∗ « Regnabit » - 5e année – n° 12 – Tome X – Mai 1926.
A la
fin d'un de nos derniers articles (mars 1926), nous faisions allusion au «
Centre du Monde » et aux divers symboles qui le représentent ; il nous faut
revenir sur cette idée du Centre, qui a la plus grande importance dans toutes
les traditions antiques, et indiquer quelques-unes des principales significations
qui s'y attachent. Pour les modernes, en effet, cette idée n'évoque plus
immédiatement tout ce qu'y voyaient les anciens ; là comme en tout ce qui
touche au symbolisme, bien des choses ont été oubliées, et certaines façons de
penser semblent devenues totalement étrangères à la grande majorité de nos
contemporains ; il convient donc d'y insister d'autant plus que
l'incompréhension est plus générale et plus complète à cet égard.
Le
Centre est, avant tout, l'origine, le point de départ de toutes choses ; c'est
le point principiel, sans forme et sans dimensions, donc indivisible, et, par
suite, la seule image qui puisse être donnée de l'Unité primordiale. De lui,
par son irradiation, toutes choses sont produites, de même que l'Unité produit
tous les nombres, sans que son essence en soit d'ailleurs modifiée ou affectée
en aucune façon. Il y a ici un parallélisme complet entre deux modes
d'expression : le symbolisme géométrique et le symbolisme numérique, de telle
sorte qu'on peut les employer indifféremment et qu'on passe même de l'un à
l'autre de la façon la plus naturelle. Il ne faut pas oublier, du reste, que,
dans un cas aussi bien que dans l'autre, c'est toujours de symbolisme qu'il
s'agit : l'unité arithmétique n'est pas l'Unité métaphysique, elle n'en est
qu'une figure, mais une figure dans laquelle il n'y a rien d'arbitraire, car il
existe entre l'une et l'autre une relation analogique réelle, et c'est cette
relation qui permet de transposer l'idée de l'Unité au-delà du domaine de la
quantité, dans l'ordre transcendantal. Il en est de même de l'idée du Centre ;
celle-ci aussi est susceptible d'une semblable transposition, par laquelle elle
se dépouille de son caractère spatial. qui n'est plus évoqué qu'à titre de
symbole : le point central, c'est le Principe, c'est l'Être pur ; et l'espace,
qu'il emplit de son rayonnement, et qui n'est que par ce rayonnement même (le Fiat
Lux de la Genèse), sans lequel cet espace ne serait que « privation » et
néant, c'est le Monde au sens le plus étendu de ce mot, l'ensemble de tous les
êtres et de tous les états d'existence qui constituent la manifestation
universelle.
Fig . 1 Fig . 2
La
représentation la plus simple de l'idée que nous venons de formuler, c'est le
point au centre dit cercle (fig. l) : le point est l'emblème du Principe, le
cercle est celui du Monde. Il est impossible d'assigner à l'emploi de cette
figuration une origine quelconque dans le temps, car on la rencontre fréquemment
sur des objets préhistoriques ; sans doute faut-il y voir un des signes qui se
rattachent directement à la Tradition primordiale. Parfois, le point est
entouré de plusieurs cercles concentriques, qui semblent représenter les
différents états ou degrés de l'existence manifestée, se disposant
hiérarchiquement selon leur plus ou moins grand éloignement du Principe
primordial. Le point au centre du cercle a été pris aussi, et probablement dès
une époque, fort ancienne, comme une figure du soleil, parce que celui-ci est
véritablement, dans l'ordre physique, le Centre ou le « Coeur du Monde », ainsi
que nous l'avons expliqué récemment (avril 1926); et cette figure est demeurée
jusqu'à nos jours comme signe astrologique et astronomique usuel du soleil.
C'est peut-être pour cette raison que la plupart des archéologues, partout où
ils rencontrent ce symbole, prétendent lui assigner une signification
exclusivement « solaire », alors qu'il a en réalité un sens bien autrement
vaste et profond ; ils oublient, ou ils ignorent, que le soleil, au point de
vue de toutes les traditions antiques, n'est lui-même qu'un symbole, celui du
véritable « Centre du Monde », qui est le Principe Divin.
