La France antimaçonnique, décembre 1913, article signé Le Sphinx
Publication posthume dans Études sur la
Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2
[*] Publié dans « Études Traditionnelles », septembre
1952.
(Note de l’Éditeur : Cet article fut primitivement
publié dans « La France antimaçonnique » du 18 décembre 1913, sous la signature
de « Le Sphinx ».)
[1] N° du 20 octobre 1913, pp. 3725-3737.
Voilà des insinuations qui, malgré toutes les
précautions dont elles sont entourées, revêtent un caractère particulièrement
grave sous la plume d’un antimaçon ; M. Martigue serait-il donc en mesure de
les justifier ? Pourrait-il nous expliquer en quoi les R. Pères du XVIIIe
siècle peuvent être rendus, même indirectement, responsables des doctrines
révolutionnaires du F∴
Weishaupt et de ses adeptes ? Pour nous, jusqu’à ce que cette démonstration
soit faite, cela nous semble être un peu comme si l’on rendait les R. Pères du
XIXe siècle responsables des théories anarchistes développées de nos jours par
leur ex-élève et novice, le F∴ Sébastien Faure ! On pourrait assurément aller loin dans ce sens, mais
cela ne serait ni sérieux
ni digne d’un
écrivain qui s’affirme possesseur de « méthodes
rigoureuses et exactes ».
Voici, en effet, ce qu’écrit M. Martigue, un peu avant
la phrase déjà citée, au sujet d’une étude intitulée Les Pièges de la Secte :
le Génie des Conspirations, publiée dans les Cahiers Romains de l’Agence
Internationale Roma : « L’auteur ne paraît connaître que les ouvrages du P.
Deschamps, de Rarruel, de Claudio Janet et de Crétineau-Joly. C’est beaucoup,
mais ce n’est pas assez, et si ces excellents travaux, qui devront, certes,
toujours être consultés avec fruit par les étudiants en antimaçonnerie, ont été
écrits par des maîtres respectables, dont tout le monde doit louer et
reconnaître les efforts, il est impossible, cependant, de ne pas constater
qu’ils datent d’une époque où la science et la critique historiques n’avaient
pas été portées au point où nous les trouvons aujourd’hui. Nos méthodes, qui
tendent à se perfectionner chaque jour, sont autrement rigoureuses et exactes.
C’est pourquoi il est dangereux, au point de vue de l’exactitude scientifique,
de négliger les travaux les plus modernes ; il est encore plus fâcheux de les
dédaigner de parti pris ».
Il faut être bien sûr de soi et de tout ce qu’on avance,
pour se permettre de reprocher un manque d’« exactitude scientifique » à quatre
auteurs qui sont parmi les maîtres les plus incontestés de l’antimaçonnisme.
Assurément, M. Martigue a confiance dans les « progrès de la science et de la
critique » ; mais, comme ces mêmes « progrès » servent à justifier des choses
telles que l’exégèse moderniste et la prétendue « science des religions », il
nous est difficile de les considérer comme un argument convaincant. Nous ne
nous attendions pas à voir M. Martigue faire une déclaration aussi….
évolutionniste, et nous nous demandons si les méthodes qu’il préconise, et
qu’il oppose « aux méthodes et aux habitudes défectueuses de certains » (à qui
fait-il allusion ?), ne se rapprochent pas singulièrement de la « méthode
positiviste » dont nous avons déjà parlé… Enfin, s’il connaît « les papiers de
Weishaupt lui-même », comme il le donne à entendre, nous espérons qu’il ne
tardera pas à nous communiquer les découvertes qu’il a dû y faire, notamment en
ce qui concerne les rapports de Weishaupt avec « les R. Pères d’Ingolstadt » ;
rien ne saurait mieux prouver la valeur de ses méthodes.
