La Crise du Monde Moderne, René Guénon, éd. Gallimard
folio essais, 1994 chap.7
De tout ce qui précède, il nous semble résulter clairement déjà que les Orientaux ont pleinement raison lorsqu’ils reprochent à la civilisation occidentale moderne de n’être qu’une civilisation toute matérielle : c’est bien dans ce sens qu’elle s’est développée exclusivement, et, à quelque point de vue qu’on la considère, on se trouve toujours en présence des conséquences plus ou moins directes de cette matérialisation. Cependant, il nous faut encore compléter ce que nous avons dit sous ce rapport, et tout d’abord nous expliquer sur les différents sens dans lesquels peut être pris un mot comme celui de « matérialisme », car, si nous l’employons pour caractériser le monde contemporain, certains, qui ne se croient nullement « matérialistes » tout en ayant la prétention d’être très « modernes », ne manqueront pas de protester et de se persuader que c’est là une véritable calomnie ; une mise au point s’impose donc pour écarter par avance toutes les équivoques qui pourraient se produire à ce sujet.
Il est assez significatif que le mot même de «
matérialisme » ne date que du XVIIIe siècle ; il fut inventé par le philosophe
Berkeley, qui s’en servit pour désigner toute théorie qui admet l’existence
réelle de la matière ; il est à peine besoin de dire que ce n’est pas de cela
qu’il s’agit ici, où cette existence n’est nullement en cause. Un peu plus
tard, le même mot prit un sens plus restreint, celui qu’il a gardé depuis lors
: il caractérisa une conception suivant laquelle il n’existe rien d’autre que
la matière et ce qui en procède ; et il y a lieu de noter la nouveauté d’une
telle conception, le fait qu’elle soit essentiellement un produit de l’esprit
moderne, donc qu’elle correspond au moins à une partie des tendances qui sont
propres à celui-ci 1.
Mais c’est surtout dans une autre acception, beaucoup
plus large et cependant très nette, que nous entendons ici parler de «
matérialisme » : ce que ce mot représente alors, c’est tout un état d’esprit,
dont la conception que nous venons de définir n’est qu’une manifestation parmi
beaucoup d’autres, et qui est, en lui-même, indépendant de toute théorie
philosophique. Cet état d’esprit, c’est celui qui consiste à donner plus ou
moins consciemment la prépondérance aux choses de l’ordre matériel et aux
préoccupations qui s’y rapportent, que ces préoccupations gardent encore une
certaine apparence spéculative ou qu’elles soient purement pratiques ; et l’on
ne peut contester sérieusement que ce soit bien là la mentalité de l’immense
majorité de nos contemporains.
[1]
Il y eut, antérieurement au XVIIIe siècle, des théories « mécanistes », de l’atomisme
grec à la physique cartésienne ; mais il ne faut pas confondre « mécanisme » et
« matérialisme », en dépit de certaines affinités qui ont pu créer une sorte de
solidarité de fait entre l’un et l’autre depuis l’apparition du « matérialisme
» proprement dit.
Toute la science « profane » qui s’est développée au
cours des derniers siècles n’est que l’étude du monde sensible, elle y est
enfermée exclusivement, et ses méthodes ne sont applicables qu’à ce seul
domaine ; or ces méthodes sont proclamées « scientifiques » à l’exclusion de
toute autre, ce qui revient à nier toute science qui ne se rapporte pas aux
choses matérielles. Parmi ceux qui pensent ainsi, et même parmi ceux qui se
sont consacrés spécialement aux sciences dont il s’agit, il en est cependant
beaucoup qui refuseraient de se déclarer « matérialistes » et d’adhérer à la
théorie philosophique qui porte ce nom ; il en est même qui font volontiers une
profession de foi religieuse dont la sincérité n’est pas douteuse ; mais leur
attitude « scientifique » ne diffère pas sensiblement de celle des
matérialistes avérés. On a souvent discuté, au point de vue religieux, la
question de savoir si la science moderne devait être dénoncée comme athée ou
comme matérialiste, et, le plus souvent, on l’a fort mal posée ; il est bien
certain que cette science ne fait pas expressément profession d’athéisme ou de
matérialisme, qu’elle se borne à ignorer de parti pris certaines choses sans se
prononcer à leur égard par une négation formelle comme le font tels ou tels
philosophes ; on ne peut donc, en ce qui la concerne, parler que d’un
matérialisme de fait, de ce que nous appellerions volontiers un matérialisme
pratique ; mais le mal n’en est peut-être que plus grave, parce qu’il est plus
profond et plus étendu. Une attitude philosophique peut être quelque chose de
très superficiel, même chez les philosophes « professionnels » ; de plus, il y
a des esprits qui reculeraient devant la négation, mais qui s’accommodent d’une
complète indifférence ; et celle-ci est-ce qu’il y a de plus redoutable, car,
pour nier une chose, il faut encore y penser, si peu que ce soit, tandis qu’ici
on en arrive à ne plus y penser en aucune façon. Quand on voit une science
exclusivement matérielle se présenter comme la seule science possible, quand
les hommes sont habitués à admettre comme une vérité indiscutable qu’il ne peut
y avoir de connaissance valable en dehors de celle-là, quand toute l’éducation
qui leur est donnée tend à leur inculquer la superstition de cette science, ce
qui est proprement le « scientisme », comment ces hommes pourraient-ils ne pas
être pratiquement matérialistes, c’est-à-dire ne pas avoir toutes leurs
préoccupations tournées du côté de la matière ?
