dimanche 9 mars 2014

A. K. Coomaraswamy – Le symbolisme de l'arc (I)



          Arc du Prophète Muhammad saws au Musée de Topkapi à Istanbul


[Etudes Traditionnelles n° 247, octobre-novembre 1945, p. 30.]



I. L’initiation de l’archer en Turquie.


Le contenu symbolique d’un art est, à l’origine, associé à son utilité pratique ; mais il n’est pas nécessaire­ment perdu lorsque, les conditions ayant changé, l’art n’est plus pratiqué par nécessité, mais comme un jeu ou un exer­cice : alors même qu’un pareil exercice a été complètement sécularisé et est devenu une simple récréation ou un amuse­ment pour le profane, il est encore possible, à quiconque possède la connaissance requise du symbolisme traditionnel, de compléter sa participation, physique ou esthétique, au mode d’activité en question par une compréhension de sa signification ; il lui est ainsi possible, pour lui-même tout au moins, de « satisfaire à la fois les besoins de l'âme et ceux du corps ».


La pratique du tir à l’arc en Turquie, longtemps après que l’introduction des armes à feu eut retiré toute importance militaire à l’arc et à la flèche, nous fournit un excellent exemple des valeurs rituelles qui peuvent subsister encore dans ce qu’un observateur moderne pourrait considérer comme un « simple sport ». Dans ce pays, le tir à l’arc devint un « sport » dès le xve siècle ; il était placé sous le patronage des sultans, qui concouraient eux-mêmes sur le « terrain » (maidân) avec d’autres archers. Au XVIe siècle, lors des fêtes données à l’occasion de la circoncision du fils de Mehemmed II, les archers prenant part au tournoi tirèrent leurs flèches à travers des plaques de fer et des miroirs de métal ou sur des objets de prix fixés au sommet de hauts poteaux.

On rencontre là le symbolisme de la « pénétration » et celui de l’obtention de niveaux solaires situés au delà de la portée- immédiate de l’archer ; car nous pouvons supposer qu’ici comme dans l’Inde, la « doctrine » impliquait une identifi­cation symbolique de l’archer et de la flèche qui frappe le but.

Dans le premier quart du XIXe siècle, Mahmûd II fut l’un des plus grands patrons des corporations d’archers et c’est pour lui et « afin de revivifier la Tradition » (ihya as-sunna) — à savoir en une imitation renouvelée de la « Voie de Muhammad », le modèle de toute conduite humaine — c’est pour lui, donc, que Mustafâ Kânî compila son grand traité- de tir à l’arc, le Tehîs resâïl er-rumât (1), qui résume le con­tenu d’une longue série d’ouvrages anciens et donne un exposé détaillé de tout l’art de la fabrication et de l’emploi des arcs et des flèches.

Kânî commence par établir la justification canonique et la transmission légitimée de l’art de l’archer. Il cite quarante hadîths (logoi traditionnels de Muhammad), dont le premier se réfère à Qur’ân, VIII, 60 : « Prépare contre eux tout ce que tu peux de force », en prenant « force » (quwwah) comme se rapportant à des « archers ». Un autre des hadîths cités attri­bue à Muhammad la sentence : « Il y a trois personnes qu’Allah conduit dans le Paradis par le moyen d’une seule et même flèche : celui qui l’a faite, l’archer et celui qui la trouve et la rapporte » ; d’après le commentateur, cette phrase contient une allusion à l’usage de l’arc et des flèches pendant la Guerre Sainte. D’autres hadîths enfin glorifient l’espace com­pris entre les deux cibles et qu’ils désignent comme un « para­dis » (2). Kânî continue en expliquant l’origine de l’arc et des flèches, lesquels proviennent de ceux donnés à Adam par l’ange Gabriel. Adam avait demandé à Dieu son assistance, contre les oiseaux qui dévoraient ses récoltes. En venant à son aide, Gabriel dit à Adam : « Cet arc est le pouvoir de Dieu ; cette corde est Sa Majesté ; ces flèches sont la colère de Dieu et le châtiment qu’il inflige à ses ennemis ». D’Adam la tradition fut transmise jusqu’à Muhammad par la « chaîne des prophètes » (ce fut à Abraham que l’arc composé fut révélé). Un disciple de Muhammad, Sa’d b. Abî Waqqâs, le « Paladin de l’Islam » (fâris al-islâm), fut le premier qui, sous le régime de la nouvelle Loi, tira contre les ennemis d’Allah et il est en conséquence le Pîr ou « saint patron » de la cor­poration des archers turcs, en laquelle la transmission ini­tiatique n’a jamais été interrompue (ou, si elle l’a été, ne l’a été que très récemment).

(1) Imprimé pour la première fois à Constantinople en l’année 1847 de l’ère- chrétienne. Une étude détaillée de cet ouvrage et du tir à l’arc en Turquie a été publiée par Joachim Heim (Bogenhandwerk und Bogensport bei den Osmanen, dans Der Islam, XIV et XV, 1925-26).
(2) Dans les deux sens où on peut l'envisager, la « Voie » qui conduit direc­tement de la place de l’archer à la cible (solaire) est visiblement, en projec­tion horizontale, un « équivalent » de l’Axe du Monde ; en se déplaçant sur Cette voie, l'archer reste toujours dans une position « centrale » et « para­disiaque » par rapport au « terrain » envisagé dans son ensemble. On remardeux directions opposées, l’une partant de la place occupée tout d’abord par l’archer et l’autre allant vers cette même place. Lorsque l’archer tire dans la deuxième direction, il renvoie la flèche à sa première place et il est clair que les deux mouvements sont respectivement analogues à une « des­cente » et à une « montée ». En relation avec la Mundaka Upanishad citée plus loin, on verra que celui qui « rapporte » la flèche est assurément “ con­duit dans le Paradis

A la tête de la corporation des archers se trouve le « Sheikh du Terrain » (shaikh ul-maidân). La corporation elle-même est nettement une confrérie spirituelle, dans laquelle on ne peut entrer que par qualification et initiation. La « qualifi­cation » est obtenue principalement par le moyen d’un entraînement sous la direction d’un maître (uota), l’accepta­tion de l’élève, ou plutôt du disciple, par le maître étant accompagné d’un rite dans lequel des prières sont dites pour les âmes du Pîr Sa’d b. Abî Waqqâs et des imâms- archers de toutes les générations et pour celles de tous les archers croyants. Le maître remet au disciple un arc en disant : « Conformément à l’ordre d’Allah et à la Voie (sunna) de l’Envoyé qu’il a choisi... ». Le disciple reçoit l’arc, baise sa poignée et fixe la corde. Cette réception en forme, qui doit obligatoirement précéder toute instruction pratique, est semblable aux rites par lesquels a lieu l’accep­tation d’un disciple dans les ordres de derwiches. En fait, l’entraînement est long et difficile ; il s’agit pour le disciple d’arriver à une très grande habileté et il lui faut littérale­ment se dévouer à sa tâche.

Quand le disciple, ayant terminé son instruction, est devenu accompli dans son art, il est accepté en forme par le Sheikh. Le candidat doit montrer qu’il peut toucher le but et qu’il peut tirer une flèche à une distance d'au moins neuf cents pas ; il présente des témoins de sa maîtrise. Lorsque le Sheikh est satisfait, le disciple s’agenouille devant lui, prend un arc placé près de lui, en fixe la corde et place sur celle-ci une flèche ; ayant accompli cet acte trois fois, il repose l’arc à sa place, le tout d’une façon extrêmement formelle et selon des règles fixées. Le Sheikh ordonne alors au maître de cérémonies de conduire le disciple à son Maître, de qui il recevra la « poignée » (qabda). Il s’agenouille devant le Maître et baise sa main ; le Maître le prend par la main droite, en signe d’un accord mutuel conclu sur le modèle de Qur’ân, XLVIII, 10 et 18, et communique tout bas à son oreille le « secret ». Le candidat est devenu un membre de la corporation des archers et un anneau de la « chaîne » qui remonte à Adam. Désormais il ne se servira plus de l’arc, si ce n'est en état de pureté rituelle ; avant de s’en servir et après s’en être servi, il en baisera toujours la poignée. Il peut dès lors participer librement aux compétitions; et, s’il devient un grand maître du tir à longue distance, il pourra établir un record qui sera marqué par une pierre.

Nous avons vu que la réception de la « poignée » est le signe extérieur de l’initiation du disciple. Alors celui-ci, bien entendu, est rompu depuis longtemps à la pratique de l’arc ; mais la « poignée » a un sens qui dépasse son sens matériel, celui de la partie de l’arc par laquelle on le saisit : la « poignée » implique le « secret ». Dans le cas de l’arc composé utilisé par les Turcs et la plupart des Orientaux, la poignée est en fait la partie médiane de l’arc, celle qui réunit ses deux autres parties, la supérieure et l’inférieure. C’est cette pièce médiane qui donne à l’arc son unité. Ceci nous met sur la voie du sens métaphysique de l’arc, que Gabriel décrivait comme la « Puissance » de Dieu : la « poignée » est l’union de Dieu et de Muhammad. Mais c’est là seulement donner du « secret » une formule simplifiée : une explication plus com­plète, fondée sur les enseignements d’Ibn al ’Arabî est com­muniquée au disciple. Ici, nous pouvons seulement indiquer que ce qui « relie » la Divinité, en haut, au Prophète, en bas, est l’Axe du Monde et que ce dernier est une forme de l'Esprit (er-Rûh).


[Etudes Traditionnelles n° 248, décembre 1945, p. 64-70.]

II. L’archer royal dans l’Inde ancienne.(1)

En ce qui concerne l’Inde, nous ne disposons pas de textes qui permettent d’étudier le tir à l’arc envisagé comme un « sport » ; mais, dans toute la littérature, on trouve une profusion presque embarrassante de textes où les valeurs symboliques du tir à l’arc apparaissent clairement. L’arc est l’arme royale par excellence : par exemple, c’est en tant qu’ils sont des kshatriyas que Râma et le Bouddha, se servant de l’arc et des flèches, peuvent accomplir leurs exploits. L’arc est l’ « énergie virile » du roi (Shatapatha Brâhmana, V, 3, 5, 30 : vîryam (2) vai êtad râjanyasya yad dhanus), le roi étant lui-même le représentant terrestre d’Indra : in divinis, Agni et Indra, le sacerdoce et la royauté, armés res­pectivement de l’ « énergie ignée » (têjas) (3) et de l' « énergie virile » (vîrya), coopèrent au meurtre du Dragon (vritra : ibid., II, 5, 4, 8). Le langage du tir à l’arc s’applique au problème de la bonne conduite : le sacerdoce est le « conseil », la royauté est l’ « exécutif » (ibid., IV, I, 4, I) et, en conséquence : « Il n’appartient pas à un roi de faire tout ou n’importe quoi, mais seulement de faire ce qui est « droit » (sâdhu) » (ibid., V, 4, 4, 5). Or ce mot sâdhu, que nous avons rendu par « droit », dérive de la racine sâdh, « aller droit au but » et appartient au langage du tir à l’arc : dans le Rig- Vêda, il est question de « flèches droites » (sâdhvîr ishavah) (II, 24, 8) et, à un autre endroit, d’un archer qui frappe le but (sâdhur... astâ) (I, 70, 6) ; l’expression riju-ga,,« qui va droit », peut elle-même désigner une flèche, comme le type de ce qui ne dévie pas. En opposition à sâdhu, dans son sens de « droit », notons les termes aparâdha et aparâdhi, « faute », « erreur », tous deux dérivés d’aparâdh, « manquer le but », comme dans aparâdhêshu, « celui dont la flèche manque le but ». Il est à peine besoin d’ajouter que l’application à la conduite humaine de termes empruntés au langage des archers semble être généralement traditionnelle, plutôt que spéciale à l’Inde. Nous parlons aussi d’« atteindre un but » ou de « manquer le but » à propos d’un succès ou d’un échec. Le mot but désigne à la fois une cible (en anglais butt) et une fin, l’objet qu’on veut atteindre ou réaliser. Dans la doctrine scolastique comme dans le Vêdânta, la faute est tout « acte qui s’écarte de l’ordre d’une fin .».