Mais, pourtant, ne vaudrait-il pas mieux s’arrêter de
préférence au rôle que les Juifs ont pu jouer à l’origine de l’Illuminisme bavarois,
aussi bien que derrière certains « systèmes » de la Haute Maçonnerie ? Citons,
en effet, cette phrase de l’étude des Cahiers Romains : « Les combinaisons de
ce génie (Weishaupt) furent sans doute aidées par des Juifs, héritiers des
haines implacables de la vieille Synagogue, car le fameux Bernard Lazare n’a
pas reculé devant cet aveu : « Il y eut des Juifs autour de Weishaupt »
(L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, pp. 339-340) ».
Nous relevons ceci parce que nous avons déjà eu l’occasion
de parler de cette influence des Juifs, mais il y aurait bien d’autres choses
intéressantes à signaler dans ce travail, contre lequel le rédacteur de la
Revue Internationale des Sociétés Secrètes fait preuve d’une prévention qui
confine à la partialité. Après lui avoir reproché « l’absence de variété dans
la documentation », tout en reconnaissant sa « valeur réelle », il ajoute : «
Il est une autre lacune bien regrettable, quand on veut étudier l’Illuminisme,
c’est l’ignorance de la mystique et de l’occultisme ». Nous reviendrons un peu
plus loin sur ce point ; pour le moment, nous ferons seulement remarquer que la
mystique, qui relève de la théologie, est une chose, et que l’occultisme en est
une autre tout à fait différente : les occultistes sont, en général,
profondément ignorants de la mystique, et celle-ci n’a rien à faire avec leur
pseudo-mysticisme.
Malheureusement, quelque chose nous fait craindre que
les reproches de M. Martigue ne soient causés surtout par un mouvement de
mauvaise humeur : c’est que l’article des Cahiers Romains contient une
critique, très juste à notre avis, du compte rendu donné par M. Gustave Bord,
dans la même Revue Internationale des Sociétés Secrètes1, sur le livre de M.
Benjamin Fabre, Un Initié des Sociétés Secrètes supérieures : Franciscus, Eques
a Capite Galeato. « Parlant de quelques aventuriers maçonniques qui tâchaient
de s’imposer aux « poires » des Loges, en s’affichant comme mandataires des
mystérieux S. I. (Supérieurs Inconnus), centre fermé de toute la Secte, M. Bord
constate que ces aventuriers se vantaient ; d’où il déduit que ces S. I.
n’existaient pas. La déduction est bien risquée. Si les aventuriers en question
se sont présentés faussement comme des missi dominici des S. I., non seulement
rien ne dit que ces derniers n’existaient pas, mais plutôt cela montre la
conviction générale de l’existence de ces S. I., car il aurait été bien étrange
que ces imposteurs eussent inventé de toutes pièces le mandant, outre le
mandat. Leur calcul de réussite devait, évidemment, se baser sur cette
conviction, et celle-ci ne dépose pas contre l’existence des Superiores
Incogniti, évidemment ».
En effet, cela est l’évidence même pour quiconque n’est
pas aveuglé par la préoccupation de soutenir à tout prix la thèse opposée ;
mais « ne serait-ce pas M. Bord lui-même qui, se mettant en contradiction avec
les maîtres de l’antimaçonnisme, nie l’évidence, et méconnaît absolument
(suivant ses propres expressions) « l’emplacement, la tactique et la force de
l’adversaire » ?... il y a des antimaçons bien étranges. »
[1] N° du 5 septembre 1913, pp. 3071 et suivantes.
Et nous ajouterons ici que c’est précisément à ce
compte-rendu de M. Gustave Bord, aussi peu impartial que les appréciations de
M. Martigue, que nous songions lorsque nous faisions allusion à la « méthode
positiviste » de certains historiens. Voici maintenant que M. Martigue, à son
tour, reproche à MM. Benjamin Fabre et Copin-Albancelli « le désir d’apporter
un argument à une thèse préconçue sur l’existence des directeurs inconnus de la
Secte » ; n’est-ce pas plutôt à M. Bord que l’on pourrait reprocher d’avoir une
« thèse préconçue » sur la non-existence des Supérieurs Inconnus ?
