Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière, p.7-24
Abû Hâmid Muhammad al-Ghazâlî naquit à TU, ancienne
ville du Khorassan, province de l'Iran oriental, en 1058/450 de l'Hégire, et
mourut dans sa ville natale en 1111/505 de l'Hégire, laissant une œuvre considérable — plus de quatre cents titres — et honoré des noms prestigieux de
« restaurateur de la Religion » et de « preuve de l'Islam ». Tour à tour
docteur de la Loi, théologien dogmatique et théoricien du soufisme, il avait en
effet combattu inlassablement pour faire triompher la Sunna et la foi sunnite
de tous ceux qui menaçaient l'unité, la paix et l'équilibre de la Communauté
musulmane rassemblée derrière le calife abbâsside de Bagdad.
Résumer une telle vie ne serait point une tâche aisée, si Ghazâlî lui-même n'avait indiqué dans un ouvrage à caractère autobiographique sa propre évolution spirituelle, le but qu'il s'était assigné et les adversaires prioritaires contre qui il luttait. C'est en effet en suivant le plan du célèbre Al-Munqidh min al-Dalâl, littéralement: « Celui qui sauve de l'égarement », par allusion à l'enseignement du Prophète, que l'on peut distinguer les principales périodes de l'activité de Ghazâlî, de la façon suivante :
1. La formation et la première période
d'enseignement : de 1058 à 1095/de 450 à 488 de l'Hégire.
2. La période de retraite : de 1095 à 1105/de 488 à
499 de l'Hégire.
3. La reprise de l'enseignement et la direction
spirituelle : de 1106 à 1111/ de 499 à 505 de l'Hégire.
La formation
C'est en compagnie de son frère Ahmad, qui devait
être connu plus tard comme le théoricien du « pur amour» de Dieu, que Ghazâlî
étudia, tout d'abord à Tûs et ensuite à Jurjân, la jurisprudence (fiqh)
selon l'école de l'Imâm Châfi ‘î (mort en 820/204). Des renseignements qui
nous sont fournis par l'historien syrien Subkî nous apprennent que les deux
frères s'initiaient, à la même époque, au soufisme sous la direction d'un
docteur également chafiite. A partir de 1082 jusqu'à 1085/474-478, Ghazâlî
séjourna à Nishâpûr comme disciple de Juwaynî, célèbre théologien de l'école d'Ach`arî
(mort en 935/324) et théoricien du droit, nommé par le nouveau vizir
seljouquide, Nizâm al-Mulk, comme directeur de la madrasa Nizâmiyya,
appelée ainsi du nom de son fondateur. C'est dans cette mosquée-institut, créée
pour l'enseignement du droit chafiite, que Ghazâlî paracheva sa connaissance de
la jurisprudence et de la théologie dogmatique (kalâm). C'est également de cette époque que datent les premières
oeuvres de Ghazâlî, notamment un traité sur les fondements du droit (uçûl
al-fiqh ), base de tout ordre légal.
L' enseignement
Après la mort de son maître, Juwaynî, en 1085/478,
Ghazâlî rejoignit Nizâm al-Mulk, qui « l'admit dans le cercle de ses familiers
et de ses intimes » . C'est sans doute par ses contacts avec le vizir
seljouquide, qui devaient durer jusqu'en 1092/485, date de son assassinat, que
Ghazâlî avait pris clairement conscience du rôle politique des théologiens et
des juristes. C'était en étendant et en développant l'enseignement de la
Religion et de la Loi, basé sur l'acharisme et le chafiisme, que pouvait se
maintenir et s'affermir l'autorité d'un État sunnite, confié au calife
abbâsside, le seul calife légitime, et dirigé par les sultans et les vizirs seljouquides. Cette
diffusion de l'enseignement de la Sunna, grâce notamment à la création des madrasa-s,
était la grande idée
de Nizâm al-Mulk.
Elle devait, selon lui, faire échec à la propagande
ismaélienne qui, après celle des Qarmates et des Fâtimides d'Égypte, prenait
alors une nouvelle forme, celle du terrorisme politique. Ghazâlî mettait à profit ces quelques
années passées à l'ombre de l'amitié bienveillante de Nizâm al-Mulk
pour rédiger des traités de droit, devenus par la suite des manuels classiques.
Mais la notoriété, déjà grande, de Ghazâlî trouva sa
consécration quand le vizir lui confia l'enseignement du droit chafiite à la
Nizâmiyya de Bagdad. Ghazâlî, maître prestigieux et à l'auditoire nombreux —
plus de trois cents étudiants fréquentaient ses cours, nous dit-il avec fierté
et regret dans son Munqidh —, exerça ses fonctions à la Nizâmiyya
pendant quatre ans, de 1091 à 1095/484-488.
C'est pendant cette période que Ghazâlî fut en proie
au besoin de plus en plus impérieux et obsédant de la « certitude » (yaqîn),
luttant avec lui-même et livrant bataille aux philosophes et aux
ismaéliens par des ouvrages magistraux qu'il rédigeait « pendant les rares
moments qu'il dérobait à son enseignement ». L'exposé de leurs doctrines et
leur réfutation répondaient chez lui, à cette époque, à la double nécessité de
se convaincre lui-même et de convaincre les autres musulmans que ce n'était pas
là que se trouvaient la certitude et la vérité, qui font de l'âme « une âme pacifiée
».
