Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière, p 24
L'objet du premier chapitre du Michkât est de
préciser les différentes acceptions du mot nûr, ou « lumière » , et de
démontrer que, finalement, ce n'est que pour Dieu qu'il peut être
entendu au sens propre. Pour les autres êtres il n'a qu'un sens
figuré ou métaphorique.
Ceci pourrait n'avoir qu'une signification
métaphysique ou théologique.
Ce qui lui donne une portée spirituelle, c'est que
l'homme a un « oeil » intérieur, « l' oeil du coeur », qui lui
permet de voir les réalités supra-sensibles et d'être éclairé par les lumières
célestes d'abord, puis par la Lumière divine. Cet « oeil » intérieur, c'est
l'intellect (aql).
Comme dans les « Merveilles du Coeur » de l'Ihyâ,
Ghazâlî identifie pratiquement les termes « âme » (nafs), « esprit
» (rûh) et intellect. Il donnera cependant
au mot rûh le sens particulier de « faculté spirituelle », la plus élevée étant « la faculté sainte prophétique ». Un point
à noter, et qui nous paraît important, c'est que la perspective de
Ghazâlî n'est pas philosophique mais religieuse. Ainsi écrit-il : « Les
versets du Coran sont pour l'oeil de l'intellect ce qu'est la lumière du
soleil pour l'oeil externe... », et un peu plus loin : « ... le soleil
intérieur appartient au monde du Royaume céleste, il
s'identifie au Coran et aux autres Livres divins révélés.
» En liaison avec ceci, Ghazâlî précisera dans le deuxième
chapitre que : « Il existe des saints dont la lumière brille" presque " d'elle-même, au point
qu'ils pourraient " presque " se passer de l'assistance des
prophètes. Et, parmi les prophètes, il y en a eu qui auraient " presque
" pu se passer du secours des anges. » Ce « presque » marque toute la
différence entre la spiritualité et la simple introspection.
Au terme de leur ascension les « sages » (ârifûn)
voient « qu'il n'y a dans l'existence que Dieu, et que toute chose est
périssable sauf Sa Face ». Ghazâlî développe ainsi à nouveau dans le Michkât
ce qu'il avait écrit dans l'Ihyâ (t. IV, p. 212) sur
le « quatrième degré du tawhîd » : « Le quatrième degré est qu'on ne voit dans l'existence qu'Un seul ; c'est la contemplation des Justes (Çiddîqûn), et les
soufis l'appellent " l'extinction dans la réduction à
l'Unité " » (al fanâ fî-l-tawhîd). Aux questions que ceci soulevait
Ghazâlî devait répondre ensuite dans l'Imlâ (en marge du t. I de l'Ihyâ,
p. 77 à 134). Il écartait entre autres l'interprétation
moniste, qualifiée plus tard de wahdat al-wujûd et attribuée aussi injustement à Ibn Arabi. Citons à ce sujet une phrase de l'Imlâ (p. 133): « Quand le saint, fixé définitivement
au niveau des Justes, voit une créature, qu'elle soit
vivante ou inanimée, grande ou petite, il ne la voit pas en tant qu'elle
est elle-même, mais en tant que Dieu l'a existenciée par la Puissance,
qu'Il l'a distinguée par la Volonté et selon la Science éternelle
préexistante, et qu'Il l'a maintenue sous Son emprise
dans l'existence... » A deux reprises, Ghazâlî définit le
fanâ au terme de l'ascension spirituelle décrite dans le Michkât, comme « l'extinction
» de la conscience individuelle dans la contemplation
de l'Unique Réel. Si l'on parle d' « identification, c'est par abus de langage, car en réalité il n'y a
que " réduction à l' Unité " ». Ceux qui, comme Al-Hallâj,
s'écrient : « Je suis la Vérité (Anâ al-Haqq), le font sous l'empire de
l'ivresse extatique (sukr) et parce qu'ils sont victimes de l'illusion.
» C'est un point sur lequel Ghazâlî revient souvent, et le Michkât ne fait
que confirmer ce que le maître avait déjà précisé dans l'Ihyâ, notamment au chapitre consacré
aux différentes catégories de ceux qui « s'illusionnent » (t. III, p. 346- 347
; voir également t. I, p. 107 et 306, et le Maqçad, p. 166 à 168).
