle devient une lune, l’homme renonce à l’Au-delà et à ce qu’il contient. Et quand elle devient un soleil, il ne voit plus ni le monde ni ce qui est en lui, ni l’Au-delà et ce qu’il contient : il ne connaît plus que son Seigneur. Alors son corps est lumière, son cœur est lumière et lumière aussi sa langue – « lumière sur lumière, Dieu dirige vers sa lumière qui Il veut ! » . La transmutation de l’homme ordinaire en homme spirituel complet se trouve ainsi achevé.
 
Comment conclure, si ce n’est par un hadîth, une tradition que les Soufis font remonter au Prophète affirmant : « Le cœur du croyant est le Trône de Dieu ». Car le plus profond des mystères de Dieu, c’est l’homme précisément. Et c’est ce qui le rend si difficilement accessible, car il est bien sûr plus aisé de dépouiller des bibliothèques entières ou de faire le tour du monde que de se connaître soi-même. Et pourtant – les Soufis répètent souvent un autre hadîth, que j’aurais aussi bien pu placer en exergue de ce texte, où Dieu dit : « Ni ma terre ni mon ciel ne Me contiennent, mais le cœur de mon serviteur croyant Me contient ». Comment cela se concevrait-il ? On commentait un jour en présence du grand Soufi Shiblî le verset coranique L 37 « Il y a en cela une remémoration pour ceux qui ont un cœur ». On lui demanda qui étaient « ceux qui ont un cœur ». Il répondit : « Ceux dont Dieu est le cœur ».
 

Bibliographie succincte :

ANAWATI Georges C. et GARDET Louis, Mystique musulmane – Aspects et tendances, expériences et techniques, Paris, Vrin, 1976.
GLOTON Maurice, « Les secrets du cœur selon l’Islam », Revue Française de Yoga, n°5 – Nouvelle série (1992).
MASSIGNON Louis, « Le cœur dans la prière et la méditation musulmanes », dans Opera Minora II, Beyrouth, Dar Al-Maaref, 1963.
NWIYA Paul, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dar El-Machreq, 1970.
VITRAY-MEYEROVITCH Eva de -, Anthologie du soufisme, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1978.
(Paru dans Pour une civilisation du Coeur, sous la dir. de J.L.Bruguès et B.Peyrous, Paris, Editions de l’Emmanuel, 2000)

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