samedi 19 octobre 2013

À propos des pèlerinages - René Guénon

                                                

 
 
Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 1, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1971

        

                              À PROPOS DES PÈLERINAGES*

 

[*] Publié dans « Voile d’Isis », juin 1930.

 

La récente reproduction, dans le Voile d’Isis, du remarquable article de M. Grillot de Givry sur les lieux de pèlerinages nous amène à revenir sur cette question à laquelle nous avons déjà fait ici quelques allusions, ainsi que M. Clavelle le rappelait dans sa présentation de cet article.

Notons tout d’abord que le mot latin peregrinus, d’où vient « pèlerin », signifie à la fois « voyageur » et « étranger ». Cette simple remarque donne lieu déjà à des rapprochements assez curieux : en effet, d’une part, parmi les Compagnons, il en est qui se qualifient de « passants » et d’autres d’« étrangers », ce qui correspond précisément aux deux sens de peregrinus (lesquels se trouvent d’ailleurs aussi dans l’hébreu gershôn) ; d’autre part, dans la Maçonnerie, même moderne et « spéculative », les épreuves symboliques de l’initiation sont appelées « voyages ». D’ailleurs, dans beaucoup de traditions diverses, les différents stades initiatiques sont souvent décrits comme les étapes d’un voyage ; parfois, c’est d’un voyage ordinaire qu’il s’agit, parfois aussi d’une navigation, ainsi que nous l’avons signalé en d’autres occasions. Ce symbolisme du voyage est peut-être d’un usage plus répandu encore que celui de la guerre, dont nous parlions dans notre dernier article ; l’un et l’autre, du reste, ne sont pas sans présenter entre eux un certain rapport, qui s’est même traduit parfois extérieurement dans les faits historiques ; nous pensons notamment ici au lien étroit qui exista, au moyen âge, entre les pèlerinages en Terre Sainte et les Croisades. Ajoutons encore que, même dans le langage religieux le plus ordinaire, la vie terrestre, considérée comme une période d’épreuves, est souvent assimilée à un voyage, et même qualifiée plus expressément de pèlerinage, le monde céleste, but de ce pèlerinage, étant aussi identifié symboliquement à la « Terre Sainte » ou « Terre des Vivants »1.

L’état d’« errance », si l’on peut dire, ou de migration, est donc, d’une façon générale, un état de « probation » ; et, ici encore, nous pouvons remarquer que tel est bien en effet son caractère dans des organisations comme le Compagnonnage. En outre, ce qui est vrai à cet égard pour des individus peut l’être aussi, dans certains cas tout au moins pour des peuples pris collectivement : un exemple très net est celui des Hébreux errant pendant quarante ans dans le désert avant d’atteindre la Terre promise .

[1] Pour ce qui concerne le symbolisme de la « Terre Sainte » nous renvoyons à notre étude sur le Roi du Monde, et aussi à notre article paru dans le numéro spécial du Voile d’Isis consacré aux Templiers.

[Note de l’Éditeur : Voir aussi le chapitre III de Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien et le chapitre XI de Symboles fondamentaux de la Science sacrée.]



Il faut d’ailleurs faire ici une distinction, car cet état, essentiellement transitoire, ne doit pas être confondu avec l’état nomade qui est normal à certains peuples : même arrivés à la Terre promise, et jusqu’au temps de David et de Salomon, les Hébreux furent un peuple nomade, mais, évidemment, ce nomadisme n’avait pas le même caractère que leur pérégrination dans le désert1. Il y a même lieu d’envisager un troisième cas d’« errance », que l’on peut désigner plus proprement par le mot de « tribulation » : c’est celui des Juifs après leur dispersion, et aussi selon toute vraisemblance, celui des Bohémiens ; mais ceci nous entraînerait trop loin, et nous dirons seulement que ce cas aussi est applicable également à des collectivités et à des individus. On voit par là combien ces choses sont complexes et combien il peut y avoir de distinctions à faire parmi des hommes se présentant extérieurement sous les mêmes apparences, confondus avec les pèlerins au sens ordinaire de ce mot, d’autant plus qu’il faut encore ajouter ceci : il arrive parfois que des initiés, parvenus au but, des « adeptes » même, reprennent, pour des raisons spéciales, cette même apparence de « voyageurs ».

