Les Cahiers du Sud, novembre 1951, article signé René
Guénon
Publication posthume dans Recueil
Quand nous parlons de l’ésotérisme du Graal, nous
n’entendons pas seulement par là que, comme tout symbole véritablement
traditionnel, il présente un côté ésotérique, c’est-à-dire qu’à son sens
extérieur et généralement connu se superpose un autre sens d’un ordre plus
profond, qui n’est accessible qu’à ceux qui sont parvenus à un certain degré de
compréhension. En réalité, le symbole du Graal, avec tout ce qui s’y rapporte,
est de ceux dont la nature même est essentiellement ésotérique et initiatique ;
c’est là ce qui explique bien des particularités qui autrement apparaîtraient
comme des énigmes insolubles, et la diffusion extérieure qu’a eue la légende du
Graal, à une certaine époque et dans certaines circonstances, ne saurait rien
changer à ce caractère. Ceci demande quelques explications ; mais, tout
d’abord, nous devons faire remarquer que cette diffusion se situe tout entière
dans une période très brève, qui ne dépasse sans doute guère un demi-siècle ;
il semble donc qu’il se soit agi là d’une manifestation soudaine de quelque
chose que nous ne chercherons pas à définir d’une façon précise, et qui serait
ensuite rentré non moins subitement dans l’ombre ; quelles qu’aient pu en être
les raisons, il y a là un problème historique dont nous nous étonnons qu’on
paraisse n’avoir jamais songé à l’examiner avec l’attention qu’il mériterait.
Les conditions dans lesquelles cette manifestation
s’est produite appellent quelques observations importantes ; en effet, les
romans du Graal semblent, à première vue, contenir des éléments assez mêlés, et
certains, sans aller pourtant jusqu’à nier l’existence d’une signification
d’ordre spirituel, ont cru pouvoir parler à cet égard d’« inventions de poètes
». À vrai dire, ces inventions, quand elles se rencontrent dans des choses de
cet ordre, loin de porter sur l’essentiel, ne font que le dissimuler,
volontairement ou non, sous les apparences trompeuses d’une « fiction »
quelconque ; et parfois elles ne le dissimulent même que trop bien, car,
lorsqu’elles se font trop envahissantes, il finit par devenir presque
impossible de découvrir le sens profond et originel.
[1] Les Cahiers du Sud, numéro spécial Lumière du
Graal, 1951. [N.d.É.]
Ce danger est surtout à craindre lorsque le poète
lui-même n’a pas conscience de la valeur réelle des symboles, car il est
évident que ce cas peut se présenter ; l’apologue de « l’âne portant des
reliques » s’applique ici comme en bien d’autres choses ; et le poète, alors,
pourra transmettre à son insu des données initiatiques dont la véritable nature
lui échappe. La question se pose ici tout particulièrement : les auteurs des
romans du Graal furent-ils dans ce cas, ou, au contraire, furent-ils
conscients, à un degré ou à un autre, du sens profond de ce qu’ils exprimaient
? Il n’est certes pas facile d’y répondre avec certitude, car les apparences
peuvent faire illusion : en présence d’un mélange d’éléments insignifiants ou
incohérents, on est tenté de penser que l’auteur ne savait pas de quoi il
parlait ; pourtant, il n’en est pas forcément ainsi, car il est arrivé souvent
que les obscurités et même les contradictions soient parfaitement voulues, et
que les détails inutiles aient expressément pour but d’égarer l’attention des
profanes, de la même façon qu’un symbole peut être dissimulé intentionnellement
dans un motif d’ornementation plus ou moins compliqué ; au moyen âge surtout,
les exemples de ce genre abondent, ne serait-ce que chez Dante et les « Fidèles d’Amour ». Le fait que le sens supérieur transparaît moins chez Chrétien de
Troyes, par exemple, que chez Robert de Boron ne prouve donc pas nécessairement
que le premier en ait été moins conscient que le second ; encore moins
faudrait-il en conclure que ce sens soit absent de ses écrits, ce qui serait
une erreur comparable à celle qui consiste à attribuer aux anciens alchimistes
des préoccupations d’ordre uniquement matériel, pour la seule raison qu’ils
n’ont pas jugé à propos d’écrire en toutes lettres que leur science était en
réalité de nature spirituelle. Au surplus, la question de l’« initiation » des
auteurs des romans a peut-être moins d’importance qu’on pourrait le croire au
premier abord, puisque, de toute façon, elle ne change rien aux apparences sous