Le rapport qui
existe entre le centre et la circonférence, ou entre ce qu'ils représentent
respectivement, est déjà indiqué assez clairement par le fait que, là
circonférence ne saurait exister sans son centre, tandis que celui-ci est
absolument indépendant de celle-là. Ce rapport peut être marqué d'une façon
plus nette encore et plus explicite, par des rayons issus du centre et
aboutissant à la circonférence ; ces rayons peuvent évidemment être figurés en
nombre variable, puisqu'ils sont réellement en multitude indéfinie comme les
points de la circonférence qui en sont les extrémités ; mais, en fait, on a
toujours choisi, pour les figurations de ce genre, des nombres qui ont par
eux-mêmes une valeur symbolique particulière. Ici, la forme la plus simple est
celle qui présente seulement quatre rayons divisant la circonférence en parties
égales, c'est-à-dire deux diamètres rectangulaires formant une croix à
l'intérieur de cette circonférence (fig. 2). Cette nouvelle figure a la même
signification générale que la première, mais il s'y attache en outre certaines
significations secondaires qui viennent la compléter : la circonférence, si on
se la représente comme parcourue dans un certain sens, est l'image d'un cycle
de manifestation, tel que ces cycles cosmiques dont la doctrine hindoue, notamment,
donne une théorie extrêmement développée. Les divisions déterminées sur la
circonférence par les extrémités des branches de la croix correspondent alors
aux différentes périodes ou phases en lesquelles se partage le cycle ; et une
telle division peut être envisagée, pour ainsi dire, à des échelles diverses,
suivant qu'il s'agira de cycles plus ou moins étendus : on aura ainsi, par
exemple, et pour nous en tenir au seul ordre de l'existence terrestre, les
quatre moments principaux de la journée, les quatre phases de la lunaison, les
quatre saisons de l'année, et aussi, suivant la conception que nous trouvons
aussi bien dans les traditions de l'Inde et de l'Amérique centrale que dans
celles de l'antiquité gréco-latine, les quatre âges de l'humanité. Nous ne
faisons ici qu'indiquer sommairement ces considérations, pour donner une idée
d'ensemble de ce qu'exprime le symbole dont il s'agit ; elles sont d'ailleurs
reliées plus directement à ce que nous aurons à dire par la suite.
Fig. 3 Fig. 4
Parmi les figures
qui comportent un plus grand nombre de rayons, nous devons mentionner spécialement
les roues ou « rouelles », qui en ont le plus habituellement six ou huit (fig.
3 et 4). La « rouelle » celtique, qui s'est perpétuée à travers presque tout le
moyen âge, se présente sous l'une et l'autre de ces deux
formes ; ces mêmes figures ; et surtout la seconde, se rencontrent très souvent
dans les pays orientaux, notamment en Chaldée et en Assyrie, dans l'Inde (où la
roue est appelée chakra) et au Thibet. Nous avons montré précédemment
(novembre 1925) l'étroite parenté de la roue à six rayons avec le Chrisme, qui
n'en diffère en somme qu'en ce que la circonférence à laquelle appartiennent
les extrémités des rayons n'y est pas tracée d'ordinaire ; et nous disions
alors que la roue, au lieu d'être simplement un signe « solaire » comme on
l'enseigne communément à notre époque, est avant tout un symbole du Monde, ce
qu'on pourra maintenant comprendre sans difficulté. Dans le langage symbolique
de l'Inde, on parle constamment de la « roue des choses » ou de la « roue de
vie », ce qui correspond nettement à cette signification ; il y est aussi
question de la « roue de la Loi », expression que le Bouddhisme a empruntée,
comme bien d'autres, aux doctrines antérieures, et qui, originairement tout au
moins, se réfère surtout aux théories cycliques. Il faut encore ajouter que le
Zodiaque est représenté aussi sous la forme d'une roue, à douze rayons
naturellement, et que d'ailleurs le nom qui lui est donné en sanscrit signifie
littéralement « roue des signes » ; on pourrait aussi le traduire par « roue
des nombres », suivant le sens premier du mot râshi qui sert à désigner
les signes du Zodiaque (1).