Ghazâlî et la philosophie
La fermeture de l'École d'Athènes par Justinien en
529 avait favorisé l'accueil en Orient par les nestoriens et les jacobites de
la philosophie déjà implantée à Alexandrie, Édesse, Nisibe et Antioche. Les
nouveaux centres culturels de Djundîshapûr, Hira, et Harrân où se regroupaient
les sabéens et les hermétistes, jouèrent un rôle important dans la transmission
au monde musulman de la philosophie, de la médecine, des mathématiques et de
l'astronomie. La fondation de la « Maison de la Sagesse » (Bayt al-Hikma) par
le calife Al-Ma'mûn en 832/217 à Bagdad ne fit qu'accentuer la diffusion de
la pensée grecque et hellénistique. Son équipe officielle de
traducteurs, nestoriens pour la plupart, contribua à
répandre les oeuvres d'Aristote et de ses commentateurs, les trois dernières Ennéades de Plotin, appelées par méprise
Théologie d'Aristote, et de nombreuses
oeuvres apocryphes de Platon. Le rationalisme mu`tazilite, devenu doctrine
d'État sous le règne des trois califes Al-Ma'mûn, Al-Mu`taçim et
Al-Wâthiq, et qui imposa par une véritable inquisition (mihna) la
croyance au caractère créé du Coran, est à l'origine à la fois de la
faveur dont jouirent les philosophes dans les milieux « humanistes » et de la
réaction sunnite, à partir du calife Al-Mutawakkil (mort en 861/247), sous la
forme hanbalite d'un retour au pur fidéisme et au littéralisme traditionniste
et sous la forme d'une théologie apologétique usant de la dialectique, le Kalâm,
illustrée par Ach`arî.
Quand Ghazâlî résolut de s'attaquer aux philosophes, la période des traductions, du grec en arabe ou du syriaque en arabe, avait fait place à
celle de la production d'oeuvres originales. La falsafa était née
et s'était développée, d'abord avec Al-Kindî (mort en
873/260), l'auteur d'un célèbre petit traité sur l'Intellect, puis
surtout avec Al-Fârâbî (mort en 950/339), surnommé « le second Maître », le
premier étant Aristote, et Ibn Sînâ (Avicenne ; mort en 1037/429),
dont le renom en médecine et en philosophie s'étendit en Occident
jusqu'à la Renaissance.
L'encyclopédie philosophique des Ikhwân al-Çafâ («
les Frères de la Pureté »), rédigée par des ismaéliens entre
961 et 986 sous forme d'épîtres, représentait également un danger pour la foi
sunnite aux yeux de Ghazâlî, davantage, semble-t-il, que l'humanisme éthique de
Tawhîdî et Miskawayh, contemporains d'Ibn Sînâ.
Par souci de méthode, Ghazâlî commença, avant de
critiquer et de réfuter les positions philosophiques contraires à
l'enseignement de l'Islam, par exposer impartialement les Intentions des
philosophes (Maqâçid al-Falâsifa), avec une telle fidélité que,
lorsque l'ouvrage fut traduit en latin, les théologiens chrétiens du XIIIè
siècle considérèrent tous « Algazel » comme un simple disciple
d'Avicenne. La réfutation, rédigée en un deuxième temps, restera en effet
inconnue de la scolastique médiévale. Terminée l'année de son départ de Bagdad,
l'Auto-destruction des
philosophes (Tahâfut al-Falâsifa), est l'un des
ouvrages de Ghazâlî écrit avec le plus de fougue et de talent littéraire, en
même temps que de finesse psychologique et d'habileté dialectique, retournant
contre Fârâbî, Avicenne et les Mu`tazilites leurs propres raisonnements ou les
mettant en contradiction les uns avec les autres. L'ouvrage est une condamnation portant sur
vingt questions de métaphysique ou de « théodicée » (ilâhiyyât), dont trois relèvent de « l'infidélité » (kufr) excluant de la
Communauté musulmane : la croyance à l'éternité du monde, la négation de la
connaissance par Dieu des singuliers, et la négation de la résurrection des
corps, jointe à l'affirmation que seules les âmes éprouveront la béatitude ou
le châtiment.
Ces trois accusations seront reprises par Ghazâlî
dans son Munqidh.
Il s'agissait surtout pour lui de ruiner le prestige
des philosophes et la fascination qu'ils exerçaient sur les esprits. Avec
beaucoup de verve, Ghazâlî trace le portrait de ces musulmans qui abandonnent
la pratique de leur religion parce qu'ils se laissent séduire par la nouveauté
et le caractère exotique de doctrines qu'ils ne comprennent pas mais dont les
auteurs « ont des noms extraordinaires », ou parce qu'ils « veulent jouer aux beaux esprits » !
Mais Ghazâlî ne condamne pas toutes « les sciences
philosophiques », telles que les mathématiques, la logique, la politique et
l'éthique. Il composera d'ailleurs, toujours à Bagdad, deux ouvrages consacrés
à la logique et aux procédés de raisonnement, le Mihakk al-nazhar et le Mi`yâr al-ilm. Il s'efforcera même, dans son lqtiçâd fi-l-I’tiqâd
qui est un ouvrage de théologie dogmatique,
d'appliquer la démonstration syllogistique à trois termes.