lesquelles le sujet est présenté ; dès lors qu’il s’agit d’une «
extériorisation » de données ésotériques, mais qui d’ailleurs ne saurait
aucunement être une « vulgarisation », il est facile de comprendre qu’il doive
en être ainsi. Nous irons plus loin : un profane peut même fort bien, pour une
telle « extériorisation », avoir servi de porte-parole à une organisation
initiatique, qui l’aura choisi à cet effet simplement pour ses qualités de
poète ou d’écrivain, ou pour toute autre raison contingente. Dante écrivait en
parfaite connaissance de cause ; Chrétien de Troyes, Robert de Boron même et
bien d’autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu’ils exprimaient
et peut-être même certains d’entre eux ne le furent-ils pas du tout ; mais peu
importe au fond, car, s’il y avait derrière eux une organisation initiatique,
quelle qu’elle fût d’ailleurs, le danger d’une déformation due à leur
incompréhension se trouvait par là même écarté, cette organisation pouvant les
guider constamment sans même qu’ils s’en doutent, soit par certains de ses
membres leur fournissant les éléments à mettre en œuvre, soit par des
suggestions ou des influences d’un autre genre, plus subtiles et moins «
tangibles », mais non moins réelles pour cela ni moins efficaces.
Ce n’est d’ailleurs là encore qu’un aspect de la
question : du fait que la légende du Graal se présente sous une forme
proprement chrétienne, et que cependant il s’y trouve des éléments d’une autre
provenance et dont l’origine est manifestement antérieure au Christianisme, on
a quelquefois voulu considérer ces éléments, comme « accidentels » en quelque
sorte, comme étant venus s’ajouter à la légende « du dehors » et n’ayant qu’un
caractère simplement « folklorique ». À cet égard, nous devons dire que la
conception même du « folklore », telle qu’on l’entend le plus habituellement à
notre époque, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des «
créations populaires », produits spontanés de la masse du peuple ; il est
évident que cette conception est étroitement liée à certains préjugés modernes,
et nous ne reviendrons pas ici sur tout ce que nous en avons dit en d’autres
occasions. En réalité, lorsqu’il s’agit, comme c’est presque toujours le cas,
d’éléments traditionnels au vrai sens de ce mot, si déformés, amoindris ou
fragmentaires qu’ils puissent être parfois, et de choses ayant une valeur
symbolique réelle, bien que souvent déguisée sous une apparence plus ou moins «
magique » ou « féerique », tout cela, bien loin d’être d’origine populaire,
n’est même pas en définitive d’origine humaine, puisque la tradition se définit
précisément, dans son essence même, par son caractère supra-humain. Ce qui peut
être populaire, c’est uniquement le fait de la « survivance », quand ces
éléments appartiennent à des formes traditionnelles disparues ; et, à cet
égard, le terme de « folklore » prend un sens assez proche de celui de «
paganisme », en ne tenant compte que de l’étymologie de ce dernier, et avec
l’intention polémique et injurieuse en moins. Le peuple conserve ainsi, sans
les comprendre, les débris de traditions anciennes, remontant même parfois à un
passé si lointain qu’il serait impossible de le déterminer exactement, et qu’on
se contente de rapporter, pour cette raison, au domaine obscur de la «
préhistoire » ; il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective
plus ou moins « subconsciente », dont le contenu est manifestement venu
d’ailleurs. Ce qui peut sembler le plus étonnant, c’est que, lorsqu’on va au
fond des choses, on constate que ce qui est ainsi conservé contient surtout,
sous une forme plus ou moins voilée, une somme considérable de données d’ordre
proprement ésotérique, c’est-à-dire précisément ce qu’il y a de moins populaire
par nature. Il n’y a à ce fait qu’une explication plausible : lorsqu’une forme
traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants
peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous
venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour ; c’est, en somme,
le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure ; et, en
même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie
que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela,
mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux
qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre.