Le deuxième chapitre du Michkât traite des
lois du symbolisme, dont l'exposé préliminaire était nécessaire pour
justifier l'explication du « Verset de la Lumière » : « Dieu est la Lumière des
Cieux et de la Terre. Sa Lumière est semblable à un Tabernacle où se trouve une
Lampe ; la Lampe est dans un Verre ; le Verre est comme un astre brillant; elle
est allumée grâce à un Arbre béni, un olivier, ni d'orient ni d'occident, dont
l'Huile éclairerait, ou peu s'en faut, même si nul feu ne la touchait. Lumière
sur lumière. Dieu guide vers Sa Lumière ceux qu'Il veut. Dieu propose des paraboles aux
hommes. Et Dieu est de toute chose Savant. » Les réalités symboliques
mentionnées dans ce célèbre
verset seront mises en correspondance avec « les cinq facultés humaines de
nature lumineuse » : la faculté sensible, la faculté imaginative, la faculté
intellectuelle, la faculté cogitative, et enfin la faculté sainte prophétique. Le principe fondamental de ce
que certains ont appelé « le système psycho-cosmologique » de Ghazâlî est qu'«
il n'y a aucune chose du monde sensible qui ne soit un symbole du monde caché
». Mais ce qui nous paraît plus important encore, c'est ceci : « Le monde
visible est le point d'appui pour s'élever au monde du Royaume céleste, et le
parcours de la Voie Droite consiste en cette ascension..., s'il n'y avait pas
de correspondance et de liaison entre les deux, la montée de l'un à l'autre
serait inconcevable. » L'on retrouve ici aussi un certain nombre de
considérations déjà développées par Ghazâlî dans ses autres oeuvres, et notamment
dans l'Ihyâ: l'histoire d'Abraham, par exemple, prise comme type
de l'ascension spirituelle et du franchissement des différentes étapes jusqu'à
la Lumière suprême (Ihyâ, t. III, p. 346-347).
Cette ascension est comprise également comme
l'écartement des « voiles » qui séparent de Dieu. La description de
ces voiles fait l'objet du troisième chapitre du Michkât, qui commente
la tradition : « Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbres ; s'Il
les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait
atteint par Son Regard. » C'est l'occasion pour Ghazâlî de tracer ce que l'on pourrait
appeler l'évolution religieuse de l'humanité, qu'il représente comme une marche
ascendante depuis l'athéisme et le matérialisme jusqu'à la Sainteté suprême, en
passant par le culte des idoles et les différentes formes imparfaites des croyances
religieuses. On y retrouve le talent de Ghazâlî dans la rapide galerie de
portraits psychologiques qu'il brosse des hommes qui sont voilés par les «
ténèbres » de leur propre âme. La vie spirituelle n'apparaît que lorsque « l'on
ne s'intéresse plus à soi » et que l'on est capable d'adoration. C'est pourquoi
Ghazâlî ne classe pas les idolâtres dans la catégorie de ceux qui sont voilés
par « les pures ténèbres », mais parmi ceux qui sont voilés par « une lumière
mêlée d'obscurité », tout comme certains musulmans anthropomorphistes. La
troisième catégorie est celle des hommes voilés par « les pures lumières ».
C'est ici qu'est mentionné l'énigmatique Mutâ ', littéralement « L'Obéi
», et qui, selon la connaissance la plus élevée obtenue par « ceux qui
parviennent au terme », n'est pas Dieu bien qu' « Il mette en mouvement le Tout
par voie de commandement » . Après avoir intrigué les philosophes Ibn Tufayl et
Ibn Ruchd (Averroès), ce Mutâ ' a été un sujet de discussion parmi les
orientalistes.
Il est pourtant à peu près évident qu'il s'agit ici d'Al-Rûh,
qui appartient précisément à ce qui est appelé « Le Monde de l'Ordre »,
c'est-à-dire « L'Esprit », dont il est dit dans le Coran (XVII, 85) : « ... L'Esprit procède de l'Ordre de
ton Seigneur, et il ne vous a été donné que peu de science [à son sujet]. »
Le Michkât s'achève par la distinction entre
ceux qui, comme Abraham, sont parvenus au terme de l'ascension
spirituelle après en avoir parcouru toutes les étapes, et ceux qui, comme le
Prophète Muhammad, « ont été envahis dès le début par ce qui n'arrive aux autres
qu'à la fin, et qui ont été assaillis d'un seul coup par la manifestation
divine ».
Ce qui fait l'intérêt et l'importance du Tabernacle
des Lumières, c'est qu'il constitue comme une introduction à la
spiritualité islamique et une justification doctrinale de celle-ci. Ce soufisme
« sobre », comme on l'a parfois désigné, a trouvé en Ghazâlî son meilleur interprète
et son meilleur défenseur. Théologien et juriste réputé, Ghazâlî réussissait à
rassurer les docteurs de la Loi et à calmer leurs suspicions. En asseyant
solidement sur la base du Coran et de la Sunna une spiritualité orthodoxe, le
maître faisait apparaître désormais le soufisme comme un prolongement naturel
de la piété et de la dévotion.
Si l'Ihyâ en est la parfaite démonstration et
l'expression spéculative la plus complète, le Michkât en
est un excellent résumé.
Pour conclure, nous souhaiterions que cette oeuvre
du Moyen Âge soit une réponse à la quête de vérité et d'absolu que certains
poursuivent dans les ténèbres du matérialisme contemporain.
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