Arc du Prophète Muhammad saws au Musée de Topkapi à Istanbul
[Etudes Traditionnelles n° 247, octobre-novembre 1945, p. 30.]
I. L’initiation de l’archer en Turquie.
Le contenu symbolique d’un art est, à l’origine,
associé à son utilité pratique ; mais il n’est pas nécessairement perdu
lorsque, les conditions ayant changé, l’art n’est plus pratiqué par nécessité,
mais comme un jeu ou un exercice : alors même qu’un pareil exercice a été
complètement sécularisé et est devenu une simple récréation ou un amusement
pour le profane, il est encore possible, à quiconque possède la connaissance
requise du symbolisme traditionnel, de compléter sa participation, physique ou
esthétique, au mode d’activité en question par une compréhension de sa
signification ; il lui est ainsi possible, pour lui-même tout au moins, de «
satisfaire à la fois les besoins de l'âme et ceux du corps ».
La pratique du tir à l’arc en Turquie, longtemps après
que l’introduction des armes à feu eut retiré toute importance militaire à
l’arc et à la flèche, nous fournit un excellent exemple des valeurs rituelles
qui peuvent subsister encore dans ce qu’un observateur moderne pourrait
considérer comme un « simple sport ». Dans ce pays, le tir à l’arc devint un «
sport » dès le xve siècle ; il était placé sous le patronage des sultans, qui
concouraient eux-mêmes sur le « terrain » (maidân) avec d’autres archers. Au
XVIe siècle, lors des fêtes données à l’occasion de la circoncision du fils de
Mehemmed II, les archers prenant part au tournoi tirèrent leurs flèches à
travers des plaques de fer et des miroirs de métal ou sur des objets de prix
fixés au sommet de hauts poteaux.
On rencontre là le symbolisme de la « pénétration » et
celui de l’obtention de niveaux solaires situés au delà de la portée- immédiate
de l’archer ; car nous pouvons supposer qu’ici comme dans l’Inde, la « doctrine
» impliquait une identification symbolique de l’archer et de la flèche qui
frappe le but.
Dans le premier quart du XIXe siècle, Mahmûd II fut
l’un des plus grands patrons des corporations d’archers et c’est pour lui et «
afin de revivifier la Tradition » (ihya as-sunna) — à savoir en une imitation
renouvelée de la « Voie de Muhammad », le modèle de toute conduite humaine —
c’est pour lui, donc, que Mustafâ Kânî compila son grand traité- de tir à
l’arc, le Tehîs resâïl er-rumât (1), qui résume le contenu d’une longue série
d’ouvrages anciens et donne un exposé détaillé de tout l’art de la fabrication
et de l’emploi des arcs et des flèches.
Kânî commence par établir la justification canonique et
la transmission légitimée de l’art de l’archer. Il cite quarante hadîths (logoi
traditionnels de Muhammad), dont le premier se réfère à Qur’ân, VIII, 60 : «
Prépare contre eux tout ce que tu peux de force », en prenant « force »
(quwwah) comme se rapportant à des « archers ». Un autre des hadîths cités
attribue à Muhammad la sentence : « Il y a trois personnes qu’Allah conduit
dans le Paradis par le moyen d’une seule et même flèche : celui qui l’a faite,
l’archer et celui qui la trouve et la rapporte » ; d’après le commentateur,
cette phrase contient une allusion à l’usage de l’arc et des flèches pendant la
Guerre Sainte. D’autres hadîths enfin glorifient l’espace compris entre les
deux cibles et qu’ils désignent comme un « paradis » (2). Kânî continue en
expliquant l’origine de l’arc et des flèches, lesquels proviennent de ceux
donnés à Adam par l’ange Gabriel. Adam avait demandé à Dieu son assistance,
contre les oiseaux qui dévoraient ses récoltes. En venant à son aide, Gabriel
dit à Adam : « Cet arc est le pouvoir de Dieu ; cette corde est Sa Majesté ;
ces flèches sont la colère de Dieu et le châtiment qu’il inflige à ses ennemis
». D’Adam la tradition fut transmise jusqu’à Muhammad par la « chaîne des
prophètes » (ce fut à Abraham que l’arc composé fut révélé). Un disciple de
Muhammad, Sa’d b. Abî Waqqâs, le « Paladin de l’Islam » (fâris al-islâm), fut
le premier qui, sous le régime de la nouvelle Loi, tira contre les ennemis
d’Allah et il est en conséquence le Pîr ou « saint patron » de la corporation
des archers turcs, en laquelle la transmission initiatique n’a jamais été
interrompue (ou, si elle l’a été, ne l’a été que très récemment).
(1) Imprimé pour la première fois à Constantinople en
l’année 1847 de l’ère- chrétienne. Une étude détaillée de cet ouvrage et du tir
à l’arc en Turquie a été publiée par Joachim Heim (Bogenhandwerk und Bogensport
bei den Osmanen, dans Der Islam, XIV et XV, 1925-26).
(2) Dans les deux sens où on peut l'envisager, la «
Voie » qui conduit directement de la place de l’archer à la cible (solaire)
est visiblement, en projection horizontale, un « équivalent » de l’Axe du
Monde ; en se déplaçant sur Cette voie, l'archer reste toujours dans une
position « centrale » et « paradisiaque » par rapport au « terrain » envisagé
dans son ensemble. On remardeux directions opposées, l’une partant de la place
occupée tout d’abord par l’archer et l’autre allant vers cette même place.
Lorsque l’archer tire dans la deuxième direction, il renvoie la flèche à sa
première place et il est clair que les deux mouvements sont respectivement
analogues à une « descente » et à une « montée ». En relation avec la Mundaka
Upanishad citée plus loin, on verra que celui qui « rapporte » la flèche est
assurément “ conduit dans le Paradis
A la tête de la corporation des archers se trouve le «
Sheikh du Terrain » (shaikh ul-maidân). La corporation elle-même est nettement
une confrérie spirituelle, dans laquelle on ne peut entrer que par
qualification et initiation. La « qualification » est obtenue principalement
par le moyen d’un entraînement sous la direction d’un maître (uota),
l’acceptation de l’élève, ou plutôt du disciple, par le maître étant
accompagné d’un rite dans lequel des prières sont dites pour les âmes du Pîr
Sa’d b. Abî Waqqâs et des imâms- archers de toutes les générations et pour
celles de tous les archers croyants. Le maître remet au disciple un arc en
disant : « Conformément à l’ordre d’Allah et à la Voie (sunna) de l’Envoyé
qu’il a choisi... ». Le disciple reçoit l’arc, baise sa poignée et fixe la
corde. Cette réception en forme, qui doit obligatoirement précéder toute
instruction pratique, est semblable aux rites par lesquels a lieu
l’acceptation d’un disciple dans les ordres de derwiches. En fait,
l’entraînement est long et difficile ; il s’agit pour le disciple d’arriver à
une très grande habileté et il lui faut littéralement se dévouer à sa tâche.