Cela dit, nous ne voyons pas pourquoi on attribuerait indistinctement
au « folklore », sans plus ample examen, tous les éléments « préchrétiens », et
plus particulièrement celtiques, qui se rencontrent dans la légende du Graal,
car la distinction qu’il convient de faire à cet égard est celle des formes
traditionnelles disparues et de celles qui sont actuellement vivantes, et, par
conséquent, la question qui devrait se poser est celle de savoir si la
tradition celtique avait réellement cessé de vivre lorsque se constitua la
légende dont il s’agit. Cela est au moins contestable : d’une part, cette
tradition peut s’être maintenue plus longtemps qu’on ne le croit d’ordinaire,
avec une organisation plus ou moins cachée, et, d’autre part, cette légende
elle-même, dans ses éléments essentiels, peut être beaucoup plus anciennes que
ne le pensent les « critiques », non pas qu’il y ait eu forcément des textes
aujourd’hui perdus, mais bien plutôt par une transmission orale qui peut avoir
duré plusieurs siècles, ce qui est loin d’être un fait exceptionnel. Nous
voyons là, pour notre part, la marque d’une « jonction » entre deux formes
traditionnelles, l’une ancienne et l’autre nouvelle alors, la tradition
celtique et la tradition chrétienne, jonction par laquelle ce qui devait être
conservé de la première fut en quelque sorte incorporé à la seconde, en se
modifiant sans doute jusqu’à un certain point, par adaptation et assimilation,
mais non point en se transposant sur un autre plan comme le voudraient
certains, car il y a des équivalences entre toutes les traditions régulières ;
il y a donc là bien autre chose qu’une simple question de « sources », au sens
où l’entendent les érudits. Il serait peut-être difficile de préciser
exactement le lieu et la date où cette jonction s’est opérée, mais cela n’a
qu’un intérêt secondaire et presque uniquement historique ; il est d’ailleurs
facile de concevoir que ces choses sont de celles qui ne laissent pas de traces
dans des « documents » écrits. Le point important pour nous, et qui ne nous
paraît aucunement douteux, c’est que les origines de la légende du Graal
doivent être rapportées à la transmission de certains éléments traditionnels,
d’ordre plus proprement initiatique, du Druidisme au Christianisme ; cette
transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs
les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme
chrétien. L’existence de celui-ci au moyen âge est absolument certaine ; les
preuves de tout genre en abondent pour qui sait les voir, et les dénégations
dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent de partisans ou
d’adversaires du Christianisme, ne prouvent rien contre ce fait. Il faut
d’ailleurs bien remarquer que nous disons « ésotérisme chrétien », et non pas «
Christianisme ésotérique » ; il ne s’agit point, en effet, d’une forme spéciale
de Christianisme, il s’agit du côté « intérieur » de la tradition chrétienne,
et il est facile de comprendre qu’il y a là plus qu’une simple nuance. En
outre, lorsqu’il y a lieu de distinguer ainsi dans une forme traditionnelle deux
faces, l’une exotérique et l’autre ésotérique, il doit être bien entendu
qu’elles ne se rapportent pas au même domaine, si bien qu’il ne peut y avoir
entre elles de conflit ou d’opposition d’aucune sorte ; en particulier, lorsque
l’exotérisme revêt le caractère spécifiquement religieux, comme c’est ici le