Il est également certain que Ghazâlî, dans le Michkât al-Anwâr que nous étudions plus loin, s'est souvenu de Fârâbî et
d'Avicenne. Le rôle assigné par Ghazâlî au Coran, « qui est pour
l'oeil de l'intelligence ce qu'est la lumière du soleil pour l'oeil externe
», est en effet le même que celui de l'Intellect Agent, qui fait passer les
intelligibles de la puissance à l'acte. De même la classification des
facultés de l'âme humaine par Avicenne et son interprétation du « Verset de la
Lumière » dans son Épître sur la Prophétie et dans ses Directives
et Remarques seront reprises avec une autre terminologie et dans
un esprit différent par Ghazâlî.
La théorie du « miroir de l'âme » est également un
bien commun à la philosophie arabe et à la spiritualité
islamique que Ghazâlî a « revivifiée ». Il n'y a donc rien
d'étonnant au fait qu'Ibn Tufayl (mort en 1186/581) déclare s'être inspiré à la
fois d'Avicenne et de Ghazâlî pour imaginer l'ascension spirituelle de Hayy Ibn
Yaqzhân, né sur une île déserte. Ajoutons, pour terminer, que dans l'univers
d'un néoplatonicien ou d'un musulman il n'y a pas place pour la contingence
absolue : pour le premier, l'être concret est un possible réalisé, donc
nécessaire et nécessité par l'Être « nécessaire par Soi », pour le second, le
destin de chaque homme a été « écrit par la Plume divine ». Un tel univers est
celui de l'espérance, de l'ascension spirituelle et du retour au Principe.
Ghazâlî et les ismaéliens
L'engouement pour la philosophie détournait les
musulmans de la pratique de la religion et des obligations cultuelles. Sa
prétention de pouvoir soumettre à la discussion, au raisonnement et à la
démonstration les vérités fondamentales de la foi représentait un réel péril
pour l'Islam. Ghazâlî avait sapé le crédit des philosophes et montré que leurs
prétentions à la « connaissance certaine » étaient sans fondement et totalement
injustifiées. Mais des musulmans cette fois représentaient pour la foi sunnite
un autre danger et revendiquaient pour eux seuls la possession de la certitude
et de la vérité : il s'agissait des ismaéliens.
Ghazâlî composa plusieurs réfutations de leur
doctrine. Il rédigea la première à la demande, nous dit-il, du calife Al-Mustazhhir
en 1094/487. La quête personnelle de Ghazâlî et son désir de combattre tout ce
qui n'était que fausseté, erreur, illusion et vain dogmatisme, trouvaient ainsi
l'occasion de s'exprimer.
Il n'est pas question, dans le cadre restreint de
cette introduction, de refaire l'étude historique et hérésiographique du
chiisme, et nous renvoyons aux travaux d'Henri Laoust* et d'Henry Corbin**.
Rappelons simplement que, pour les chiites, les descendants d'Ali et de Fâtima,
la fille du Prophète, sont les seuls à pouvoir revendiquer légitimement la
direction de la Communauté musulmane et à en être les « Imâms » . Les califes
omeyyades et les califes abbâssides n'ont donc été que des usurpateurs. Le
véritable guide spirituel de l'Islam est un Imâm, même s'il reste « caché » et
doit vivre dans la clandestinité.
Il est, de plus, infaillible et impeccable (ma`çûm).
A partir du sixième Imâm, Ja’far al-Çâdiq, les chiites se sont
divisés. A la mort de Ja`far en 765/148, les uns se rallièrent à la personne de
Mûsâ al- Kâzhim, fils de Ja’far, les autres à Ismâ’îl (Ismaél), frère de Mûsâ.
La dynastie des Fâtimides d'Égypte prétendait se rattacher aux ismaéliens. A
l'époque de Ghazâlî, plus précisément en 1090/483, se manifestait une nouvelle
branche ismaélienne, conduite par Hasan Ibn al-Çabbâh, en faveur de Nizâr, fils
aîné du calife fâtimide al-Mustançir.
Hasan s'emparait de la forteresse d'Alamût, située
au coeur de l'Elbourz. C'est lui le fondateur de la secte des «
Assassins », organisation de terrorisme politique, dont Nizâm al-Mulk et le
sultan seljouquide Malik Châh furent sans doute les victimes, morts tous les
deux en 1092/485, l'un poignardé, l'autre empoisonné.
Le Mustazhhirî traite de la fonction
califale, dont la nécessité est conforme aux exigences de la Loi révélée, de la
raison et de la nature des choses. Il définit les conditions d'investiture du
calife, ses qualités requises, et également ses devoirs. Mais ce qui nous
paraît plus intéressant c'est la réponse que fournit Ghazâlî à la prétention
des ismaéliens d'être les seuls à pouvoir apporter aux hommes la certitude.
Leur thèse peut se résumer de la façon suivante :
dans l'obligation de discerner la vérité de l'erreur, l'homme peut recourir à
sa raison ou demander à autrui de l'instruire. Mais la connaissance de la
vérité ne peut s'obtenir par la spéculation et le jugement.
* H. LAOUST, Les Schismes dans l'Islam, Paris,
1965, Payot.
** H. CORBIN, Histoire de la philosophie
islamique, Paris, 1964, Gallimard; En Islam iranien, 4 vol., Paris, 1971-1972, Gallimard.