Voyons donc ce que répond à ce sujet M. Martigue : «
Quant à la thèse opposée à M. Bord à propos des Supérieurs Inconnus, il est
nécessaire de distinguer : si le directeur des Cahiers Romains entend par
ceux-ci des hommes en chair et en os, nous croyons qu’il est dans l’erreur et
que M. Bord a raison. » Et, après avoir énuméré quelques-uns des chefs de la
Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle, il continue : « … S’ils s’étaient présentés
comme mandataires d’hommes vivants, on pourrait, avec raison, les traiter
d’imposteurs, comme on a le droit de le faire de nos jours, par exemple, pour
Mme Blavatsky, Annie Besant et autres chefs de la Théosophie, lorsqu’ils nous
parlent des Mahâtmâs, vivant dans une loge du Thibet. » À cela, on peut bien
objecter que les soi-disant Mahâtmâs ont justement été inventés sur le modèle,
plus ou moins déformé, des véritables Supérieurs Inconnus, car il est peu
d’impostures qui ne reposent pas sur une imitation de la réalité, et c’est
d’ailleurs l’habile mélange du vrai et du faux qui les rend plus dangereuses et
plus difficiles à démasquer. D’autre part, comme nous l’avons dit, rien ne nous
empêche de considérer comme des imposteurs, en certaines circonstances, des
hommes qui ont cependant pu être réellement des agents subalternes d’un Pouvoir
occulte ; nous en avons dit les raisons, et nous ne voyons aucune nécessité à
justifier de tels personnages de cette accusation, même par la supposition que
les Supérieurs Inconnus n’étaient pas « des hommes en chair et en os ». En ce
cas, qu’étaient-ils donc, selon M. Martigue ? La suite de notre citation va
nous l’apprendre, et ce ne sera pas, dans son article, notre moindre sujet
d’étonnement.
« Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit (sic) ;
cette interprétation est tout exotérique, pour les profanes et les adeptes non
initiés. » Jusqu’ici, nous avions cru que l’« adeptat » était un stade
supérieur de l’« initiation » ; mais passons. « Le sens ésotérique a toujours
été très différent. Les fameux Supérieurs Inconnus, pour les vrais initiés,
existent parfaitement, mais ils vivent… dans l’Astral. Et c’est de là que, par
la théurgie, l’occultisme, le spiritisme, la voyance, etc., ils dirigent les
chefs des Sectes, du moins au dire de ceux-ci. » Est-ce donc à des conceptions
aussi fantastiques que doit conduire la connaissance de l’occultisme, ou du
moins d’un certain occultisme, malgré toute la « rigueur » et toute l’«
exactitude » des « méthodes scientifiques et critiques » et des « preuves
historiques indiscutables qu’on exige aujourd’hui (!) des historiens sérieux et
des érudits » ?
De deux choses l’une ou M. Martigue admet l’existence
de l’« Astral » et de ses habitants, Supérieurs Inconnus ou autres, et alors
nous sommes en droit de trouver qu’« il y a des antimaçons bien étranges »
autres que M. Gustave Bord ; ou il ne l’admet pas, comme nous voulons le croire
d’après la dernière restriction, et, dans ce cas, il ne peut pas dire que ceux
qui l’admettent sont « les vrais initiés ». Nous pensons, au contraire, qu’ils
ne sont que des initiés très imparfaits, et même il n’est que trop évident que
les spirites, par exemple, ne peuvent à aucun titre être regardés comme des
initiés. Il ne faudrait pas oublier, non plus, que le spiritisme ne date que
des manifestations de Hydesville, qui commencèrent en 1847, et qu’il était
inconnu en France avant le F∴
Rivail, dit Allan Kardec. On prétend
que celui-ci «
fonda sa doctrine à l’aide des communications qu’il avait obtenues, et qui furent
colligées, contrôlées,
revues et corrigées
par des esprits supérieurs »1. Ce serait là, sans doute, un remarquable exemple
de l’intervention de Supérieurs Inconnus selon la définition de M. Martigue, si
nous ne savions malheureusement que les « esprits supérieurs » qui prirent part
à ce travail n’étaient pas tous « désincarnés », et même ne le sont pas tous
encore : si Eugène Nus et Victorien Sardou sont, depuis cette époque, « passés
dans un autre plan d’évolution », pour employer le langage spirite, M. Camille
Flammarion continue toujours à célébrer la fête du Soleil à chaque solstice
d’été.