Quand le disciple, ayant terminé son instruction, est
devenu accompli dans son art, il est accepté en forme par le Sheikh. Le
candidat doit montrer qu’il peut toucher le but et qu’il peut tirer une flèche
à une distance d'au moins neuf cents pas ; il présente des témoins de sa
maîtrise. Lorsque le Sheikh est satisfait, le disciple s’agenouille devant lui,
prend un arc placé près de lui, en fixe la corde et place sur celle-ci une
flèche ; ayant accompli cet acte trois fois, il repose l’arc à sa place, le
tout d’une façon extrêmement formelle et selon des règles fixées. Le Sheikh
ordonne alors au maître de cérémonies de conduire le disciple à son Maître, de
qui il recevra la « poignée » (qabda). Il s’agenouille devant le Maître et
baise sa main ; le Maître le prend par la main droite, en signe d’un accord
mutuel conclu sur le modèle de Qur’ân, XLVIII, 10 et 18, et communique tout bas
à son oreille le « secret ». Le candidat est devenu un membre de la corporation
des archers et un anneau de la « chaîne » qui remonte à Adam. Désormais il ne
se servira plus de l’arc, si ce n'est en état de pureté rituelle ; avant de
s’en servir et après s’en être servi, il en baisera toujours la poignée. Il
peut dès lors participer librement aux compétitions; et, s’il devient un grand
maître du tir à longue distance, il pourra établir un record qui sera marqué
par une pierre.
Nous avons vu que la réception de la « poignée » est le
signe extérieur de l’initiation du disciple. Alors celui-ci, bien entendu, est
rompu depuis longtemps à la pratique de l’arc ; mais la « poignée » a un sens
qui dépasse son sens matériel, celui de la partie de l’arc par laquelle on le
saisit : la « poignée » implique le « secret ». Dans le cas de l’arc composé
utilisé par les Turcs et la plupart des Orientaux, la poignée est en fait la
partie médiane de l’arc, celle qui réunit ses deux autres parties, la
supérieure et l’inférieure. C’est cette pièce médiane qui donne à l’arc son
unité. Ceci nous met sur la voie du sens métaphysique de l’arc, que Gabriel
décrivait comme la « Puissance » de Dieu : la « poignée » est l’union de Dieu
et de Muhammad. Mais c’est là seulement donner du « secret » une formule
simplifiée : une explication plus complète, fondée sur les enseignements d’Ibn
al ’Arabî est communiquée au disciple. Ici, nous pouvons seulement indiquer
que ce qui « relie » la Divinité, en haut, au Prophète, en bas, est l’Axe du
Monde et que ce dernier est une forme de l'Esprit (er-Rûh).
[Etudes Traditionnelles n° 248, décembre 1945, p.
64-70.]
II. L’archer royal dans l’Inde ancienne.(1)
En ce qui concerne l’Inde, nous ne disposons pas de
textes qui permettent d’étudier le tir à l’arc envisagé comme un « sport » ;
mais, dans toute la littérature, on trouve une profusion presque embarrassante
de textes où les valeurs symboliques du tir à l’arc apparaissent clairement.
L’arc est l’arme royale par excellence : par exemple, c’est en tant qu’ils sont
des kshatriyas que Râma et le Bouddha, se servant de l’arc et des flèches,
peuvent accomplir leurs exploits. L’arc est l’ « énergie virile » du roi
(Shatapatha Brâhmana, V, 3, 5, 30 : vîryam (2) vai êtad râjanyasya yad dhanus),
le roi étant lui-même le représentant terrestre d’Indra : in divinis, Agni et
Indra, le sacerdoce et la royauté, armés respectivement de l’ « énergie ignée
» (têjas) (3) et de l' « énergie virile » (vîrya), coopèrent au meurtre du
Dragon (vritra : ibid., II, 5, 4, 8). Le langage du tir à l’arc s’applique au
problème de la bonne conduite : le sacerdoce est le « conseil », la royauté est
l’ « exécutif » (ibid., IV, I, 4, I) et, en conséquence : « Il n’appartient pas
à un roi de faire tout ou n’importe quoi, mais seulement de faire ce qui est «
droit » (sâdhu) » (ibid., V, 4, 4, 5). Or ce mot sâdhu, que nous avons rendu
par « droit », dérive de la racine sâdh, « aller droit au but » et appartient
au langage du tir à l’arc : dans le Rig- Vêda, il est question de « flèches
droites » (sâdhvîr ishavah) (II, 24, 8) et, à un autre endroit, d’un archer qui
frappe le but (sâdhur... astâ) (I, 70, 6) ; l’expression riju-ga,,« qui va
droit », peut elle-même désigner une flèche, comme le type de ce qui ne dévie
pas. En opposition à sâdhu, dans son sens de « droit », notons les termes
aparâdha et aparâdhi, « faute », « erreur », tous deux dérivés d’aparâdh, «
manquer le but », comme dans aparâdhêshu, « celui dont la flèche manque le but
». Il est à peine besoin d’ajouter que l’application à la conduite humaine de
termes empruntés au langage des archers semble être généralement
traditionnelle, plutôt que spéciale à l’Inde. Nous parlons aussi d’« atteindre
un but » ou de « manquer le but » à propos d’un succès ou d’un échec. Le mot
but désigne à la fois une cible (en anglais butt) et une fin, l’objet qu’on
veut atteindre ou réaliser. Dans la doctrine scolastique comme dans le Vêdânta,
la faute est tout « acte qui s’écarte de l’ordre d’une fin .».
(1) Voir Etudes traditionnelles, oct -nov. 1945.
(2) Vîrya est dérivé de vira (en latin vir), l’homme,
le héros, le mâle Vîrya est la « vertu » au sens de « qualité distinctive » aussi bien qu’au sens
de « virilité » ou de « puissance », entendues toutes deux dans leur acception
« héroïque » comme dans leur acception « séminale ». Il est indifférent de dire
qu’Indra tue Vritra par sa « puissance virile » (vîryêna : Rig-Vêda, II, 11, 5)
ou qu’il le tue par sa foudre (vajrêna : Rig-Vêda, I, 103, 7). Dans le
Mânava-dharma-shâstra, I, 8, Vîrya est la semence.
