La Gnose, janvier 1911, article signé Palingenius
Publication posthume dans Recueil
Dans une précédente étude2, nous avons dit que les
religions ne sont que des déviations de la Religion primordiale, des
déformations de la Doctrine traditionnelle, et que, par le mélange à celle-ci
de considérations d’ordre moral et social, elles ont établi une déplorable
confusion entre le domaine métaphysique et le domaine sentimental, et
finalement donné à celui-ci la prépondérance, tout en conservant des
prétentions doctrinales que rien ne justifie plus. Comme le sentiment est chose
essentiellement relative et individuelle3, il en résulte que les religions sont
des particularisations de la Doctrine, par rapport à laquelle elles constituent
des hérésies à divers degrés, puisqu’elles s’écartent toutes plus ou moins de
l’Universalisme (on pourrait dire du Catholicisme, si ce mot avait conservé son
sens étymologique, au lieu de prendre, lui aussi, la signification spéciale
qu’on lui connaît).
Nous disons des
hérésies à divers degrés, car on peut être hérétique de bien des façons et pour
des raisons multiples ; mais, toujours, les opinions hétérodoxes procèdent
d’une tendance de plus en plus accentuée au particularisme, à
l’individualisme4, substituant la diversité des croyances illusoires à l’unité
de la certitude fondée sur la Connaissance métaphysique, seule admise par
l’orthodoxie.
[1] La Gnose, janv. 1911, signé Tau Palingénius. Un
article au titre identique mais avec un contenu différent fut publié dans
Études Traditionnelles, nº de janv. 1936, puis repris dans Aperçus sur
l’Initiation, ch. XXIV. [N.d.É.]
[2] La Religion et les religions, in La Gnose, 1re
année, n° 10 [ainsi que dans ce Recueil].
[3] Voir L’erreur métaphysique des religions à forme
sentimentale, par Matgioi, in La Gnose, 1re année, n° 9.
[4] Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici de
l’individualisme qu’au point de vue doctrinal, et nullement au point de vue
social ; les deux domaines doivent, comme toujours, rester profondément
séparés.
Pour cette dernière, l’infaillibilité n’appartient qu’à
la seule Doctrine, universelle et impersonnelle, qui ne s’incarne jamais dans
un homme, et n’est représentée que par de purs symboles ; elle ne peut à aucun
titre être attribuée à des individus, et les hommes n’y participent qu’en tant
qu’ils parlent au nom de la Doctrine ; mais les religions, méconnaissant
celle-ci, ont prétendu revêtir une individualité du caractère infaillible,
puis, après avoir confondu l’Autorité spirituelle avec le Pouvoir matériel,
elles ont été jusqu’à accorder la première à tous les hommes indistinctement et
au même degré1. En même temps, les Livres sacrés ont été traduits dans les
langues vulgaires, et ces traductions, devenant d’autant plus fausses qu’elles
s’éloignent davantage du texte primitif, aboutissent, par l’anthropomorphisme
(conception tout individualiste), au matérialisme et à la négation de
l’ésotérisme, c’est-à-dire de la vraie Religion.
Mais le caractère le plus important peut-être, celui
que l’on découvre à l’origine et au fond de toutes les religions, c’est le
sentimentalisme, dont l’exagération constitue ce qu’on appelle habituellement
le mysticisme ; c’est pourquoi on ne saurait trop protester contre cette
tendance, aussi dangereuse, quoique d’une autre façon, que la mentalité des
critiques et des exégètes modernes (laquelle résulte de la défiguration profane
des Écritures traditionnelles, dont on n’a plus laissé subsister que la lettre
matérielle et grossière). C’est le sentimentalisme que nous trouvons, en
particulier, joint d’ailleurs à l’anthropomorphisme dont il ne se sépare guère,
comme point de départ de la prière telle qu’elle est comprise dans les
religions exotériques : sans doute, il est tout naturel que les hommes
cherchent à obtenir, s’il est possible, certaines faveurs individuelles, tant
matérielles que morales ; mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est que, au lieu
de s’adresser pour cela à des institutions sociales, ils aillent demander ces
faveurs à des entités extra-terrestres.