Dans l'article
auquel nous faisions allusion tout à l'heure (novembre 1925), nous avons noté
la connexion qui existe entre la roue et divers symboles floraux; nous
aurions même pu, pour certains cas tout au moins, parler d'une véritable
équivalence (2). Si
l'on considère une fleur symbolique telle que le lotus, le lis ou la rose (3), son épanouissement
représente, entre autres choses (car ce sont là des symboles à significations
multiples), et par une similitude très compréhensible, le développement de la
manifestation ; cet épanouissement est d'ailleurs un rayonnement autour du
centre, car, ici encore, il s'agit de figures « centrées », et c'est ce qui
justifie leur assimilation avec la roue (4).
Dans la tradition hindoue, le Monde est parfois représenté sous la forme d'un
lotus au centre duquel s'élève le Mêru, la montagne sacrée qui symbolise
le Pôle.
Mais revenons aux
significations du Centre, car, jusqu'ici, nous n'avons en somme exposé que la
première de toutes, celle qui en fait l'image du Principe ; nous allons en
trouver une autre dans le fait que le Centre est proprement le « milieu », le
point équidistant de tous les points de la circonférence, et qui partage tout
diamètre en deux parties égales. Dans ce qui précède, le Centre était considéré
en quelque sorte avant la circonférence, qui n'a de réalité que par son
rayonnement ; maintenant, il est envisagé par rapport à la circonférence
réalisée, c'est-à-dire qu'il s'agit de l'action du Principe au sein de la création.
Le milieu entre les extrêmes représentés par des points opposés de la
circonférence, c'est ]e lieu où les tendances contraires, aboutissant à ces
extrêmes, se neutralisent pour ainsi dire et sont en parlait équilibre.
Certaines écoles d'ésotérisme musulman, qui attribuent à la croix une valeur
symbolique de la plus grande importance, appellent « station divine » (maqâmul-ilahi)
le centre de cette croix, qu'elles désignent comme le lieu où s'unifient tous
les contraires, où se résolvent toutes les oppositions. L'idée qui s'exprime
plus particulièrement ici, c'est donc l'idée d'équilibre, et cette idée ne fait
qu'un avec celle d'harmonie ; ce ne sont pas deux idées différentes, mais
seulement deux aspects d'une même idée. Il est encore un troisième aspect de
celle-ci, plus spécialement lié au point de vue moral (bien que susceptible de
recevoir aussi d'autres significations), et c'est l'idée de justice ; on peut,
par-là, rattacher à ce que nous disons ici la conception platonicienne suivant
laquelle la vertu consiste dans un juste milieu entre deux extrêmes.
(1) Notons également que la « roue de
la Fortune », dans le symbolisme de l'antiquité occidentale, a des rapports
très étroits avec la « roue de la Loi », et aussi, quoique cela n'apparaisse
peut-être pas aussi clairement à première vue, avec la roue zodiacale.
(2) Entre autres indices de cette
équivalence, en ce qui concerne le moyen âge, nous avons vu la roue à huit
rayons et une fleur à huit pétales figurées l'une en face de l'autre sur une
même pierre sculptée, encastrée dans la façade de l'ancienne église Saint-Mexme
de Chinon, et qui date très probablement de l'époque carolingienne.
(3) Le lis a six pétales ; le lotus,
dans les représentations du type le plus courant, en a huit ; les deux formes
correspondent donc aux roues à six et huit rayons. Quant à la rose, elle est
figurée avec un nombre de pétales variable, qui peut en modifier la
signification ou du moins lui donner des nuances diverses. - Sur le symbolisme
de la rose, voir le très intéressant article de M. Charbonneau-Lassay (Regnabit,
mars 1926).
(4) Dans la figure du Chrisme à la
rose, d'époque mérovingienne, qui a été reproduite par M. Charbonneau-Lassay
(mars 1926, p. 298), la rose centrale a six pétales qui sont orientées suivant
les branches du Chrisme ; de plus, celui-ci est enfermé dans un cercle, ce qui
fait apparaître aussi nettement que possible son identité avec la roue à six
rayons.
A un
point de vue beaucoup plus universel, les traditions extrême-orientales parlent
sans cesse de l'« Invariable Milieu », qui est le point où se manifeste l'«
Activité du Ciel » ; et, suivant la doctrine hindoue, au centre de tout être,
comme de tout état de l'existence cosmique, réside un reflet du Principe
suprême.
L'équilibre
lui-même, d'ailleurs, n'est à vrai dire que le reflet, dans l'ordre de la
manifestation, de l'immutabilité absolue du Principe ; pour envisager les
choses sous ce nouveau rapport, il faut regarder la circonférence comme étant
en mouvement autour de son centre, qui seul ne participe pas à ce mouvement.