(3) C’est de cette façon que le Bouddha triomphe du
Dragon (ahi-nâga), « combattant le feu par le feu » (têjasâ têjam' : Mahâvagga,
I. 15, 5-6). Nous pouvons ajouter que l’association constante d’Indra (Shakra,
Vajrapâni) et du Bouddha, envers qui le premier joue le rôle de protecteur
combattant, armé du vajra, que cette association, disons-nous, correspond à
l’association constante d’Indra et d’Agni. Les preuves sont nombreuses qui
permettent d’identifier le Bouddha à Agni.
On reconnaîtra que la relation établie dans l’Inde
entre l’arc et le Pouvoir temporel correspond à l’explication donnée à Adam par
Gabriel et reproduite plus haut. C’est par là que l’on peut facilement
comprendre le rite très répandu qui consiste à tirer des flèches vers les
quatre points cardinaux. Le Kurudhamma Jâtaka nous apprend incidemment que,
lors d’un festival triennal, « les rois avaient coutume de se parer
magnifiquement, de s’habiller comme des dieux.. debout en présence du yaksha
Chittarâja, ils tiraient vers les quatre points cardinaux des flèches ornées de
fleurs peintes » (Jâtaka, II, 372). En Chine, lors de la naissance d’un
héritier royal, le Maître des Archers « tire vers le Ciel, la Terre et les
quatre points cardinaux avec un arc fait de bois de mûrier et six flèches en
ronce sauvage » (Li ki, X, 2, 17) (4). Le même rite était accompli au Japon
(5). En Egypte, des flèches étaient tirées vers les quatre points cardinaux au
cours de la cérémonie célébrée lorsqu’un nouveau Pharaon montait sur le trône
(6).
(4) Karlgren a vu dans cette pratique un rite de
fécondité, destiné à faire obtenir des enfants mâles, lesquels sont représentés
par les flèches (Bull. Mus. Far Eastern Antiquities, Stockholm, II, 1930, p.
51). Seligmann critiquant Karlgren, observe justement que la signification
première du rite est celle d'une « affirmation suprême de puissance » (Bow and
arrow symbolism, dans Eurasia Septentrionalis Antiqua, IX, p. 351). Aucun des
deux auteurs, cependant, ne paraît avoir saisi que la signification érotique du
« tir » et celle du tir comme symbole de domination ne sont aucunement
exclusives l’une de l’autre. On dit que le soleil « darde » ses rayons, et
ceux-ci, qui sont représentés par les flèches royales, sont des puissances à la
fois dominatrices et génératrices. De la même façon, le verbe sanscrit srij,
faire voler, « décocher » (d'où srika, le « dard » ou la « flèche ») peut
désigner aussi bien l’envoi d'une flèche que l’acte procréateur ; et, en fait,
c’est ainsi que Prajâpati « projette » (srijati) ses descendants, qui sont tous
les êtres.
(5) Heike Monogatari (XIIIè siècle) : voir Trans. As.
Soc. Japan, XL VI, 1918. 2è partie, p. 120.
(6) Cf. Moret, Du caractère religieux de la royauté
pharaonique, Paris, 1902, pp. 105-106 (p 106, note 3 : « Il semble que cette
cérémonie ait pour but de définir le pouvoir qu'a Pharaon-Horus de lancer,
comme le soleil, ses rayons dans les quatre parties du monde »). Dans le relief
de Karnak (Leipsius, Denkmüler, III, pl. 36 b), Thothmès III est représenté
tirant ainsi à l’arc, guidé par Horus et Seth. Dans le relief tardif de la XXVe
dynastie (Prisse d’Avennes, Monuments égyptiens, 1847, pl. XXXIII : Schäfer,
Aegyptische und heutige Kunst und Weltgebäude der alten Aegypter, 1928, fig. 54
et dans Or. Lit. Zeit, avril 1929, col. 240-243), c’est la reine que l’on voit
tirant sur des pains circulaires qui sont évidemment des symboles des quatre
points cardinaux ; l'inscription précise qu’elle reçoit les arcs du nord et du
sud et qu’elle tire vers les quatre points cardinaux, sud, ouest, est et nord.
Ce tir a lieu pendant la cérémonie du sed, laquelle, dans le cours d’un règne,
répète les rites du couronnement et de la déification royale. Le rite est
accompagné par un autre — ou peut-être le remplace-t-il — dans lequel quatre
oiseaux sont lâchés vers les quatre points cardinaux : l’oiseau et la flèche
sont évidemment des symboles équivalents (tous deux sont ailés et tous deux
volent ; le terme sanscrit patatrin, « ailé » peut signifier l’un ou l’autre).
Ce rite implique, comme on le voit, une idée de
domination ; et son archétype est évidemment solaire : le rite par lequel on
tire quatre flèches différentes reflète en effet un tir surnaturel dans lequel
une flèche unique pénètre les quatre points cardinaux. Cet exploit, qui est
connu comme le « percement du cercle » (chakka-viddham, où chakka désigne la
sphère ou le cercle du monde), cet exploit, disons-nous, est décrit dans le
Sarabhanga Jâtaka (n° 522, Jâtaka, V, 125 et suiv.), où il est attribué au
Boddhisatta Jotipâla, le « Gardien de la Lumièré » et « tireur infaillible »
(akkhana-vêdhî) (7). Jotipâla est le fils du brâhmane-ministre et représente le
Sacerdoce : quoique l'arc soit spécifiquement une arme de kshatriya, il est
tout à fait dans l’ordre qu’il soit manié par un brâhmane, puisque ce dernier
représente le Brahma in divinis, lequel est « à la fois le brahma et le kshatra
» (Shatapatha Brâhmana, X, 4, 1, 9) et, comme tout avatâra, est « à la fois roi
et prêtre ». Le roi lui demande de concourir avec les archers royaux, dont
certains sont aussi des « tireurs infaillibles », capable de fendre un cheveu
ou une flèche retombante. Jotipâla apparaît sous un déguisement, cachant son arc,
sa cotte de mailles et son turban sous un vêtement extérieur ; on lui dresse
une tente, à l’intérieur de-laquelle il retire son vêtement de dessus, se pare
des insignes royaux et fixe la corde de son arc : ainsi, entièrement armé,
tenant à la main une flèche « à pointe de diamant » (vajiragga), il « écarte la
tenture » (sânim vivaritwâ) et sort (nikkhamitwâ), tel un Prince des Serpents
(nâga-kumâro) faisant irruption hors de terre. Il trace alors un cercle (8) au
milieu de la cour royale quadrangulaire et, tirant de là, il se défend lui-même
contre les flèches innombrables qui sont lancées sur lui par des archers postés
aux quatre coins. Il offre ensuite de blesser ces archers avec une seule
flèche, ce qu’ils n’osent pas accepter, place alors un bananier dans chacun des
quatre coins de la cour et « attachant un fil écarlate (ratta-suttakam) à
l’extrémité empennée de la flèche, il vise l’un des arbres et l’atteint ; la
flèche transperce l’arbre, puis le second, le troisième et le quatrième tour à
tour et finalement traverse à nouveau le premier qui avait été déjà transpercé,
puis revient dans sa main, cependant que les arbres restent encerclés par le
fil ».