cas, l’ésotérisme correspondant, tout en y prenant nécessairement sa base et
son support, n’a en lui-même rien à voir avec le domaine religieux et se situe
dans un ordre totalement différent. Il résulte immédiatement de là que cet
ésotérisme ne peut en aucun cas être représenté par des « Églises » ou des «
sectes » quelconques, qui, par définition même, sont toujours religieuses, donc
exotériques ; il est vrai que certaines « sectes » ont pu naître d’une
confusion entre les deux domaines, et d’une « extériorisation » erronée de
données ésotériques mal comprises et mal appliquées ; mais les organisations
initiatiques véritables, se maintenant strictement sur leur terrain propre,
demeurent forcément étrangères à de telles déviations, et leur « régularité »
même les oblige à ne reconnaître que ce qui présente un caractère d’orthodoxie
rigoureuse, fût-ce dans l’ordre exotérique. On est donc assuré par-là que ceux
qui veulent rapporter à des « sectes » ce qui concerne l’ésotérisme ou
l’initiation font fausse route et ne peuvent que s’égarer ; point n’est besoin
d’examiner les choses de plus près pour écarter toute hypothèse de ce genre ;
et, si l’on trouve dans quelques « sectes » des éléments qui paraissent être de
nature ésotérique, il faut en conclure, non point qu’ils ont là leur origine,
mais, tout au contraire, qu’ils y ont été détournés de leur véritable
signification.
Dès lors qu’il en est ainsi, certaines difficultés
apparentes auxquelles nous faisions allusion au début se trouvent aussitôt
résolues, ou, pour mieux dire, on s’aperçoit qu’elles sont inexistantes : il
n’y a point lieu, par exemple, de se demander quelle peut être la situation,
par rapport à l’orthodoxie chrétienne entendue au sens ordinaire, d’une ligne
de transmission en dehors de la « succession apostolique », comme celle dont il
est question dans certaines versions de la légende du Graal ; s’il s’agit là
d’une hiérarchie initiatique, la hiérarchie religieuse ou ecclésiastique ne saurait
en aucune façon être affectée par son existence, qui ne la concerne pas, et que
d’ailleurs elle n’a point à connaître « officiellement », si l’on peut dire,
puisqu’elle-même n’a de compétence et n’exerce de juridiction légitime que dans
le domaine exotérique. De même, lorsqu’il est question d’une formule secrète en
relation avec certains rites, il y a une singulière naïveté à se demander si la
perte ou l’omission de cette formule ne risque pas d’empêcher que la
célébration de la messe puisse être regardée comme valable ; la messe, telle
qu’elle est, est un rite religieux, et il s’agit là d’un rite initiatique, ce
qu’indique suffisamment ce caractère secret ; chacun vaut dans son ordre, et,
même si l’un et l’autre ont en commun un caractère « eucharistique », comme il
en est aussi pour la cène rosicrucienne, cela ne change rien à cette
distinction essentielle, pas plus que le fait qu’un même symbole peut être
interprété à la fois aux deux points de vue exotérique et ésotérique n’empêche
ceux-ci d’être profondément distincts et de se rapporter, comme nous l’avons
déjà dit, à des domaines entièrement différents ; quelles que puissent être
parfois les ressemblances extérieures, qui s’expliquent d’ailleurs par
certaines correspondances réelles, la portée et le but des rites initiatiques
sont tout autres que ceux des rites religieux.