La nécessité s'impose donc à l'homme de suivre
l'enseignement d'une personne spécialement douée de l'infaillibilité, à
l'exclusion de toute autre, à savoir l'Imâm. Nous ne saurions exposer ici dans
le détail la réfutation point par point que Ghazâlî a développée dans le Mustazhhirî
d'abord et dans plusieurs autres de ses ouvrages. Les principaux
arguments sont les suivants : contrairement à ce que pensent les partisans de
l'enseignement par un Imâm — désignés sous le nom de « Ta` lîmiyya » l'infaillibilité
n'est pas requise dans toutes les branches du savoir, pas plus que la certitude
absolue. Il y a des domaines où la vraisemblance suffit. Le domaine propre de
la certitude est celui qui est délimité par la chahâda, le témoignage de
la foi musulmane, qui atteste que : « Il n'y a d'autre dieu que Dieu, et
Muhammad est l'Envoyé de Dieu. » Si l'on porte un jugement de véracité sur Muhammad, tout le reste en découle par simple soumission à son autorité, par croyance
non raisonnée (taqlîd), ou bien avec certitude par la connaissance
fournie par la chaîne ininterrompue de la tradition (khabar mutawâtir), ou
bien par vraisemblance à partir d'une tradition isolée (khabar wâhid). Dernier
argument : il y a effectivement un Imâm infaillible, à qui il faut demander
l'enseignement (ta`lîm), et c'est le Prophète Muhammad.
Si les ismaéliens sont des « Ta’lîmiyya », ils sont
également des « Bâtiniyya », c'est-à-dire des « intérioristes »,
des ésotéristes, qui soumettent les Écritures, Coran et Sunna, à une interprétation
(ta'wîl) donnant la préférence au sens intérieur et caché (bâtin), au
détriment du sens littéral de la Révélation et de la Tradition. Les
propagandistes ou missionnaires (du `ât) ismaéliens amenaient par ce
procédé les musulmans à abandonner la pratique de leur religion et à rejeter
les obligations cultuelles, bonnes pour ceux qui ne comprennent que le sens
littéral, mais carcans dont doivent se délivrer ceux qui ont saisi le sens
caché. On aboutissait ainsi aux mêmes conséquences graves que par l'adhésion
aux thèses des philosophes. Ghazâlî se devait donc de combattre cette autre
forme d'impiété. Il le fit en montrant que dans la mesure où une certaine
interprétation selon le sens caché peut être exacte, le sens littéral reste
toujours vrai et contraignant.- Le sensintérieur ne saurait en aucun cas entrer en contradiction avec le sens littéral ni le supprimer, tout comme le monde invisible coexiste avec le monde sensible et apparent.
Le sens intérieur n'est admissible que si existe entre le sens littéral et lui une correspondance symbolique naturelle ou indiquée par la Tradition. Nous retrouverons ces considérations dans le Michkât al-Anwâr.
La période de retraite : de 1095 à
1105/488-499
Ghazâlî quitta Bagdad en pleine gloire, renonçant à
son enseignement à la Nizâmiyya, « aux honneurs, à l'argent, à sa famille, à
ses amis » . Nous n'entrerons pas dans la discussion entre ceux qui veulent
trouver dans les circonstances politiques d'alors la raison déterminante de ce
départ et ceux qui y voient avant tout l'aboutissement logique de la crise
intérieure décrite par Ghazâlî lui-même dans son Munqidh.
Encore une fois nous renvoyons aux ouvrages de Farid
Jabre et d'Henri Laoust, que nous indiquons dans notre
bibliographie. Il est vraisemblable que la mort de son protecteur et ami, Nizâm
al-Mulk, ainsi que le danger pour sa vie que lui faisaient courir ses attaques
contre les ismaéliens, aient ajouté à son désarroi moral et l'aient poussé à ne
plus différer davantage la décision grave de se retirer du monde, décision à
laquelle il songeait sans doute dès l'instant qu'il avait compris que seul le
soufisme apaiserait sa soif de certitude vécue intérieurement.
Ghazâlî nous confie que c'est « par une lumière que
Dieu lui projeta dans le coeur» qu'il avait repris confiance dans les données
des sens et de la raison. Cette « lumière » allait lui permettre, comme nous
l'avons vu, de réfuter les erreurs des philosophes et des ismaéliens et de
démontrer que leurs prétentions à la vérité et à la certitude étaient non
fondées et injustifiées. Les deux autres catégories de « chercheurs » mentionnées par Ghazâlî dans son Munqidh étaient
celle des théologiens dogmatiques (mutakallimûn) et celle des
soufis. Il est important de noter que Ghazâlî, qui écrivit lui-même des ouvrages
de théologie, se déclare insatisfait par le Kalâm. Ce n'est
à ses yeux qu'un simple système de défense de la vérité. Sa valeur est
relative, car bâtie sur des postulats étrangers à la
Révélation. Enfin son pouvoir de conviction n'avait pas prise
sur ceux qui voulaient baser leur savoir, non sur des postulats, mais sur des « connaissances nécessaires » et des « données
premières ». Restait pour Ghazâlî la catégorie de «
chercheurs » représentée par les soufis. Au moment où il en abordait l'étude,
il nous déclare que trois vérités seulement étaient solidement ancrées dans son
âme : « une foi certaine (îmân yaqînî) en Dieu, en la Prophétie, et au
Jour Dernier ». La lecture, entre autres, d' Abû Yazîd al-Bistâmî (mort en
847/234), de Muhâsibî (mort en 857/243), de Junayd (mort en 910/298), de Shiblî
(mort en 945/334) et d'Abû Tâlib al-Makkî (mort en 990/380), le convainquit que
ce à quoi ils étaient parvenus « n'était pas affaire de savoir appris, mais
d'expérience intime (dhawq), d'état de conscience (hâl), et de transformation du
caractère ». Il lui apparut clairement alors que « pour
obtenir la béatitude future, il n'y avait pas d'autre
moyen que la piété (taqwâ) et la maîtrise des passions, et que cela dépendait uniquement de la rupture des liens du coeur avec le
monde..., en ne portant toutes ses aspirations que vers Dieu ». Ce qui
avait commencé pour Ghazâlî par une crise intellectuelle, rapidement
surmontée, s'achevait maintenant par une crise morale. Il avait trouvé la Voie, mais retenu par l'attrait du monde il
hésitait à la suivre. Cela dura plusieurs mois et s'aggrava au point qu'il
avait perdu l'usage de la parole et ne pouvait plus enseigner, et qu'il
n'absorbait plus aucune nourriture. Jusqu'au moment où Dieu, venant à son
secours, lui donna enfin le courage de tout abandonner.
