lundi 21 octobre 2013

Le « Michkât Al-Anwar », et L'ascension de l' Esprit - Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar) - Roger Deladrière


 





Le Tabernacle des Lumières  (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière, p 24
 
 
Le Michkât al-Anwâr, ou le Tabernacle des Lumières, rassemble en trois chapitres un certain nombre de thèmes déjà traités par le maître dans ses autres ouvrages. L'occasion lui en était fournie par un ami qui le pressait de lui expliquer la véritable signification du « Verset de la Lumière (Coran, XXIV, 35), et la tradition du Prophète sur « les voiles de lumière et de ténèbres ». On y trouvera notamment une métaphysique de la participation, un rappel de la doctrine de l'homme créé à l'image de Dieu et de la correspondance entre l'homme-microcosme et l'Univers à la base de sa théorie du symbolisme, ainsi qu'une classification des facultés humaines de connaissance. Mais tout cela s'articule autour de ce qui fait la cohérence et l'unité de ce petit traité, et qui en est l'idée fondamentale, à savoir l'ascension spirituelle, qui couronne le premier et le dernier chapitre. Ghazâlî réaffirme au passage certaines vérités qui lui sont chères et précise une nouvelle fois sa position à l'égard de la notion cruciale de fana, ou « extinction », et dénonce, comme il l'avait fait dans l'Ihyâ et le Maqçad, l'erreur des « mystiques » ou des « extatiques » tels qu'al-Hallâj, qu'il classe parmi les soufis victimes de « l'illusion ». Ghazâlî n'est donc pas un « gnostique » ni un « panthéiste », contrairement à certaines interprétations qui ont été données de sa doctrine. Il n'est pas non plus un « ésotériste » ; les précautions dont il s'entoure au début du Michkât, avant de répondre aux questions qui lui ont été posées, sont les mêmes que celles qu'il recommandait au tome I de l'Ihyâ pour tout ce qui relève de la « connaissance par dévoilement » (mukâchafa). Dans son Munqidh  Ghazâlî confiait que, depuis toujours, il s'était efforcé de connaître « les vérités profondes des choses » (haqâ'iq al-umûr). Quand il écrivait le Michkât, sans doute y était-il parvenu. Sa réserve à en parler ne doit pas être attribuée à une sorte de discipline du secret, plus ou moins analogue à celle des organisations initiatiques ismaéliennes qu'il avait précisément combattues. Il n'y a pas pour lui un ésotérisme en marge de l'enseignement traditionnel, et la « vérité » (haqîqa) ne s'oppose pas à la Loi (charî’a). Il y a seulement de l'inexprimable dans l'expérience spirituelle. S'il lui faut malgré tout traiter de ce qui est caché et intérieur (bâtin), dans la mesure où les mots ne le trahissent pas, c'est toujours en accord avec la lettre de la Tradition. La devise de Ghazâlî pourrait être une formule qu'il cite à plusieurs reprises : « L'homme parfait est celui chez qui la lumière de la connaissance n'éteint pas la lumière de la piété scrupuleuse (wara`). »

L'objet du premier chapitre du Michkât est de préciser les différentes acceptions du mot nûr, ou « lumière » , et de démontrer que, finalement, ce n'est que pour Dieu qu'il peut être entendu au sens propre. Pour les autres êtres il n'a qu'un sens figuré ou métaphorique.

Ceci pourrait n'avoir qu'une signification métaphysique ou théologique.

Ce qui lui donne une portée spirituelle, c'est que l'homme a un « oeil » intérieur, « l' oeil du coeur », qui lui permet de voir les réalités supra-sensibles et d'être éclairé par les lumières célestes d'abord, puis par la Lumière divine. Cet « oeil » intérieur, c'est l'intellect (aql).