Maintenant, que les écrits concernant la légende du
Graal soient émanés, directement ou indirectement, d’une organisation
initiatique, cela ne veut point dire qu’ils constituent un rituel d’initiation,
comme quelques-uns l’ont supposé assez bizarrement ; et il est curieux de noter
qu’on n’a jamais émis une semblable hypothèse, à notre connaissance du moins,
pour des œuvres qui pourtant décrivent beaucoup plus manifestement un processus
initiatique, comme la Divine Comédie ou le Roman de la Rose ; il est bien
évident que tous les écrits qui présentent un caractère ésotérique ne sont pas
pour cela des rituels. Dans le cas présent, cette supposition se heurte à un
certain nombre d’invraisemblances : tel est, notamment, le fait que le prétendu
récipiendaire aurait une question à poser, au lieu d’avoir au contraire à
répondre aux questions de l’initiateur, ainsi qu’il en est généralement ; les
divergences qui existent entre les différentes versions sont également
incompatibles avec le caractère d’un rituel, qui a nécessairement une forme
fixe et bien définie ; mais nous croyons peu utile d’insister davantage sur ce
point. D’un autre côté, quand nous parlons d’organisations initiatiques, il
doit être bien entendu qu’il ne faut aucunement, suivant une erreur très
répandue et que nous avons eu souvent à relever, se les représenter comme étant
plus ou moins ce qu’on appelle aujourd’hui des « sociétés », avec tout
l’appareil de formalités extérieures que ce mot implique ; si quelques-unes
d’entre elles, en Occident, en sont arrivées à prendre une telle forme, ce
n’est là que l’effet d’une sorte de dégénérescence toute moderne. Là où nos
contemporains ne trouvent rien qui ressemble à une « société », ils semblent
trop souvent ne pas voir d’autre possibilité que celle d’une chose vague et
indéterminée, n’ayant qu’une existence simplement « idéale », c’est-à-dire, en
somme pour qui ne se paie pas de mots, purement imaginaire ; mais les réalités
initiatiques n’ont rien de commun avec ces conceptions nébuleuses, et elles
sont au contraire quelque chose de très « positif ». Ce qu’il importe de savoir
avant tout, c’est qu’aucune initiation ne peut exister en dehors de toute
organisation et de toute transmission régulière ; et précisément, si l’on veut
savoir où se trouve véritablement ce qu’on a appelé parfois le « secret du
Graal », il faut se reporter à la constitution des centres spirituels d’où
émane toute initiation, car, sous le couvert des récits légendaires, c’est
essentiellement de cela qu’il s’agit en réalité.
Nous avons exposé dans notre étude sur le Roi du Monde
les considérations se rapportant à ce sujet, et nous ne pouvons guère faire ici
plus que de les résumer ; mais il nous faut tout au moins indiquer ce qu’est le
symbolisme du Graal en lui-même, en laissant de côté les détails secondaires de
la légende, si significatifs qu’ils puissent être cependant. À cet égard, nous
devons dire tout d’abord que, bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la
tradition celtique et de la tradition chrétienne, parce que ce sont celles qui
nous concernent directement quand il s’agit du Graal, le symbole de la coupe ou
du vase est en réalité de ceux qui, sous une forme ou sous une autre, se
retrouvent dans toutes les traditions, et dont on peut dire qu’ils appartiennent
véritablement au symbolisme universel. Il nous faut aussi préciser que, quoi
que puissent en penser ceux qui s’en tiennent à un point de vue tout extérieur
et exclusivement historique, cette communauté de symboles, entre les formes
traditionnelles les plus diverses et les plus éloignées les unes des autres
dans l’espace et le temps, n’est nullement due à des « emprunts » qui, dans
bien des cas, seraient tout à fait impossibles ; la vérité est que ces symboles
