Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage,
tome 1, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1971
À PROPOS DES PÈLERINAGES*
[*] Publié dans « Voile d’Isis », juin 1930.
La récente reproduction, dans le Voile d’Isis, du
remarquable article de M. Grillot de Givry sur les lieux de pèlerinages nous
amène à revenir sur cette question à laquelle nous avons déjà fait ici quelques
allusions, ainsi que M. Clavelle le rappelait dans sa présentation de cet
article.
Notons tout
d’abord que le mot latin peregrinus, d’où vient « pèlerin », signifie à la fois
« voyageur » et « étranger ». Cette simple remarque donne lieu déjà à des
rapprochements assez curieux : en effet, d’une part, parmi les Compagnons, il
en est qui se qualifient de « passants » et d’autres d’« étrangers », ce qui
correspond précisément aux deux sens de peregrinus (lesquels se trouvent
d’ailleurs aussi dans l’hébreu gershôn) ; d’autre part, dans la Maçonnerie,
même moderne et « spéculative », les épreuves symboliques de l’initiation sont
appelées « voyages ». D’ailleurs, dans beaucoup de traditions diverses, les
différents stades initiatiques sont souvent décrits comme les étapes d’un
voyage ; parfois, c’est d’un voyage ordinaire qu’il s’agit, parfois aussi d’une
navigation, ainsi que nous l’avons signalé en d’autres occasions. Ce symbolisme
du voyage est peut-être d’un usage plus répandu encore que celui de la guerre,
dont nous parlions dans notre dernier article ; l’un et l’autre, du reste, ne
sont pas sans présenter entre eux un certain rapport, qui s’est même traduit
parfois extérieurement dans les faits historiques ; nous pensons notamment ici
au lien étroit qui exista, au moyen âge, entre les pèlerinages en Terre Sainte
et les Croisades. Ajoutons encore que, même dans le langage religieux le plus
ordinaire, la vie terrestre, considérée comme une période d’épreuves, est
souvent assimilée à un voyage, et même qualifiée plus expressément de
pèlerinage, le monde céleste, but de ce pèlerinage, étant aussi identifié
symboliquement à la « Terre Sainte » ou « Terre des Vivants »1.
L’état d’« errance », si l’on peut dire, ou de
migration, est donc, d’une façon générale, un état de « probation » ; et, ici
encore, nous pouvons remarquer que tel est bien en effet son caractère dans des
organisations comme le Compagnonnage. En outre, ce qui est vrai à cet égard
pour des individus peut l’être aussi, dans certains cas tout au moins pour des
peuples pris collectivement : un exemple très net est celui des Hébreux errant
pendant quarante ans dans le désert avant d’atteindre la Terre promise .
[1] Pour ce qui concerne le symbolisme de
la « Terre Sainte » nous renvoyons à notre étude sur le Roi du Monde, et aussi
à notre article paru dans le numéro spécial du Voile d’Isis consacré aux
Templiers.
[Note de l’Éditeur : Voir aussi le chapitre
III de Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien et le chapitre XI de Symboles
fondamentaux de la Science sacrée.]
Il faut
d’ailleurs faire ici une distinction, car cet état, essentiellement
transitoire, ne doit pas être confondu avec l’état nomade qui est normal à
certains peuples : même arrivés à la Terre promise, et jusqu’au temps de David
et de Salomon, les Hébreux furent un peuple nomade, mais, évidemment, ce
nomadisme n’avait pas le même caractère que leur pérégrination dans le désert1.
Il y a même lieu d’envisager un troisième cas d’« errance », que l’on peut
désigner plus proprement par le mot de « tribulation » : c’est celui des Juifs
après leur dispersion, et aussi selon toute vraisemblance, celui des Bohémiens
; mais ceci nous entraînerait trop loin, et nous dirons seulement que ce cas
aussi est applicable également à des collectivités et à des individus. On voit
par là combien ces choses sont complexes et combien il peut y avoir de
distinctions à faire parmi des hommes se présentant extérieurement sous les
mêmes apparences, confondus avec les pèlerins au sens ordinaire de ce mot,
d’autant plus qu’il faut encore ajouter ceci : il arrive parfois que des
initiés, parvenus au but, des « adeptes » même, reprennent, pour des raisons
spéciales, cette même apparence de « voyageurs ».
Mais revenons aux pèlerins : on sait que leurs signes
distinctifs étaient la coquille (dite de saint Jacques) et le bâton ; ce
dernier, qui a aussi un étroit rapport avec la canne compagnonnique, est
naturellement un attribut du voyageur, mais il a bien d’autres significations,
et peut-être consacrerons-nous quelque jour à cette question une étude
spéciale.