Pour les modernes, rien ne semble exister en dehors de
ce qui peut se voir et se toucher, ou du moins, même s’ils admettent
théoriquement qu’il peut exister quelque chose d’autre, ils s’empressent de le
déclarer, non seulement inconnu, mais « inconnaissable », ce qui les dispense
de s’en occuper. S’il en est pourtant qui cherchent à se faire quelque idée
d’un « autre monde », comme ils ne font pour cela appel qu’à l’imagination, ils
se le représentent sur le modèle du monde terrestre et y transportent toutes
les conditions d’existence qui sont propres à celui-ci, y compris l’espace et
le temps, voire même une sorte de « corporéité » ; nous avons montré ailleurs,
dans les conceptions spirites, des exemples particulièrement frappants de ce
genre de représentations grossièrement matérialisées ; mais, si c’est là un cas
extrême, où ce caractère est exagéré jusqu’à la caricature, ce serait une
erreur de croire que le spiritisme et les sectes qui lui sont plus ou moins
apparentées ont le monopole de ces sortes de choses. Du reste, d’une façon plus
générale, l’intervention de l’imagination dans les domaines où elle ne peut
rien donner, et qui devraient normalement lui être interdits, est un fait qui
montre fort nettement l’incapacité des Occidentaux modernes à s’élever
au-dessus du sensible ; beaucoup ne savent faire aucune différence entre «
concevoir » et « imaginer », et certains philosophes, tels que Kant, vont
jusqu’à déclarer « inconcevable » ou « impensable » tout ce qui n’est pas
susceptible de représentation. Aussi tout ce qu’on appelle « spiritualisme » ou
« idéalisme » n’est-il, le plus souvent, qu’une sorte de matérialisme transposé
; cela n’est pas vrai seulement de ce que nous avons désigné sous le nom de «
néo-spiritualisme », mais aussi du spiritualisme philosophique lui-même, qui se
considère pourtant comme l’opposé du matérialisme. A vrai dire, spiritualisme
et matérialisme, entendus au sens philosophique, ne peuvent se comprendre l’un
sans l’autre : ce sont simplement les deux moitiés du dualisme cartésien, dont
la séparation radicale a été transformée en une sorte d’antagonisme ; et,
depuis lors, toute la philosophie oscille entre ces deux termes sans pouvoir
les dépasser. Le spiritualisme, en dépit de son nom, n’a rien de commun avec la
spiritualité ; son débat avec le matérialisme ne peut que laisser parfaitement
indifférents ceux qui se placent à un point de vue supérieur, et qui voient que
ces contraires sont, au fond, bien près d’être de simples équivalents, dont la
prétendue opposition, sur beaucoup de points, se réduit à une vulgaire dispute
de mots.