(1) Voir Etudes traditionnelles, oct -nov. 1945.

(2) Vîrya est dérivé de vira (en latin vir), l’homme, le héros, le mâle Vîrya est la « vertu » au sens de «  qualité distinctive » aussi bien qu’au sens de « virilité » ou de « puissance », entendues toutes deux dans leur acception « héroïque » comme dans leur acception « séminale ». Il est indifférent de dire qu’Indra tue Vritra par sa « puissance virile » (vîryêna : Rig-Vêda, II, 11, 5) ou qu’il le tue par sa foudre (vajrêna : Rig-Vêda, I, 103, 7). Dans le Mânava-dharma-shâstra, I, 8, Vîrya est la semence.

(3) C’est de cette façon que le Bouddha triomphe du Dragon (ahi-nâga), « combattant le feu par le feu » (têjasâ têjam' : Mahâvagga, I. 15, 5-6). Nous pouvons ajouter que l’association constante d’Indra (Shakra, Vajrapâni) et du Bouddha, envers qui le premier joue le rôle de protecteur combattant, armé du vajra, que cette association, disons-nous, correspond à l’association constante d’Indra et d’Agni. Les preuves sont nombreuses qui permettent d’identifier le Bouddha à Agni.

On reconnaîtra que la relation établie dans l’Inde entre l’arc et le Pouvoir temporel correspond à l’explication donnée à Adam par Gabriel et reproduite plus haut. C’est par là que l’on peut facilement comprendre le rite très répandu qui consiste à tirer des flèches vers les quatre points cardinaux. Le Kurudhamma Jâtaka nous apprend incidemment que, lors d’un festival triennal, « les rois avaient coutume de se parer magnifiquement, de s’habiller comme des dieux.. debout en présence du yaksha Chittarâja, ils tiraient vers les quatre points cardinaux des flèches ornées de fleurs peintes » (Jâtaka, II, 372). En Chine, lors de la naissance d’un héritier royal, le Maître des Archers « tire vers le Ciel, la Terre et les quatre points cardinaux avec un arc fait de bois de mûrier et six flèches en ronce sauvage » (Li ki, X, 2, 17) (4). Le même rite était accompli au Japon (5). En Egypte, des flèches étaient tirées vers les quatre points cardinaux au cours de la cérémonie célébrée lorsqu’un nouveau Pharaon montait sur le trône (6).

(4) Karlgren a vu dans cette pratique un rite de fécondité, destiné à faire obtenir des enfants mâles, lesquels sont représentés par les flèches (Bull. Mus. Far Eastern Antiquities, Stockholm, II, 1930, p. 51). Seligmann critiquant Karlgren, observe justement que la signification première du rite est celle d'une « affirmation suprême de puissance » (Bow and arrow symbolism, dans Eurasia Septentrionalis Antiqua, IX, p. 351). Aucun des deux auteurs, cependant, ne paraît avoir saisi que la signification érotique du « tir » et celle du tir comme symbole de domination ne sont aucunement exclusives l’une de l’autre. On dit que le soleil « darde » ses rayons, et ceux-ci, qui sont représentés par les flèches royales, sont des puissances à la fois dominatrices et génératrices. De la même façon, le verbe sanscrit srij, faire voler, « décocher » (d'où srika, le « dard » ou la « flèche ») peut désigner aussi bien l’envoi d'une flèche que l’acte procréateur ; et, en fait, c’est ainsi que Prajâpati « projette » (srijati) ses descendants, qui sont tous les êtres.
(5) Heike Monogatari (XIIIè siècle) : voir Trans. As. Soc. Japan, XL VI, 1918. 2è partie, p. 120.
(6) Cf. Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, 1902, pp. 105-106 (p 106, note 3 : « Il semble que cette cérémonie ait pour but de définir le pouvoir qu'a Pharaon-Horus de lancer, comme le soleil, ses rayons dans les quatre parties du monde »). Dans le relief de Karnak (Leipsius, Denkmüler, III, pl. 36 b), Thothmès III est représenté tirant ainsi à l’arc, guidé par Horus et Seth. Dans le relief tardif de la XXVe dynastie (Prisse d’Avennes, Monuments égyptiens, 1847, pl. XXXIII : Schäfer, Aegyptische und heutige Kunst und Weltgebäude der alten Aegypter, 1928, fig. 54 et dans Or. Lit. Zeit, avril 1929, col. 240-243), c’est la reine que l’on voit tirant sur des pains circulaires qui sont évidemment des symboles des quatre points cardinaux ; l'inscription précise qu’elle reçoit les arcs du nord et du sud et qu’elle tire vers les quatre points cardinaux, sud, ouest, est et nord. Ce tir a lieu pendant la cérémonie du sed, laquelle, dans le cours d’un règne, répète les rites du couronnement et de la déification royale. Le rite est accompagné par un autre — ou peut-être le remplace-t-il — dans lequel quatre oiseaux sont lâchés vers les quatre points cardinaux : l’oiseau et la flèche sont évidemment des symboles équivalents (tous deux sont ailés et tous deux volent ; le terme sanscrit patatrin, « ailé » peut signifier l’un ou l’autre).

Ce rite implique, comme on le voit, une idée de domination ; et son archétype est évidemment solaire : le rite par lequel on tire quatre flèches différentes reflète en effet un tir surnaturel dans lequel une flèche unique pénètre les quatre points cardinaux. Cet exploit, qui est connu comme le « percement du cercle » (chakka-viddham, où chakka désigne la sphère ou le cercle du monde), cet exploit, disons-nous, est décrit dans le Sarabhanga Jâtaka (n° 522, Jâtaka, V, 125 et suiv.), où il est attribué au Boddhisatta Jotipâla, le « Gardien de la Lumièré » et « tireur infaillible » (akkhana-vêdhî) (7). Jotipâla est le fils du brâhmane-ministre et représente le Sacerdoce : quoique l'arc soit spécifiquement une arme de kshatriya, il est tout à fait dans l’ordre qu’il soit manié par un brâhmane, puisque ce dernier représente le Brahma in divinis, lequel est « à la fois le brahma et le kshatra » (Shatapatha Brâhmana, X, 4, 1, 9) et, comme tout avatâra, est « à la fois roi et prêtre ». Le roi lui demande de concourir avec les archers royaux, dont certains sont aussi des « tireurs infaillibles », capable de fendre un cheveu ou une flèche retombante. Jotipâla apparaît sous un déguisement, cachant son arc, sa cotte de mailles et son turban sous un vêtement extérieur ; on lui dresse une tente, à l’intérieur de-laquelle il retire son vêtement de dessus, se pare des insignes royaux et fixe la corde de son arc : ainsi, entièrement armé, tenant à la main une flèche « à pointe de diamant » (vajiragga), il « écarte la tenture » (sânim vivaritwâ) et sort (nikkhamitwâ), tel un Prince des Serpents (nâga-kumâro) faisant irruption hors de terre. Il trace alors un cercle (8) au milieu de la cour royale quadrangulaire et, tirant de là, il se défend lui-même contre les flèches innombrables qui sont lancées sur lui par des archers postés aux quatre coins. Il offre ensuite de blesser ces archers avec une seule flèche, ce qu’ils n’osent pas accepter, place alors un bananier dans chacun des quatre coins de la cour et « attachant un fil écarlate (ratta-suttakam) à l’extrémité empennée de la flèche, il vise l’un des arbres et l’atteint ; la flèche transperce l’arbre, puis le second, le troisième et le quatrième tour à tour et finalement traverse à nouveau le premier qui avait été déjà transpercé, puis revient dans sa main, cependant que les arbres restent encerclés par le fil ».

(7) Il est clair qu’ici le terme pâli akkhana ne correspond pas au sanscrit akshana, « inopportun » mais bien au sanscrit âkhana, « cible », que l'on rencontre, par exemple, dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 60, 8 et Chhândogya Upanishad, 1, 2, 7-8 ; cf. âkha dans Taittirîya Samhitâ, VI, 4, 11, 3, ces deux derniers termes étant dérivés de khan, « creuser » ou « percer ». Le dictionnaire de la Pâli Text Society suggère une connexion entre akkhana et akkhi (sanscrit akshi), « œil », de la racine ash, « atteindre » : cette relation ne peut être soutenue au point de vue de l’étymologie, mais elle est valide du point de vue de l’herméneutique, car c’est une assimilation très familière que celle des regards à des flèches, qui sont lancées par l’œil et qui atteignent, et parfois blessent, leur objet. En outre, le centre de la cible circulaire est souvent désigné comme un « œil » : en anglais, par exemple, il est appelé bull's eye, « œil de taureau», en japonais le « petit œil », et on ne risque guère de se tromper en supposant qu’une cible circulaire portant un « œil » central a été aussi en usage dans l’Inde. Dans tous les cas, la forme de la cible et l’expression « œil de taureau » sont toutes deux pleines de sens, car le dieu du Ciel est souvent appelé un « taureau » et le Soleil est son « œil » : en pénétrant I’ « œil de taureau » la flèche de l’archer franchit virtuellement la Porte du Soleil et arrive ainsi au Brahmaloka, comme dans le passage cité plus loin, de la Mundaka Upanishad, où l’archer s’identifie lui-même avec sa flèche. Dans le texte étroitement apparenté de l'Asadisa (Jâtaka, II, 91), le prince Sans-pareil est « celui qui vole au loin » (dûrê-pâtî), aussi bien qu’un « tireur infaillible » (akkhana-vêdhî).
(8) Le texte imprimé porte mandapa, « tente », « pavillon », mais la v­riante du manuscrit B mandata, « cercle », est de beaucoup préférable. Que l’archer se tienne au centre d’un cercle et qu’il tire de là ses flèches vers les quatre angles d'un « terrain » carré, ces deux faits réunis ont un sens évident en relation avec le symbolisme du dôme élevé sur un soubassement carré ou avec le symbolisme de la pyramide : le Ciel est « circulaire » et la Terre est “ carrée La position centrale de l’archer eu égard aux quatre points visés est celle de la « quintessence », et elle est virtuellement “ élevée », alors que le « terrain », dans le cas présent la cour royale, correspond à tout ce qui est « sous le Soleil », lequel est « roi de tout ce qu’il contemple ».

Ce récit est manifestement une exposition de la doctrine du « fil-esprit » (sûtrâtman), suivant laquelle le Soleil, en tant que « point d’attachement » ou « bouton », unit les mondes inférieurs à lui-même par le fil du Vent de l’Esprit et par l’intermédiaire des quatre points cardinaux, de sorte que toutes choses sont enfilées sur lui, qui est l’Esprit, comme des pierres précieuses sur un fil (9). Il faut noter que la seconde pénétration du premier point cardinal est soigneusement mentionnée : autrement le cercle n’aurait pas été fermé. Les préliminaires du combat sont également pleins de signification : car c’est précisément par un change­ment de vêtements qu’un Titan se manifeste comme un Dieu, ou qu’il devient un Dieu ; c’est en perdant sa peau, représentée ici par le « vêtement extérieur », que le Serpent devient un Soleil ; les détails de la transformation sont explicites. En outre, en ouvrant la tente, ou en repoussant la tenture derrière laquelle l’ « opération intérieure » a été accomplie, le Bodhisattwa se « révèle » lui-même, comme le fait un acteur, lorsqu’il entre sur la scène en écartant et rejetant le rideau qui sépare celle-ci des coulisses ; et, dans le langage technique du théâtre, cette « entrée » est appelée, non sans raison, un avatarana, une « descente » ; le Bodhisatta est, en fait, un avatâra ou une « descente » du Soleil (10).