Ceci nécessite quelques explications, et nous devons
surtout, sur ce point, établir une distinction très nette entre la prière et ce
que nous appellerons l’incantation, employant ce terme à défaut d’un autre plus
précis, et nous réservant de le définir exactement plus loin. Nous devons
exposer d’abord de quelle façon il nous est possible de comprendre la prière,
et dans quelles conditions elle peut être admise par l’orthodoxie.
[1] Ainsi, l’anarchie, alors même qu’elle se présente
comme une réaction contre l’absolutisme, n’est pourtant, au point de vue
intellectuel, qu’un produit des mêmes erreurs poussées jusqu’à leurs
conséquences extrêmes ; on pourrait en dire autant du matérialisme envisagé par
rapport au mysticisme, auquel il prétend s’opposer, tandis qu’en réalité il
n’en est souvent qu’une simple transposition.
Considérons une collectivité quelconque, soit
religieuse, soit simplement sociale : chaque membre de cette collectivité lui
est lié dans une certaine mesure, déterminée par l’étendue de la sphère
d’action de la collectivité, et, dans cette même mesure, il doit logiquement
participer en retour à certains avantages, entièrement matériels dans quelques
cas (tels que celui des nations actuelles, et des associations basées sur la
solidarité pure et simple), mais qui peuvent aussi, dans d’autres cas, se
rapporter à des modalités non matérielles de l’individu (consolations ou autres
faveurs d’ordre sentimental, et même quelquefois d’un ordre plus élevé, comme
nous le verrons par la suite), ou, tout en étant matériels, s’obtenir par des
moyens en apparence immatériels (l’obtention d’une guérison par la prière est
un exemple de ce dernier cas). Nous parlons des modalités de l’individu
seulement, car ces avantages ne peuvent jamais dépasser le domaine individuel,
le seul qu’atteignent les collectivités, quel que soit leur caractère, qui ne
se consacrent pas exclusivement à l’enseignement de la Doctrine pure, et qui se
préoccupent des contingences et des applications spéciales présentant un
intérêt pratique à un point de vue quelconque.
On peut donc regarder chaque collectivité comme
disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du
mot, d’une force constituée par les apports de tous ses membres passés et
présents, et qui, par conséquent, est d’autant plus considérable que la
collectivité est plus ancienne et se compose d’un plus grand nombre de membres.
Chacun de ceux-ci pourra, lorsqu’il en aura besoin, utiliser à son profit une
partie de cette force, et il lui suffira pour cela de mettre son individualité
en harmonie avec l’ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat
qu’il obtiendra en observant les rites, c’est-à-dire les règles établies par
celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présenter.
Donc, si l’individu formule alors une demande, il l’adressera à l’esprit de la
collectivité, qu’on peut appeler, si l’on veut, son dieu ou son entité suprême,
mais à la condition de ne pas regarder ces mots comme désignant un être qui
existerait indépendamment et en dehors de la collectivité elle-même.
Parfois, la force dont nous venons de parler peut se
concentrer en un lieu et sur un symbole déterminés, et y produire des
manifestations sensibles, comme celles que rapporte la Bible hébraïque au sujet
du Temple de Jérusalem et de l’Arche d’Alliance, qui jouèrent ce rôle pour le
peuple d’Israël. C’est aussi cette force qui, à des époques plus récentes, et
de nos jours encore, est la cause des prétendus miracles des religions, car ce
sont là des faits qu’il est ridicule de chercher à nier contre toute évidence,
comme beaucoup le font, alors qu’il est facile de les expliquer d’une façon
toute naturelle, par l’action de cette force collective1. Ajoutons que l’on
peut créer des circonstances particulièrement favorables à cette action, que
provoqueront, pour ainsi dire à leur gré, ceux qui sont les dispensateurs de
cette force, s’ils en connaissent les lois et s’ils savent la manier, de la
même façon que le physicien ou le chimiste manient d’autres forces, en se
conformant aux lois respectives de chacune d’elles. Il importe de remarquer
qu’il ne s’agit ici que de phénomènes purement physiques, perceptibles par un
ou plusieurs des cinq sens ordinaires ; de tels phénomènes sont d’ailleurs les
seuls qui puissent être constatés par la masse du peuple ou des croyants, dont
la compréhension ne s’étend pas au-delà des limites de l’individualité
corporelle.