Les modernes, en général, ne conçoivent pas d’autre
science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent,
c’est-à-dire encore, en somme, des choses matérielles, car c’est à celles-ci
seulement que peut s’appliquer le point de vue quantitatif ; et la prétention
de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science
moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire qu’il n’y a pas de science
proprement dite là où il n’est pas possible d’introduire la mesure, et qu’il
n’y a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations
quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette
tendance, qui n’a fait que s’accentuer depuis lors, en dépit de l’échec de la
physique cartésienne, car elle n’est pas liée à une théorie déterminée, mais à
une conception générale de la connaissance scientifique. On veut aujourd’hui
appliquer la mesure jusque dans le domaine psychologique, qui lui échappe
cependant par sa nature même ; on finit par ne plus comprendre que la possibilité
de la mesure ne repose que sur une propriété inhérente à la matière, et qui est
sa divisibilité indéfinie, à moins qu’on ne pense que cette propriété s’étend à
tout ce qui existe, ce qui revient à matérialiser toutes choses. C’est la
matière, nous l’avons déjà dit, qui est principe de division et multiplicité
pure ; la prédominance attribuée au point de vue de la quantité, et qui, comme
nous l’avons montré précédemment, se retrouve jusque dans le domaine social,
est donc bien du matérialisme au sens que nous indiquions plus haut,
quoiqu’elle ne soit pas nécessairement liée au matérialisme philosophique,
qu’elle a d’ailleurs précédé dans le développement des tendances de l’esprit
moderne. Nous n’insisterons pas sur ce qu’il y a d’illégitime à vouloir ramener
la qualité à la quantité, ni sur ce qu’ont d’insuffisant toutes les tentatives
d’explication qui se rattachent plus ou moins au type « mécaniste » ; ce n’est
pas là ce que nous nous proposons, et nous noterons seulement, à cet égard,
que, même dans l’ordre sensible, une science de ce genre n’a que fort peu de
rapport avec la réalité, dont la partie la plus considérable lui échappe
nécessairement.
A propos de « réalité », nous sommes amenés à
mentionner un autre fait, qui risque de passer inaperçu pour beaucoup, mais qui
est très digne de remarque comme signe de l’état d’esprit dont nous parlons :
c’est que ce nom, dans l’usage courant, est exclusivement réservé à la seule
réalité sensible. Comme le langage est l’expression de la mentalité d’un peuple
et d’une époque, il faut conclure de là que, pour ceux qui parlent ainsi, tout
ce qui ne tombe pas sous les sens est « irréel », c’est-à-dire illusoire ou
même tout à fait inexistant ; il se peut qu’ils n’en aient pas clairement
conscience, mais cette conviction négative n’en est pas moins au fond
d’eux-mêmes, et, s’ils affirment le contraire, on peut être sûr, bien qu’ils ne
s’en rendent pas compte, que cette affirmation ne répond chez eux qu’à quelque
chose de beaucoup plus extérieur, si même elle n’est purement verbale. Si l’on
est tenté de croire que nous exagérons, on n’aura qu’à chercher à voir par
exemple à quoi se réduisent les prétendues convictions religieuses de bien des
gens : quelques notions apprises par cœur, d’une façon toute scolaire et
machinale, qu’ils ne se sont nullement assimilés, auxquelles ils n’ont même
jamais réfléchi le moins du monde, mais qu’ils gardent dans leur mémoire et
qu’ils répètent à l’occasion parce qu’elles font partie d’un certain
formalisme, d’une attitude conventionnelle qui est tout ce qu’ils peuvent
comprendre sous le nom de religion. Nous avons déjà parlé plus haut de cette «
minimisation » de la religion, dont le « verbalisme » en question représente un
des derniers degrés ; c’est elle qui explique que de soi-disant « croyants »,
en fait de matérialisme pratique, ne le cèdent en rien aux « incroyants » ;
nous reviendrons encore là-dessus, mais, auparavant, il nous faut en finir avec
les considérations qui concernent le caractère matérialiste de la science
moderne, car c’est là une question qui demande à être envisagée sous différents
aspects.
Il nous faut
rappeler encore, quoique nous l’ayons déjà indiqué, que les sciences modernes
n’ont pas un caractère de connaissance désintéressée, et que, même pour ceux
qui croient à leur valeur spéculative, celle-ci n’est guère qu’un masque sous
lequel se cachent des préoccupations toutes pratiques, mais qui permet de
garder l’illusion d’une fausse intellectualité. Descartes lui-même, en
constituant sa physique, songeait surtout à en tirer une mécanique, une
médecine et une morale ; et, avec la diffusion de l’empirisme anglo-saxon, ce
fut bien autre chose encore ; du reste, ce qui fait le prestige de la science
aux yeux du grand public, ce sont à peu près uniquement les résultats pratiques
qu’elle permet de réaliser, parce que, là encore, il s’agit de choses qui
peuvent se voir et se toucher. Nous disions que le « pragmatisme » représente
l’aboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré
d’abaissement ; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la
philosophie, un « pragmatisme » diffus et non systématisé, qui est à l’autre ce
que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond
avec ce que le vulgaire appelle le « bon sens ». Cet utilitarisme presque
instinctif est d’ailleurs inséparable de la tendance matérialiste : le « bon
sens » consiste à ne pas dépasser l’horizon terrestre, aussi bien qu’à ne pas
s’occuper de tout ce qui n’a pas d’intérêt pratique immédiat ; c’est pour lui
surtout que le monde sensible seul est « réel », et qu’il n’y a pas de
connaissance qui ne vienne des sens ; pour lui aussi, cette connaissance
restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à
des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le
dire nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment
est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune
place à l’intelligence, sinon en tant qu’elle consent à s’asservir à la
réalisation de fins pratiques, à n’être plus qu’un simple instrument soumis aux
exigences de la partie inférieure et corporelle de l’individu humain, ou,
suivant une singulière expression de Bergson, « un outil à faire des outils » ;
ce qui fait le « pragmatisme » sous toutes ses formes, c’est l’indifférence
totale à l’égard de la vérité.