(9) Voir Etudes traditionnelles, 44e année, p. 290, note 1, et Bhagavad Gltâ, VII, 7. Il y a d’ailleurs sur ce sujet une longue série de textes, dont certains sont bouddhiques.
(10) Au sujet de la manifestation, envisagée comme un avatarana, des Bouddhas et des Bodhisattwas, voir René Guénon dans les Etudes Traditionnelles, 44e année, p. 42-43. Des « evhéméristes » bouddhistes soutiennent que le Bouddha n’était pas à l’origine un avatâra, mais qu'il fut, beaucoup plus tard, « déifié ». Il est exact que c’est seulement assez tard que le terme sanscrit avatâra a reçu le sens dont il est ici question et qui est voisin de Celui d’ « incarnation » ; et il est exact que le terme pâli correspondant, otâra, qui signifie littéralement « descente vers », est pris généralement au sens d’ « accès » ou d’ « opportunité ». Mais, sans entrer tout au long dans l'histoire du verbe tri, « traverser », nous pouvons observer que, dans la Vâjasanêyi-Samhitâ (XVII, 6), Agni est prié de « descendre sur terre » (upa jman... avatâra) et que, dans le Dhammapada Atthakathâ (III, 224 226), le Bouddha, résidant sur le sommet du Mont Mêru, dit : « Je veux descendre » (otarisâmi, en sanscrit avatarishyâmi) ; et, en fait, accompagné par un grand nombre de divinités, il « descend » (otarimsu) par une « échelle ». Ce n’est pas cependant l’histoire des mots qui nous intéresse, mais bien celle des idées. Comme avatri, le verbe sanscrit avakram signifie « descendre » et, dans ce sens, la naissance du Bouddha apparaît, dans les textes les plus anciens, comme une descente : dans le Dîgha-Nikâya (II, 12-13), le Bodhisatta, « quittant le Ciel de Tusita, descend (okkamati) dans le sein de sa mère », cependant que l’inscription de Bharhut qui accompagne la scène de l' « incarnation » porte ûkranti, « il descend ». Il est hors de doute que le Bouddha a été tout d’abord considéré comme une « descente du Soleil », et seulement plus tard comme un homme, exactement comme dans le Christianisme l’idée d’une nature humaine « assumée » par le Christ devint l’occasion d une interprétation humanistique tardive de tout le μύθος.

Il est à peine besoin d’ajouter, d’accord avec les remarques de M. Guénon (Etudes Traditionnelles, 45e année, p. 28), que la flèche est un équivalent de l’aiguille et l’on observera que, dans le cas particulier, exposé plus haut, du Bodhisatta Jotipâla, les quatre points cardinaux sont, à la lettre, cou­sus ensemble et unis à leur centre par le fil. Dans la pratique courante, bien qu’aucun fil ne soit entraîné par la flèche elle-même, nous pouvons considérer celle-ci comme étant en principe « enfilée », pour autant que la corde de l’arc passe par son encoche (qui correspond au chas de l’aiguille) ; et nous pouvons considérer aussi la flèche comme représentant la Puissance de Dieu en acte, à savoir comme l’Esprit, lequel, cependant, comme la flèche, ne laisse de son passage aucune trace visible (11). Néanmoins, une flèche à laquelle est attaché un fil léger peut être tirée par dessus un gouffre autrement infranchissable ; grâce à ce fil, une corde plus solide est passée d’un bord à l’autre et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un câble soit finalement tendu au-dessus de l’abîme ; de cette manière le symbolisme de l’arc et des flèches peut être relié à celui du pont. Le même procédé se retrouve dans un moyen de sauvetage moderne, dans lequel une corde est lancée, cette fois par un canon, du rivage vers un bateau en détresse, après quoi, par le moyen de cette même corde, une « ligne de vie » plus forte est tirée et tendue du rivage au bateau. Les Chinois, d’ailleurs, emploient effectivement, pour la chasse aux oiseaux, des flèches auxquelles un fil est attaché. Un bronze incrusté de la dynastie Tcheou montre un chasseur prenant ainsi un oiseau (12). Des procédés semblables se rencontrent dans le cas du filet qui est lancé et auquel une corde est attachée et aussi dans le cas du lasso ; dans la pêche à la ligne, la canne correspond à l’arc, et l’hameçon, muni d’un chas, à l’aiguille ou à la flèche. Dans tous ces cas, le chasseur, qui tient la place de la divinité, attache la proie à lui-même par le moyen d’un fil, qu’il tire ensuite. Dans ce sens Shams-i-Tabrîz écrit :

« Il me donna le bout d’un fil — un fil plein d’artifice et de malice — :

« Tire, dit-il. afin que je puisse tirer, et ne le casse pas en tirant ! » (13).



(11) Dans l’application du symbolisme du tir à l’arc au langage — cf. les « paroles ailées » qui « vont droit au cœur » —, « la corde de l’arc est la langue » (Atharva-vêda V, 18,8), c’est-à dire la puissance de l’intellect exprimée en acte, et « terrible est la flèche de Brahma, avec laquelle il transperce (vidhyati) ceux quil’outragent » (ibid., 15). L’ « anathème » est l’arme propre au Sacerdoce et l’arme matérielle est propre à la Royauté.
(12) Ce bronze fait partie de la Walters Art Gallery, de Baltimore.
(13) R. A. Nicholson, Dîwân-i-Shams-i-Tabrîz, 1898, ode 28.


III. La « pénétration » par la connaissance.

Le symbolisme du tir à l’arc atteint son point culminant dans l’idée de la pénétration d’une cible éloignée, telle que cette idée est impliquée dans les épithètes « celui qui vole au loin » (dûrê-pâti), « tireur infaillible » (akkhana-vêdî) appliquées au Bodhisatta Sans-pareil dans Jâtaka, II, 91. Cette idée trouve son expression la plus claire dans la Mundaka-Upanishad (II, 2, 1-4). Les deux premières stances décrivent le Brahma impérissable comme l’unité des contraires, le summum bonum, la base de l’univers, la Vérité, ce qui est immortel : « Il est ce qui doit être pénétré ; pénètre-le, mon ami ! (tad vêdhavyam, soma viddhi) ». La troisième et la quatrième stances continuent ainsi :

3.« Prenant comme arc l’arme puissante (Om) de l'Upanishad,
Place sur elle une flèche aiguisée par la contemplation,
Bande-la avec une intention conformée à Son essence (tadbhâva-gatêna)
Cet Impérissable est le but (lakshyam) : pénètre-le, mon ami ! [chêtasâ].
4. Om est l’arc, la flèche est l’esprit (âtmâ) (1), Brahma la cible,
L’homme sage est celui qui peut le pénétrer. Deviens d’une seule nature   avec Lui, comme la flèche (qui s’unit à la cible) ! (2) ».

Il faut donc que l’on puisse dire, avec Shams-i-Tabrîz : « Tu as volé comme une flèche de cet arc vers cette cible », passage où néanmoins l’ « arc » représente le corps, à partir duquel l’esprit est lancé comme une flèche. Au sujet d’Om, on peut citer Chhândogya Upanishad, VIII, 6, 5 : « Avec Om il s’élève et, rapide comme la pensée, il atteint le Soleil... une entrée pour ceux qui savent; un obstacle pour les autres ». Si l’on demande : « Comment peut-elle percer le Ciel, cette petite prière d’une syllabe ? » (Cloud of Unknowing, ch. 38), le même auteur répond : « Même lancé à l’aveuglette, le trait acéré de l’amour passionné ne manque jamais son but, lequel est Dieu » (Epistle of Discrétion) (3).

(1) Cf. Udâna, 9: « Le (sage-) silencieux (muni, comme dans Brihadâranyaka Upanishad, 111, 5 et Bhagavad- Gitâ, II, 69), le brahma (ici comme souvent, le brahma-vid, le « connaisseur de Brahma ») est libéré de la joie et du souci, de la forme et de l’informel, lorsque, par son silence (mona, correspondant au sanscrit mauna, au sens où il est pris dans Bhagavad-Gîtâ, X, 38. et où, dans Chhândogya Upanishad, VIII, 5, 2, il est identifié à brahmacharya), il a pénétré (vêdi, expliqué dans le commentaire par aññati, pativijjhi, « connu ou pénétré ») avec l'esprit (attanâ) », c’est-à-dire lorsqu’il a fait de l’esprit sa flèche et a, par lui, pénétré la cible.
(2) C’est-à-dire réalise : « Cela est la Vérité, c'est l’Esprit, tu es Cela » (Chhândogya Upanishad, VI, 9, 4).
(3) Un tir « à l’aveuglette » est celui qui est dirigé vers un but invisible, mais il n’est pas nécessaire que le but soit silencieux ou qu’on ne puisse l'entendre. Parmi les archers habiles mentionnés dans le Sarabhanga Jâtaka, on cite « ceux qui tirent d’après le son » (sadda-vêdhi-sara vêdhino). Dans le cas présent, c’est le Soleil intelligible qui, bien qu’invisible, « résonne » (swara êti : Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 33, 1 ; om iti hy êsha swarann êti : Chhândogya Upanishad, I, 5, 1).

Considérons de plus près, cependant, l’idée de « pénétration » ; et rappelons tout d’abord que les qualificatifs d’« aigu » et de « pénétrant » sont appliqués à toute sagesse supérieure, à toute « vue » qui atteint, derrière un objet, le principe qui l’explique. De la même façon, le verbe sanscrit vyadh, « percer » ou « pénétrer » (racine de l’adjectif sanscrit et pâli vêdhî, « qui frappe le but ») n’est pas employé seulement dans son sens propre, qui se réfère au tir à l’arc, mais aussi pour désigner la « percée » « vers les régions intérieures du Royaume céleste » (ad regni superni penetrabilia) (4), comme dans le passage cité plus haut de la Mundaka Upanishad, où vêdhavyam est « pénétrable » et viddhi « pénètre ! » (à l’impératif) et comme dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, IV, 18, 6 : « Connais (ou pénètre) seulement Cela, qui est Brahma (tad êva brahma twam viddhi), non ce qu’ici les hommes vénèrent ».

(4) Penetrabilia est ici synonyme de penetralia, qui est défini comme suit par Isidore de Séville Diff., 1, 435 (Migne, vol. 83, col. 54) : penetralia autem sunt domorun sécréta, et dicta ab eo quod est penitus ( « les penetralia sont les parties réservées des maisons, et elles sont ainsi appelées parce qu’il s’agit de ce qui est penitus », c'est-à-dire « à l’intérieur ». Pour une plus ample information sur ces termes, voir R. J. Getty, « Penetralia and penetrabilia in Post-Classical Latin » dans L'Amer. Journ. Philology, LV1II, 1936, 233-244.
Notons que la syllabe pe dans penitus correspond au sanscrit pâ, « protéger », « garder » que l’on trouve par exemple dans go-pâ, « pâtre », l’équivalent hindou du « pasteur » chrétien.

L’expression citée dans le texte ad regni superni penetrabilia est de Mellifluus (vers 540 ap. J.-C.), la phrase continuant ainsi : non pervenit quisquam nisi egerit paenitentiam et l’ensemble signifiant: « Personne ne peut pénétrer dans les places secrètes du Royaume d’En-haut. à moins qu’il n’ait fait pénitence » ; pœnitentia peut être considéré comme un équivalent du sanscrit vairagya, « détachement », « absence de désirs ».