sont universels parce qu’ils appartiennent avant tout à la tradition
primordiale dont toutes ces formes diverses sont dérivées directement ou
indirectement. Les assimilations que certains « historiens des religions » ont
envisagées au sujet du « vase sacré » sont donc tout à fait justifiées en elles-mêmes
; mais ce qui est à rejeter, ce sont, d’une part, leurs explications de la «
migration des symboles » qui prétendent ne faire appel qu’à de simples
contingences historiques, et aussi, d’autre part, les interprétations «
naturalistes » qui ne sont dues qu’à l’incompréhension moderne du symbolisme et
qui ne sauraient être valables pour aucune tradition sans exception. Il est
particulièrement important ici d’appeler l’attention sur ce dernier point,
parce que certains, acceptant sans discussion une telle interprétation pour le
« vase d’abondance » des traditions antiques, celtique et autres, ont cru qu’il
n’y avait là aucun rapport réel avec la signification « eucharistique » de la
coupe dans le Christianisme, de sorte que le rapprochement établi entre l’un et
l’autre dans la légende du Graal ne serait qu’un de ces éléments soi-disant «
folkloriques » qu’ils considèrent comme surajoutés et dont ils méconnaissent
entièrement le caractère et la portée ; au contraire, pour qui comprend bien le
symbolisme, non seulement il n’y a là aucune différence radicale, mais même on
peut dire que c’est exactement la même chose au fond. Dans tous les cas, ce
dont il s’agit est toujours le récipient contenant la nourriture ou le breuvage
d’immortalité, avec toutes les significations qui y sont impliquées, y compris
celle qui l’assimile à la connaissance traditionnelle elle-même, en tant que
celle-ci est le « pain descendu du Ciel », conformément à l’affirmation
évangélique suivant laquelle « l’homme ne vit pas seulement de pain
(terrestre), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »,
c’est-à-dire, d’une façon générale, qui émane d’une origine supra-humaine, et
qui, de quelque forme extérieure qu’elle se revête, est toujours en définitive
une expression ou une manifestation du Verbe divin. C’est d’ailleurs pourquoi
le Graal n’est pas seulement une coupe, mais apparaît aussi quelquefois comme
un livre, qui est proprement le « Livre de Vie », ou le prototype céleste de
toutes les Écritures sacrées ; les deux aspects peuvent même se trouver réunis,
car, dans certaines versions, le livre est remplacé par une inscription tracée
sur la coupe par un ange ou par le Christ lui-même. Nous rappellerons aussi à
ce propos le lapsit exillis de Wolfram d’Eschenbach, la pierre tombée du Ciel
et sur laquelle apparaissaient en certaines circonstances des inscriptions
d’origine pareillement « non humaine » ; mais nous ne pouvons insister outre
mesure sur ces aspects moins généralement connus que celui où le Graal est
représenté sous la forme d’une coupe. Nous ferons seulement remarquer, pour
montrer que, malgré les apparences, ces différents aspects ne sont point
contradictoires entre eux, que même lorsqu’il est une coupe, le Graal est aussi
en même temps une pierre, et même une pierre tombée du Ciel, puisque, suivant
la légende, il aurait été taillé par les anges dans une émeraude tombée du
front de Lucifer lors de sa chute. Cette origine est particulièrement
remarquable, car cette émeraude frontale s’identifie avec le « troisième œil »
de la tradition hindoue, qui représente le « sens de l’éternité », ce qui nous
ramène du reste à l’idée de la nourriture d’immortalité, car il est évident que
l’immortalité véritable est essentiellement liée à la possession de ce « sens
de l’éternité » ; et, comme celui-ci est donné par la connaissance effective de
la vérité traditionnelle, on voit que tout ceci est parfaitement cohérent en
réalité.