[1] Dr Gibier, Le Spiritisme, pp. 136-137.
Ainsi, pour les chefs de la Haute Maçonnerie au XIIIe
siècle, il ne pouvait pas être question du spiritisme, qui n’existait pas
encore, pas plus d’ailleurs que l’occultisme, car, s’il y avait alors des «
sciences occultes », il n’y avait aucune doctrine appelée « occultisme » ; il
semble que ce soit Éliphas Lévi qui ait été le premier à employer cette
dénomination, accaparée, après sa mort (1875), par certaine école dont, au
point de vue initiatique, le mieux est de ne rien dire. Ce sont ces mêmes «
occultistes » qui parlent couramment du « monde astral », dont ils prétendent
se servir pour expliquer toutes choses, surtout celles qu’ils ignorent. C’est
encore Éliphas Lévi qui a répandu l’usage du terme « astral », et, bien que ce
mot remonte à Paracelse, il paraît avoir été à peu près inconnu des Hauts
Maçons du XVIIIe siècle, qui, en tout cas, ne l’auraient sans doute pas entendu
tout à fait de la même façon que les occultistes actuels. Est-ce que M.
Martigue, dont nous ne contestons pas les connaissances en occultisme, est bien
sûr que ces connaissances mêmes ne l’amènent pas précisément à « une
interprétation tout exotérique » de Swedenborg, par exemple, et de tous les
autres qu’il cite en les assimilant, ou à peu près, aux « médiums » spirites ?
Citons textuellement : « Les Supérieurs Inconnus, ce
sont les Anges qui dictent à Swedenborg ses ouvrages, c’est la Sophia de
Gichtel, de Bœhme, la Chose de Martinez Pasqualis (sic), le Philosophe Inconnu
de Saint-Martin, les manifestations de l’École du Nord, le Gourou des
Théosophes, l’esprit qui s’incarne dans le médium, soulève le pied de la table
tournante ou dicte les élucubrations de la planchette, etc., etc. » Nous ne
pensons pas, quant à nous, que tout cela soit la même chose, même avec « des
variations et des nuances », et c’est peut-être chercher les Supérieurs
Inconnus là où il ne saurait en être question. Nous venons de dire ce qu’il en
est des spirites, et, quant aux « Théosophes », ou plutôt aux « théosophistes
», on sait assez ce qu’il faut penser de leurs prétentions. Notons d’ailleurs,
à propos de ces derniers, qu’ils annoncent l’incarnation de leur « Grand
Instructeur » (Mahâgourou), ce qui prouve que ce n’est pas dans le « plan
astral » qu’ils comptent recevoir ses enseignements. D’autre part, nous ne
pensons pas que Sophia (qui représente un principe) se soit jamais manifestée
d’une façon sensible à Bœhme ou à Gichtel. Quant à Swedenborg, il a décrit
symboliquement des « hiérarchies spirituelles » dont tous les échelons pourraient
fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une façon analogue à ce que
nous trouvons, en particulier, dans l’ésotérisme musulman.
Pour ce qui est de Martinès de Pasqually, il est
assurément assez difficile de savoir au juste ce qu’il appelait mystérieusement
« la Chose » ; mais, partout où nous avons vu ce mot employé par lui, il semble
qu’il n’ait ainsi rien voulu désigner d’autre que ses « opérations », ou ce
qu’on entend plus ordinairement par l’Art. Ce sont les modernes occultistes qui
ont voulu y voir des « apparitions » pures et simples, et cela conformément à
leurs propres idées ; mais le F∴
Franz von Baader nous prévient
qu’« on aurait tort de penser
que sa physique (de Martinès)
se réduit aux spectres et aux esprits »1. Il y avait là, comme d’ailleurs au fond de toute la Haute Maçonnerie de cette époque, quelque chose de bien plus
profond et de bien plus vraiment « ésotérique », que la connaissance de
l’occultisme actuel ne suffit aucunement à faire pénétrer.