Après avoir chargé son frère Ahmad de le remplacer
dans ses fonctions à la Nizâmiyya, Ghazâlî quittait donc
Bagdad vers la fin de l'année 1095/488. Sa retraite devait durer dix ans,
puisqu'il ne reprit une activité officielle d'enseignement qu'au milieu de
l'année 1106/ 499 à Nishâpûr. Il aurait séjourné d'abord à Damas dans une madrasa
chafiite « où il se consacrait à la méditation et aux exercices de
piété, tout occupé à purifier son âme, à éduquer son caractère, et à polir son
coeur pour l'invocation (dhikr) de Dieu », conformément à l'enseignement des soufis. Puis ce fut Jérusalem et le Pèlerinage à
La Mekke, à la fin de l'année 1096/489. On signale ensuite sa
présence à Hamadhân vers 1098/492, après un court arrêt à Bagdad, avant de le
retrouver à Tûs, sa ville natale, en 1100/493, où il donnait des cours privés
de jurisprudence « et s'adonnait au soufisme dans la mesure où les événements
politiques, les soucis familiaux et les nécessités matérielles le lui permettaient
».
Ghazâlî et « la Revivification des
Sciences de la Religion »(Ihyâ Ulûm al-Dîn)
Cette période d'une dizaine d'années fut
particulièrement féconde pour Ghazâlî ; mais l'oeuvre magistrale, commencée
lors du séjour à Jérusalem et terminée cinq ans plus tard en 1106/495, est sa Revivification
des Sciences de la Religion. L'Ihyâ, désigné ainsi en abrégé en raison
de sa célébrité, constitue en effet une véritable somme du savoir religieux en
même temps qu'un guide de la vie spirituelle. C'est à ce dernier aspect que
nous nous attacherons, bien qu'on puisse, comme l'a fait Henri Laoust,
l'étudier en tant que traité de morale sociale, traité d'éthique politique,
manuel de hisba, c'est-à-dire de censure des moeurs, ou encore comme manuel d'endoctrinement religieux
et politique.
L'Ihyâ se compose de
quatre sections, chacune se divisant en dix « livres » ou chapitres. La première section traite
des ibâdât, c'est-à-dire des obligations
cultuelles ou « devoirs envers Dieu ». La deuxième section définit les âdât, les coutumes ou usages traditionnels,
comprenant un certain nombre de règles de convenance (âdâb) concernant,
par exemple, la nourriture, le mariage, l'acquisition des biens
nécessaires à la subsistance matérielle. La troisième section,
qui commence par « Les merveilles du coeur» et le chapitre de «
L'entraînement spirituel », porte le titre de muhlikât, littéralement
« celles qui perdent », autrement dit les actions nuisibles à l'homme
nées des défauts et des vices, tels que la concupiscence, la colère et l'envie.
La dernière section traite des munjiyât, c'est-à-dire des vertus
religieuses « qui sauvent », constituant autant de « stations » (maqâmât) successives
: repentir, puis constance et reconnaissance, ensuite crainte et espérance,
pauvreté et renoncement, la foi en Dieu et la confiance, aboutissant à l'amour
de Dieu.
Ce qui fait de l'Ihyâ un guide de la vie
spirituelle, c'est qu'il a été conçu sous l'angle de « la
science de l'action » (ilm al-mu'âmala) plutôt que
sous celui de « la science du dévoilement » (ilm al-mukâchafa), suivant en cela, nous dit Ghazâlî, l'exemple des prophètes qui n'en ont parlé que par allusion et en utilisant un langage symbolique
« car elle est hors de portée de la compréhension des hommes », bien
qu'elle soit le but à atteindre et que la science de l'action soit la
voie enseignée par les prophètes pour y parvenir. Cette
science du dévoilement, dont l'objet est divin, est du domaine de la ma`rifa,
c'est-à-dire de la « connaissance ».