(7) Il est clair qu’ici le terme pâli akkhana ne
correspond pas au sanscrit akshana, « inopportun » mais bien au sanscrit
âkhana, « cible », que l'on rencontre, par exemple, dans Jaiminîya Upanishad
Brâhmana, I, 60, 8 et Chhândogya Upanishad, 1, 2, 7-8 ; cf. âkha dans
Taittirîya Samhitâ, VI, 4, 11, 3, ces deux derniers termes étant dérivés de
khan, « creuser » ou « percer ». Le dictionnaire de la Pâli Text Society
suggère une connexion entre akkhana et akkhi (sanscrit akshi), « œil », de la
racine ash, « atteindre » : cette relation ne peut être soutenue au point de
vue de l’étymologie, mais elle est valide du point de vue de l’herméneutique,
car c’est une assimilation très familière que celle des regards à des flèches,
qui sont lancées par l’œil et qui atteignent, et parfois blessent, leur objet.
En outre, le centre de la cible circulaire est souvent désigné comme un « œil »
: en anglais, par exemple, il est appelé bull's eye, « œil de taureau», en
japonais le « petit œil », et on ne risque guère de se tromper en supposant
qu’une cible circulaire portant un « œil » central a été aussi en usage dans
l’Inde. Dans tous les cas, la forme de la cible et l’expression « œil de
taureau » sont toutes deux pleines de sens, car le dieu du Ciel est souvent
appelé un « taureau » et le Soleil est son « œil » : en pénétrant I’ « œil de
taureau » la flèche de l’archer franchit virtuellement la Porte du Soleil et
arrive ainsi au Brahmaloka, comme dans le passage cité plus loin, de la Mundaka
Upanishad, où l’archer s’identifie lui-même avec sa flèche. Dans le texte
étroitement apparenté de l'Asadisa (Jâtaka, II, 91), le prince Sans-pareil est
« celui qui vole au loin » (dûrê-pâtî), aussi bien qu’un « tireur infaillible »
(akkhana-vêdhî).
(8) Le texte imprimé porte mandapa, « tente », «
pavillon », mais la vriante du manuscrit B mandata, « cercle », est de
beaucoup préférable. Que l’archer se tienne au centre d’un cercle et qu’il tire
de là ses flèches vers les quatre angles d'un « terrain » carré, ces deux faits
réunis ont un sens évident en relation avec le symbolisme du dôme élevé sur un
soubassement carré ou avec le symbolisme de la pyramide : le Ciel est «
circulaire » et la Terre est “ carrée La position centrale de l’archer eu égard
aux quatre points visés est celle de la « quintessence », et elle est
virtuellement “ élevée », alors que le « terrain », dans le cas présent la cour
royale, correspond à tout ce qui est « sous le Soleil », lequel est « roi de
tout ce qu’il contemple ».
Ce récit est manifestement une exposition de la
doctrine du « fil-esprit » (sûtrâtman), suivant laquelle le Soleil, en tant que
« point d’attachement » ou « bouton », unit les mondes inférieurs à lui-même
par le fil du Vent de l’Esprit et par l’intermédiaire des quatre points
cardinaux, de sorte que toutes choses sont enfilées sur lui, qui est l’Esprit,
comme des pierres précieuses sur un fil (9). Il faut noter que la seconde
pénétration du premier point cardinal est soigneusement mentionnée : autrement
le cercle n’aurait pas été fermé. Les préliminaires du combat sont également
pleins de signification : car c’est précisément par un changement de vêtements
qu’un Titan se manifeste comme un Dieu, ou qu’il devient un Dieu ; c’est en
perdant sa peau, représentée ici par le « vêtement extérieur », que le Serpent
devient un Soleil ; les détails de la transformation sont explicites. En outre,
en ouvrant la tente, ou en repoussant la tenture derrière laquelle l’ «
opération intérieure » a été accomplie, le Bodhisattwa se « révèle » lui-même,
comme le fait un acteur, lorsqu’il entre sur la scène en écartant et rejetant
le rideau qui sépare celle-ci des coulisses ; et, dans le langage technique du
théâtre, cette « entrée » est appelée, non sans raison, un avatarana, une «
descente » ; le Bodhisatta est, en fait, un avatâra ou une « descente » du
Soleil (10).
(9) Voir Etudes traditionnelles, 44e année, p. 290,
note 1, et Bhagavad Gltâ, VII, 7. Il y a d’ailleurs sur ce sujet une longue
série de textes, dont certains sont bouddhiques.