Le nom même de la roue (rota) évoque immédiatement l'idée de rotation ;
et cette rotation est la figure du changement continuel auquel sont soumises
toutes choses manifestées ; dans un tel mouvement, il n'y a qu'un point unique
qui demeure fixe et immutable, et ce point est le Centre. Ceci nous ramène aux
conceptions cycliques dont nous avons dit quelques mots précédemment : le
parcours d'un cycle quelconque, ou la rotation de la circonférence, est la
succession, soit sous le mode temporel, soit sous tout autre mode ; la fixité
du centre est l'image de l'éternité, où toutes choses sont présentes en parfaite
simultanéité. La circonférence ne peut tourner qu'autour d'un centre fixe ; de
même, le changement, qui ne se suffit pas à lui-même, suppose nécessairement un
principe qui est en dehors du changement : c'est le « moteur immobile »
d'Aristote (voir notre article de décembre 1925), qui est encore représenté par
le Centre. Le Principe immuable est donc en même temps, et par là même que tout
ce qui existe, tout ce qui change ou se meut, n'a de réalité que par lui et
dépend totalement de lui, il est, di-sons-nous, ce qui donne au mouvement son
impulsion première, et aussi ce qui ensuite le gouverne et le dirige, ce qui
lui donne sa loi, la conservation de l'ordre du Monde n'étant en quelque sorte
qu'un prolongement de l'acte créateur. Il est, suivant une expression hindoue,
l'« ordonnateur interne » (antar-yâmî), car il dirige toutes choses de
l'intérieur, résidant lui-même au point le plus intérieur de tous, qui est le
Centre.
Au lieu de la rotation d'une circonférence autour de son centre, on peut aussi envisager celle d'une sphère autour d'un axe fixe ; la signification symbolique en est exactement la même. C'est pourquoi les représentations de l'« Axe du Monde », dont nous avons déjà parlé (voir décembre 1925 et mars 1926), sont si nombreuses et si importantes dans toutes les traditions anciennes ; et le sens général en est au fond le même que celui des figures du « Centre du Monde », sauf peut-être en ce qu'elles évoquent plus directement le rôle du Principe immuable à l'égard de la manifestation universelle que les autres rapports sous lesquels le Centre peut être également considéré. Lorsque la sphère, terrestre ou céleste, accomplit sa révolution autour de son axe, il y a sur cette sphère deux points qui demeurent fixes ; ce sont les pôles, qui sont les extrémités de l'axe, ou ses pointes de rencontre avec la surface de la sphère ; et c'est pourquoi l'idée du Pôle est encore un équivalent de l'idée du Centre. Le symbolisme qui se rapporte au Pôle, et qui revêt parfois des formes très complexes, se retrouve aussi dans toutes les traditions, et il y tient même une place considérable ; si la plupart des savants modernes ne s'en sont pas aperçus, c'est là encore une preuve que la vraie compréhension des symboles leur fait entièrement défaut.
Fig. 5 Fig. 6
Une
des figures les plus frappantes dans lesquelles se résument les idées que nous
venons d'exposer est celle du swastika (fig. 5 et 6), qui est
essentiellement le « signe du Pôle » (5)
; nous pensons d'ailleurs que, dans l'Europe moderne, on n'en a jamais fait
connaître jusqu'ici la vraie signification. On a vainement cherché à expliquer
ce symbole par les théories les plus fantaisistes ; on a été jusqu'à y voir le
schéma d'un instrument primitif destiné à la production du feu ; à la vérité,
s'il a bien parfois un certain rapport avec le feu, c'est pour de tout autres
raisons. Le plus souvent, on en fait un signe « solaire », ce qu'il n'a pu
devenir qu'accidentellement et d'une façon assez détournée ; nous pourrions
répéter ici ce que nous disions plus haut à propos de la roue et du point au
centre du cercle. Ceux qui ont été le plus près de la vérité sont ceux qui ont
regardé le swastika comme un symbole du mouvement, mais cette
interprétation est encore insuffisante, car il ne s'agit pas d'un mouvement
quelconque, mais d'un mouvement de rotation qui s'accomplit autour d'un centre
ou d'un axe immuable ; et c'est précisément le point fixe qui est l'élément
essentiel auquel se rapporte directement le symbole en question. Les autres
significations que comporte la même figure sont toutes dérivées de celle-là :
le Centre imprime à toutes choses le mouvement, et, comme le mouvement
représente la vie, le swastika devient par là un symbole de la vie, ou,
plus exactement, du rôle vivifiant du Principe par rapport à l'ordre cosmique.