Mais le double sens, littéral et dérivé, du mot français pénétrer est représenté en sanscrit et en pâli par une ambiguité plus radicale, la forme impérative viddhi, en particulier, appartenant également à deux verbes sanscrits : le verbe vid, « savoir » (d’où vêda, « connaissance », scientia) et le verbe vyadh (ou vidh), « pénétrer » ; de même en pâli le terme vêdi, qui se rencontre dans le passage d’Udâna cité plus haut (p. 12, note I), est interprété comme signifiant, soit aññâti, « il connaît », soit pativijjhi, « il pénètre ». Dans Samyutta-Nikâya, I, 4, dhammâ patividitâ (variante : patividhitâ) est interprété par ñânêna patividdhâ, « ceux qui ont pénétré les premiers principes » : or il est difficile de voir là, comme le fait Mme Rhys Davids, un « jeu de mots d’exégète », car nous trouvons souvent pativijjhi associé à ñânam, « connaissance » ou à des termes similaires : par exemple, dans Jâtaka, 340-341 : « Il pénétra la gnose d’un Pratyêka-Bouddha (pachchêka-bodhi-ñânam pativijjhi) ». Dans Samyutta-Nikâya, 455-456, de jeunes Lichchhavis sont en train de tirer à l’arc, visant un « trou de serrure » (tâla-chhiggala) (5) éloigné ; le Bouddha suggère un plus grand fait d’armes, une façon plus difficile de « fendre des cheveux », à savoir l’exploit accompli par ceux « qui pénètrent (le sens) des paroles : « Ceci est mal » (reconnaissant le mal) tel qu’il est produit » (yê « idam dukkham » ti yathâbhûtam pativijjhanti) : chose beaucoup plus difficile à percer qu’un cheveu (6). L’Anguttara-Nikâya (II, 167) définit quatre niveaux de conscience (saññâ = samjñâ) : le premier est caractérisé par la renonciation (hâna) ; dans le second, on acquiert une position ferme (thiti) ; le troisième est au delà de la dialec­tique (vitakka), pendant que le quatrième est associé à l’indifférence et au détachement (nibbida, virâga) et est de la nature de la pénétration (nibbêdha = nirvêdha). Ailleurs dans le même recueil (II, 171 ; cf. aussi II, 202), les moines bouddhistes sont comparés aux soldats d’un roi ; le moine, grâce à sa vertu, est « un homme qui a la position (du corps d’un tireur) exercé » (thâna-kusalo) (7) ; il est un archer « qui tire loin » (dûrê-pâtî), pour autant que, quel que soit le phé­nomène qu’il perçoit, subjectif ou éloigné, il reconnaît : « Cela n’est pas à moi, cela n’est pas moi, cela n’est pas mon essence » ; il est un homme « qui atteint le but » (akkhana-vêdhî), pour autant qu’il comprend l’origine du mal (dukkham ti yathâbhûtam pajânâti) ; et il est le « fendeur d’une grande masse » (mahato kâyassa padâlêtâ), pour autant qu’il perce le « tronc de l’ignorance » (avijjâ-khandam). Le Boud­dha lui-même est doué du « plus haut degré de pénétration » (ativijjha : Samyatta Nikâya, I, 193 et V, 226), grâce à sa prescience (paññaya). Dans tous ces cas, comme dans le passage de la Mundaka Upanishad, c’est l’homme lui-même qui « pénètre » ; il est la flèche. Considérant l’emploi cons­tant du verbe vyadh, « pénétrer », et celui de mots signifiant « connaissance » pour désigner les moyens de la « pénétration » et considérant, d’autre part, les formes verbales notées plus haut, communes à vid, « connaître », et à vyadh ou vidh, « pénétrer », nous nous hasarderons à suggérer que la traduction habituelle du terme vêdhas, courant dans le Rig-Vêda (et supposé provenir de vid, « savoir » ou de vidh, « adorer »), que la traduction, disons-nous, de ce terme par « sage » est trop faible et que « pénétrant » serait préférable. Cette dernière traduction serait particulièrement appro­priée dans la phrase de Rig-Vêda, X, 177, I : marîcînâm padam ichchhanti vêdhasah, « ceux qui sont vêdhas cherchent la trace des rayons», c'est-à-dire la trace de la Lumière cachée. Les vêdhasah sont ici des «chasseurs», qui suivent une «voie» (mârga, de mrig, « chasser en suivant à la trace », « traquer ») marquée d’empreintes de pas (les vesti­gia pedis), « comme de quelque animal perdu » (Rig-Vêda, X, 46, 2), juste comme le Chrétien qui « suit la trace de sa proie, le Christ » (Eckhart) ; en tant que chasseurs, on doit les concevoir comme armés d’arcs et de flèches, qui leur permettent de transpercer, de « pénétrer » leur proie lors­qu’ils l’ont trouvée. Il semblerait donc qu’ici vêdhasah soit l’équivalent de vêdhinah, «archers», « tireurs », « ceux qui pénètrent » et qu’ailleurs aussi, peut-être, vêdhas doive être rendu par « pénétrant » plutôt que par « sage ».

(5) Je soupçonne que ce terme peut avoir désigné le centre d’une cible, indiqué, non par un cercle peint, mais par un trou par lequel les flèches pouvaient passer. Chhiggala signifie toute espèce de trou et est synonyme de -chchhidda (en sanscrit chhidra, qui sert parfois à désigner la Porte du Soleil). Si le centre d’une cible circulaire a été effectivement comme un « trou de serrure », cette appellation était en parfait accord avec la signification solaire du centre en question comme « porte étroite » ; et, à cet égard, nous pouvons remarquer que, dans l’art traditionnel, le trou d’une serrure est souvent orné de telle ou telle forme de l' « Oiseau solaire » et qu’il représente, pour ainsi dire, la voie d’accès dans cet « Oiseau ».

(6) Ici, comme dans l’expression « fendeur d’une grande masse » citée plus loin, ce qui est important est la pénétration de l’obstacle, plutôt que celle du but lui-même. Ceci correspond aux exploits d’archers, où le succès est mesuré par l’épaisseur des planches que la flèche arrive à percer. La pénétration de la cible est également bien marquée dans Maitri Upanishad, VI, 24 : « Le corps est Tare, la flèche est Om, l’intellect est sa pointe, l’obscurité est le but (tamo lakshanam). Perçant l'obscurité (bhitwâ tamas, cf. ibid., VI, 30 : sauram dwâram Chitwâ, « forçant la Porte du Soleil »), elle atteint ce où aucune obscurité ne réside... le Brahma qui est de la couleur du Soleil étincelant comme une roue de feu, au delà de l'obscurité (la Lumière des lumières) qui resplendit dans ce Soleil là-bas, comme dans la Lune, le Feu et l’Eclair » ; elle atteint, en d’autres termes, une « obscurité » différente et divine, celle dont Denys dit qu’elle « éblouit par excès de lumière ».

Tout ce qui ne peut transpercer son but risque de venir s’y écraser, comme dans le cas des Asuras (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 60, 9 et II, 3, 13) qui se précipitent contre le Souffle (prâna, c’est-à-dire le Soleil, Brahma, le « Souffl » de Mundaka Upanishad, II, 2, 1-4) et se brisent contre lui comme « une motte de terre contre un rocher (ashman, qui contient ici une allusion à la « pierre céleste qui tourne » — le Soleil — de Rig-Vêda, V, 30, 8 et V, 56, 4).


(7) Et non, comme le traduit Woodward, un tireur « habile à choisir la meilleure place » (skilled in points of vantage). Tout le passage est conçu en termes du tir à l’arc et, dans ce dernier, la « position » (du corps) n’est pas moins importante qu’elle ne l’est, par exemple, dans le golf. Les mots qui désignent cette position (thiti, thânam, de la racine sanscrite sthâ, que l’on retrouve dans le latin stare et le français station) impliquent que l’archer prend une position « droite » avant de tirer et il est de la plus haute importance, du point de vue éthique comme du point de vue métaphysique, que cette position soit « correcte ». Cf. la règle des archers japonais : « Par dôzokurî, on entend le fait de placer le corps bien d’aplomb sur le support fourni par les jambes. L’archer doit penser qu'il est semblable au Bouddha Vairochana (c’est-à-dire au Soleil), calme et sans peur, et avoir l’impression que, comme lui, il se tient debout au centre de l’univers » (Nasu et Aka (William Acker), Tôyô kyûdô Kikan, 1937, p. 26).


IV

Pour terminer, nous dirons quelques mots du tir à l’arc, tel qu’il est aujourd’hui pratiqué au Japon à titre de « sport ». Nous utiliserons pour cela un ouvrage composé par M. William Acker (1), élève d’un certain M. Toshishuke Nasu, dont le propre maître, Ichikawa Kojurô Kiyomitsu, « avait encore vu l’arc effectivement employé comme arme de guerre et mourut lui-même dans la maison des archers, en train de tirer de l’arc, à l’âge de quatre-vingts ans ».

L'ouvrage est une traduction et un commentaire du texte des instructions de M. Toshishuke Nasu. Nous en donnerons quelques extraits, qui feront ressortir combien ce soi-disant « sport » était loin d’être le « simple divertissement » qui répond à l’idée de sport dans une société profane. Par exemple :

« Dans le tir à l’arc la position (du corps et particulièrement des pieds) est la base de tout le reste. Quand vous prenez place sur la butte pour tirer, il faut que vous chassiez de votre esprit toute pensée des autres personnes (présentes) et ayez le sentiment que l’affaire du tir ne concerne que vous seul... Quand ensuite vous tournez le visage vers le but, vous ne vous bornez pas à regarder, mais vous vous concentrez sur lui... et non pas seulement avec vos yeux et pour ainsi dire mécaniquement — vous devez apprendre à faire tout cela à partir de votre ventre ». Lorsque l’archer se prépare à tirer, on lui conseille comme la chose la plus importante de détendre ses muscles et de rester calme, ce à quoi il arrivera en respirant régulièrement, exactement comme le font les contemplatifs, qui se préparent du reste à une « libération » semblable au « lâcher » de la flèche. Lors­qu’il vise (mikomo, de miru, « voir », et komu, « presser »), l’archer ne regarde pas seulement la cible, mais il « presse » ou « force » en elle sa vision, anticipant ainsi, en quelque sorte, le résultat final qui doit être obtenu par la flèche elle- même (2). La respiration de l’archer doit être réglée, afin qu’il puisse « concentrer sa force dans le creux de l’abdomen — alors on peut dire qu’on a réellement compris l'art de l’archer ». Dans le rôle attribué à la respiration, on recon­naît un trait provenant de l’école bouddhiste zen, de même que l’importance qui, sous le même rapport, est attachée à l’ « esprit » (kî, en chinois k’ï) décèle une influence taoïste.

(1) Nasu et Aka (Acker), Tôyô kyûdô Kikan, imprimé à titre privé à Tôkyô, 1937.
(2) Ceci correspond exactement à l’expression, citée plus haut, de la Mundaka Upanishad : “ avec une intention conformée à son essence „ (tadbhâva-gâtêna chêtasâ).

 M. Acker observe que tous les arts et exercices des Japonais sont désignés comme des « voies » (mîchî, en chinois tao), c’est-à-dire comme des disciplines spirituelles, « et l’on peut même dire qu’il en est particulièrement ainsi dans le tir à l’arc et dans l’escrime, car certains ateliers vous diront que le fait de toucher ou non la cible n’a pas en lui-même la moindre importance la véritable question étant de savoir quel profit spirituel on tire de cet exercice ».

« L’exécution du tir est dans l’acte qui fait partir la flèche..., la position (du corps et des pieds), la préparation (psychique et respiratoire), l’acte de dresser l’arc, de le bander, de tenir exactement la flèche, toutes ces activités ne sont que préparations. Tout dépend de l’acte non intentionnel et non (consciemment) volontaire par lequel la flèche est lâchée, acte que l’archer accomplit lorsqu’il a ramené à l’unité toute son attitude... l’état dans lequel la flèche part pour ainsi dire d’elle-même, lorsque la respiration de l’archer semble avoir la puissance mystique de la syllabe Om... A ce moment la position de l'archer est tout à fait correcte — comme s’il était inconscient du départ de la flèche... un tel tir est dit laisser derrière lui une résonance qui se prolonge — la flèche volant avec la tranquillité d’un souffle et semblant, à vrai dire, être presque un être vivant... Jusqu’au dernier moment ni le corps ni l’âme de l’archer ne doivent accuser le moindre fléchissement... (Ainsi) le tir à l’arc est au Japon bien plus qu’un « sport » au sens occidental du mot : il fait partie du Bushido, de la Voie du Guerrier. Du reste, les Sept Voies reposent sur des principes spontanés, et non sur de simples raisonnements :

Ayant suffisamment tendu (l’arc),
Ne « tire » plus (sur lui), mais lâche (la flèche),
Sans néanmoins « tenir » l’arc (serré).
L’arc ne doit jamais savoir Quand la flèche va partir ».