Dans ces
conditions, l’industrie n’est plus seulement une application de la science,
application dont celle-ci devrait, en elle-même, être totalement indépendante ;
elle en devient comme la raison d’être et la justification, de sorte que, ici
encore, les rapports normaux se trouvent renversés. Ce à quoi le monde moderne
a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa
façon, ce n’est en réalité rien d’autre que le développement de l’industrie et
du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur
usage, les hommes n’ont réussi qu’à s’en faire les esclaves, comme nous le
disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles,
s’il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à
construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines
eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues
sous le nom de « division du travail », ne s’est pas imposée seulement aux
savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces
derniers, tout travail intelligent est par là rendu impossible ; bien
différents des artisans d’autrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des
machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans
cesse, d’une façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours
les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin d’éviter la moindre
perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont
regardées comme représentant le plus haut degré du « progrès ». En effet, il
s’agit uniquement de produire le plus possible ; on se soucie peu de la
qualité, c’est la quantité seule qui importe ; nous revenons une fois de plus à
la même constatation que nous avons déjà faite en d’autres domaines : la
civilisation moderne est vraiment ce qu’on peut appeler une civilisation quantitative,
ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’elle est une civilisation
matérielle.
Si l’on veut se convaincre encore davantage de cette
vérité, on n’a qu’à voir le rôle immense que jouent aujourd’hui, dans
l’existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d’ordre
économique : industrie, commerce, finances, il semble qu’il n’y ait que cela
qui compte, ce qui s’accorde avec le fait déjà signalé que la seule distinction
sociale qui ait subsisté est celle qui se fonde sur la richesse matérielle. Il
semble que le pouvoir financier domine toute politique, que la concurrence
commerciale exerce une influence prépondérante sur les relations entre les
peuples ; peut-être n’est-ce là qu’une apparence, et ces choses sont-elles ici
moins de véritables causes que de simples moyens d’action ; mais le choix de
tels moyens indique bien le caractère de l’époque à laquelle ils conviennent.
D’ailleurs, nos contemporains sont persuadés que les circonstances économiques
sont à peu près les uniques facteurs des événements historiques, et ils
s’imaginent même qu’il en a toujours été ainsi ; on est allé en ce sens jusqu’à
inventer une théorie qui veut tout expliquer par là exclusivement, et qui a
reçu l’appellation significative de « matérialisme historique ». On peut voir
là encore l’effet d’une de ces suggestions auxquelles nous faisions allusion
plus haut, suggestions qui agissent d’autant mieux qu’elles correspondent aux
tendances de la mentalité générale ; et l’effet de cette suggestion est que les
moyens économiques finissent par déterminer réellement presque tout ce qui se
produit dans le domaine social. Sans doute, la masse a toujours été menée d’une
façon ou d’une autre, et l’on pourrait dire que son rôle historique consiste
surtout à se laisser mener, parce qu’elle ne représente qu’un élément passif,
une « matière » au sens aristotélicien ; mais aujourd’hui il suffit, pour la
mener, de disposer de moyens purement matériels, cette fois au sens ordinaire
du mot, ce qui montre bien le degré d’abaissement de notre époque ; et, en même
temps, on fait croire à cette masse qu’elle n’est pas menée, qu’elle agit
spontanément et qu’elle se gouverne elle-même, et le fait qu’elle le croit
permet d’entrevoir jusqu’où peut aller son inintelligence.