Mais revenons aux pèlerins : on sait que leurs signes distinctifs étaient la coquille (dite de saint Jacques) et le bâton ; ce dernier, qui a aussi un étroit rapport avec la canne compagnonnique, est naturellement un attribut du voyageur, mais il a bien d’autres significations, et peut-être consacrerons-nous quelque jour à cette question une étude spéciale.

 

[1] La distinction des peuples nomades (pasteurs) et sédentaires (agriculteurs), qui remonte aux origines mêmes de l’humanité terrestre, a une grande importance pour la compréhension des caractères spéciaux des différentes formes traditionnelles.

 


 Quant à la coquille, en certaines régions, elle était appelée « creusille » et ce mot doit être rapproché de celui de « creuset » ce qui nous ramène à l’idée d’épreuves, envisagée plus particulièrement selon un symbolisme alchimique, et entendue dans le sens de la « purification », la Katharsis des Pythagoriciens, qui était précisément la phase préparatoire de l’initiation1.

La coquille étant regardée plus spécialement comme l’attribut de saint Jacques, nous sommes amenés à faire à ce propos une remarque concernant le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Les routes que suivaient autrefois les pèlerins sont souvent appelées, aujourd’hui encore, « chemins de saint Jacques » ; mais cette expression a en même temps une tout autre application : le « chemin de saint Jacques », en effet dans le langage des paysans, c’est aussi la Voie Lactée ; et ceci semblera peut-être moins inattendu si l’on observe que Compostelle, étymologiquement, n’est pas autre chose que le « champ étoilé ». Nous rencontrons ici une autre idée, celle des « voyages célestes » d’ailleurs en corrélation avec les voyages terrestres ; c’est encore là un point sur lequel il ne nous est pas possible d’insister présentement, et nous indiquerons seulement que l’on peut pressentir par là une certaine correspondance entre la situation géographique des lieux de pèlerinages et l’ordonnance même de la sphère céleste ; ici, la « géographie sacrée » à laquelle nous avons fait allusion s’intégrera donc dans une véritable « cosmographie sacrée ».

 

Pièce de monnaie  découverte en Calabre (Italie) lorsque celle-ci  faisait partie de la Grande-Grèce (-480 avant JC)


[1] On pourra se reporter ici à ce que nous avons dit dans Le Roi du Monde sur la désignation des initiés, dans des traditions diverses, par des termes se rapportant à l’idée de « pureté ».

 
Encore à propos des routes de pèlerinages, il convient de rappeler que M. Joseph Bédier a eu le mérite de reconnaître le lien existant entre les sanctuaires qui en marquaient les étapes et la formation des chansons de geste. Ce fait pourrait être généralisé, nous semble-t-il, et l’on pourrait dire la même chose en ce qui concerne la propagation d’une multitude de légendes dont la réelle portée initiatique est malheureusement presque toujours méconnue des modernes. En raison de la pluralité de leurs sens, les récits de ce genre pouvaient s’adresser à la fois à la foule des pèlerins ordinaires et… aux autres ; chacun les comprenait suivant la mesure de sa propre capacité intellectuelle, et quelques-uns seulement en pénétraient la signification profonde, ainsi qu’il arrive pour tout enseignement initiatique. Il y a lieu de noter aussi que, si divers que fussent les gens qui parcouraient les routes, y compris les colporteurs et même les mendiants, il s’établissait entre eux, pour des raisons sans doute assez difficiles à définir, une certaine solidarité se traduisant par l’adoption en commun d’un langage conventionnel spécial, « argot de la Coquille » ou « langage des pérégrins ». Chose intéressante, M. Léon Daudet a fait remarquer dans un de ses récents livres que beaucoup de mots et de locutions appartenant à ce langage se rencontrent chez Villon et chez Rabelais1 ; et, au sujet de ce dernier, il indique aussi, ce qui est assez digne de remarque au même point de vue, que, pendant plusieurs années, « il pérégrina à travers le Poitou, province à ce moment-là célèbre par les mystères et les farces qu’on y interprétait et aussi par les légendes qui y couraient ; dans Pantagruel, on retrouve

 

[1] Les Horreurs de la Guerre, pp. 145, 147 et 167.