Mais ce qui est peut-être le plus singulier, c’est que
M. Martigue nous parle du « Philosophe Inconnu de Saint-Martin », alors que
nous savons parfaitement que Saint-Martin lui-même et le Philosophe Inconnu ne
faisaient qu’un, le second n’étant que le pseudonyme du premier. Nous
connaissons, il est vrai, les légendes qui circulent à ce sujet dans certains
milieux ; mais voici qui met admirablement les choses au point : « Les
Superiores Incogniti ou S. I. ont été attribués, par un auteur fantaisiste, au
théosophe Saint-Martin, peut-être parce que ce dernier signait ses ouvrages :
un Philosophe Inconnu, nom d’un grade des Philalèthes (régime dont il ne fit
d’ailleurs jamais partie). Il est vrai que le même fantaisiste a attribué le
livre des Erreurs et de la Vérité, du Philosophe Inconnu, à un Agent Inconnu ;
et qu’il s’intitule lui-même S. I. Quand on prend de l’inconnu, on n’en saurait
trop prendre ! »2. On voit assez par là combien il peut être dangereux
d’accepter sans contrôle les affirmations de certains occultistes ; c’est dans
de pareils cas surtout qu’il convient de se montrer prudent et, suivant le
conseil de M. Martigue lui-même, « de ne rien exagérer ».
[1] Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually,
p. 18.
[2] Notice historique sur le Martinésisme et le
Martinisme, pp. 35 36, en note.
Ainsi, on aurait grand tort de prendre ces mêmes
occultistes au sérieux lorsqu’ils se présentent comme les descendants et les
continuateurs de l’ancienne Maçonnerie ; et pourtant nous trouvons comme un écho
de ces assertions « fantaisistes » dans la phrase suivante de M. Martigue : «
Cette question (des Supérieurs Inconnus) soulève des problèmes que nous
étudions dans l’occultisme, problèmes dont les Francs-Maçons du XVIIIe siècle
poursuivaient avec ardeur la solution. » Sans compter que cette même phrase,
interprétée trop littéralement, pourrait faire passer le rédacteur de la Revue
Internationale des Sociétés Secrètes pour un « occultiste » aux yeux « des
lecteurs superficiels n’ayant pas le temps de creuser ces choses ».
« Mais, continue-t-il, on ne peut voir clair dans cette
question que si l’on connaît à fond les sciences occultes et la mystique. »
C’est là ce qu’il voulait prouver contre le collaborateur de l’Agence
Internationale Roma ; mais n’a-t-il pas prouvé surtout, contre lui-même, que
cette connaissance devrait s’étendre encore plus loin qu’il ne l’avait supposé
? « C’est pourquoi si peu d’antimaçons parviennent à pénétrer ces arcanes que
ne connaîtront jamais ceux qui prétendent demeurer sur le terrain positiviste.
» Ceci est, à notre avis, beaucoup plus juste que tout ce qui précède ; mais
n’est-ce pas un peu en contradiction avec ce que M. Martigue nous a dit de ses
« méthodes » ? Et alors, s’il n’adhère pas à la conception « positiviste » de
l’histoire, pourquoi prend-il envers et contre tous la défense de M. Gustave
Bord, même lorsque celui-ci est le moins défendable ?
« Il est impossible de comprendre les écrits d’hommes
qui vivent dans le surnaturel et se laissent diriger par lui, comme les
théosophes swedenborgiens ou martinistes du XVIIIe siècle, si l’on ne se donne
pas la peine d’étudier et la langue qu’ils parlent et la chose dont ils
traitent dans leurs lettres et leurs ouvrages. Encore moins si, de parti pris,
on prétend nier l’existence de l’atmosphère surnaturelle dans laquelle ils
étaient plongés et qu’ils respiraient chaque jour. » Oui, mais, outre que cela
se retourne contre M. Bord et ses conclusions, ce n’est pas une raison pour
passer d’un extrême à l’autre et attribuer plus d’importance qu’il ne convient
aux « élucubrations » des planchettes spirites ou à celles de quelques
pseudo-initiés, au point de ramener tout le « surnaturel » en question, quelle
qu’en soit d’ailleurs la qualité, à l’étroite interprétation de l’« Astral ».