Pendant que nous en sommes à parler des facteurs
économiques, nous en profiterons pour signaler une illusion trop répandue à ce
sujet, et qui consiste à s’imaginer que les relations établies sur le terrain
des échanges commerciaux peuvent servir à un rapprochement et à une entente
entre les peuples, alors que, en réalité, elles ont exactement l’effet
contraire. La matière, nous l’avons déjà dit bien des fois, est essentiellement
multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ; aussi, qu’il
s’agisse des peuples ou des individus, le domaine économique n’est-il et ne
peut-il être que celui des rivalités d’intérêts. En particulier, l’Occident n’a
pas à compter sur l’industrie, non plus que sur la science moderne dont elle
est inséparable, pour trouver un terrain d’entente avec l’Orient ; si les
Orientaux en arrivent à accepter cette industrie comme une nécessité fâcheuse
et d’ailleurs transitoire, car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus, ce
ne sera jamais que comme une arme leur permettant de résister à l’envahissement
occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il importe que l’on sache
bien qu’il ne peut en être autrement : les Orientaux qui se résignent à
envisager une concurrence économique vis-à-vis de l’Occident, malgré la
répugnance qu’ils éprouvent pour ce genre d’activité, ne peuvent le faire
qu’avec une seule intention, celle de se débarrasser d’une domination étrangère
qui ne s’appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que
l’industrie met précisément à sa disposition ; la violence appelle la violence,
mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les Orientaux qui auront
recherché la lutte sur ce terrain.
Du reste, en dehors de la question des rapports de
l’Orient et de l’Occident, il est facile de constater qu’une des plus notables
conséquences du développement industriel est le perfectionnement incessant des
engins de guerre et l’augmentation de leur pouvoir destructif dans de
formidables proportions. Cela seul devrait suffire à anéantir les rêveries «
pacifistes » de certains admirateurs du « progrès » moderne ; mais les rêveurs
et les « idéalistes » sont incorrigibles, et leur naïveté semble n’avoir pas de
bornes. L’« humanitarisme » qui est si fort à la mode ne mérite assurément pas
d’être pris au sérieux ; mais il est étrange qu’on parle tant de la fin des
guerres à une époque où elles font plus de ravages qu’elles n’en ont jamais
fait, non seulement à cause de la multiplication des moyens de destruction,
mais aussi parce que, au lieu de se dérouler entre des armées peu nombreuses et
composées uniquement de soldats de métier, elles jettent les uns contre les
autres tous les individus indistinctement, y compris les moins qualifiés pour
remplir une semblable fonction. C’est là encore un exemple frappant de la
confusion moderne, et il est véritablement prodigieux, pour qui veut y
réfléchir, qu’on en soit arrivé à considérer comme toute naturelle une « levée
en masse » ou une « mobilisation générale », que l’idée d’une « nation armée »
ait pu s’imposer à tous les esprits, à de bien rares exceptions près. On peut
aussi voir là un effet de la croyance à la seule force du nombre : il est
conforme au caractère quantitatif de la civilisation moderne de mettre en
mouvement des masses énormes de combattants ; et, en même temps, l’«
égalitarisme » y trouve son compte, aussi bien que dans des institutions comme
celles de l’« instruction obligatoire » et du « suffrage universel ». Ajoutons
encore que ces guerres généralisées n’ont été rendues possibles que par un
autre phénomène spécifiquement moderne, qui est la constitution des «
nationalités », conséquence de la destruction du régime féodal, d’une part, et,
d’autre part, de la rupture simultanée de l’unité supérieure de la « Chrétienté
» du moyen âge ; et, sans nous attarder à des considérations qui nous
entraîneraient trop loin, notons aussi, comme circonstance aggravante, la
méconnaissance d’une autorité spirituelle pouvant seule exercer normalement un
arbitrage efficace, parce qu’elle est, par sa nature même, au-dessus de tous
les conflits d’ordre politique. La négation de l’autorité spirituelle, c’est
encore du matérialisme pratique ; et ceux mêmes qui prétendent reconnaître une
telle autorité en principe lui dénient en fait toute influence réelle et tout
pouvoir d’intervenir dans le domaine social, exactement de la même façon qu’ils
établissent une cloison étanche entre la religion et les préoccupations
ordinaires de leur existence ; qu’il s’agisse de la vie publique ou de la vie
privée, c’est bien le même état d’esprit qui s’affirme dans les deux cas.