 

trace de ces légendes, de ces farces, et un certain nombre de termes appartenant en propre aux Poitevins »1. Si nous citons cette dernière phrase, c’est que, outre qu’il y est fait mention de ces légendes dont nous parlions tout à l’heure, elle soulève encore une autre question en liaison avec ce dont il s’agit ici, celle des origines du théâtre : celui-ci, tout d’abord, fut d’une part essentiellement ambulant, et d’autre part revêtu d’un caractère religieux, au moins quant à ses formes extérieures, – caractère religieux qui est à rapprocher de celui des pèlerins et des gens qui en prenaient les apparences. Ce qui donne encore plus d’importance à ce fait, c’est qu’il n’est pas particulier à l’Europe du moyen âge ; l’histoire du théâtre dans la Grèce antique est tout à fait analogue, et l’on pourrait aussi trouver des exemples similaires dans la plupart des pays d’Orient.

Mais il faut nous borner, et nous envisagerons seulement encore un dernier point, à propos de l’expression de « nobles voyageurs » appliquée aux initiés, ou tout au moins à certains d’entre eux, précisément en raison de leurs pérégrinations. Là-dessus, M. O. V. de L. Milosz a écrit ce qui suit : « Les « nobles voyageurs », c’est le nom secret des initiés de l’antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du moyen âge et des temps modernes. Il a été prononcé pour la dernière fois en public le 30 mai 1786, à Paris, au cours d’une séance du Parlement consacrée à l’interrogatoire d’un accusé célèbre (Cagliostro), victime du pamphlétaire Théveneau de Morande.


[1] Ibid. p. 173.


Les pérégrinations des initiés ne se distinguaient des ordinaires voyages d’études que par le fait que leur itinéraire coïncidait rigoureusement, sous ses apparences de course aventureuse, avec les aspirations et les aptitudes les plus secrètes de l’adepte. Les exemples les plus illustres de ces pèlerinages nous sont offerts par Démocrite, initié aux secrets de l’alchimie par les prêtres égyptiens et le mage Ostanès, comme aux doctrines asiatiques par ses séjours en Perse et, selon quelques historiens, aux Indes ; Thalès, formé dans les temples d’Égypte et de Chaldée ; Pythagore, qui visita tous les pays connus des anciens (et très vraisemblablement l’Inde et la Chine) et dont le séjour en Perse fut marqué par les entretiens qu’il y eut avec le mage Zaratas, en Gaule par sa collaboration avec les Druides, enfin en Italie par ses discours à l’Assemblée des Anciens de Crotone. À ces exemples, il conviendrait d’ajouter les séjours de Paracelse en France, Autriche, Allemagne, Espagne et Portugal, Angleterre, Hollande, Danemark, Suède, Hongrie, Pologne, Lithuanie, Valachie, Carniole, Dalmatie, Russie et Turquie, ainsi que les voyages de Nicolas Flamel en Espagne, où Maistre Canches lui apprit à déchiffrer les fameuses figures hiéroglyphiques du Livre d’Abraham Juif. Le poète Robert Browning a défini la nature secrète de ces pèlerinages scientifiques dans une strophe singulièrement riche d’intuition : « Je vois mon chemin comme l’oiseau sa route sans trace ; quelque jour, Son jour d’heur, j’arriverai. Il me guide, Il guide l’oiseau. » Les années de voyage de Wilhelm Meister ont la même signification initiatique »1. Nous avons tenu à reproduire ce passage en entier, malgré sa longueur, en raison des exemples intéressants qu’il renferme ; sans doute pourrait-on en trouver encore beaucoup d’autres plus ou moins connus, mais ceux-là sont particulièrement caractéristiques, encore qu’ils ne se rapportent peut-être pas tous au même cas parmi ceux que nous avons distingués plus haut, et qu’il ne faille pas confondre les « voyages d’études », même réellement initiatiques avec les missions spéciales des adeptes ou même de certains initiés d’un moindre degré.
                                                                         Pythagore