Bien qu'ayant un contenu religieux spéculatif, cette
ma `rifa n'est pas une connaissance simplement théorique. Mais elle
n'est pas non plus, selon la conception qu'en a Ghazâlî, le point final de la
vie spirituelle, ni ici-bas, ni dans la Vie future. C'est peut-être ce qui
caractérise le plus la spiritualité ghazâlienne. La ma'rifa s'opère par
une expérience intime (dhawq), mais « elle n'est que le germe qui se
transformera en contemplation (muchâhada) dans l'Autre Monde, comme le
noyau qui devient un arbre ». Il y aura alors la vision béatifique (ru'ya), qui
est la perfection de la connaissance par dévoilement (kachf). La ma'rifa, selon
Ghazâlî, est d'abord foi et croyance, et elle commence par un jugement de
véracité (taçdîq). Elle devient ensuite une certitude (yaqîn) de
plus en plus forte. « Cette certitude engendrera nécessairement la crainte...
et l'espérance. La station de la constance, acquise à partir de celle de la
crainte et de l'espérance, mènera à celles de la lutte spirituelle, de
l'évocation et de la pensée constantes de Dieu. L'évocation constante (dhikr)
mène à la complaisance dans la société intime de Dieu (uns), et la
pensée constante (fikr, tafakkur) mène
à la perfection de la connaissance (ma`rifa). La
perfection de la ma`rifa et le uns mènent à l'amour (mahabba). » L'amour non plus,
dans cette perspective ghazâlienne, n'est pas la dernière des « stations »
spirituelles, puisqu'il ajoute : « ... viennent ensuite la station de
l'agrément de la Volonté divine (ridâ) et de la remise confiante à Dieu (tawakkul),
et les autres stations. Tel est l'ordre du parcours des étapes de la
Religion » (Ihyâ, IV, p. 145).
En véritable directeur spirituel (murchid), Ghazâlî
traite la question des règles à suivre dans le parcours de la Voie (adab
al-sulûk) par le novice ( murîd) ou « adorateur de Dieu » (âbid).
Sans entrer dans le détail, mentionnons seulement l'importance
qu'attache Ghazâlî à la pratique des obligations cultuelles et des oeuvres
surérogatoires, ainsi qu'à la récitation coranique, à celle du chapelet (wird),
et à « invocation
» de Dieu (dhikr). Le but en effet de toutes ces pratiques rituelles, jointes aux actes d'obéissance, est, dit-il, de « polir le
miroir du coeur ». Il y a un rapport mystérieux entre le
corps et l'âme, et ce qui purifie le corps, par les ablutions et les gestes
physiques de la Prière rituelle ainsi que par la prononciation des
paroles sacrées, aide l'âme à se purifier de la « rouille qui ternit le
miroir du coeur » et qui l'empêche de refléter la Vérité. La métaphore de la «
rouille » du cœur est coranique (Sourate LXXXIII, verset 14), et une tradition
du Prophète dit que : « Si l'homme se repent, renonce et implore le pardon, son
coeur est rendu lisse » (Ibn Mâja, zuhd, 29). Ghazâlî précise qu'il ne
suffit pas que le miroir soit net, car il doit être convenablement orienté,
pour pouvoir donner une image. Notons, pour terminer, qu'il distingue quatre
degrés dans l'action purificatrice : le corps est lavé et rendu propre; les organes de l'action (jawârih) sont
purifiés des péchés commis ; le coeur est purifié des «
dispositions blâmables » et des vices haïssables; enfin, 1' « intime » (
sirr) de l'âme doit être purifié de tout ce qui n'est pas Dieu, et ceci est
le degré de pureté atteint par les prophètes et les justes (çiddîqûn) (Ihyâ,
I, p. I I I).
Ghazâlî composa de nombreux autres ouvrages pendant
cette période de retraite. L'un d'eux, connu sous le titre abrégé de Imlâ, était destiné à éclairer certaines
difficultés soulevées par l'Ihyâ. Un autre livre se rattache à l'Ihyâ, dont il a adopté la
même division en quarante chapitres; c'est Al-Arba`în fi Uçûl al-Dîn, qui
commence par un exposé scolastique sur Dieu et ses Attributs et qui se poursuit
par un résumé des différents chapitres de l’Ihyâ. Dans AI-Maqçad al-Asnâ…,
Ghazâlî donne un commentaire des Noms divins (Al-Asmâ al-Husnâ) avec une
introduction sur le problème débattu entre les théologiens de la fameuse distinction entre le nom, le nommé et la
dénomination.
C'est aussi pour lui l'occasion de préciser comment
il faut comprendre « l'appropriation par l'homme des caractères divins ». Par
ailleurs, Ghazâlî continuait à réfuter la doctrine des ismaéliens; signalons à
ce sujet la Balance juste (Al-Qistâs al-Mustaqîm), ouvrage rédigé sous
la forme d'un dialogue, dans lequel le maître démontre, à son interlocuteur «
ta`lîmite » qui croit à l'inanité de la raison et à l'Imâm infaillible, qu'il
est possible de parvenir à la vérité par un raisonnement juste si l'on suit cinq règles (mawâzîn) établies par
le Coran lui-même. A partir d'exemples d'argumentations coraniques,
Ghazâlî retrouve les lois de la démonstration logique, mais en utilisant une
autre terminologie que celle des philosophes.