Comme dans les « Merveilles du Coeur » de l'Ihyâ, Ghazâlî identifie pratiquement les termes « âme » (nafs), « esprit » (rûh) et intellect. Il donnera cependant au mot rûh le sens particulier de « faculté spirituelle », la plus élevée étant « la faculté sainte prophétique ». Un point à noter, et qui nous paraît important, c'est que la perspective de Ghazâlî n'est pas philosophique mais religieuse. Ainsi écrit-il : « Les versets du Coran sont pour l'oeil de l'intellect ce qu'est la lumière du soleil pour l'oeil externe... », et un peu plus loin : « ... le soleil intérieur appartient au monde du Royaume céleste, il s'identifie au Coran et aux autres Livres divins révélés. » En liaison avec ceci, Ghazâlî précisera dans le deuxième chapitre que : « Il existe des saints dont la lumière brille" presque " d'elle-même, au point qu'ils pourraient " presque " se passer de l'assistance des prophètes. Et, parmi les prophètes, il y en a eu qui auraient " presque " pu se passer du secours des anges. » Ce « presque » marque toute la différence entre la spiritualité et la simple introspection.

Au terme de leur ascension les « sages » (ârifûn) voient « qu'il n'y a dans l'existence que Dieu, et que toute chose est périssable sauf Sa Face ». Ghazâlî développe ainsi à nouveau dans le Michkât ce qu'il avait écrit dans l'Ihyâ (t. IV, p. 212) sur le « quatrième degré du tawhîd » : « Le quatrième degré est qu'on ne voit dans l'existence qu'Un seul ; c'est la contemplation des Justes (Çiddîqûn), et les soufis l'appellent " l'extinction dans la réduction à l'Unité " » (al fanâ fî-l-tawhîd). Aux questions que ceci soulevait Ghazâlî devait répondre ensuite dans l'Imlâ (en marge du t. I de l'Ihyâ, p. 77 à 134). Il écartait entre autres l'interprétation moniste, qualifiée plus tard de wahdat al-wujûd et attribuée aussi injustement à Ibn Arabi. Citons à ce sujet une phrase de l'Imlâ (p. 133): « Quand le saint, fixé définitivement au niveau des Justes, voit une créature, qu'elle soit vivante ou inanimée, grande ou petite, il ne la voit pas en tant qu'elle est elle-même, mais en tant que Dieu l'a existenciée par la Puissance, qu'Il l'a distinguée par la Volonté et selon la Science éternelle préexistante, et qu'Il l'a maintenue sous Son emprise dans l'existence... » A deux reprises, Ghazâlî définit le fanâ au terme de l'ascension spirituelle décrite dans le Michkât, comme « l'extinction » de la conscience individuelle dans la contemplation de l'Unique Réel. Si l'on parle d' « identification, c'est par abus de langage, car en réalité il n'y a que " réduction à l' Unité " ». Ceux qui, comme Al-Hallâj, s'écrient : « Je suis la Vérité (Anâ al-Haqq), le font sous l'empire de l'ivresse extatique (sukr) et parce qu'ils sont victimes de l'illusion. » C'est un point sur lequel Ghazâlî revient souvent, et le Michkât ne fait que confirmer ce que le maître avait déjà précisé dans l'Ihyâ, notamment au chapitre consacré aux différentes catégories de ceux qui « s'illusionnent » (t. III, p. 346- 347 ; voir également t. I, p. 107 et 306, et le Maqçad, p. 166 à 168).

Le deuxième chapitre du Michkât traite des lois du symbolisme, dont l'exposé préliminaire était nécessaire pour justifier l'explication du « Verset de la Lumière » : « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre. Sa Lumière est semblable à un Tabernacle où se trouve une Lampe ; la Lampe est dans un Verre ; le Verre est comme un astre brillant; elle est allumée grâce à un Arbre béni, un olivier, ni d'orient ni d'occident, dont l'Huile éclairerait, ou peu s'en faut, même si nul feu ne la touchait. Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa Lumière ceux qu'Il veut. Dieu propose des paraboles aux hommes. Et Dieu est de toute chose Savant. » Les réalités symboliques mentionnées dans ce célèbre verset seront mises en correspondance avec « les cinq facultés humaines de nature lumineuse » : la faculté sensible, la faculté imaginative, la faculté intellectuelle, la faculté cogitative, et enfin la faculté sainte prophétique. Le principe fondamental de ce que certains ont appelé « le système psycho-cosmologique » de Ghazâlî est qu'« il n'y a aucune chose du monde sensible qui ne soit un symbole du monde caché ». Mais ce qui nous paraît plus important encore, c'est ceci : « Le monde visible est le point d'appui pour s'élever au monde du Royaume céleste, et le parcours de la Voie Droite consiste en cette ascension..., s'il n'y avait pas de correspondance et de liaison entre les deux, la montée de l'un à l'autre serait inconcevable. » L'on retrouve ici aussi un certain nombre de considérations déjà développées par Ghazâlî dans ses autres oeuvres, et notamment dans l'Ihyâ: l'histoire d'Abraham, par exemple, prise comme type de l'ascension spirituelle et du franchissement des différentes étapes jusqu'à la Lumière suprême (Ihyâ, t. III, p. 346-347).