(10) Au sujet de la manifestation, envisagée comme un
avatarana, des Bouddhas et des Bodhisattwas, voir René Guénon dans les Etudes
Traditionnelles, 44e année, p. 42-43. Des « evhéméristes » bouddhistes
soutiennent que le Bouddha n’était pas à l’origine un avatâra, mais qu'il fut,
beaucoup plus tard, « déifié ». Il est exact que c’est seulement assez tard que
le terme sanscrit avatâra a reçu le sens dont il est ici question et qui est
voisin de Celui d’ « incarnation » ; et il est exact que le terme pâli
correspondant, otâra, qui signifie littéralement « descente vers », est pris
généralement au sens d’ « accès » ou d’ « opportunité ». Mais, sans entrer tout
au long dans l'histoire du verbe tri, « traverser », nous pouvons observer que,
dans la Vâjasanêyi-Samhitâ (XVII, 6), Agni est prié de « descendre sur terre »
(upa jman... avatâra) et que, dans le Dhammapada Atthakathâ (III, 224 226), le
Bouddha, résidant sur le sommet du Mont Mêru, dit : « Je veux descendre »
(otarisâmi, en sanscrit avatarishyâmi) ; et, en fait, accompagné par un grand
nombre de divinités, il « descend » (otarimsu) par une « échelle ». Ce n’est
pas cependant l’histoire des mots qui nous intéresse, mais bien celle des
idées. Comme avatri, le verbe sanscrit avakram signifie « descendre » et, dans
ce sens, la naissance du Bouddha apparaît, dans les textes les plus anciens,
comme une descente : dans le Dîgha-Nikâya (II, 12-13), le Bodhisatta, «
quittant le Ciel de Tusita, descend (okkamati) dans le sein de sa mère »,
cependant que l’inscription de Bharhut qui accompagne la scène de l' «
incarnation » porte ûkranti, « il descend ». Il est hors de doute que le
Bouddha a été tout d’abord considéré comme une « descente du Soleil », et
seulement plus tard comme un homme, exactement comme dans le Christianisme
l’idée d’une nature humaine « assumée » par le Christ devint l’occasion d une
interprétation humanistique tardive de tout le μύθος.
Il est à peine besoin d’ajouter, d’accord avec les
remarques de M. Guénon (Etudes Traditionnelles, 45e année, p. 28), que la
flèche est un équivalent de l’aiguille et l’on observera que, dans le cas
particulier, exposé plus haut, du Bodhisatta Jotipâla, les quatre points
cardinaux sont, à la lettre, cousus ensemble et unis à leur centre par le fil.
Dans la pratique courante, bien qu’aucun fil ne soit entraîné par la flèche
elle-même, nous pouvons considérer celle-ci comme étant en principe « enfilée
», pour autant que la corde de l’arc passe par son encoche (qui correspond au
chas de l’aiguille) ; et nous pouvons considérer aussi la flèche comme
représentant la Puissance de Dieu en acte, à savoir comme l’Esprit, lequel,
cependant, comme la flèche, ne laisse de son passage aucune trace visible (11).
Néanmoins, une flèche à laquelle est attaché un fil léger peut être tirée par
dessus un gouffre autrement infranchissable ; grâce à ce fil, une corde plus
solide est passée d’un bord à l’autre et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un câble
soit finalement tendu au-dessus de l’abîme ; de cette manière le symbolisme de
l’arc et des flèches peut être relié à celui du pont. Le même procédé se
retrouve dans un moyen de sauvetage moderne, dans lequel une corde est lancée,
cette fois par un canon, du rivage vers un bateau en détresse, après quoi, par
le moyen de cette même corde, une « ligne de vie » plus forte est tirée et
tendue du rivage au bateau. Les Chinois, d’ailleurs, emploient effectivement,
pour la chasse aux oiseaux, des flèches auxquelles un fil est attaché. Un
bronze incrusté de la dynastie Tcheou montre un chasseur prenant ainsi un
oiseau (12). Des procédés semblables se rencontrent dans le cas du filet qui
est lancé et auquel une corde est attachée et aussi dans le cas du lasso ; dans
la pêche à la ligne, la canne correspond à l’arc, et l’hameçon, muni d’un chas,
à l’aiguille ou à la flèche. Dans tous ces cas, le chasseur, qui tient la place
de la divinité, attache la proie à lui-même par le moyen d’un fil, qu’il tire
ensuite. Dans ce sens Shams-i-Tabrîz écrit :
« Il me donna le bout d’un fil — un fil plein
d’artifice et de malice — :
« Tire, dit-il. afin que je puisse tirer, et ne le
casse pas en tirant ! » (13).
(11) Dans l’application du symbolisme du tir à l’arc au
langage — cf. les « paroles ailées » qui « vont droit au cœur » —, « la corde
de l’arc est la langue » (Atharva-vêda V, 18,8), c’est-à dire la puissance de
l’intellect exprimée en acte, et « terrible est la flèche de Brahma, avec
laquelle il transperce (vidhyati) ceux quil’outragent » (ibid., 15). L’ «
anathème » est l’arme propre au Sacerdoce et l’arme matérielle est propre à la
Royauté.
(12) Ce bronze fait partie de la Walters Art Gallery,
de Baltimore.
(13) R. A.
Nicholson, Dîwân-i-Shams-i-Tabrîz, 1898, ode 28.
III. La « pénétration » par la connaissance.
Le symbolisme du tir à l’arc atteint son point
culminant dans l’idée de la pénétration d’une cible éloignée, telle que cette
idée est impliquée dans les épithètes « celui qui vole au loin » (dûrê-pâti), «
tireur infaillible » (akkhana-vêdî) appliquées au Bodhisatta Sans-pareil dans
Jâtaka, II, 91. Cette idée trouve son expression la plus claire dans la
Mundaka-Upanishad (II, 2, 1-4). Les deux premières stances décrivent le Brahma
impérissable comme l’unité des contraires, le summum bonum, la base de
l’univers, la Vérité, ce qui est immortel : « Il est ce qui doit être pénétré ;
pénètre-le, mon ami ! (tad vêdhavyam, soma viddhi) ». La troisième et la
quatrième stances continuent ainsi :
3.« Prenant comme arc l’arme puissante (Om) de
l'Upanishad,
Place sur elle une flèche aiguisée par la
contemplation,
Bande-la avec une intention conformée à Son essence
(tadbhâva-gatêna)
Cet Impérissable est le but (lakshyam) : pénètre-le,
mon ami ! [chêtasâ].
4. Om est l’arc, la flèche est l’esprit (âtmâ) (1),
Brahma la cible,
L’homme sage est celui qui peut le pénétrer. Deviens
d’une seule nature avec Lui, comme la
flèche (qui s’unit à la cible) ! (2) ».
Il faut donc que l’on puisse dire, avec Shams-i-Tabrîz
: « Tu as volé comme une flèche de cet arc vers cette cible », passage où
néanmoins l’ « arc » représente le corps, à partir duquel l’esprit est lancé
comme une flèche. Au sujet d’Om, on peut citer Chhândogya Upanishad, VIII, 6, 5
: « Avec Om il s’élève et, rapide comme la pensée, il atteint le Soleil... une
entrée pour ceux qui savent; un obstacle pour les autres ». Si l’on demande : «
Comment peut-elle percer le Ciel, cette petite prière d’une syllabe ? » (Cloud
of Unknowing, ch. 38), le même auteur répond : « Même lancé à l’aveuglette, le
trait acéré de l’amour passionné ne manque jamais son but, lequel est Dieu »
(Epistle of Discrétion) (3).