En admettant que le développement matériel ait quelques
avantages, d’ailleurs à un point de vue très relatif, on peut, lorsqu’on
envisage des conséquences comme celles que nous venons de signaler, se demander
si ces avantages ne sont pas dépassés de beaucoup par les inconvénients. Nous
ne parlons même pas de tout ce qui a été sacrifié à ce développement exclusif,
et qui valait incomparablement plus ; nous ne parlons pas des connaissances
supérieures oubliées, de l’intellectualité détruite, de la spiritualité
disparue ; nous prenons simplement la civilisation moderne en elle-même, et
nous disons que, si l’on mettait en parallèle les avantages et les
inconvénients de ce qu’elle a produit, le résultat risquerait fort d’être
négatif. Les inventions qui vont en se multipliant actuellement avec une
rapidité toujours croissante sont d’autant plus dangereuses qu’elles mettent en
jeu des forces dont la véritable nature est entièrement inconnue de ceux mêmes
qui les utilisent ; et cette ignorance est la meilleure preuve de la nullité de
la science moderne sous le rapport de la valeur explicative, donc en tant que
connaissance, même bornée au seul domaine physique ; en même temps, le fait que
les applications pratiques ne sont nullement empêchées par là montre que cette
science est bien orientée uniquement dans un sens intéressé, que c’est
l’industrie qui est le seul but réel de toutes ses recherches. Comme le danger
des inventions, même de celles qui ne sont pas expressément destinées à jouer
un rôle funeste à l’humanité, et qui n’en causent pas moins tant de
catastrophes, sans parler des troubles insoupçonnés qu’elles provoquent dans
l’ambiance terrestre, comme ce danger, disons-nous, ne fera sans doute
qu’augmenter encore dans des proportions difficiles à déterminer, il est permis
de penser, sans trop d’invraisemblance, ainsi que nous l’indiquions déjà
précédemment, que c’est peut-être par là que le monde moderne en arrivera à se
détruire lui-même, s’il est incapable de s’arrêter dans cette voie pendant
qu’il en est encore temps.
Mais il ne suffit pas de faire, en ce qui concerne les
inventions modernes, les réserves qui s’imposent en raison de leur côté
dangereux, et il faut aller plus loin : les prétendus « bienfaits » de ce qu’on
est convenu d’appeler le « progrès », et qu’on pourrait en effet consentir à
désigner ainsi si l’on prenait soin de bien spécifier qu’il ne s’agit que d’un
progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande
partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur
« bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu’ils se proposent
ainsi, même s’il était atteint réellement, ne vaut pas qu’on y consacre tant
d’efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu’il soit atteint.
Tout d’abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n’ont pas
les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu’il en est encore malgré tout qui
voudraient échapper à l’agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne
le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait
» que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que
ces hommes sont peu nombreux aujourd’hui, et on se croira autorisé par là à les
tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la
majorité s’arroge le droit d’écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont
évidemment tort d’exister, puisque cette existence même va à l’encontre de la
manie « égalitaire » de l’uniformité. Mais, si l’on considère l’ensemble de
l’humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change
d’aspect : la majorité de tout à l’heure ne va-t-elle pas devenir une minorité
? Aussi n’est-ce plus le même argument qu’on fait valoir dans ce cas, et, par
une étrange contradiction, c’est au nom de leur « supériorité » que ces «
égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu’ils
vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme
cette « supériorité » n’existe qu’au point de vue matériel, il est tout naturel
qu’elle s’impose par les moyens les plus brutaux. Qu’on ne s’y méprenne pas
d’ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de «
civilisation », il en est certains pour qui ce n’est qu’une simple hypocrisie «
moraliste », un masque de l’esprit de conquête et des intérêts économiques ;
mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader
qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a
de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter
des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en
l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui
lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c’est ainsi : l’Occident moderne
ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de
peu pour vivre ; comme la quantité seule copte, et comme ce qui ne tombe pas
sous les sens est d’ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui
ne s’agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu’un «
paresseux » ; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment
sur les peuples orientaux, il n’y a qu’à voir comment sont jugés les ordres
contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un
tel monde, il n’y a plus aucune place pour l’intelligence ni pour tout ce qui
est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se
touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent ; il n’y a de place que pour
l’action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de
toute signification. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la manie anglo-saxonne
du « sport » gagne chaque jour du terrain : l’idéal de ce monde, c’est l’«
animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire ; ses héros, ce
sont les athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent
l’enthousiasme populaire, c’est pour leurs exploits que les foules se
passionnent ; un monde où l’on voit de telles choses est vraiment tombé bien
bas et semble bien près de sa fin.