Cette ascension est comprise également comme l'écartement des « voiles » qui séparent de Dieu. La description de ces voiles fait l'objet du troisième chapitre du Michkât, qui commente la tradition : « Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbres ; s'Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard. » C'est l'occasion pour Ghazâlî de tracer ce que l'on pourrait appeler l'évolution religieuse de l'humanité, qu'il représente comme une marche ascendante depuis l'athéisme et le matérialisme jusqu'à la Sainteté suprême, en passant par le culte des idoles et les différentes formes imparfaites des croyances religieuses. On y retrouve le talent de Ghazâlî dans la rapide galerie de portraits psychologiques qu'il brosse des hommes qui sont voilés par les « ténèbres » de leur propre âme. La vie spirituelle n'apparaît que lorsque « l'on ne s'intéresse plus à soi » et que l'on est capable d'adoration. C'est pourquoi Ghazâlî ne classe pas les idolâtres dans la catégorie de ceux qui sont voilés par « les pures ténèbres », mais parmi ceux qui sont voilés par « une lumière mêlée d'obscurité », tout comme certains musulmans anthropomorphistes. La troisième catégorie est celle des hommes voilés par « les pures lumières ». C'est ici qu'est mentionné l'énigmatique Mutâ ', littéralement « L'Obéi », et qui, selon la connaissance la plus élevée obtenue par « ceux qui parviennent au terme », n'est pas Dieu bien qu' « Il mette en mouvement le Tout par voie de commandement » . Après avoir intrigué les philosophes Ibn Tufayl et Ibn Ruchd (Averroès), ce Mutâ ' a été un sujet de discussion parmi les orientalistes.
 
Il est pourtant à peu près évident qu'il s'agit ici d'Al-Rûh, qui appartient précisément à ce qui est appelé « Le Monde de l'Ordre », c'est-à-dire « L'Esprit », dont il est dit dans le Coran (XVII, 85) : « ... L'Esprit procède de l'Ordre de ton Seigneur, et il ne vous a été donné que peu de science [à son sujet]. »

Le Michkât s'achève par la distinction entre ceux qui, comme Abraham, sont parvenus au terme de l'ascension spirituelle après en avoir parcouru toutes les étapes, et ceux qui, comme le Prophète Muhammad, « ont été envahis dès le début par ce qui n'arrive aux autres qu'à la fin, et qui ont été assaillis d'un seul coup par la manifestation divine ».

Ce qui fait l'intérêt et l'importance du Tabernacle des Lumières, c'est qu'il constitue comme une introduction à la spiritualité islamique et une justification doctrinale de celle-ci. Ce soufisme « sobre », comme on l'a parfois désigné, a trouvé en Ghazâlî son meilleur interprète et son meilleur défenseur. Théologien et juriste réputé, Ghazâlî réussissait à rassurer les docteurs de la Loi et à calmer leurs suspicions. En asseyant solidement sur la base du Coran et de la Sunna une spiritualité orthodoxe, le maître faisait apparaître désormais le soufisme comme un prolongement naturel de la piété et de la dévotion.

Si l'Ihyâ en est la parfaite démonstration et l'expression spéculative la plus complète, le Michkât en est un excellent résumé.

Pour conclure, nous souhaiterions que cette oeuvre du Moyen Âge soit une réponse à la quête de vérité et d'absolu que certains poursuivent dans les ténèbres du matérialisme contemporain.

 

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