Nous voyons ainsi clairement qu’un « sport » peut être aussi une « voie » et nous comprenons combien il est vrai que, dans une société traditionnelle, il n’est rien de profane — état de choses qui contraste avec celui d’une société profane, dans laquelle il n’est rien de sacré. De ce qui précède, il ressort que le tir à l’arc est au Japon essentiellement une forme de yoga ; l’on observe aussi comment les vies active et contemplative, comment l’homme intérieur et l’homme extérieur peuvent être unis dans un seul acte, où chacun des deux « soi » prête à l’autre son concours. Nous voyons enfin avec quel respect les « moyens » employés sont considérés : ce qui a le plus d’importance pour l’archer n’est pas le « résultat », mais l’ « opération » elle-même, ce qui est conforme à Bhagavad-Gîtâ, II, 47. Comme la « libération » du contemplatif, qui passe tout d’un coup, mais presque inconsciemment, du dhyâna au samâdhi, la « libération » de la flèche est « spontanée » et en apparence « non causée » ; elle a lieu d’elle-même lorsque la préparation nécessaire est achevée. Lorsque cette préparation est correcte et complète, la flèche part vers son but et l’atteint. De même, l’homme qui, en quittant ce monde, est « tout en acte » et a « fait tout ce qu'il avait à faire » (kritakritya) n’a pas besoin de se demander ce qu’il adviendra de lui ni où il va arriver.


Ananda K. Coomaraswamy.





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samedi 8 mars 2014

Rudiments du Taçawwuf Islamique (Abjadiyah et-Taçawwuf el-Islâmî) – Cheikh Zaki ed-Dîn Ibrâhîm




Introduction à la 4° édition

Au nom de Dieu le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux

Allahumma, notre Seigneur , louange à Toi, aussi prie, salue et bénis de tout ce que Tu peux, notre Maître et Majesté Mohammed, ainsi que sa Famille, ses Compagnons, sa Descendances et leurs successeurs jusqu’au Jour de la Résurrection.
Allahumma, par bienveillance répand des nuages de satisfaction et de miséricorde sur nos Maîtres en Allah, sur nos frères en Allah et tous ceux qui se tiennent effectivement à la porte d’Allah.
Seigneur, pardonne les erreurs que nous avons commises, permets que notre bonne présomption de Toi, sois notre intercesseur et laisse apparaître notre bonne intention car nous n’avons voulu en cela que Ta Face et l’espoir d’une récompense dans l’Au-delà.




René Guénon - La Prière et l’Incantation





La Gnose, janvier 1911, article signé Palingenius
Publication posthume dans Recueil



Dans une précédente étude2, nous avons dit que les religions ne sont que des déviations de la Religion primordiale, des déformations de la Doctrine traditionnelle, et que, par le mélange à celle-ci de considérations d’ordre moral et social, elles ont établi une déplorable confusion entre le domaine métaphysique et le domaine sentimental, et finalement donné à celui-ci la prépondérance, tout en conservant des prétentions doctrinales que rien ne justifie plus. Comme le sentiment est chose essentiellement relative et individuelle3, il en résulte que les religions sont des particularisations de la Doctrine, par rapport à laquelle elles constituent des hérésies à divers degrés, puisqu’elles s’écartent toutes plus ou moins de l’Universalisme (on pourrait dire du Catholicisme, si ce mot avait conservé son sens étymologique, au lieu de prendre, lui aussi, la signification spéciale qu’on lui connaît).

 Nous disons des hérésies à divers degrés, car on peut être hérétique de bien des façons et pour des raisons multiples ; mais, toujours, les opinions hétérodoxes procèdent d’une tendance de plus en plus accentuée au particularisme, à l’individualisme4, substituant la diversité des croyances illusoires à l’unité de la certitude fondée sur la Connaissance métaphysique, seule admise par l’orthodoxie.


[1] La Gnose, janv. 1911, signé Tau Palingénius. Un article au titre identique mais avec un contenu différent fut publié dans Études Traditionnelles, nº de janv. 1936, puis repris dans Aperçus sur l’Initiation, ch. XXIV. [N.d.É.]

[2] La Religion et les religions, in La Gnose, 1re année, n° 10 [ainsi que dans ce Recueil].

[3] Voir L’erreur métaphysique des religions à forme sentimentale, par Matgioi, in La Gnose, 1re année, n° 9.

[4] Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici de l’individualisme qu’au point de vue doctrinal, et nullement au point de vue social ; les deux domaines doivent, comme toujours, rester profondément séparés.


Pour cette dernière, l’infaillibilité n’appartient qu’à la seule Doctrine, universelle et impersonnelle, qui ne s’incarne jamais dans un homme, et n’est représentée que par de purs symboles ; elle ne peut à aucun titre être attribuée à des individus, et les hommes n’y participent qu’en tant qu’ils parlent au nom de la Doctrine ; mais les religions, méconnaissant celle-ci, ont prétendu revêtir une individualité du caractère infaillible, puis, après avoir confondu l’Autorité spirituelle avec le Pouvoir matériel, elles ont été jusqu’à accorder la première à tous les hommes indistinctement et au même degré1. En même temps, les Livres sacrés ont été traduits dans les langues vulgaires, et ces traductions, devenant d’autant plus fausses qu’elles s’éloignent davantage du texte primitif, aboutissent, par l’anthropomorphisme (conception tout individualiste), au matérialisme et à la négation de l’ésotérisme, c’est-à-dire de la vraie Religion.

Mais le caractère le plus important peut-être, celui que l’on découvre à l’origine et au fond de toutes les religions, c’est le sentimentalisme, dont l’exagération constitue ce qu’on appelle habituellement le mysticisme ; c’est pourquoi on ne saurait trop protester contre cette tendance, aussi dangereuse, quoique d’une autre façon, que la mentalité des critiques et des exégètes modernes (laquelle résulte de la défiguration profane des Écritures traditionnelles, dont on n’a plus laissé subsister que la lettre matérielle et grossière). C’est le sentimentalisme que nous trouvons, en particulier, joint d’ailleurs à l’anthropomorphisme dont il ne se sépare guère, comme point de départ de la prière telle qu’elle est comprise dans les religions exotériques : sans doute, il est tout naturel que les hommes cherchent à obtenir, s’il est possible, certaines faveurs individuelles, tant matérielles que morales ; mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est que, au lieu de s’adresser pour cela à des institutions sociales, ils aillent demander ces faveurs à des entités extra-terrestres.

Ceci nécessite quelques explications, et nous devons surtout, sur ce point, établir une distinction très nette entre la prière et ce que nous appellerons l’incantation, employant ce terme à défaut d’un autre plus précis, et nous réservant de le définir exactement plus loin. Nous devons exposer d’abord de quelle façon il nous est possible de comprendre la prière, et dans quelles conditions elle peut être admise par l’orthodoxie.


[1] Ainsi, l’anarchie, alors même qu’elle se présente comme une réaction contre l’absolutisme, n’est pourtant, au point de vue intellectuel, qu’un produit des mêmes erreurs poussées jusqu’à leurs conséquences extrêmes ; on pourrait en dire autant du matérialisme envisagé par rapport au mysticisme, auquel il prétend s’opposer, tandis qu’en réalité il n’en est souvent qu’une simple transposition.


Considérons une collectivité quelconque, soit religieuse, soit simplement sociale : chaque membre de cette collectivité lui est lié dans une certaine mesure, déterminée par l’étendue de la sphère d’action de la collectivité, et, dans cette même mesure, il doit logiquement participer en retour à certains avantages, entièrement matériels dans quelques cas (tels que celui des nations actuelles, et des associations basées sur la solidarité pure et simple), mais qui peuvent aussi, dans d’autres cas, se rapporter à des modalités non matérielles de l’individu (consolations ou autres faveurs d’ordre sentimental, et même quelquefois d’un ordre plus élevé, comme nous le verrons par la suite), ou, tout en étant matériels, s’obtenir par des moyens en apparence immatériels (l’obtention d’une guérison par la prière est un exemple de ce dernier cas). Nous parlons des modalités de l’individu seulement, car ces avantages ne peuvent jamais dépasser le domaine individuel, le seul qu’atteignent les collectivités, quel que soit leur caractère, qui ne se consacrent pas exclusivement à l’enseignement de la Doctrine pure, et qui se préoccupent des contingences et des applications spéciales présentant un intérêt pratique à un point de vue quelconque.

On peut donc regarder chaque collectivité comme disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du mot, d’une force constituée par les apports de tous ses membres passés et présents, et qui, par conséquent, est d’autant plus considérable que la collectivité est plus ancienne et se compose d’un plus grand nombre de membres. Chacun de ceux-ci pourra, lorsqu’il en aura besoin, utiliser à son profit une partie de cette force, et il lui suffira pour cela de mettre son individualité en harmonie avec l’ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat qu’il obtiendra en observant les rites, c’est-à-dire les règles établies par celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présenter. Donc, si l’individu formule alors une demande, il l’adressera à l’esprit de la collectivité, qu’on peut appeler, si l’on veut, son dieu ou son entité suprême, mais à la condition de ne pas regarder ces mots comme désignant un être qui existerait indépendamment et en dehors de la collectivité elle-même.

Parfois, la force dont nous venons de parler peut se concentrer en un lieu et sur un symbole déterminés, et y produire des manifestations sensibles, comme celles que rapporte la Bible hébraïque au sujet du Temple de Jérusalem et de l’Arche d’Alliance, qui jouèrent ce rôle pour le peuple d’Israël. C’est aussi cette force qui, à des époques plus récentes, et de nos jours encore, est la cause des prétendus miracles des religions, car ce sont là des faits qu’il est ridicule de chercher à nier contre toute évidence, comme beaucoup le font, alors qu’il est facile de les expliquer d’une façon toute naturelle, par l’action de cette force collective1. Ajoutons que l’on peut créer des circonstances particulièrement favorables à cette action, que provoqueront, pour ainsi dire à leur gré, ceux qui sont les dispensateurs de cette force, s’ils en connaissent les lois et s’ils savent la manier, de la même façon que le physicien ou le chimiste manient d’autres forces, en se conformant aux lois respectives de chacune d’elles. Il importe de remarquer qu’il ne s’agit ici que de phénomènes purement physiques, perceptibles par un ou plusieurs des cinq sens ordinaires ; de tels phénomènes sont d’ailleurs les seuls qui puissent être constatés par la masse du peuple ou des croyants, dont la compréhension ne s’étend pas au-delà des limites de l’individualité corporelle.

Les avantages obtenus par la prière et la pratique des rites d’une collectivité sociale ou religieuse (rites n’ayant aucun caractère initiatique) sont essentiellement relatifs, mais ne sont nullement négligeables pour l’individu ; celui-ci aurait donc tort de s’en priver volontairement, s’il appartient à quelque groupement capable de les lui procurer. Ainsi, il n’est nullement blâmable, même pour celui qui est autre chose qu’un simple croyant, de se conformer, dans un but intéressé (puisque individuel), et en dehors de toute considération doctrinale, aux prescriptions d’une religion quelconque, pourvu qu’il ne leur attribue que leur juste importance. Dans ces conditions, la prière, adressée à l’entité collective, est parfaitement licite, même au regard de la plus rigoureuse orthodoxie ; mais elle ne l’est plus lorsque, comme c’est le cas le plus fréquent, celui qui prie croit s’adresser à un être extérieur et possédant une existence indépendante, car la prière devient alors un acte de superstition.