La reprise de l'enseignement et la direction
spirituelle : de 1106 à 1111 /499-505
C'est dans le récit autobiographique du Munqidh que
nous trouvons l'explication du retour de Ghazâlî à la vie
publique. Devant le spectacle d'un Islam livré aux «
mauvais savants », juristes et théologiens ne songeant.
qu'à la gloire personnelle, philosophes et ismaéliens détournant les musulmans de la pratique de la religion, imposteurs du soufisme, faux mystiques et antinomistes, Ghazâlî se sentit obligé de
sortir de sa retraite. C'était pour lui un devoir sacré et même une
mission. Les conseils de ses amis, et même certains rêves prémonitoires
le désignant comme le rénovateur attendu — selon la tradition qui dit que Dieu enverra au début de chaque siècle
un homme qui rénovera l'Islam —, et la méditation de certains versets
coraniques, tout ce faisceau de raisons le convainquit d'accepter la demande de
reprendre son enseignement, que lui adressait providentiellement Fakhr al-Mulk,
vizir du sultan Sanjar à Nishâpûr. Il s'y rendit donc, pour prendre la
direction de la Nizâmiyya, quelques semaines avant le début du sixième siècle
de l'Hégire. Comme le fait remarquer très justement Henri Laoust, « à
l'enseignement (ta`lîm) bâtinite... s'opposait ainsi un enseignement
sunnite, dirigé contre les Bâtiniyya et auquel l'État donnait le poids de son
autorité et de son efficacité ».
Fakhr al-Mulk, peu de temps après, mourait assassiné
par un bâtinite, en 1106/500. Il est probable que Ghazâlî, après la disparition
de son protecteur, ne resta pas longtemps à Nishâpûr, préférant poursuivre son
enseignement du droit à Tûs, où il retourna définitivement à une date qui reste
imprécise. Jusqu'à sa mort, survenue le 18 décembre 1 1 1 1/14 jumâdâ II 505,
il ne cessa d'écrire et d'enseigner, tout en dirigeant la vie spirituelle de
ses disciples dans un ermitage (khânqâh) qu'il avait fondé pour les
former à la théorie et à la pratique du soufisme. C'est pour eux qu'il rédigea
ce qui fut sans doute sa dernière oeuvre, l'Itinéraire des Adorateurs de
Dieu (Minhâj al-Abidîn).
Les grandes oeuvres de Ghazâlî composées entre les
années 1105 et 1111/499-505 sont, d'abord, le Munqidh (sans doute en
1106/500), puis la Naçîhat al-Mulûk (« Conseils aux princes »), rédigée
en persan, ensuite le Mustaçfâ (1109/503), et enfin le Michkât
al-Anwâr, dont la date de rédaction est placée par certains à la fin de la
vie du maître et par d'autres au début de son séjour à Nishâpûr.
Nous avons, tout au long de cette « Introduction »,
indiqué les grandes lignes du Munqidh et les thèmes
traités par Ghazâlî dans son autobiographie. Cela nous
dispense d'y revenir. Nous voudrions seulement dire
quelques mots du chapitre concernant la « Prophétie » (nubuwwa), qui fait suite à celui du soufisme. Il avait en
effet reconnu, pendant sa période de retraite, que, dans le cas des
soufis, tout en eux, comportement extérieur et vie intérieure, «
provenait du Tabernacle — ou de " la Niche " — de la Prophétie (michkât
al-nubuwwa), et qu'il n'y avait pas sur cette terre d'autre
lumière pour s'éclairer». Il lui fallait donc répondre à ceux qui doutaient de la
possibilité de cette connaissance prophétique, de son existence et de son
attribution à une personne déterminée, en l'occurrence Muhammad. L'on
retrouvera dans le Michkât un certain nombre d'expressions utilisées ici
par le maître : l'enfant commence par connaître par le sens du toucher, puis par
la vue, ensuite par l'ouïe, « jusqu'à ce qu'il dépasse le domaine sensible.
C'est vers l'âge de sept ans qu'apparaît en lui la faculté de discernement (tamyîz).
C'est pour lui une nouvelle " phase " (tawr), puisqu'il a
accès à des choses qui ne se trouvent pas dans le monde des sens. Puis surgit
en lui une autre " phase " plus élevée, celle de la raison (aql), par
laquelle il est apte à saisir les choses " nécessaires ", "
possibles ", ou " impossibles ". Et au-delà de la raison existe encore
une autre " phase " ; un autre "oeil " s'ouvre alors, qui
voit le monde caché (ghayb) et ce qui arrivera dans l'avenir, entre
autres choses dont la raison est écartée, tout comme la faculté de discernement
de l'enfant était écartée des connaissances intelligibles, et comme les sens l'étaient
des perceptions du discernement... » Ghazâlî précise un peu plus loin : « la
prophétie désigne une "phase " où l'homme acquiert un oeil doté d'une lumière spéciale, et c'est dans
cette lumière qu'apparaissent le monde caché ainsi que des choses que la raison
n'atteint pas » . La possibilité de la connaissance prophétique, et, par voie
de conséquence, la croyance en la prophétie de Muhammad, s'expérimente par la
connaissance intime (dhawq) en suivant la voie du soufisme. Sinon reste
le jugement de véracité (taçdîq) porté sur la connaissance que donne la
tradition par une chaîne ininterrompue et multiple de rapporteurs (tawâtur) et
par la commune renommée. Ghazâlî ajoute : « Ayant compris ce qu'est la
prophétie, si tu étudies d'une manière répétée le Coran et les traditions, tu
sauras nécessairement que Muhammad avait atteint le plus haut degré de la
prophétie.