Il est dit aussi que le Graal fut confié à Adam dans le
Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car
il ne put l’emporter avec lui lorsqu’il fut chassé de l’Éden ; avec la
signification que nous venons d’indiquer, cela se comprend immédiatement. En
effet, l’homme, écarté de son centre originel, se trouvait dès lors enfermé dans
la sphère temporelle ; il ne pouvait plus, par conséquent, rejoindre le point
unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. En
d’autres termes, cette possession du « sens de l’éternité » dont nous venons de
parler appartient proprement à ce que toutes les traditions nomment l’« état
primordial », dont la restauration constitue le premier stade de la véritable
initiation, étant la condition préalable de la conquête effective des états
supra-humains, car la communication avec ceux-ci n’est possible qu’à partir du
point central de l’état humain ; et il est bien entendu que ce que représente
le Paradis terrestre n’est pas autre chose que le « Centre du Monde ». Ainsi,
le Graal correspond en même temps à deux choses, une doctrine traditionnelle et
un état spirituel, qui sont étroitement solidaires l’une de l’autre : celui qui
possède intégralement la tradition primordiale, et qui est parvenu au degré de
connaissance effective qu’implique essentiellement cette possession, est en
effet, par là-même, réintégré dans la plénitude de l’« état primordial », ce
qui revient à dire qu’il est désormais rétabli dans le « Centre du Monde ».
La coupe est d’ailleurs par elle-même un des symboles
dont la signification est essentiellement « centrale », de même que la lance,
qui accompagne le Graal et qui en est en quelque sorte complémentaire, est une
des figurations traditionnelles de l’« Axe du Monde », qui, passant par le
point central de chaque état, relie entre eux tous les états de l’être. Cette
signification de la coupe résulte immédiatement de son assimilation symbolique
avec le cœur ; il n’est pas sans intérêt de noter, à cet égard, que, dans les
anciens hiéroglyphes égyptiens, le cœur lui-même était représenté par un vase ;
d’autre part, le cœur et la coupe ont l’un et l’autre pour schéma géométrique
le triangle dont la pointe est dirigée vers le bas, tel qu’il se rencontre
notamment dans certains yantras de l’Inde. Pour ce qui est plus
particulièrement du Graal, sous la forme spécifiquement chrétienne de la
légende, sa connexion avec le cœur du Christ, dont il contient le sang, est
trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister davantage. Dans toutes
les traditions, « Cœur du Monde » et « Centre du Monde » sont des expressions
équivalentes ; il n’y a d’ailleurs là rien de contradictoire avec ce que nous
avons dit plus haut au sujet du « troisième œil », car, en tant que le cœur est
considéré comme le centre de l’être, c’est aussi en lui que réside réellement
le « sens de l’éternité » ; mais nous ne pouvons naturellement songer à nous
étendre ici sur la concordance de ces divers symboles, ni sur leur rapport avec
certaines « localisations » correspondant à différents degrés ou états
spirituels de l’être humain.
Il nous reste encore à parler quelque peu de la «
queste du Graal », qui se rattache, elle aussi, à un symbolisme très général,
car, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion à quelque chose
qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu ou tout au moins caché,
et que l’initiation doit faire retrouver ; ce « quelque chose » peut être
représenté de façons très différentes suivant les cas, mais le sens en est
toujours le même au fond. Lorsqu’il est dit que Seth obtint de rentrer dans le
Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase, puis que d’autres le
possédèrent après lui, on doit comprendre qu’il s’agit de l’établissement d’un
centre spirituel destiné à remplacer le Paradis perdu, et qui était comme une
image de celui-ci ; et alors cette possession du Graal représente la
conservation intégrale de la tradition primordiale dans un tel centre
spirituel. La perte du Graal, ou de quelqu’un de ses équivalents symboliques,
c’est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte ; à vrai
dire, d’ailleurs, cette tradition est plutôt cachée que perdue, ou du moins
elle ne peut jamais être perdue que pour certains centres secondaires, lorsque
ceux-ci cessent d’être en relation directe avec le centre suprême. Quant à ce
dernier, il garde toujours intact le dépôt de la tradition, et il n’est pas