*

*   *

Les indications qui précèdent feront mieux comprendre ce que nous dirons maintenant au sujet de l’incantation ; mais, tout d’abord, nous devons faire remarquer que ce que nous appelons ainsi n’a rien de commun avec les pratiques magiques auxquelles on donne parfois le même nom, car ce qui constitue en réalité un acte magique, c’est, dans les conditions que nous avons dites, la prière ou l’accomplissement d’autres rites équivalents.


[1] Il est bien entendu que les faits dits miraculeux ne peuvent en aucune façon être contraires aux lois naturelles ; la définition ordinaire du miracle, impliquant cette contradiction, est une absurdité.


L’incantation dont nous parlons, au contraire, n’est point une demande, et ne suppose l’existence d’aucune chose extérieure, parce que l’extériorité ne peut se comprendre que par rapport à l’individu ; elle est une aspiration de l’être vers l’Universel, dans le but d’obtenir ce que nous pourrions appeler, dans un langage quelque peu théologique, une grâce spirituelle, c’est-à-dire une illumination intérieure, qui sera plus ou moins complète suivant les cas. Si nous employons ce terme d’incantation, c’est parce qu’il est celui qui traduit le moins improprement l’idée exprimée par le mot sanscrit mantra, qui n’a pas d’équivalent exact dans les langues occidentales. Par contre, il n’y a en sanscrit, non plus que dans la plupart des autres langues orientales, aucun mot répondant à l’idée de prière, et cela est facile à comprendre, puisque, là où les religions n’existent pas, l’obtention des avantages individuels, même à l’aide de certains rites appropriés, ne relève que des institutions sociales.

L’incantation, que nous avons définie comme tout intérieure en principe, peut cependant, dans un grand nombre de cas, être exprimée extérieurement par des paroles ou des gestes, constituant certains rites initiatiques, et que l’on doit considérer comme déterminant des vibrations qui ont une répercussion à travers un domaine plus ou moins étendu dans la série indéfinie des états de l’être. Le résultat obtenu peut, comme nous l’avons déjà dit, être plus ou moins complet ; mais le but final à atteindre est la réalisation en soi de l’Homme Universel, par la communion parfaite de la totalité des états de l’être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l’ampleur et de l’exaltation1.


[1] Cette phrase contient l’expression de la signification ésotérique du signe de la croix, symbole de ce double épanouissement de l’être, horizontalement, dans l’ampleur ou l’extension de l’individualité intégrale (développement indéfini d’une possibilité particulière, qui n’est pas limitée à la partie corporelle de l’individualité), et verticalement, dans la hiérarchie indéfinie des états multiples (correspondant à l’indéfinité des possibilités particulières comprises dans l’Homme Universel). – Ceci montre en même temps comment doit être comprise dans son principe la Communion, qui est un rite éminemment initiatique, et dont la figuration symbolique elle-même n’a pu perdre ce caractère que par suite d’une regrettable confusion qu’ont commise les religions exotériques, et qui constitue à proprement parler une profanation.


Ceci nous amène à établir une autre distinction, en considérant les divers degrés auxquels on peut parvenir suivant l’étendue du résultat obtenu en tendant vers ce but, et que l’on pourrait considérer en quelque sorte comme autant de degrés initiatiques. Et tout d’abord, au bas et en dehors de cette hiérarchie, il faut mettre la foule des profanes, c’est-à-dire de tous ceux qui, comme les simples croyants des religions, ne peuvent obtenir de résultats que par rapport à leur individualité corporelle, et dans ces limites de cette portion d’individualité, puisque leur conscience ne va ni plus loin ni plus haut que le domaine renfermé dans des limites restreintes. Pourtant, parmi les croyants, il en est, en petit nombre d’ailleurs, qui acquièrent quelque chose de plus (et c’est là le cas de quelques mystiques, que l’on pourrait considérer comme plus intellectuels que les autres) : sans sortir de leur individualité corporelle, ils perçoivent indirectement certaines réalités d’ordre supérieur, non pas telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais traduites symboliquement et sous forme sensible. Ce sont encore là des phénomènes (c’est-à-dire des apparences, relatives et illusoires en tant que formelles), mais des phénomènes hyperphysiques, qui ne sont pas constatables pour tous, et qui entraînent parfois chez ceux qui les perçoivent quelques certitudes, toujours incomplètes, mais pourtant supérieures à la croyance pure et simple à laquelle elles se substituent. Ce résultat, que l’on peut appeler une initiation symbolique au sens propre du terme (pour la distinguer de l’initiation réelle et effective dont nous allons parler), s’obtient passivement, c’est-à-dire sans intervention de la volonté, et par les moyens ordinaires qu’indiquent les religions, en particulier par la prière et l’accomplissement des œuvres prescrites1.

À un degré plus élevé se placent ceux qui, ayant étendu leur conscience jusqu’aux limites extrêmes de l’individualité intégrale, arrivent à percevoir directement les états supérieurs de leur être, mais sans y participer effectivement ; c’est là une initiation réelle, mais encore toute théorique, puisqu’elle n’aboutit pas à la possession de ces états supérieurs. Elle produit des certitudes plus complètes et plus développées que la précédente, car elle n’appartient plus au domaine phénoménique ; mais, ici encore, ces certitudes ne sont reçues qu’au gré des circonstances, et non par un effet de la volonté consciente de celui qui les acquiert .


[1] En sanscrit, on donne le nom de Bhakti-Yoga à une forme inférieure et incomplète de Yoga, qui se réalise, soit par les œuvres (karma), soit par tout autre moyen d’acquérir des mérites, c’est-à-dire de réaliser un développement individuel. Bien que ne pouvant dépasser le domaine de l’individualité, cette réalisation est quelque chose de plus que celle dont nous venons de parler, car elle s’étend à l’individualité intégrale, et non plus seulement à l’individualité corporelle ; mais elle ne peut jamais être équivalente à la communion totale dans l’Universel, qui est la Râdja-Yoga.


Celui-ci peut donc être comparé à un homme qui ne connaît la lumière que par les rayons qui parviennent jusqu’à lui (dans le cas précédent, il ne la connaissait que par des reflets, ou des ombres projetées dans le champ de sa conscience individuelle restreinte, comme les prisonniers de la caverne symbolique de Platon), tandis que, pour connaître parfaitement la lumière dans sa « réalité intime », il faut remonter jusqu’à sa source, et s’identifier avec cette source même.

Ce dernier cas est celui qui correspond à la plénitude de l’initiation réelle et effective, c’est-à-dire à la prise de possession consciente et volontaire de la totalité des états de l’être, selon les deux sens que nous avons indiqués. C’est là le résultat complet et final de l’incantation, bien différent, comme l’on voit, de tous ceux que les mystiques peuvent atteindre par la prière, car il n’est pas autre chose que la compréhension et la certitude parfaites, impliquant la connaissance métaphysique intégrale. Le Yogi véritable est celui qui est parvenu à ce degré suprême, et qui a ainsi réalisé dans son être la totale possibilité de l’Homme Universel.



vendredi 7 mars 2014

René Guénon - L’Ésotérisme du Graal





Les Cahiers du Sud, novembre 1951, article signé René Guénon

Publication posthume dans Recueil

Quand nous parlons de l’ésotérisme du Graal, nous n’entendons pas seulement par là que, comme tout symbole véritablement traditionnel, il présente un côté ésotérique, c’est-à-dire qu’à son sens extérieur et généralement connu se superpose un autre sens d’un ordre plus profond, qui n’est accessible qu’à ceux qui sont parvenus à un certain degré de compréhension. En réalité, le symbole du Graal, avec tout ce qui s’y rapporte, est de ceux dont la nature même est essentiellement ésotérique et initiatique ; c’est là ce qui explique bien des particularités qui autrement apparaîtraient comme des énigmes insolubles, et la diffusion extérieure qu’a eue la légende du Graal, à une certaine époque et dans certaines circonstances, ne saurait rien changer à ce caractère. Ceci demande quelques explications ; mais, tout d’abord, nous devons faire remarquer que cette diffusion se situe tout entière dans une période très brève, qui ne dépasse sans doute guère un demi-siècle ; il semble donc qu’il se soit agi là d’une manifestation soudaine de quelque chose que nous ne chercherons pas à définir d’une façon précise, et qui serait ensuite rentré non moins subitement dans l’ombre ; quelles qu’aient pu en être les raisons, il y a là un problème historique dont nous nous étonnons qu’on paraisse n’avoir jamais songé à l’examiner avec l’attention qu’il mériterait.

Les conditions dans lesquelles cette manifestation s’est produite appellent quelques observations importantes ; en effet, les romans du Graal semblent, à première vue, contenir des éléments assez mêlés, et certains, sans aller pourtant jusqu’à nier l’existence d’une signification d’ordre spirituel, ont cru pouvoir parler à cet égard d’« inventions de poètes ». À vrai dire, ces inventions, quand elles se rencontrent dans des choses de cet ordre, loin de porter sur l’essentiel, ne font que le dissimuler, volontairement ou non, sous les apparences trompeuses d’une « fiction » quelconque ; et parfois elles ne le dissimulent même que trop bien, car, lorsqu’elles se font trop envahissantes, il finit par devenir presque impossible de découvrir le sens profond et originel.


[1] Les Cahiers du Sud, numéro spécial Lumière du Graal, 1951. [N.d.É.]