Chapelle St Justin De Chambornay Les Bellevaux (XIème siècle)
Si nous comparons
le swastika à la figure de la croix inscrite dans la circonférence (fig.
2), nous pouvons nous rendre compte que ce sont là, au fond, deux symboles
équivalents ; mais la rotation, au lieu d'être représentée par le tracé de la
circonférence, est seulement indiquée dans le swastika par les lignes
ajoutées aux extrémités des branches de la croix et formant avec celles-ci les
angles droits ; ces lignes sont des tangentes à la circonférence, qui marquent
la direction du mouvement aux points correspondants. Comme la circonférence
représente le Monde, le fait qu'elle est pour ainsi dire sous-entendue indique
très nettement que le swastika n'est pas une figure du Monde, mais bien
de l'action du Principe à l'égard du Monde (6).
Musée gallo-romain de Lyon
Si l'on rapporte le
swastika à la rotation d'une sphère telle que la sphère céleste autour
de son axe, il faut le supposer tracé dans le plan équatorial, et alors le
point central sera la projection de l'axe sur ce plan qui lui est
perpendiculaire. Quant au sens de la rotation indiquée par la figure,
l'importance n'en est que secondaire ; en fait, on trouve l'une et l'autre des
deux formes que nous avons reproduites ci-dessus (7), et cela sans qu'il
faille y voir toujours une intention d'établir entre elles une opposition
quelconque (8). Nous
savons bien que, dans certains pays et à certaines époques, il a pu se produire
des schismes dont les partisans ont volontairement donné à la figure une
orientation contraire à celle qui était en usage dans le milieu dont ils se
séparaient, pour affirmer leur antagonisme par une manifestation extérieure ;
mais cela ne touche en rien à la signification essentielle du symbole, qui
demeure la même dans tous les cas.
(5) En Occident, le swastika est
souvent désigné sous le nom de « croix gammée » parce que chacune de ses
branches a la forme de la lettre grecque gamma.
(6) La même remarque vaudrait également
pour le Chrisme comparé à la roue.
(7) Le mot swastika est, en
sanscrit, le seul qui serve dans tous les cas à désigner le symbole en question
; le terme sau-wastika, que certains ont appliqué à l'une des deux
formes pour la distinguer de l'autre (qui seule serait alors le véritable swastika),
n'est en réalité qu'un adjectif dérivé de swastika, et indiquant ce qui
se rapporte à ce symbole ou à ses significations.
(8) La même remarque pourrait être
faite pour d'autres symboles, et notamment pour le Chrisme constantinien, dans
lequel le P est parfois inversé; on a quelquefois pensé qu'il fallait alors le
considérer comme un signe de l'Antéchrist ; cette intention peut effectivement
avoir existé dans certains cas, mais il en est d'autres où il est manifestement
impossible de l'admettre (dans les catacombes par exemple). De même, le «
quatre de chiffre » corporatif, qui n'est d'ailleurs qu'une modification de ce
même P du Chrisme (voir notre article de novembre 1925), est indifféremment
tourné dans l'un ou l'autre sens, sans qu'on puisse même attribuer ce fait à
une rivalité entre corporations diverses ou à leur désir de se distinguer entre
elles, puisqu'on trouve les deux formes dans des marques appartenant à une même
corporation.