Cependant, plaçons-nous pour un instant au point de vue
de ceux qui mettent leur idéal dans le « bien-être » matériel, et qui, à ce
titre, se réjouissent de toutes les améliorations apportées à l’existence par
le « progrès » moderne ; sont-ils bien sûrs de n’être pas dupes ? Est-il vrai
que les hommes soient plus heureux aujourd’hui qu’autrefois, parce qu’ils
disposent de moyens de communication plus rapides ou d’autres choses de ce
genre, parce qu’ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ? Il nous semble
que c’est tout le contraire : le déséquilibre ne peut être la condition d’un
véritable bonheur ; d’ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de
manquer de quelque chose, et par conséquent d’être malheureux ; la civilisation
moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et, comme nous le disions
déjà plus haut, elle créera toujours plus de besoins qu’elle n’en pourra
satisfaire, car, une fois qu’on s’est engagé dans cette voie, il est bien
difficile de s’y arrêter, et il n’y a même aucune raison de s’arrêter à un
point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d’être
privés de choses qui n’existaient pas et auxquelles ils n’avaient jamais songé
; maintenant, au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font
défaut, puisqu’ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que,
en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s’efforcent-ils,
par tous les moyens, d’acquérir ce qui peut leur procurer toutes les
satisfactions matérielles, les seules qu’ils soient capables d’apprécier : il
ne s’agit que de « gagner de l’argent », parce que c’est là ce qui permet
d’obtenir ces choses, et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce
qu’on se découvre sans cesse des besoins nouveaux ; et cette passion devient
l’unique but de toute la vie. De là la concurrence féroce que certains «
évolutionnistes » ont élevée à la dignité de loi scientifique sous le nom de «
lutte pour la vie », et dont la conséquence logique est que les plus forts, au
sens le plus étroitement matériel de ce mot, ont seuls droit à l’existence. De
là aussi l’envie et même la haine dont ceux qui possèdent la richesse sont
l’objet de la part de ceux qui en sont dépourvus ; comment des hommes à qui on
a prêché les théories « égalitaires » pourraient-ils ne pas se révolter en
constatant autour d’eux l’inégalité sous la forme qui doit leur être la plus
sensible, parce qu’elle est de l’ordre le plus grossier ? Si la civilisation
moderne devait s’écrouler quelque jour sous la poussée des appétits désordonnés
qu’elle a fait naître dans la masse, il faudrait être bien aveugle pour n’y pas
voir le juste châtiment de son vice fondamental, ou, pour parler sans aucune
phraséologie morale, le « choc en retour » de sa propre action dans le domaine
même où elle s’est exercée. Il est dit dans l’Évangile : « Celui qui frappe
avec l’épée périra par l’épée » ; celui qui déchaîne les forces brutales de la
matière périra écrasé par ces mêmes forces, dont il n’est plus maître lorsqu’il
les a imprudemment mises en mouvement, et qu’il ne peut se vanter de retenir
indéfiniment dans leur marche fatale ; forces de la nature ou forces des masses
humaines, ou les unes et les autres tout ensemble, peu importe, ce sont
toujours les lois de la matière qui entrent en jeu et qui brisent
inexorablement celui qui a cru pouvoir les dominer sans s’élever lui-même
au-dessus de la matière. Et l’Évangile dit encore : « Toute maison divisée
contre elle-même s’écroulera » ; cette parole aussi s’applique exactement au
monde moderne, avec sa civilisation matérielle, qui ne peut, par sa nature
même, que susciter partout la lutte et la division. La conclusion est trop
facile à tirer, et il n’est pas besoin de faire appel à d’autres considérations
pour pouvoir, sans crainte de se tromper, prédire à ce monde une fin tragique,
à moins qu’un changement radical, allant jusqu’à un véritable retournement, ne
survienne à brève échéance.
Nous savons bien que certains nous reprocheront
d’avoir, en parlant du matérialisme de la civilisation moderne comme nous
venons de le faire, négligé certains éléments qui semblent constituer tout au
moins une atténuation à ce matérialisme ; et en effet, s’il n’y en avait pas,
il est fort probable que cette civilisation aurait déjà péri lamentablement.