(1) Cf. Udâna, 9: « Le (sage-) silencieux (muni, comme
dans Brihadâranyaka Upanishad, 111, 5 et Bhagavad- Gitâ, II, 69), le brahma
(ici comme souvent, le brahma-vid, le « connaisseur de Brahma ») est libéré de
la joie et du souci, de la forme et de l’informel, lorsque, par son silence
(mona, correspondant au sanscrit mauna, au sens où il est pris dans
Bhagavad-Gîtâ, X, 38. et où, dans Chhândogya Upanishad, VIII, 5, 2, il est
identifié à brahmacharya), il a pénétré (vêdi, expliqué dans le commentaire par
aññati, pativijjhi, « connu ou pénétré ») avec l'esprit (attanâ) »,
c’est-à-dire lorsqu’il a fait de l’esprit sa flèche et a, par lui, pénétré la
cible.
(2) C’est-à-dire réalise : « Cela est la Vérité, c'est
l’Esprit, tu es Cela » (Chhândogya Upanishad, VI, 9, 4).
(3) Un tir « à l’aveuglette » est celui qui est dirigé
vers un but invisible, mais il n’est pas nécessaire que le but soit silencieux
ou qu’on ne puisse l'entendre. Parmi les archers habiles mentionnés dans le
Sarabhanga Jâtaka, on cite « ceux qui tirent d’après le son » (sadda-vêdhi-sara
vêdhino). Dans le cas présent, c’est le Soleil intelligible qui, bien
qu’invisible, « résonne » (swara êti : Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 33, 1
; om iti hy êsha swarann êti : Chhândogya Upanishad, I, 5, 1).
Considérons de plus près, cependant, l’idée de «
pénétration » ; et rappelons tout d’abord que les qualificatifs d’« aigu » et
de « pénétrant » sont appliqués à toute sagesse supérieure, à toute « vue » qui
atteint, derrière un objet, le principe qui l’explique. De la même façon, le
verbe sanscrit vyadh, « percer » ou « pénétrer » (racine de l’adjectif sanscrit
et pâli vêdhî, « qui frappe le but ») n’est pas employé seulement dans son sens
propre, qui se réfère au tir à l’arc, mais aussi pour désigner la « percée » «
vers les régions intérieures du Royaume céleste » (ad regni superni
penetrabilia) (4), comme dans le passage cité plus haut de la Mundaka
Upanishad, où vêdhavyam est « pénétrable » et viddhi « pénètre ! » (à
l’impératif) et comme dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, IV, 18, 6 : « Connais
(ou pénètre) seulement Cela, qui est Brahma (tad êva brahma twam viddhi), non
ce qu’ici les hommes vénèrent ».
(4) Penetrabilia est ici synonyme de penetralia, qui
est défini comme suit par Isidore de Séville Diff., 1, 435 (Migne, vol. 83,
col. 54) : penetralia autem sunt domorun sécréta, et dicta ab eo quod est
penitus ( « les penetralia sont les parties réservées des maisons, et elles
sont ainsi appelées parce qu’il s’agit de ce qui est penitus », c'est-à-dire « à
l’intérieur ». Pour une plus ample information sur ces termes, voir R. J.
Getty, « Penetralia and penetrabilia in Post-Classical Latin » dans L'Amer.
Journ. Philology, LV1II, 1936, 233-244.
Notons que la syllabe pe dans penitus correspond au
sanscrit pâ, « protéger », « garder » que l’on trouve par exemple dans go-pâ, «
pâtre », l’équivalent hindou du « pasteur » chrétien.
L’expression citée dans le texte ad regni superni
penetrabilia est de Mellifluus (vers 540 ap. J.-C.), la phrase continuant ainsi
: non pervenit quisquam nisi egerit paenitentiam et l’ensemble signifiant: «
Personne ne peut pénétrer dans les places secrètes du Royaume d’En-haut. à
moins qu’il n’ait fait pénitence » ; pœnitentia peut être considéré comme un
équivalent du sanscrit vairagya, « détachement », « absence de désirs ».
Mais le double sens, littéral et dérivé, du mot
français pénétrer est représenté en sanscrit et en pâli par une ambiguité plus
radicale, la forme impérative viddhi, en particulier, appartenant également à
deux verbes sanscrits : le verbe vid, « savoir » (d’où vêda, « connaissance »,
scientia) et le verbe vyadh (ou vidh), « pénétrer » ; de même en pâli le terme
vêdi, qui se rencontre dans le passage d’Udâna cité plus haut (p. 12, note I),
est interprété comme signifiant, soit aññâti, « il connaît », soit pativijjhi,
« il pénètre ». Dans Samyutta-Nikâya, I, 4, dhammâ patividitâ (variante :
patividhitâ) est interprété par ñânêna patividdhâ, « ceux qui ont pénétré les
premiers principes » : or il est difficile de voir là, comme le fait Mme Rhys
Davids, un « jeu de mots d’exégète », car nous trouvons souvent pativijjhi
associé à ñânam, « connaissance » ou à des termes similaires : par exemple,
dans Jâtaka, 340-341 : « Il pénétra la gnose d’un Pratyêka-Bouddha
(pachchêka-bodhi-ñânam pativijjhi) ». Dans Samyutta-Nikâya, 455-456, de jeunes
Lichchhavis sont en train de tirer à l’arc, visant un « trou de serrure »
(tâla-chhiggala) (5) éloigné ; le Bouddha suggère un plus grand fait d’armes,
une façon plus difficile de « fendre des cheveux », à savoir l’exploit accompli
par ceux « qui pénètrent (le sens) des paroles : « Ceci est mal »
(reconnaissant le mal) tel qu’il est produit » (yê « idam dukkham » ti
yathâbhûtam pativijjhanti) : chose beaucoup plus difficile à percer qu’un
cheveu (6). L’Anguttara-Nikâya (II, 167) définit quatre niveaux de conscience
(saññâ = samjñâ) : le premier est caractérisé par la renonciation (hâna) ; dans
le second, on acquiert une position ferme (thiti) ; le troisième est au delà de
la dialectique (vitakka), pendant que le quatrième est associé à
l’indifférence et au détachement (nibbida, virâga) et est de la nature de la
pénétration (nibbêdha = nirvêdha). Ailleurs dans le même recueil (II, 171 ; cf.