Ce danger est surtout à craindre lorsque le poète lui-même n’a pas conscience de la valeur réelle des symboles, car il est évident que ce cas peut se présenter ; l’apologue de « l’âne portant des reliques » s’applique ici comme en bien d’autres choses ; et le poète, alors, pourra transmettre à son insu des données initiatiques dont la véritable nature lui échappe. La question se pose ici tout particulièrement : les auteurs des romans du Graal furent-ils dans ce cas, ou, au contraire, furent-ils conscients, à un degré ou à un autre, du sens profond de ce qu’ils exprimaient ? Il n’est certes pas facile d’y répondre avec certitude, car les apparences peuvent faire illusion : en présence d’un mélange d’éléments insignifiants ou incohérents, on est tenté de penser que l’auteur ne savait pas de quoi il parlait ; pourtant, il n’en est pas forcément ainsi, car il est arrivé souvent que les obscurités et même les contradictions soient parfaitement voulues, et que les détails inutiles aient expressément pour but d’égarer l’attention des profanes, de la même façon qu’un symbole peut être dissimulé intentionnellement dans un motif d’ornementation plus ou moins compliqué ; au moyen âge surtout, les exemples de ce genre abondent, ne serait-ce que chez Dante et les « Fidèles d’Amour ». Le fait que le sens supérieur transparaît moins chez Chrétien de Troyes, par exemple, que chez Robert de Boron ne prouve donc pas nécessairement que le premier en ait été moins conscient que le second ; encore moins faudrait-il en conclure que ce sens soit absent de ses écrits, ce qui serait une erreur comparable à celle qui consiste à attribuer aux anciens alchimistes des préoccupations d’ordre uniquement matériel, pour la seule raison qu’ils n’ont pas jugé à propos d’écrire en toutes lettres que leur science était en réalité de nature spirituelle. Au surplus, la question de l’« initiation » des auteurs des romans a peut-être moins d’importance qu’on pourrait le croire au premier abord, puisque, de toute façon, elle ne change rien aux apparences sous lesquelles le sujet est présenté ; dès lors qu’il s’agit d’une « extériorisation » de données ésotériques, mais qui d’ailleurs ne saurait aucunement être une « vulgarisation », il est facile de comprendre qu’il doive en être ainsi. Nous irons plus loin : un profane peut même fort bien, pour une telle « extériorisation », avoir servi de porte-parole à une organisation initiatique, qui l’aura choisi à cet effet simplement pour ses qualités de poète ou d’écrivain, ou pour toute autre raison contingente. Dante écrivait en parfaite connaissance de cause ; Chrétien de Troyes, Robert de Boron même et bien d’autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu’ils exprimaient et peut-être même certains d’entre eux ne le furent-ils pas du tout ; mais peu importe au fond, car, s’il y avait derrière eux une organisation initiatique, quelle qu’elle fût d’ailleurs, le danger d’une déformation due à leur incompréhension se trouvait par là même écarté, cette organisation pouvant les guider constamment sans même qu’ils s’en doutent, soit par certains de ses membres leur fournissant les éléments à mettre en œuvre, soit par des suggestions ou des influences d’un autre genre, plus subtiles et moins « tangibles », mais non moins réelles pour cela ni moins efficaces.
Ce n’est d’ailleurs là encore qu’un aspect de la question : du fait que la légende du Graal se présente sous une forme proprement chrétienne, et que cependant il s’y trouve des éléments d’une autre provenance et dont l’origine est manifestement antérieure au Christianisme, on a quelquefois voulu considérer ces éléments, comme « accidentels » en quelque sorte, comme étant venus s’ajouter à la légende « du dehors » et n’ayant qu’un caractère simplement « folklorique ». À cet égard, nous devons dire que la conception même du « folklore », telle qu’on l’entend le plus habituellement à notre époque, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des « créations populaires », produits spontanés de la masse du peuple ; il est évident que cette conception est étroitement liée à certains préjugés modernes, et nous ne reviendrons pas ici sur tout ce que nous en avons dit en d’autres occasions. En réalité, lorsqu’il s’agit, comme c’est presque toujours le cas, d’éléments traditionnels au vrai sens de ce mot, si déformés, amoindris ou fragmentaires qu’ils puissent être parfois, et de choses ayant une valeur symbolique réelle, bien que souvent déguisée sous une apparence plus ou moins « magique » ou « féerique », tout cela, bien loin d’être d’origine populaire, n’est même pas en définitive d’origine humaine, puisque la tradition se définit précisément, dans son essence même, par son caractère supra-humain. Ce qui peut être populaire, c’est uniquement le fait de la « survivance », quand ces éléments appartiennent à des formes traditionnelles disparues ; et, à cet égard, le terme de « folklore » prend un sens assez proche de celui de « paganisme », en ne tenant compte que de l’étymologie de ce dernier, et avec l’intention polémique et injurieuse en moins. Le peuple conserve ainsi, sans les comprendre, les débris de traditions anciennes, remontant même parfois à un passé si lointain qu’il serait impossible de le déterminer exactement, et qu’on se contente de rapporter, pour cette raison, au domaine obscur de la « préhistoire » ; il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective plus ou moins « subconsciente », dont le contenu est manifestement venu d’ailleurs. Ce qui peut sembler le plus étonnant, c’est que, lorsqu’on va au fond des choses, on constate que ce qui est ainsi conservé contient surtout, sous une forme plus ou moins voilée, une somme considérable de données d’ordre proprement ésotérique, c’est-à-dire précisément ce qu’il y a de moins populaire par nature. Il n’y a à ce fait qu’une explication plausible : lorsqu’une forme traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour ; c’est, en somme, le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure ; et, en même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela, mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre.

Cela dit, nous ne voyons pas pourquoi on attribuerait indistinctement au « folklore », sans plus ample examen, tous les éléments « préchrétiens », et plus particulièrement celtiques, qui se rencontrent dans la légende du Graal, car la distinction qu’il convient de faire à cet égard est celle des formes traditionnelles disparues et de celles qui sont actuellement vivantes, et, par conséquent, la question qui devrait se poser est celle de savoir si la tradition celtique avait réellement cessé de vivre lorsque se constitua la légende dont il s’agit. Cela est au moins contestable : d’une part, cette tradition peut s’être maintenue plus longtemps qu’on ne le croit d’ordinaire, avec une organisation plus ou moins cachée, et, d’autre part, cette légende elle-même, dans ses éléments essentiels, peut être beaucoup plus anciennes que ne le pensent les « critiques », non pas qu’il y ait eu forcément des textes aujourd’hui perdus, mais bien plutôt par une transmission orale qui peut avoir duré plusieurs siècles, ce qui est loin d’être un fait exceptionnel. Nous voyons là, pour notre part, la marque d’une « jonction » entre deux formes traditionnelles, l’une ancienne et l’autre nouvelle alors, la tradition celtique et la tradition chrétienne, jonction par laquelle ce qui devait être conservé de la première fut en quelque sorte incorporé à la seconde, en se modifiant sans doute jusqu’à un certain point, par adaptation et assimilation, mais non point en se transposant sur un autre plan comme le voudraient certains, car il y a des équivalences entre toutes les traditions régulières ; il y a donc là bien autre chose qu’une simple question de « sources », au sens où l’entendent les érudits. Il serait peut-être difficile de préciser exactement le lieu et la date où cette jonction s’est opérée, mais cela n’a qu’un intérêt secondaire et presque uniquement historique ; il est d’ailleurs facile de concevoir que ces choses sont de celles qui ne laissent pas de traces dans des « documents » écrits. Le point important pour nous, et qui ne nous paraît aucunement douteux, c’est que les origines de la légende du Graal doivent être rapportées à la transmission de certains éléments traditionnels, d’ordre plus proprement initiatique, du Druidisme au Christianisme ; cette transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien. L’existence de celui-ci au moyen âge est absolument certaine ; les preuves de tout genre en abondent pour qui sait les voir, et les dénégations dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent de partisans ou d’adversaires du Christianisme, ne prouvent rien contre ce fait. Il faut d’ailleurs bien remarquer que nous disons « ésotérisme chrétien », et non pas « Christianisme ésotérique » ; il ne s’agit point, en effet, d’une forme spéciale de Christianisme, il s’agit du côté « intérieur » de la tradition chrétienne, et il est facile de comprendre qu’il y a là plus qu’une simple nuance. En outre, lorsqu’il y a lieu de distinguer ainsi dans une forme traditionnelle deux faces, l’une exotérique et l’autre ésotérique, il doit être bien entendu qu’elles ne se rapportent pas au même domaine, si bien qu’il ne peut y avoir entre elles de conflit ou d’opposition d’aucune sorte ; en particulier, lorsque l’exotérisme revêt le caractère spécifiquement religieux, comme c’est ici le cas, l’ésotérisme correspondant, tout en y prenant nécessairement sa base et son support, n’a en lui-même rien à voir avec le domaine religieux et se situe dans un ordre totalement différent. Il résulte immédiatement de là que cet ésotérisme ne peut en aucun cas être représenté par des « Églises » ou des « sectes » quelconques, qui, par définition même, sont toujours religieuses, donc exotériques ; il est vrai que certaines « sectes » ont pu naître d’une confusion entre les deux domaines, et d’une « extériorisation » erronée de données ésotériques mal comprises et mal appliquées ; mais les organisations initiatiques véritables, se maintenant strictement sur leur terrain propre, demeurent forcément étrangères à de telles déviations, et leur « régularité » même les oblige à ne reconnaître que ce qui présente un caractère d’orthodoxie rigoureuse, fût-ce dans l’ordre exotérique. On est donc assuré par-là que ceux qui veulent rapporter à des « sectes » ce qui concerne l’ésotérisme ou l’initiation font fausse route et ne peuvent que s’égarer ; point n’est besoin d’examiner les choses de plus près pour écarter toute hypothèse de ce genre ; et, si l’on trouve dans quelques « sectes » des éléments qui paraissent être de nature ésotérique, il faut en conclure, non point qu’ils ont là leur origine, mais, tout au contraire, qu’ils y ont été détournés de leur véritable signification.
Dès lors qu’il en est ainsi, certaines difficultés apparentes auxquelles nous faisions allusion au début se trouvent aussitôt résolues, ou, pour mieux dire, on s’aperçoit qu’elles sont inexistantes : il n’y a point lieu, par exemple, de se demander quelle peut être la situation, par rapport à l’orthodoxie chrétienne entendue au sens ordinaire, d’une ligne de transmission en dehors de la « succession apostolique », comme celle dont il est question dans certaines versions de la légende du Graal ; s’il s’agit là d’une hiérarchie initiatique, la hiérarchie religieuse ou ecclésiastique ne saurait en aucune façon être affectée par son existence, qui ne la concerne pas, et que d’ailleurs elle n’a point à connaître « officiellement », si l’on peut dire, puisqu’elle-même n’a de compétence et n’exerce de juridiction légitime que dans le domaine exotérique. De même, lorsqu’il est question d’une formule secrète en relation avec certains rites, il y a une singulière naïveté à se demander si la perte ou l’omission de cette formule ne risque pas d’empêcher que la célébration de la messe puisse être regardée comme valable ; la messe, telle qu’elle est, est un rite religieux, et il s’agit là d’un rite initiatique, ce qu’indique suffisamment ce caractère secret ; chacun vaut dans son ordre, et, même si l’un et l’autre ont en commun un caractère « eucharistique », comme il en est aussi pour la cène rosicrucienne, cela ne change rien à cette distinction essentielle, pas plus que le fait qu’un même symbole peut être interprété à la fois aux deux points de vue exotérique et ésotérique n’empêche ceux-ci d’être profondément distincts et de se rapporter, comme nous l’avons déjà dit, à des domaines entièrement différents ; quelles que puissent être parfois les ressemblances extérieures, qui s’expliquent d’ailleurs par certaines correspondances réelles, la portée et le but des rites initiatiques sont tout autres que ceux des rites religieux.