Nous ne contestons donc nullement l’existence de tels éléments, mais encore ne
faut-il pas s’illusionner à ce sujet : d’une part, nous n’avons pas à y faire
entrer tout ce qui, dans le domaine philosophique, se présente sous des
étiquettes comme celles de « spiritualisme » et d’« idéalisme », non plus que
tout ce qui, dans les tendances contemporaines, n’est que « moralisme » et «
sentimentalisme » ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus, et
nous rappellerons simplement que ce sont là, pour nous, des points de vue tout
aussi « profanes » que celui du matérialisme théorique ou pratique, et qui s’en
éloignent beaucoup moins en réalité qu’en apparence ; d’autre part, s’il y a
encore des restes de spiritualité véritable, c’est malgré l’esprit moderne et
contre lui qu’ils ont subsistés jusqu’ici. Ces restes de spiritualité, c’est
seulement, pour tout ce qui est proprement occidental, dans l’ordre religieux
qu’il est possible de les trouver ; mais nous avons déjà dit combien la
religion est aujourd’hui amoindrie, combien ses fidèles eux-mêmes s’en font une
conception étroite et médiocre, et à quel point on en a éliminé
l’intellectualité, qui ne fait qu’un avec la vraie spiritualité ; dans ces
conditions, si certaines possibilités demeurent encore, ce n’est guère qu’à
l’état latent, et, dans le présent, leur rôle effectif se réduit à bien peu de
chose. Il n’en faut pas moins admirer la vitalité d’une tradition religieuse
qui, même ainsi résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de
tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l’étouffer et
l’anéantir ; et, si l’on savait réfléchir, on verrait qu’il y a dans cette
résistance quelque chose qui implique une puissance « non-humaine » ; mais,
encore une fois, cette tradition n’appartient pas au monde moderne, elle n’est
pas un de ses éléments constitutifs, elle est le contraire même de ses
tendances et de ses aspirations. Cela, il faut le dire franchement, et ne pas
chercher de vaines conciliations : entre l’esprit religieux, au vrai sens de ce
mot, et l’esprit moderne, il ne peut y avoir qu’antagonisme ; toute
compromission ne peut qu’affaiblir le premier et profiter au second, dont
l’hostilité ne sera pas pour cela désarmée, car il ne peut vouloir que la
destruction complète de tout ce qui, dans l’humanité, reflète une réalité
supérieure à l’humanité.
On dit que l’Occident moderne est chrétien, mais c’est
là une erreur : l’esprit moderne est antichrétien, parce qu’il est
essentiellement antireligieux ; et il est antireligieux parce que, plus
généralement encore, il est antitraditionnel ; c’est là ce qui constitue son
caractère propre, ce qui le fait être ce qu’il est.
Certes, quelque chose du Christianisme est passé jusque
dans la civilisation antichrétienne de notre époque, dont les représentants les
plus « avancés », comme ils disent dans leur langage spécial, ne peuvent faire
qu’ils n’aient subi et qu’ils ne subissent encore, involontairement et
peut-être inconsciemment, une certaine influence chrétienne, au moins indirecte
; il en est ainsi parce qu’une rupture avec le passé, si radicale qu’elle soit,
ne peut jamais être absolument complète et telle qu’elle supprime toute
continuité. Nous irons même plus loin, et nous dirons que tout ce qu’il peut y
avoir de valable dans le monde moderne lui est venu du Christianisme, ou tout
au moins à travers le Christianisme, qui a apporté avec lui tout l’héritage des
traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de
l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes ;
mais qui donc, aujourd’hui, même parmi ceux qui s’affirment chrétiens, a encore
la conscience effective de ces possibilités ? Où sont, même dans le
Catholicisme, les hommes qui connaissent le sens profond de la doctrine qu’ils
professent extérieurement, qui ne se contentent pas de « croire » d’une façon
plus ou moins superficielle, et plus par le sentiment que par l’intelligence,
mais qui « savent » réellement la vérité de la tradition religieuse qu’ils
considèrent comme leur ? Nous voudrions avoir la preuve qu’il en existe au
moins quelques-uns, car ce serait là, pour l’Occident, le plus grand et
peut-être le seul espoir de salut ; mais nous devons avouer que, jusqu’ici,
nous n’en avons point encore rencontré ; faut-il supposer que, comme certains
sages de l’Orient, ils se tiennent cachés en quelque retraite presque
inaccessible, ou faut-il renoncer définitivement à ce dernier espoir ?
L’Occident a été chrétien au moyen âge, mais il ne l’est plus ; si l’on dit
qu’il peut encore le redevenir, nul ne souhaite plus que nous qu’il en soit
ainsi, et que cela arrive à un jour plus proche que ne le ferait penser tout ce
que nous voyons autour de nous ; mais qu’on ne s’y trompe pas : ce jour-là, le
monde moderne aura vécu.
Démonstration, par Athanasius Kircher (1601-1680) , que la tour de Babel ne pouvait pas atteindre la Lune...
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