Autre remarque : M. Martigue parle des « théosophes
swedenborgiens ou martinistes », comme si ces deux dénominations étaient à peu
près équivalentes ; serait-il donc tenté de croire à l’authenticité de certaine
filiation qui est cependant fort éloignée de toute « donnée scientifique » et
de toute « base positive » ? « À ce sujet, nous croyons devoir dire que,
lorsque M. Papus affirme que Martinès de Pasqually a reçu l’initiation de
Swedenborg au cours d’un voyage à Londres, et que le système propagé par lui
sous le nom de rite des Élus-Coëns n’est qu’un Swedenborgisme adapté, cet
auteur s’abuse ou cherche à abuser ses lecteurs dans l’intérêt d’une thèse très
personnelle. Pour se livrer à de semblables affirmations, il ne suffit pas, en
effet, d’avoir lu dans Ragon, qui lui-même l’avait lu dans Reghelini, que
Martinès a emprunté le rite des Élus-Coëns au suédois Swedenborg. M. Papus
aurait pu s’abstenir de reproduire, en l’amplifiant, une appréciation qui ne
repose sur rien de sérieux. Il aurait pu rechercher les sources de son document
et s’assurer qu’il n’y a que fort peu de rapports entre la doctrine et le rite
de Swedenborg, et la doctrine et le rite des Élus-Coëns… Quant au prétendu
voyage à Londres, il n’a eu lieu que dans l’imagination de M. Papus »1. Il est
fâcheux, pour un historien, de se laisser entraîner par son imagination… « en
Astral » ; et, malheureusement, les mêmes remarques peuvent s’appliquer à bien
d’autres écrivains, qui s’efforcent d’établir les rapprochements les moins vraisemblables
« dans l’intérêt d’une thèse très personnelle », souvent même trop personnelle
!
Mais revenons à M. Martigue, qui nous avertit encore
une fois que, « sans le secours de ces sciences, dites occultes, il est de
toute impossibilité de comprendre la Maçonnerie du XVIIIe siècle et même, ce
qui étonnera les non initiés, celle d’aujourd’hui ». Ici, un ou deux exemples
nous auraient permis de mieux saisir sa pensée ; mais voyons la suite : « C’est
de cette ignorance (de l’occultisme), qui est le partage non seulement de
profanes, mais aussi de Maçons, même revêtus des hauts grades, que proviennent
des erreurs comme celle dont nous nous occupons. Cette erreur a lancé
l’antimaçonnerie à la recherche de Supérieurs Inconnus qui, sous la plume des
vrais initiés, sont simplement des manifestations extranaturelles d’êtres
vivant dans le Monde Astral. »
[1] Notice historique sur le Martinésisme et le
Martinisme, p. 17, en note.
Comme nous l’avons dit, nous ne croyons pas, quant à
nous, que ceux qui peuvent soutenir cette thèse soient de « vrais initiés » ;
mais, si M. Martigue, qui l’affirme, le croit vraiment, nous ne voyons pas trop
pourquoi il s’empresse d’ajouter : « Ce qui ne préjuge rien sur leur existence
(de ces Supérieurs Inconnus), pas plus, du reste, que sur celle dudit Monde
Astral », sans paraître s’apercevoir qu’il remet ainsi tout en question. Tout
en « ne prétendant indiquer que ce que pensaient les Hauts Maçons du XVIIIe
siècle », est-il bien sûr d’interpréter fidèlement leur pensée, et de n’avoir
pas introduit tout simplement une complication nouvelle dans un des problèmes
dont ces FF∴ «
poursuivaient avec ardeur la solution », parce que cette solution devait les
aider à devenir les « vrais initiés » qu’ils n’étaient pas encore, évidemment,
tant qu’ils ne l’avaient pas trouvée ? C’est que les « vrais initiés » sont
encore plus rares qu’on ne pense, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe
pas du tout, ou qu’il n’en existe qu’« en Astral » ; et pourquoi, bien que
vivant sur terre, ces « adeptes », au sens vrai et complet du mot, ne
seraient-il pas les véritables Supérieurs Inconnus ?