aussi II, 202), les moines bouddhistes sont comparés aux soldats d’un roi ; le
moine, grâce à sa vertu, est « un homme qui a la position (du corps d’un
tireur) exercé » (thâna-kusalo) (7) ; il est un archer « qui tire loin »
(dûrê-pâtî), pour autant que, quel que soit le phénomène qu’il perçoit,
subjectif ou éloigné, il reconnaît : « Cela n’est pas à moi, cela n’est pas
moi, cela n’est pas mon essence » ; il est un homme « qui atteint le but »
(akkhana-vêdhî), pour autant qu’il comprend l’origine du mal (dukkham ti
yathâbhûtam pajânâti) ; et il est le « fendeur d’une grande masse » (mahato
kâyassa padâlêtâ), pour autant qu’il perce le « tronc de l’ignorance »
(avijjâ-khandam). Le Bouddha lui-même est doué du « plus haut degré de
pénétration » (ativijjha : Samyatta Nikâya, I, 193 et V, 226), grâce à sa
prescience (paññaya). Dans tous ces cas, comme dans le passage de la Mundaka
Upanishad, c’est l’homme lui-même qui « pénètre » ; il est la flèche.
Considérant l’emploi constant du verbe vyadh, « pénétrer », et celui de mots
signifiant « connaissance » pour désigner les moyens de la « pénétration » et considérant,
d’autre part, les formes verbales notées plus haut, communes à vid, « connaître
», et à vyadh ou vidh, « pénétrer », nous nous hasarderons à suggérer que la
traduction habituelle du terme vêdhas, courant dans le Rig-Vêda (et supposé
provenir de vid, « savoir » ou de vidh, « adorer »), que la traduction,
disons-nous, de ce terme par « sage » est trop faible et que « pénétrant »
serait préférable. Cette dernière traduction serait particulièrement
appropriée dans la phrase de Rig-Vêda, X, 177, I : marîcînâm padam ichchhanti
vêdhasah, « ceux qui sont vêdhas cherchent la trace des rayons», c'est-à-dire
la trace de la Lumière cachée. Les vêdhasah sont ici des «chasseurs», qui
suivent une «voie» (mârga, de mrig, « chasser en suivant à la trace », « traquer
») marquée d’empreintes de pas (les vestigia pedis), « comme de quelque animal
perdu » (Rig-Vêda, X, 46, 2), juste comme le Chrétien qui « suit la trace de sa
proie, le Christ » (Eckhart) ; en tant que chasseurs, on doit les concevoir
comme armés d’arcs et de flèches, qui leur permettent de transpercer, de «
pénétrer » leur proie lorsqu’ils l’ont trouvée. Il semblerait donc qu’ici
vêdhasah soit l’équivalent de vêdhinah, «archers», « tireurs », « ceux qui
pénètrent » et qu’ailleurs aussi, peut-être, vêdhas doive être rendu par «
pénétrant » plutôt que par « sage ».
(5) Je soupçonne que ce terme peut avoir désigné le
centre d’une cible, indiqué, non par un cercle peint, mais par un trou par
lequel les flèches pouvaient passer. Chhiggala signifie toute espèce de trou et
est synonyme de -chchhidda (en sanscrit chhidra, qui sert parfois à désigner la
Porte du Soleil). Si le centre d’une cible circulaire a été effectivement comme
un « trou de serrure », cette appellation était en parfait accord avec la signification
solaire du centre en question comme « porte étroite » ; et, à cet égard, nous
pouvons remarquer que, dans l’art traditionnel, le trou d’une serrure est
souvent orné de telle ou telle forme de l' « Oiseau solaire » et qu’il
représente, pour ainsi dire, la voie d’accès dans cet « Oiseau ».
(6) Ici, comme dans l’expression « fendeur d’une grande
masse » citée plus loin, ce qui est important est la pénétration de l’obstacle,
plutôt que celle du but lui-même. Ceci correspond aux exploits d’archers, où le
succès est mesuré par l’épaisseur des planches que la flèche arrive à percer.
La pénétration de la cible est également bien marquée dans Maitri Upanishad,
VI, 24 : « Le corps est Tare, la flèche est Om, l’intellect est sa pointe,
l’obscurité est le but (tamo lakshanam). Perçant l'obscurité (bhitwâ tamas, cf.
ibid., VI, 30 : sauram dwâram Chitwâ, « forçant la Porte du Soleil »), elle
atteint ce où aucune obscurité ne réside... le Brahma qui est de la couleur du
Soleil étincelant comme une roue de feu, au delà de l'obscurité (la Lumière des
lumières) qui resplendit dans ce Soleil là-bas, comme dans la Lune, le Feu et
l’Eclair » ; elle atteint, en d’autres termes, une « obscurité » différente et
divine, celle dont Denys dit qu’elle « éblouit par excès de lumière ».
Tout ce qui ne peut transpercer son but risque de venir
s’y écraser, comme dans le cas des Asuras (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 60,
9 et II, 3, 13) qui se précipitent contre le Souffle (prâna, c’est-à-dire le
Soleil, Brahma, le « Souffl » de Mundaka Upanishad, II, 2, 1-4) et se brisent
contre lui comme « une motte de terre contre un rocher (ashman, qui contient
ici une allusion à la « pierre céleste qui tourne » — le Soleil — de Rig-Vêda,
V, 30, 8 et V, 56, 4).
(7) Et non, comme le traduit Woodward, un tireur «
habile à choisir la meilleure place » (skilled in points of vantage). Tout le
passage est conçu en termes du tir à l’arc et, dans ce dernier, la « position »
(du corps) n’est pas moins importante qu’elle ne l’est, par exemple, dans le golf.
Les mots qui désignent cette position (thiti, thânam, de la racine sanscrite
sthâ, que l’on retrouve dans le latin stare et le français station) impliquent
que l’archer prend une position « droite » avant de tirer et il est de la plus
haute importance, du point de vue éthique comme du point de vue métaphysique,
que cette position soit « correcte ». Cf. la règle des archers japonais : « Par
dôzokurî, on entend le fait de placer le corps bien d’aplomb sur le support
fourni par les jambes. L’archer doit penser qu'il est semblable au Bouddha
Vairochana (c’est-à-dire au Soleil), calme et sans peur, et avoir l’impression
que, comme lui, il se tient debout au centre de l’univers » (Nasu et Aka
(William Acker), Tôyô kyûdô Kikan, 1937, p. 26).