Pour en revenir à l’expression de « nobles voyageurs », ce sur quoi nous voulons surtout attirer l’attention, c’est que l’épithète « nobles » semble indiquer qu’elle doit désigner, non pas toute initiation indistinctement, mais plus proprement une initiation de Kshatriyas, ou ce qu’on peut appeler l’« art royal » suivant le vocable conservé jusqu’à nos jours par la Maçonnerie. En d’autres termes, il s’agirait alors d’une initiation se rapportant, non à l’ordre métaphysique pur, mais à l’ordre cosmologique et aux applications qui s’y rattachent, ou à tout ce qui en Occident, a été compris sous l’appellation générale d’« hermétisme »2. S’il en est ainsi, M. Clavelle a eu parfaitement raison de dire que, tandis que saint Jean correspond au point de vue purement métaphysique de la Tradition, saint Jacques correspondrait plutôt au point de vue des « sciences traditionnelles » ; et, même sans évoquer le rapprochement, cependant fort plausible, avec le « maître Jacques » du compagnonnage, bien des indices concordants tendraient à prouver que cette correspondance est effectivement justifiée.
le pharaon Amasis aurait dit que personne n'était en mesure de savoir quelle était la hauteur de la Grande Pyramide et Thalès aurait relevé le défi en calculant le rapport entre son ombre et celle d'un corps de référence, au moyen d'un gnomon ou d'un bâton : « Ainsi, vous, Thalès, le roi d'Égypte vous admire beaucoup, et, entre autres choses, il a été, au-delà de ce qu'on peut dire, ravi de la manière dont vous avez mesuré la pyramide sans le moindre embarras et sans avoir eu besoin d'aucun instrument. Après avoir dressé votre bâton à l'extrémité de l'ombre que projetait la pyramide, vous construisîtes deux triangles par la tangence d'un rayon, et vous démontrâtes qu'il y avait la même proportion entre la hauteur du bâton et la hauteur de la pyramide qu'entre la longueur des deux ombres. » (Source Wiki)
 

[1] Les Arcanes, pp. 81-82.

[2] Sur la distinction des deux initiations sacerdotale et royale, nous renverrons à notre dernier livre, Autorité spirituelle et pouvoir temporel.

 

C’est bien à ce domaine, que l’on peut qualifier d’« intermédiaire », que se réfère en effet tout ce qui s’est propagé par la voie des pèlerinages, aussi bien que les traditions du Compagnonnage ou celles des Bohémiens. La connaissance des « petits mystères », qui est celle des lois du « devenir », s’acquiert en parcourant la « roue des choses » mais la connaissance des « grands mystères », étant celle des principes immuables, exige la contemplation immobile dans la « grande solitude », au point fixe qui est le centre de la roue, le pôle invariable autour duquel s’accomplissent, sans qu’il y participe, les révolutions de l’Univers manifesté.


 

                                   Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan


Décor de coquille en marbre sculpté du Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan
 
 
 
 
Trompes cannelées en forme de coquille de la coupole du mihrab (vers 836) dans la Grande Mosquée de Kairouan
 
 
La mosquée de Tinmel (Maroc) . 1153
 
 
            Mihrâb du Mausolée de Sayyida Ruqayya , fille d' ‘Alî (Paix sur eux), Le Caire, Égypte (1133) 
                                                                      Mosquée de Cordoue



                                                                Mosquée de Cordoue

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