« Par conséquent (?), en écrivant les mots Supérieurs
Inconnus, S. I., les Illuminés, les Martinistes, les membres de la Stricte
Observance et tous les Maçons du XVIIIe siècle parlent bien d’êtres considérés
comme ayant une existence réelle supérieure, sous la direction desquels chaque
Loge et chaque adepte initié (sic) sont placés. » Avoir fait des Supérieurs
Inconnus des « êtres astraux », puis leur assigner un tel rôle d’« aides
invisibles » (invisible helpers), comme disent les théosophistes, n’est-ce pas
vouloir les rapprocher un peu trop des « guides spirituels » qui dirigent de
même, d’un « plan supérieur », les médiums et les groupes spirites ? Ce n’est
donc peut-être pas tout à fait « dans ce sens qu’écrivent l’Eques a Capite
Galeato et ses correspondants », à moins qu’on ne veuille parler d’une «
existence supérieure » pouvant être « réalisée » par certaines catégories
d’initiés, qui ne sont « invisibles » et « astraux » que pour les profanes et
pour les pseudo-initiés auxquels nous avons déjà fait quelques allusions. Tout
l’occultisme contemporain, même en y joignant le spiritisme, le théosophisme et
les autres mouvements « néo-spiritualistes », ne peut encore, quoi qu’en dise
M. Martigue, conduire qu’à « une interprétation tout exotérique ». Mais, s’il
est si difficile de connaître exactement la pensée des Hauts Maçons du XVIIIe
siècle, et, par conséquent, d’« interpréter leurs lettres comme ils les
comprenaient eux-mêmes », est-il indispensable que ces conditions soient
intégralement remplies pour ne pas « se tromper complètement en poursuivant ces
études, déjà si difficiles, même quand on est dans la bonne voie » ? Et y
a-t-il quelqu’un, parmi les antimaçons, qui puisse se dire « dans la bonne voie
» à l’exclusion de tous les autres ? Les questions qu’ils ont à étudier sont
bien trop complexes pour cela, même sans faire intervenir l’« Astral » là où il
n’a que faire. C’est pourquoi il est toujours « fâcheux de dédaigner de parti
pris », même au nom de la « science » et
de la « critique », des travaux qui, comme le dit fort bien le rédacteur des
Cahiers Romains, « ne sont pas définitifs, ce qui n’empêche pas qu’ils soient
très importants, tels qu’ils sont ». Assurément, M. Gustave Bord a des
prétentions à l’impartialité ; mais possède-t-il vraiment cette qualité au
degré qui doit être nécessaire, nous le supposons du moins, pour réaliser
l’idéal de M. Martigue, « l’historien averti qui sait trouver son bien partout,
et à qui la saine critique permet de juger la valeur des documents » ? Encore
une fois, il peut y avoir plusieurs façons d’être « dans la bonne voie », et il
suffit d’y être, d’une façon ou d’une autre, pour ne pas « se tromper complètement
», sans même qu’il soit « indispensable d’éclairer la bonne route aux
ténébreuses lumières (? !) de l’occultisme », ce qui est surtout fort peu clair
!
M. Martigue conclut en ces termes : « En attendant,
nous reconnaissons volontiers que, s’il comprend le pouvoir occulte dans le
sens que nous venons d’indiquer, le rédacteur des Cahiers Romains a raison
d’écrire, ainsi qu’il le fait : « Nous constatons qu’aucun argument probant n’a
été présenté, jusqu’ici, contre le pouvoir central occulte de la Secte ». Mais
s’il entend, par ces mots, contrairement aux Francs Maçons initiés du XVIIIe
siècle, un comité d’hommes en chair et en os, nous sommes obligé de retourner
l’argument et de dire : « Nous constatons qu’aucun document probant n’a été
présenté, jusqu’ici, en faveur de ce comité directeur inconnu ». Et c’est à
ceux qui affirment cette existence d’apporter la preuve décisive. Nous
attendons. La question demeure donc ouverte. » En effet, elle est toujours
ouverte, et il est certain qu’« elle est des plus importantes » ; mais qui donc
a jamais prétendu que les Supérieurs Inconnus, même « en chair et en os »,
constituaient un « comité », ou même une « société » au sens ordinaire du mot ?