Le swastika est loin d'être un symbole exclusivement oriental comme on le croit parfois ; en réalité, il est un de ceux qui sont le plus généralement répandus, et on le rencontre à peu près partout, de l'Extrême-Orient à l'Extrême-Occident, car il existe jusque chez certains peuples indigènes de l'Amérique
Mosquée de Cordoue (Espagne)
Nous n'avons pas
encore fini d'indiquer toutes les significations du Centre : s'il est d'abord
un point de départ, il est aussi un point d'aboutissement ; tout est issu de
lui, et tout doit finalement y revenir. Puisque toutes choses n'existent que
par le Principe et ne sauraient subsister sans lui, il doit y avoir entre elles
et lui un lien permanent, figuré par les rayons joignant au centre tous les
points de la circonférence ; mais ces rayons peuvent être parcourus en deux
sens opposés : d'abord du centre à la circonférence, et ensuite de la
circonférence en retour vers le centre. Il y a là comme deux phases
complémentaires, dont la première est représentée par un mouvement centrifuge
et la seconde par un mouvement centripète ; ces deux phases peuvent être
comparées à celles de la respiration, suivant un symbolisme auquel se réfèrent
souvent les doctrines hindoues ; et, d'autre part, il s'y trouve aussi une
analogie non moins remarquable avec la fonction physiologique du coeur. En
effet, le sang part du coeur, se répand dans tous l'organisme qu'il vivifie,
puis revient au coeur; le rôle de celui-ci comme centre organique est donc vraiment
complet et correspond entièrement à l'idée que nous devons, d'une façon
générale, nous faire du Centre dans la plénitude de sa signification.
Tous les êtres,
dépendant de leur Principe en tout ce qu'ils sont, doivent, consciemment ou
inconsciemment, aspirer à retourner vers lui; cette tendance au retour vers le
Centre a aussi; dans toutes les traditions, sa représentation symbolique. Nous
voulons parler de l'orientation rituelle, qui est proprement la direction vers
un centre spirituel, image terrestre et sensible du véritable « Centre du Monde
» ; l'orientation des églises chrétiennes n'en est au fond qu'un cas
particulier et se rapporte essentiellement à la même idée, qui est commune à
toutes les religions. Dans l'Islam, cette orientation (qibla) est comme
la matérialisation, si l'on peut s'exprimer ainsi, de l'intention (niyya)
par laquelle toutes les puissances de l'être doivent être dirigées vers le
Principe Divin (12)
; et l'on pourrait facilement trouver bien d'autres exemples. Il y aurait beaucoup
à dire sur cette question; sans doute aurons-nous quelques occasions d'y
revenir dans la suite de ces études, et c'est pourquoi nous nous contentons,
pour le moment, d'indiquer plus brièvement ment le dernier aspect du symbolisme
du Centre.
Le pavement et le labyrinthe de la Cathédrale d'Amiens.
En résumé,
le Centre est à la fois le principe et la fin de toutes choses ; il est,
suivant un symbolisme bien connu, l'alpha et l'oméga. Mieux
encore, il est le principe, le milieu et la fin; et ces trois aspects sont
représentés par les trois éléments du monosyllabe Aum, auquel M.
Charbonneau-Lassay faisait allusion dernièrement en tant qu'emblème du Christ
(mars 1926, p. 303), et dont l'association au swastika, parmi les signes
du monastère des Carmes de Loudun, nous semble particulièrement significative. En
effet, ce symbole, beaucoup plus complet que l'alpha et l'oméga,
et susceptible de sens qui pourraient donner lieu à des développements presque
indéfinis, est, par une des concordances les plus étonnantes que l'on puisse
rencontrer, commun à l'antique tradition hindoue et à l'ésotérisme chrétien du
moyen âge ; et, dans l'un et l'autre cas, il est également, et par excellence,
un symbole du Verbe, qui est bien réellement le véritable « Centre du Monde ».
(9) Nous ne faisons pas allusion ici à
l'usage tout artificiel du swastika, notamment par certains groupements
politiques allemands, qui en ont fait très arbitrairement un signe
d'antisémitisme, sous prétexte que cet emblème serait propre à la soi-disant «
race âryenne » ; c'est là de la pure fantaisie.
(10) Le lithuanien est d'ailleurs, de
toutes les langues européennes, celle qui a le plus de ressemblance avec le
sanscrit.
(11) Il existe diverses variantes du swastika,
par exemple une forme à branches courbes (ayant l'apparence de deux S
croisés), que nous avons vue notamment sur une monnaie gauloise. D'autre part,
certaines figures qui n'ont gardé qu'un caractère purement décoratif, comme
celle à laquelle on donne le nom de grecque, sont originairement dérivées du swastika.
(12) Le mot « Intention » doit être
pris dans son sens strictement étymologique (de in-tendere, tendre
vers).
René Guénon.
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