IV
Pour terminer, nous dirons quelques mots du tir à
l’arc, tel qu’il est aujourd’hui pratiqué au Japon à titre de « sport ». Nous
utiliserons pour cela un ouvrage composé par M. William Acker (1), élève d’un
certain M. Toshishuke Nasu, dont le propre maître, Ichikawa Kojurô Kiyomitsu, «
avait encore vu l’arc effectivement employé comme arme de guerre et mourut
lui-même dans la maison des archers, en train de tirer de l’arc, à l’âge de
quatre-vingts ans ».
L'ouvrage est une traduction et un commentaire du texte
des instructions de M. Toshishuke Nasu. Nous en donnerons quelques extraits,
qui feront ressortir combien ce soi-disant « sport » était loin d’être le «
simple divertissement » qui répond à l’idée de sport dans une société profane.
Par exemple :
« Dans le tir à l’arc la position (du corps et
particulièrement des pieds) est la base de tout le reste. Quand vous prenez
place sur la butte pour tirer, il faut que vous chassiez de votre esprit toute
pensée des autres personnes (présentes) et ayez le sentiment que l’affaire du
tir ne concerne que vous seul... Quand ensuite vous tournez le visage vers le
but, vous ne vous bornez pas à regarder, mais vous vous concentrez sur lui...
et non pas seulement avec vos yeux et pour ainsi dire mécaniquement — vous devez
apprendre à faire tout cela à partir de votre ventre ». Lorsque l’archer se
prépare à tirer, on lui conseille comme la chose la plus importante de détendre
ses muscles et de rester calme, ce à quoi il arrivera en respirant
régulièrement, exactement comme le font les contemplatifs, qui se préparent du
reste à une « libération » semblable au « lâcher » de la flèche. Lorsqu’il
vise (mikomo, de miru, « voir », et komu, « presser »), l’archer ne regarde pas
seulement la cible, mais il « presse » ou « force » en elle sa vision,
anticipant ainsi, en quelque sorte, le résultat final qui doit être obtenu par
la flèche elle- même (2). La respiration de l’archer doit être réglée, afin
qu’il puisse « concentrer sa force dans le creux de l’abdomen — alors on peut
dire qu’on a réellement compris l'art de l’archer ». Dans le rôle attribué à la
respiration, on reconnaît un trait provenant de l’école bouddhiste zen, de
même que l’importance qui, sous le même rapport, est attachée à l’ « esprit »
(kî, en chinois k’ï) décèle une influence taoïste.
(1) Nasu et Aka (Acker), Tôyô kyûdô Kikan, imprimé à
titre privé à Tôkyô, 1937.
(2) Ceci correspond exactement à l’expression, citée
plus haut, de la Mundaka Upanishad : “ avec une intention conformée à son
essence „ (tadbhâva-gâtêna chêtasâ).
M. Acker observe que tous les arts et exercices des Japonais sont désignés comme des « voies » (mîchî, en chinois
tao), c’est-à-dire comme des disciplines spirituelles, « et l’on peut même dire
qu’il en est particulièrement ainsi dans le tir à l’arc et dans l’escrime, car
certains ateliers vous diront que le fait de toucher ou non la cible n’a pas en
lui-même la moindre importance la véritable question étant de savoir quel
profit spirituel on tire de cet exercice ».
« L’exécution du tir est dans l’acte qui fait partir la
flèche..., la position (du corps et des pieds), la préparation (psychique et
respiratoire), l’acte de dresser l’arc, de le bander, de tenir exactement la
flèche, toutes ces activités ne sont que préparations. Tout dépend de l’acte
non intentionnel et non (consciemment) volontaire par lequel la flèche est
lâchée, acte que l’archer accomplit lorsqu’il a ramené à l’unité toute son
attitude... l’état dans lequel la flèche part pour ainsi dire d’elle-même,
lorsque la respiration de l’archer semble avoir la puissance mystique de la
syllabe Om... A ce moment la position de l'archer est tout à fait correcte —
comme s’il était inconscient du départ de la flèche... un tel tir est dit
laisser derrière lui une résonance qui se prolonge — la flèche volant avec la
tranquillité d’un souffle et semblant, à vrai dire, être presque un être
vivant... Jusqu’au dernier moment ni le corps ni l’âme de l’archer ne doivent
accuser le moindre fléchissement... (Ainsi) le tir à l’arc est au Japon bien
plus qu’un « sport » au sens occidental du mot : il fait partie du Bushido, de
la Voie du Guerrier. Du reste, les Sept Voies reposent sur des principes
spontanés, et non sur de simples raisonnements :
Ayant suffisamment tendu (l’arc),
Ne « tire » plus (sur lui), mais lâche (la flèche),
Sans néanmoins « tenir » l’arc (serré).
L’arc ne doit jamais savoir Quand la flèche va partir
».
Nous voyons ainsi clairement qu’un « sport » peut être
aussi une « voie » et nous comprenons combien il est vrai que, dans une société
traditionnelle, il n’est rien de profane — état de choses qui contraste avec
celui d’une société profane, dans laquelle il n’est rien de sacré. De ce qui précède,
il ressort que le tir à l’arc est au Japon essentiellement une forme de yoga ;
l’on observe aussi comment les vies active et contemplative, comment l’homme
intérieur et l’homme extérieur peuvent être unis dans un seul acte, où chacun
des deux « soi » prête à l’autre son concours. Nous voyons enfin avec quel
respect les « moyens » employés sont considérés : ce qui a le plus d’importance
pour l’archer n’est pas le « résultat », mais l’ « opération » elle-même, ce
qui est conforme à Bhagavad-Gîtâ, II, 47. Comme la « libération » du
contemplatif, qui passe tout d’un coup, mais presque inconsciemment, du dhyâna
au samâdhi, la « libération » de la flèche est « spontanée » et en apparence «
non causée » ; elle a lieu d’elle-même lorsque la préparation nécessaire est
achevée. Lorsque cette préparation est correcte et complète, la flèche part
vers son but et l’atteint. De même, l’homme qui, en quittant ce monde, est «
tout en acte » et a « fait tout ce qu'il avait à faire » (kritakritya) n’a pas
besoin de se demander ce qu’il adviendra de lui ni où il va arriver.
Ananda K. Coomaraswamy.
http://dinul-qayyim.over-blog.com/
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