affecté par les changements qui surviennent dans le monde extérieur au cours du
développement du cycle historique ; mais, de même que le Paradis terrestre est
devenu inaccessible, le centre suprême, qui en somme en est l’équivalent, peut,
au cours d’une certaine période, n’être pas manifesté extérieurement, et alors
on peut dire que la tradition est perdue pour l’ensemble de l’humanité, car
elle n’est conservée que dans certains centres rigoureusement fermés, et la
masse des hommes, bien qu’en recevant encore certains reflets par
l’intermédiaire des formes traditionnelles particulières qui en sont dérivées,
n’y participe plus d’une façon consciente et effective, contrairement à ce qui
avait lieu dans l’état originel. La perte de la tradition peut, soit être
entendue dans ce sens général, soit être rapportée à l’obscuration du centre
spirituel secondaire qui régissait plus ou moins invisiblement les destinées de
tel peuple particulier ou de telle civilisation déterminée ; il faut donc,
chaque fois qu’on rencontre un symbolisme qui s’y rapporte, examiner s’il doit
être interprété dans l’un ou l’autre de ces deux sens. D’ailleurs, il faut
remarquer que la constitution même des centres secondaires, correspondant aux
formes traditionnelles particulières quelles qu’elles soient, marque déjà un
premier degré d’obscuration vis-à-vis de la tradition primordiale, puisque le
centre suprême, dès lors, n’est plus en contact direct avec l’extérieur, et que
le lien n’est maintenu qu’à travers les centres secondaires qui restent seuls
connus ; c’est pourquoi il est souvent question de certaines choses «
substituées », qui peuvent être des paroles ou des objets symboliques. D’autre
part, si un centre secondaire vient à disparaître, on peut dire qu’il est en
quelque sorte résorbé dans le centre suprême, dont il n’était qu’une émanation
; ici comme dans le cas de l’obscuration générale qui se produit conformément
aux lois cycliques, il y a du reste des degrés à observer : il peut se faire
qu’un tel centre deviendra seulement plus caché et plus fermé, et ce fait peut
être représenté par le même symbolisme que sa disparition complète, tout
éloignement de l’extérieur étant en même temps, et dans une mesure équivalente,
un retour vers le Principe. Nous voulons ici faire allusion plus
particulièrement au symbolisme de la disparition finale du Graal : que celui-ci
ait été enlevé au Ciel, suivant certaines versions, ou qu’il ait été transporté
dans le « Royaume du Prêtre Jean », suivant certaines autres, cela signifie
exactement la même chose, bien que les « critiques » qui voient partout des
contradictions ne puissent assurément guère s’en douter. Il s’agit toujours là
de ce même retrait de l’extérieur vers l’intérieur, en raison de l’état du
monde à une certaine époque, ou, pour parler plus exactement, de cette portion
du monde qui est en rapport avec la forme traditionnelle considérée ; ce
retrait ne s’applique d’ailleurs ici qu’au côté ésotérique de la tradition, le
côté exotérique étant, dans un cas comme celui du Christianisme, demeuré sans
aucun changement apparent ; mais c’est précisément par le côté ésotérique que
sont établis et maintenus les liens effectifs avec le centre suprême, par là
même que ces liens impliquent nécessairement la conscience de l’unité
essentielle de toutes les traditions, ce qui ne saurait être du ressort de
l’exotérisme, dont l’horizon est toujours limité exclusivement à une forme
particulière. Qu’un certain rapport avec le centre suprême subsiste cependant,
mais en quelque sorte invisiblement et inconsciemment, tant que la forme
traditionnelle considérée demeure vivante, cela doit être forcément malgré tout
; s’il en était autrement, en effet, cela reviendrait à dire que l’« esprit »
s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste véritablement plus qu’un corps
mort. Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est
pas dit que personne ne le vit plus ; certes, en principe tout au moins, il est
toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés » ; mais, en fait, ceux-là sont
devenus toujours de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une
infime exception ; et, depuis le temps où l’on dit que les véritables
Rose-Croix se retirèrent en Asie, c’est-à-dire sans doute aussi, symboliquement,
au « Royaume du Prêtre Jean », quelles possibilités de parvenir à l’initiation
effective peuvent-ils encore trouver ouvertes devant eux dans le monde
occidental ?
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