Les avantages obtenus par la prière et la pratique des
rites d’une collectivité sociale ou religieuse (rites n’ayant aucun caractère
initiatique) sont essentiellement relatifs, mais ne sont nullement négligeables
pour l’individu ; celui-ci aurait donc tort de s’en priver volontairement, s’il
appartient à quelque groupement capable de les lui procurer. Ainsi, il n’est
nullement blâmable, même pour celui qui est autre chose qu’un simple croyant,
de se conformer, dans un but intéressé (puisque individuel), et en dehors de
toute considération doctrinale, aux prescriptions d’une religion quelconque,
pourvu qu’il ne leur attribue que leur juste importance. Dans ces conditions,
la prière, adressée à l’entité collective, est parfaitement licite, même au
regard de la plus rigoureuse orthodoxie ; mais elle ne l’est plus lorsque,
comme c’est le cas le plus fréquent, celui qui prie croit s’adresser à un être
extérieur et possédant une existence indépendante, car la prière devient alors
un acte de superstition.
*
* *
Les indications qui précèdent feront mieux comprendre
ce que nous dirons maintenant au sujet de l’incantation ; mais, tout d’abord,
nous devons faire remarquer que ce que nous appelons ainsi n’a rien de commun
avec les pratiques magiques auxquelles on donne parfois le même nom, car ce qui
constitue en réalité un acte magique, c’est, dans les conditions que nous avons
dites, la prière ou l’accomplissement d’autres rites équivalents.
[1] Il est bien entendu que les faits dits miraculeux
ne peuvent en aucune façon être contraires aux lois naturelles ; la définition
ordinaire du miracle, impliquant cette contradiction, est une absurdité.
L’incantation dont nous parlons, au contraire, n’est
point une demande, et ne suppose l’existence d’aucune chose extérieure, parce
que l’extériorité ne peut se comprendre que par rapport à l’individu ; elle est
une aspiration de l’être vers l’Universel, dans le but d’obtenir ce que nous
pourrions appeler, dans un langage quelque peu théologique, une grâce spirituelle,
c’est-à-dire une illumination intérieure, qui sera plus ou moins complète
suivant les cas. Si nous employons ce terme d’incantation, c’est parce qu’il
est celui qui traduit le moins improprement l’idée exprimée par le mot sanscrit
mantra, qui n’a pas d’équivalent exact dans les langues occidentales. Par
contre, il n’y a en sanscrit, non plus que dans la plupart des autres langues
orientales, aucun mot répondant à l’idée de prière, et cela est facile à
comprendre, puisque, là où les religions n’existent pas, l’obtention des
avantages individuels, même à l’aide de certains rites appropriés, ne relève
que des institutions sociales.
L’incantation, que nous avons définie comme tout
intérieure en principe, peut cependant, dans un grand nombre de cas, être
exprimée extérieurement par des paroles ou des gestes, constituant certains
rites initiatiques, et que l’on doit considérer comme déterminant des
vibrations qui ont une répercussion à travers un domaine plus ou moins étendu
dans la série indéfinie des états de l’être. Le résultat obtenu peut, comme
nous l’avons déjà dit, être plus ou moins complet ; mais le but final à
atteindre est la réalisation en soi de l’Homme Universel, par la communion
parfaite de la totalité des états de l’être, harmoniquement et conformément
hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l’ampleur et de
l’exaltation1.
[1] Cette phrase contient l’expression de la
signification ésotérique du signe de la croix, symbole de ce double
épanouissement de l’être, horizontalement, dans l’ampleur ou l’extension de
l’individualité intégrale (développement indéfini d’une possibilité
particulière, qui n’est pas limitée à la partie corporelle de l’individualité),
et verticalement, dans la hiérarchie indéfinie des états multiples
(correspondant à l’indéfinité des possibilités particulières comprises dans
l’Homme Universel). – Ceci montre en même temps comment doit être comprise dans
son principe la Communion, qui est un rite éminemment initiatique, et dont la
figuration symbolique elle-même n’a pu perdre ce caractère que par suite d’une
regrettable confusion qu’ont commise les religions exotériques, et qui
constitue à proprement parler une profanation.