[1] La distinction des peuples nomades
(pasteurs) et sédentaires (agriculteurs), qui remonte aux origines mêmes de
l’humanité terrestre, a une grande importance pour la compréhension des
caractères spéciaux des différentes formes traditionnelles.
Quant à la
coquille, en certaines régions, elle était appelée « creusille » et ce mot doit
être rapproché de celui de « creuset » ce qui nous ramène à l’idée d’épreuves,
envisagée plus particulièrement selon un symbolisme alchimique, et entendue
dans le sens de la « purification », la Katharsis des Pythagoriciens, qui était
précisément la phase préparatoire de l’initiation1.
La coquille étant regardée plus spécialement comme
l’attribut de saint Jacques, nous sommes amenés à faire à ce propos une
remarque concernant le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Les routes
que suivaient autrefois les pèlerins sont souvent appelées, aujourd’hui encore,
« chemins de saint Jacques » ; mais cette expression a en même temps une tout
autre application : le « chemin de saint Jacques », en effet dans le langage
des paysans, c’est aussi la Voie Lactée ; et ceci semblera peut-être moins
inattendu si l’on observe que Compostelle, étymologiquement, n’est pas autre
chose que le « champ étoilé ». Nous rencontrons ici une autre idée, celle des «
voyages célestes » d’ailleurs en corrélation avec les voyages terrestres ;
c’est encore là un point sur lequel il ne nous est pas possible d’insister
présentement, et nous indiquerons seulement que l’on peut pressentir par là une
certaine correspondance entre la situation géographique des lieux de
pèlerinages et l’ordonnance même de la sphère céleste ; ici, la « géographie
sacrée » à laquelle nous avons fait allusion s’intégrera donc dans une
véritable « cosmographie sacrée ».
Pièce de monnaie découverte en Calabre (Italie) lorsque celle-ci faisait partie de la Grande-Grèce (-480 avant JC)
[1] On pourra se reporter ici à ce que
nous avons dit dans Le Roi du Monde sur la désignation des initiés, dans des
traditions diverses, par des termes se rapportant à l’idée de « pureté ».
[1] Les Horreurs de la Guerre, pp. 145,
147 et 167.
trace de ces légendes, de ces farces, et un certain nombre de termes
appartenant en propre aux Poitevins »1. Si nous citons cette dernière phrase,
c’est que, outre qu’il y est fait mention de ces légendes dont nous parlions
tout à l’heure, elle soulève encore une autre question en liaison avec ce dont
il s’agit ici, celle des origines du théâtre : celui-ci, tout d’abord, fut
d’une part essentiellement ambulant, et d’autre part revêtu d’un caractère
religieux, au moins quant à ses formes extérieures, – caractère religieux qui
est à rapprocher de celui des pèlerins et des gens qui en prenaient les
apparences. Ce qui donne encore plus d’importance à ce fait, c’est qu’il n’est
pas particulier à l’Europe du moyen âge ; l’histoire du théâtre dans la Grèce
antique est tout à fait analogue, et l’on pourrait aussi trouver des exemples
similaires dans la plupart des pays d’Orient.
Mais il faut nous borner, et nous envisagerons
seulement encore un dernier point, à propos de l’expression de « nobles
voyageurs » appliquée aux initiés, ou tout au moins à certains d’entre eux,
précisément en raison de leurs pérégrinations. Là-dessus, M. O. V. de L. Milosz
a écrit ce qui suit : « Les « nobles voyageurs », c’est le nom secret des
initiés de l’antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du moyen âge et
des temps modernes. Il a été prononcé pour la dernière fois en public le 30 mai
1786, à Paris, au cours d’une séance du Parlement consacrée à l’interrogatoire
d’un accusé célèbre (Cagliostro), victime du pamphlétaire Théveneau de Morande.
[1] Ibid. p. 173.