Maintenant, que les écrits concernant la légende du Graal soient émanés, directement ou indirectement, d’une organisation initiatique, cela ne veut point dire qu’ils constituent un rituel d’initiation, comme quelques-uns l’ont supposé assez bizarrement ; et il est curieux de noter qu’on n’a jamais émis une semblable hypothèse, à notre connaissance du moins, pour des œuvres qui pourtant décrivent beaucoup plus manifestement un processus initiatique, comme la Divine Comédie ou le Roman de la Rose ; il est bien évident que tous les écrits qui présentent un caractère ésotérique ne sont pas pour cela des rituels. Dans le cas présent, cette supposition se heurte à un certain nombre d’invraisemblances : tel est, notamment, le fait que le prétendu récipiendaire aurait une question à poser, au lieu d’avoir au contraire à répondre aux questions de l’initiateur, ainsi qu’il en est généralement ; les divergences qui existent entre les différentes versions sont également incompatibles avec le caractère d’un rituel, qui a nécessairement une forme fixe et bien définie ; mais nous croyons peu utile d’insister davantage sur ce point. D’un autre côté, quand nous parlons d’organisations initiatiques, il doit être bien entendu qu’il ne faut aucunement, suivant une erreur très répandue et que nous avons eu souvent à relever, se les représenter comme étant plus ou moins ce qu’on appelle aujourd’hui des « sociétés », avec tout l’appareil de formalités extérieures que ce mot implique ; si quelques-unes d’entre elles, en Occident, en sont arrivées à prendre une telle forme, ce n’est là que l’effet d’une sorte de dégénérescence toute moderne. Là où nos contemporains ne trouvent rien qui ressemble à une « société », ils semblent trop souvent ne pas voir d’autre possibilité que celle d’une chose vague et indéterminée, n’ayant qu’une existence simplement « idéale », c’est-à-dire, en somme pour qui ne se paie pas de mots, purement imaginaire ; mais les réalités initiatiques n’ont rien de commun avec ces conceptions nébuleuses, et elles sont au contraire quelque chose de très « positif ». Ce qu’il importe de savoir avant tout, c’est qu’aucune initiation ne peut exister en dehors de toute organisation et de toute transmission régulière ; et précisément, si l’on veut savoir où se trouve véritablement ce qu’on a appelé parfois le « secret du Graal », il faut se reporter à la constitution des centres spirituels d’où émane toute initiation, car, sous le couvert des récits légendaires, c’est essentiellement de cela qu’il s’agit en réalité.
Nous avons exposé dans notre étude sur le Roi du Monde les considérations se rapportant à ce sujet, et nous ne pouvons guère faire ici plus que de les résumer ; mais il nous faut tout au moins indiquer ce qu’est le symbolisme du Graal en lui-même, en laissant de côté les détails secondaires de la légende, si significatifs qu’ils puissent être cependant. À cet égard, nous devons dire tout d’abord que, bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la tradition celtique et de la tradition chrétienne, parce que ce sont celles qui nous concernent directement quand il s’agit du Graal, le symbole de la coupe ou du vase est en réalité de ceux qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans toutes les traditions, et dont on peut dire qu’ils appartiennent véritablement au symbolisme universel. Il nous faut aussi préciser que, quoi que puissent en penser ceux qui s’en tiennent à un point de vue tout extérieur et exclusivement historique, cette communauté de symboles, entre les formes traditionnelles les plus diverses et les plus éloignées les unes des autres dans l’espace et le temps, n’est nullement due à des « emprunts » qui, dans bien des cas, seraient tout à fait impossibles ; la vérité est que ces symboles sont universels parce qu’ils appartiennent avant tout à la tradition primordiale dont toutes ces formes diverses sont dérivées directement ou indirectement. Les assimilations que certains « historiens des religions » ont envisagées au sujet du « vase sacré » sont donc tout à fait justifiées en elles-mêmes ; mais ce qui est à rejeter, ce sont, d’une part, leurs explications de la « migration des symboles » qui prétendent ne faire appel qu’à de simples contingences historiques, et aussi, d’autre part, les interprétations « naturalistes » qui ne sont dues qu’à l’incompréhension moderne du symbolisme et qui ne sauraient être valables pour aucune tradition sans exception. Il est particulièrement important ici d’appeler l’attention sur ce dernier point, parce que certains, acceptant sans discussion une telle interprétation pour le « vase d’abondance » des traditions antiques, celtique et autres, ont cru qu’il n’y avait là aucun rapport réel avec la signification « eucharistique » de la coupe dans le Christianisme, de sorte que le rapprochement établi entre l’un et l’autre dans la légende du Graal ne serait qu’un de ces éléments soi-disant « folkloriques » qu’ils considèrent comme surajoutés et dont ils méconnaissent entièrement le caractère et la portée ; au contraire, pour qui comprend bien le symbolisme, non seulement il n’y a là aucune différence radicale, mais même on peut dire que c’est exactement la même chose au fond. Dans tous les cas, ce dont il s’agit est toujours le récipient contenant la nourriture ou le breuvage d’immortalité, avec toutes les significations qui y sont impliquées, y compris celle qui l’assimile à la connaissance traditionnelle elle-même, en tant que celle-ci est le « pain descendu du Ciel », conformément à l’affirmation évangélique suivant laquelle « l’homme ne vit pas seulement de pain (terrestre), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », c’est-à-dire, d’une façon générale, qui émane d’une origine supra-humaine, et qui, de quelque forme extérieure qu’elle se revête, est toujours en définitive une expression ou une manifestation du Verbe divin. C’est d’ailleurs pourquoi le Graal n’est pas seulement une coupe, mais apparaît aussi quelquefois comme un livre, qui est proprement le « Livre de Vie », ou le prototype céleste de toutes les Écritures sacrées ; les deux aspects peuvent même se trouver réunis, car, dans certaines versions, le livre est remplacé par une inscription tracée sur la coupe par un ange ou par le Christ lui-même. Nous rappellerons aussi à ce propos le lapsit exillis de Wolfram d’Eschenbach, la pierre tombée du Ciel et sur laquelle apparaissaient en certaines circonstances des inscriptions d’origine pareillement « non humaine » ; mais nous ne pouvons insister outre mesure sur ces aspects moins généralement connus que celui où le Graal est représenté sous la forme d’une coupe. Nous ferons seulement remarquer, pour montrer que, malgré les apparences, ces différents aspects ne sont point contradictoires entre eux, que même lorsqu’il est une coupe, le Graal est aussi en même temps une pierre, et même une pierre tombée du Ciel, puisque, suivant la légende, il aurait été taillé par les anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette origine est particulièrement remarquable, car cette émeraude frontale s’identifie avec le « troisième œil » de la tradition hindoue, qui représente le « sens de l’éternité », ce qui nous ramène du reste à l’idée de la nourriture d’immortalité, car il est évident que l’immortalité véritable est essentiellement liée à la possession de ce « sens de l’éternité » ; et, comme celui-ci est donné par la connaissance effective de la vérité traditionnelle, on voit que tout ceci est parfaitement cohérent en réalité.

Il est dit aussi que le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car il ne put l’emporter avec lui lorsqu’il fut chassé de l’Éden ; avec la signification que nous venons d’indiquer, cela se comprend immédiatement. En effet, l’homme, écarté de son centre originel, se trouvait dès lors enfermé dans la sphère temporelle ; il ne pouvait plus, par conséquent, rejoindre le point unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. En d’autres termes, cette possession du « sens de l’éternité » dont nous venons de parler appartient proprement à ce que toutes les traditions nomment l’« état primordial », dont la restauration constitue le premier stade de la véritable initiation, étant la condition préalable de la conquête effective des états supra-humains, car la communication avec ceux-ci n’est possible qu’à partir du point central de l’état humain ; et il est bien entendu que ce que représente le Paradis terrestre n’est pas autre chose que le « Centre du Monde ». Ainsi, le Graal correspond en même temps à deux choses, une doctrine traditionnelle et un état spirituel, qui sont étroitement solidaires l’une de l’autre : celui qui possède intégralement la tradition primordiale, et qui est parvenu au degré de connaissance effective qu’implique essentiellement cette possession, est en effet, par là-même, réintégré dans la plénitude de l’« état primordial », ce qui revient à dire qu’il est désormais rétabli dans le « Centre du Monde ».
La coupe est d’ailleurs par elle-même un des symboles dont la signification est essentiellement « centrale », de même que la lance, qui accompagne le Graal et qui en est en quelque sorte complémentaire, est une des figurations traditionnelles de l’« Axe du Monde », qui, passant par le point central de chaque état, relie entre eux tous les états de l’être. Cette signification de la coupe résulte immédiatement de son assimilation symbolique avec le cœur ; il n’est pas sans intérêt de noter, à cet égard, que, dans les anciens hiéroglyphes égyptiens, le cœur lui-même était représenté par un vase ; d’autre part, le cœur et la coupe ont l’un et l’autre pour schéma géométrique le triangle dont la pointe est dirigée vers le bas, tel qu’il se rencontre notamment dans certains yantras de l’Inde. Pour ce qui est plus particulièrement du Graal, sous la forme spécifiquement chrétienne de la légende, sa connexion avec le cœur du Christ, dont il contient le sang, est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister davantage. Dans toutes les traditions, « Cœur du Monde » et « Centre du Monde » sont des expressions équivalentes ; il n’y a d’ailleurs là rien de contradictoire avec ce que nous avons dit plus haut au sujet du « troisième œil », car, en tant que le cœur est considéré comme le centre de l’être, c’est aussi en lui que réside réellement le « sens de l’éternité » ; mais nous ne pouvons naturellement songer à nous étendre ici sur la concordance de ces divers symboles, ni sur leur rapport avec certaines « localisations » correspondant à différents degrés ou états spirituels de l’être humain.
Il nous reste encore à parler quelque peu de la « queste du Graal », qui se rattache, elle aussi, à un symbolisme très général, car, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion à quelque chose qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu ou tout au moins caché, et que l’initiation doit faire retrouver ; ce « quelque chose » peut être représenté de façons très différentes suivant les cas, mais le sens en est toujours le même au fond. Lorsqu’il est dit que Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase, puis que d’autres le possédèrent après lui, on doit comprendre qu’il s’agit de l’établissement d’un centre spirituel destiné à remplacer le Paradis perdu, et qui était comme une image de celui-ci ; et alors cette possession du Graal représente la conservation intégrale de la tradition primordiale dans un tel centre spirituel. La perte du Graal, ou de quelqu’un de ses équivalents symboliques, c’est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte ; à vrai dire, d’ailleurs, cette tradition est plutôt cachée que perdue, ou du moins elle ne peut jamais être perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent d’être en relation directe avec le centre suprême. Quant à ce dernier, il garde toujours intact le dépôt de la tradition, et il n’est pas affecté par les changements qui surviennent dans le monde extérieur au cours du développement du cycle historique ; mais, de même que le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprême, qui en somme en est l’équivalent, peut, au cours d’une certaine période, n’être pas manifesté extérieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour l’ensemble de l’humanité, car elle n’est conservée que dans certains centres rigoureusement fermés, et la masse des hommes, bien qu’en recevant encore certains reflets par l’intermédiaire des formes traditionnelles particulières qui en sont dérivées, n’y participe plus d’une façon consciente et effective, contrairement à ce qui avait lieu dans l’état originel. La perte de la tradition peut, soit être entendue dans ce sens général, soit être rapportée à l’obscuration du centre spirituel secondaire qui régissait plus ou moins invisiblement les destinées de tel peuple particulier ou de telle civilisation déterminée ; il faut donc, chaque fois qu’on rencontre un symbolisme qui s’y rapporte, examiner s’il doit être interprété dans l’un ou l’autre de ces deux sens. D’ailleurs, il faut remarquer que la constitution même des centres secondaires, correspondant aux formes traditionnelles particulières quelles qu’elles soient, marque déjà un premier degré d’obscuration vis-à-vis de la tradition primordiale, puisque le centre suprême, dès lors, n’est plus en contact direct avec l’extérieur, et que le lien n’est maintenu qu’à travers les centres secondaires qui restent seuls connus ; c’est pourquoi il est souvent question de certaines choses « substituées », qui peuvent être des paroles ou des objets symboliques. D’autre part, si un centre secondaire vient à disparaître, on peut dire qu’il est en quelque sorte résorbé dans le centre suprême, dont il n’était qu’une émanation ; ici comme dans le cas de l’obscuration générale qui se produit conformément aux lois cycliques, il y a du reste des degrés à observer : il peut se faire qu’un tel centre deviendra seulement plus caché et plus fermé, et ce fait peut être représenté par le même symbolisme que sa disparition complète, tout éloignement de l’extérieur étant en même temps, et dans une mesure équivalente, un retour vers le Principe. Nous voulons ici faire allusion plus particulièrement au symbolisme de la disparition finale du Graal : que celui-ci ait été enlevé au Ciel, suivant certaines versions, ou qu’il ait été transporté dans le « Royaume du Prêtre Jean », suivant certaines autres, cela signifie exactement la même chose, bien que les « critiques » qui voient partout des contradictions ne puissent assurément guère s’en douter. Il s’agit toujours là de ce même retrait de l’extérieur vers l’intérieur, en raison de l’état du monde à une certaine époque, ou, pour parler plus exactement, de cette portion du monde qui est en rapport avec la forme traditionnelle considérée ; ce retrait ne s’applique d’ailleurs ici qu’au côté ésotérique de la tradition, le côté exotérique étant, dans un cas comme celui du Christianisme, demeuré sans aucun changement apparent ; mais c’est précisément par le côté ésotérique que sont établis et maintenus les liens effectifs avec le centre suprême, par là même que ces liens impliquent nécessairement la conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions, ce qui ne saurait être du ressort de l’exotérisme, dont l’horizon est toujours limité exclusivement à une forme particulière. Qu’un certain rapport avec le centre suprême subsiste cependant, mais en quelque sorte invisiblement et inconsciemment, tant que la forme traditionnelle considérée demeure vivante, cela doit être forcément malgré tout ; s’il en était autrement, en effet, cela reviendrait à dire que l’« esprit » s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste véritablement plus qu’un corps mort. Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus ; certes, en principe tout au moins, il est toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés » ; mais, en fait, ceux-là sont devenus toujours de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception ; et, depuis le temps où l’on dit que les véritables Rose-Croix se retirèrent en Asie, c’est-à-dire sans doute aussi, symboliquement, au « Royaume du Prêtre Jean », quelles possibilités de parvenir à l’initiation effective peuvent-ils encore trouver ouvertes devant eux dans le monde occidental ?


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