Ceci nous amène à établir une autre distinction, en
considérant les divers degrés auxquels on peut parvenir suivant l’étendue du
résultat obtenu en tendant vers ce but, et que l’on pourrait considérer en
quelque sorte comme autant de degrés initiatiques. Et tout d’abord, au bas et
en dehors de cette hiérarchie, il faut mettre la foule des profanes,
c’est-à-dire de tous ceux qui, comme les simples croyants des religions, ne
peuvent obtenir de résultats que par rapport à leur individualité corporelle,
et dans ces limites de cette portion d’individualité, puisque leur conscience
ne va ni plus loin ni plus haut que le domaine renfermé dans des limites
restreintes. Pourtant, parmi les croyants, il en est, en petit nombre
d’ailleurs, qui acquièrent quelque chose de plus (et c’est là le cas de
quelques mystiques, que l’on pourrait considérer comme plus intellectuels que
les autres) : sans sortir de leur individualité corporelle, ils perçoivent
indirectement certaines réalités d’ordre supérieur, non pas telles qu’elles
sont en elles-mêmes, mais traduites symboliquement et sous forme sensible. Ce
sont encore là des phénomènes (c’est-à-dire des apparences, relatives et
illusoires en tant que formelles), mais des phénomènes hyperphysiques, qui ne
sont pas constatables pour tous, et qui entraînent parfois chez ceux qui les
perçoivent quelques certitudes, toujours incomplètes, mais pourtant supérieures
à la croyance pure et simple à laquelle elles se substituent. Ce résultat, que
l’on peut appeler une initiation symbolique au sens propre du terme (pour la
distinguer de l’initiation réelle et effective dont nous allons parler),
s’obtient passivement, c’est-à-dire sans intervention de la volonté, et par les
moyens ordinaires qu’indiquent les religions, en particulier par la prière et
l’accomplissement des œuvres prescrites1.
À un degré plus élevé se placent ceux qui, ayant étendu
leur conscience jusqu’aux limites extrêmes de l’individualité intégrale,
arrivent à percevoir directement les états supérieurs de leur être, mais sans y
participer effectivement ; c’est là une initiation réelle, mais encore toute
théorique, puisqu’elle n’aboutit pas à la possession de ces états supérieurs.
Elle produit des certitudes plus complètes et plus développées que la
précédente, car elle n’appartient plus au domaine phénoménique ; mais, ici encore,
ces certitudes ne sont reçues qu’au gré des circonstances, et non par un effet
de la volonté consciente de celui qui les acquiert .
[1] En sanscrit, on donne le nom de Bhakti-Yoga à une
forme inférieure et incomplète de Yoga, qui se réalise, soit par les œuvres
(karma), soit par tout autre moyen d’acquérir des mérites, c’est-à-dire de réaliser
un développement individuel. Bien que ne pouvant dépasser le domaine de
l’individualité, cette réalisation est quelque chose de plus que celle dont
nous venons de parler, car elle s’étend à l’individualité intégrale, et non
plus seulement à l’individualité corporelle ; mais elle ne peut jamais être
équivalente à la communion totale dans l’Universel, qui est la Râdja-Yoga.
Celui-ci peut donc être comparé à un homme qui ne
connaît la lumière que par les rayons qui parviennent jusqu’à lui (dans le cas
précédent, il ne la connaissait que par des reflets, ou des ombres projetées
dans le champ de sa conscience individuelle restreinte, comme les prisonniers
de la caverne symbolique de Platon), tandis que, pour connaître parfaitement la
lumière dans sa « réalité intime », il faut remonter jusqu’à sa source, et
s’identifier avec cette source même.
Ce dernier cas est celui qui correspond à la plénitude
de l’initiation réelle et effective, c’est-à-dire à la prise de possession
consciente et volontaire de la totalité des états de l’être, selon les deux
sens que nous avons indiqués. C’est là le résultat complet et final de
l’incantation, bien différent, comme l’on voit, de tous ceux que les mystiques
peuvent atteindre par la prière, car il n’est pas autre chose que la
compréhension et la certitude parfaites, impliquant la connaissance
métaphysique intégrale. Le Yogi véritable est celui qui est parvenu à ce degré
suprême, et qui a ainsi réalisé dans son être la totale possibilité de l’Homme
Universel.
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