Les pérégrinations des initiés ne se distinguaient des
ordinaires voyages d’études que par le fait que leur itinéraire coïncidait
rigoureusement, sous ses apparences de course aventureuse, avec les aspirations
et les aptitudes les plus secrètes de l’adepte. Les exemples les plus illustres
de ces pèlerinages nous sont offerts par Démocrite, initié aux secrets de
l’alchimie par les prêtres égyptiens et le mage Ostanès, comme aux doctrines
asiatiques par ses séjours en Perse et, selon quelques historiens, aux Indes ;
Thalès, formé dans les temples d’Égypte et de Chaldée ; Pythagore, qui visita
tous les pays connus des anciens (et très vraisemblablement l’Inde et la Chine)
et dont le séjour en Perse fut marqué par les entretiens qu’il y eut avec le
mage Zaratas, en Gaule par sa collaboration avec les Druides, enfin en Italie
par ses discours à l’Assemblée des Anciens de Crotone. À ces exemples, il
conviendrait d’ajouter les séjours de Paracelse en France, Autriche, Allemagne,
Espagne et Portugal, Angleterre, Hollande, Danemark, Suède, Hongrie, Pologne,
Lithuanie, Valachie, Carniole, Dalmatie, Russie et Turquie, ainsi que les
voyages de Nicolas Flamel en Espagne, où Maistre Canches lui apprit à
déchiffrer les fameuses figures hiéroglyphiques du Livre d’Abraham Juif. Le
poète Robert Browning a défini la nature secrète de ces pèlerinages
scientifiques dans une strophe singulièrement riche d’intuition : « Je vois mon
chemin comme l’oiseau sa route sans trace ; quelque jour, Son jour d’heur,
j’arriverai. Il me guide, Il guide l’oiseau. » Les années de voyage de Wilhelm
Meister ont la même signification initiatique »1. Nous avons tenu à reproduire
ce passage en entier, malgré sa longueur, en raison des exemples intéressants
qu’il renferme ; sans doute pourrait-on en trouver encore beaucoup d’autres
plus ou moins connus, mais ceux-là sont particulièrement caractéristiques,
encore qu’ils ne se rapportent peut-être pas tous au même cas parmi ceux que
nous avons distingués plus haut, et qu’il ne faille pas confondre les « voyages
d’études », même réellement initiatiques avec les missions spéciales des
adeptes ou même de certains initiés d’un moindre degré.
Pythagore
Pour en revenir à l’expression de « nobles voyageurs »,
ce sur quoi nous voulons surtout attirer l’attention, c’est que l’épithète «
nobles » semble indiquer qu’elle doit désigner, non pas toute initiation
indistinctement, mais plus proprement une initiation de Kshatriyas, ou ce qu’on
peut appeler l’« art royal » suivant le vocable conservé jusqu’à nos jours par
la Maçonnerie. En d’autres termes, il s’agirait alors d’une initiation se
rapportant, non à l’ordre métaphysique pur, mais à l’ordre cosmologique et aux
applications qui s’y rattachent, ou à tout ce qui en Occident, a été compris
sous l’appellation générale d’« hermétisme »2. S’il en est ainsi, M. Clavelle a
eu parfaitement raison de dire que, tandis que saint Jean correspond au point
de vue purement métaphysique de la Tradition, saint Jacques correspondrait
plutôt au point de vue des « sciences traditionnelles » ; et, même sans évoquer
le rapprochement, cependant fort plausible, avec le « maître Jacques » du
compagnonnage, bien des indices concordants tendraient à prouver que cette
correspondance est effectivement justifiée.
le pharaon Amasis aurait dit que personne n'était en mesure de savoir quelle était la hauteur de la Grande Pyramide et Thalès aurait relevé le défi en calculant le rapport entre son ombre et celle d'un corps de référence, au moyen d'un gnomon ou d'un bâton : « Ainsi, vous, Thalès, le roi d'Égypte vous admire beaucoup, et, entre autres choses, il a été, au-delà de ce qu'on peut dire, ravi de la manière dont vous avez mesuré la pyramide sans le moindre embarras et sans avoir eu besoin d'aucun instrument. Après avoir dressé votre bâton à l'extrémité de l'ombre que projetait la pyramide, vous construisîtes deux triangles par la tangence d'un rayon, et vous démontrâtes qu'il y avait la même proportion entre la hauteur du bâton et la hauteur de la pyramide qu'entre la longueur des deux ombres. » (Source Wiki)
[1] Les Arcanes, pp. 81-82.
[2] Sur la distinction des deux
initiations sacerdotale et royale, nous renverrons à notre dernier livre,
Autorité spirituelle et pouvoir temporel.
C’est bien à ce domaine, que l’on peut qualifier d’«
intermédiaire », que se réfère en effet tout ce qui s’est propagé par la voie
des pèlerinages, aussi bien que les traditions du Compagnonnage ou celles des
Bohémiens. La connaissance des « petits mystères », qui est celle des lois du «
devenir », s’acquiert en parcourant la « roue des choses » mais la connaissance
des « grands mystères », étant celle des principes immuables, exige la
contemplation immobile dans la « grande solitude », au point fixe qui est le
centre de la roue, le pôle invariable autour duquel s’accomplissent, sans qu’il
y participe, les révolutions de l’Univers manifesté.
Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan
Décor de coquille en marbre sculpté du Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan
Trompes cannelées en forme de coquille de la coupole du mihrab (vers 836) dans la Grande Mosquée de Kairouan
La mosquée de Tinmel (Maroc) . 1153
Mihrâb du Mausolée de Sayyida Ruqayya , fille d' ‘Alî (Paix sur eux), Le Caire, Égypte (1133)
Mosquée de Cordoue
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