Si tu as recours, en plus, à l'expérience de son
enseignement sur les pratiques cultuelles et sur leur efficacité sur les
coeurs, qu'elles rendent limpides..., au bout de mille essais, ou deux mille,
ou des milliers d'essais, tu obtiendras une connaissance nécessaire et
indiscutable.. »
La Naçîha — traduite en arabe, sous le titre Al-Tibr
al-Masbûk fî Naçîhat al-Mulûk — et le Mustaçfâ sont les deux derniers traités que Ghazâlî,
théoricien de la Cité musulmane, a écrits sur la question du pouvoir et de l'ordre légal*.
* Henri Laoust en a fait une analyse
détaillée dans son étude sur la Politique de Ghazali. Nous nous contenterons donc d'en
mentionner rapidement le contenu.
Destinée au sultan, sans doute Sanjar dont Fakhr
al-Mulk était le vizir, plutôt qu'à Muhammad, l'autre fils de Malik Chah (mort en
1092/485), qui avait pris le titre de « sultan de l'Orient et de l'Occident »,
la Naçîha rappelle quels sont les devoirs des princes.
Elle commence par une profession de foi, du type de la Risâla Qudsiyya — intégrée à l'Ihyâ, I, p. 93-111 — et de l'Iqtiçâd. Mais cette foi doit se concrétiser par l'obéissance à Dieu et la justice (adl) envers les sujets. Si les prophètes enseignent comment adorer et servir Dieu, les rois, eux, sont chargés d'empêcher les hommes de commettre des injustices. Ghazâlî insiste sur le rôle et l'importance du vizir, qui doit avoir la plus entière confiance du sultan, ainsi que sur la place tenue par les secrétaires de chancellerie (kuttâb). A noter également la recommandation de pacifisme que Ghazâlî adresse au vizir et, indirectement, au sultan.
Le Mustaçfâ, beaucoup plus technique, est un
traité des fondements du droit (uçûl al-fiqh), écrit par un maître
et un spécialiste de la question. L'objet essentiel du Mustaçfâ est ainsi résumé par Henri
Laoust : « Il s'agit de définir la notion de règle de droit ou de statut
légal (hukm), d'en chercher les fondements, d'en préciser les
buts, et de tracer la voie qui permettra au " mujtahid" , au
docteur de la Loi qualifié pour cet effort d'interprétation (ijtihâd),
non seulement de rattacher à la même règle de droit l'infinie
diversité des cas concrets posés par la vie, mais encore
de travailler à l'élaboration de la doctrine dans le
cadre et les limites que la Loi lui assigne. »
Les deux premières sources de la Loi sont le Coran
et la Sunna, qui englobe tout le corps des traditions remontant au Prophète. La
troisième source est constituée par le consensus communautaire (ijmâ’), dont
Ghazali donne la définition suivante : « C'est l'accord de la communauté de
Muhammad en particulier, sur une question d'ordre religieux. » Ghazâlî y ajoute
la raison, mais « comme simple facteur de cohérence interne » et « ramenée à la
simple présomption de continuité » (istiçhâb) sur le plan temporel ou logique.
Voilà donc, selon Ghazali, les quatre sources objectives de la Loi.
L'interprète qualifié fera usage de sa réflexion personnelle pour tirer de ces
sources, en se fondant sur des preuves, les règles de droit. Et c'est ici
qu'intervient le raisonnement analogique (qiyâs), qui n'est pas admis
par toutes les écoles juridiques islamiques.
Pour Ghazâlî, il consiste « à
rechercher la cause (illa) d'une règle de droit donnée et à étendre
cette règle à tous les cas qui participent de la même cause ». A
l'interprétation de la Loi par une personne autorisée et qualifiée, certains opposent
le principe de « l'acceptation d'une doctrine sans preuve (taqlîd)». Ghazâlî
le condamne, sauf dans le cas du musulman ordinaire, obligé de s'en remettre à
un homme savant et honorablement connu.
On voudra bien nous pardonner d'avoir tenu à montrer
tous les aspects de l'oeuvre de Ghazâlî. Elle constitue à
elle seule une véritable encyclopédie islamique. Elle forme un tout, et n'en
mentionner qu'un domaine particulier, comme la spiritualité par exemple,
c'était prendre le risque de la déformer en masquant l'unité qui réside dans sa
diversité même. Le juriste, chez Ghazâlî, n'est pas séparable du penseur;
l'adversaire des philosophes et des ismaéliens est également un homme de
contemplation ; le théologien dogmatique, homme de dialectique, est le même qui cherchait la certitude
intérieure. Ghazâlî fut ce que l'on pourrait appeler un musulman intégral, qui
avait réalisé la synthèse harmonieuse entre l'amour de la Loi et l'amour de la Vérité,
menant la « Guerre sainte » à la fois contre lui-même et contre les ennemis de
l'Islam, et sacrifiant la paix de l'âme, finalement atteinte, au sens de la
solidarité communautaire. Par sa richesse et sa noblesse, la personnalité de
Ghazâlî est l'une des plus attachantes de toute l'histoire de l'Islam.
Salam & merci ! :)
RépondreSupprimerJ'ai recopié ce texte du Professeur M. HAMIDULLAH, Les Musulmans En Amérique d’Avant Christophe Colomb, 1958 :
https://drive.google.com/file/d/14eIezC4MShTLXgHsuU9CM42xnED5JO88/view