Cette solution paraît fort peu satisfaisante, au contraire, lorsqu’on sait
qu’il existe certaines organisations vraiment secrètes, beaucoup plus
rapprochées du « pouvoir central » que ne l’est la Maçonnerie extérieure, et
dont les membres n’ont ni réunions, ni insignes, ni diplômes, ni moyens
extérieurs de reconnaissance. Il est bon d’avoir le respect des « documents »,
mais on comprend qu’il soit plutôt difficile d’en découvrir de « probants »
lorsqu’il s’agit précisément de choses qui, comme nous l’écrivions
précédemment, « ne sont pas de nature à être prouvées par un document écrit
quelconque ». Là encore, il ne faut donc « rien exagérer », et il faut surtout
éviter de se laisser absorber exclusivement par la préoccupation « documentaire
», au point de perdre de vue, par exemple, que l’ancienne Maçonnerie reconnaissait
plusieurs sortes de Loges travaillant « sur des plans différents », comme
dirait un occultiste, et que, dans la pensée des Hauts Maçons d’alors, cela ne
signifiait aucunement que les « tenues » de certaines de ces Loges avaient lieu
« dans l’Astral », dont les « archives », d’ailleurs, ne sont guère accessibles
qu’aux « étudiants » de l’école de M. Leadbeater. S’il est aujourd’hui des S.
I. « fantaisistes » qui prétendent se réunir « en Astral », c’est pour ne pas
avouer tout simplement qu’ils ne se réunissent pas du tout, et, si leurs «
groupes d’études » ont été, en effet, transportés « sur un autre plan », ce
n’est que de la façon qui est commune à tous les êtres « en sommeil » ou «
désincarnés », qu’il s’agisse d’individualités ou de collectivités, de «
comités » profanes ou de « sociétés » soi-disant « initiatiques ». Il y a, dans
ces dernières, beaucoup de gens qui voudraient se faire passer pour des «
mystiques » alors qu’ils ne sont que de vulgaires « mystificateurs », et qui ne
se gênent pas pour allier le charlatanisme à l’occultisme, sans même posséder
les quelques « pouvoirs » inférieurs et occasionnels qu’a pu exhiber parfois un
Gugomos ou un Schœpfer. Aussi, il vaudrait peut-être encore mieux étudier d’un
peu plus près les « opérations » et la « doctrine » de ces derniers, si
imparfaitement initiés qu’ils aient été, que celles de prétendus « Mages »
contemporains, qui ne sont pas initiés du tout, ou du moins qui ne le sont à
rien de sérieux, ce qui revient exactement au même.
Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire qu’il ne soit
pas bon d’étudier et de connaître même l’occultisme courant et « vulgarisateur
», mais en n’y attachant que l’importance très relative qu’il mérite, et bien
moins pour y rechercher un « ésotérisme » profond qui ne s’y trouve pas, que
pour en montrer à l’occasion toute l’inanité, et pour mettre en garde ceux qui
seraient tentés de se laisser séduire par les trompeuses apparences d’une «
science initiatique » toute superficielle et de seconde ou de troisième main.
Il ne faut se faire aucune illusion : si l’action des vrais Supérieurs Inconnus
existe quelque peu, malgré tout, jusque dans les mouvements «
néo-spiritualistes » dont il s’agit, quels que soient leurs titres et leurs
prétentions, ce n’est que d’une façon tout aussi indirecte et lointaine que
dans la Maçonnerie la plus extérieure et la plus moderne. Ce que nous venons de
dire le prouve déjà, et nous aurons l’occasion, dans de prochaines études, de
rapporter à ce sujet d’autres exemples non moins significatifs.
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