Dans les préliminaires d’une étude sur « La Théodicée de la Kabbale »[1], M. Warrain, après avoir dit que « l’hypothèse kabbalistique est que la langue hébraïque est la langue parfaite enseignée par Dieu au premier homme », croit devoir faire des réserves sur « la prétention illusoire de détenir les éléments purs de la langue naturelle, alors qu’on n’en possède que des bribes et des déformations ». Il n’en admet pas moins qu’« il reste probable que les langues anciennes découlent d’une langue hiératique composée par des inspirés », qu’« il doit donc y avoir des mots exprimant l’essence des choses et leurs rapports numériques », et qu’« on peut en dire autant pour les arts divinatoires ». Nous pensons qu’il sera bon d’apporter quelques précisions sur cette question ; mais nous tenons à faire remarquer tout d’abord que M. Warrain s’est placé à un point de vue que l’on peut dire surtout philosophique, tandis que nous entendons nous tenir ici strictement, comme nous le faisons toujours d’ailleurs, sur le terrain initiatique et traditionnel.
Un premier point sur lequel il importe d’attirer l’attention est celui-ci : l’affirmation d’après laquelle la langue hébraïque serait la langue même de la révélation primitive semble bien n’avoir qu’un caractère tout exotérique et ne pas être au fond même de la doctrine kabbalistique, mais, en réalité, recouvrir simplement quelque chose de beaucoup plus profond. La preuve en est que la même chose se rencontre également pour d’autres langues, et que cette affirmation de « primordialité », si l’on peut dire, ne saurait, prise à la lettre, être justifiée dans tous les cas, puisqu’il y aurait là une contradiction évidente. Il en est ainsi notamment pour la langue arabe, et c’est même une opinion assez communément répandue, dans les pays où elle est en usage, que celle d’après laquelle elle aurait été la langue originelle de l’humanité ; mais ce qui est remarquable, et ce qui nous a fait penser que le cas doit être le même en ce qui concerne l’hébreu, c’est que cette opinion vulgaire est si peu fondée et si dépourvue d’autorité qu’elle est en contradiction formelle avec le véritable enseignement traditionnel de l’Islam, suivant lequel la langue « adamique » était la « langue syriaque », loghah sûryâniyah, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec le pays désigné actuellement sous le nom de Syrie, non plus qu’avec aucune des langues plus ou moins anciennes dont les hommes ont conservé le souvenir jusqu’à nos jours. Cette loghah sûryâniyyah est proprement, suivant l’interprétation qui est donnée de son nom, la langue de l’« illumination solaire », shems ishrâqiyah ; en fait, Sûryâ est le nom sanscrit du Soleil, et ceci semblerait indiquer que sa racine sur, une de celles qui désignent la lumière, appartenait elle-même à cette langue originelle. Il s’agit donc de cette Syrie primitive dont Homère parle comme d’une île située « au-delà d’Ogygie », ce qui l’identifie à la Tula hyperboréenne, et « où sont les révolutions du Soleil ». D’après Josèphe, la capitale de ce pays s’appelait Héliopolis, « ville du Soleil » [2], nom donné ensuite à la ville d’Égypte appelée aussi On, de même que Thèbes aurait été tout d’abord un des noms de la capitale d’Ogygie. Les transferts successifs de ces noms et bien d’autres encore seraient particulièrement intéressants à étudier en ce qui concerne la constitution des centres spirituels secondaires de diverses périodes, constitution qui est en étroit rapport avec celle même des langues destinées à servir de « véhicules » aux formes traditionnelles correspondantes. Ces langues sont celles auxquelles on peut donner proprement le nom de « langues sacrées » ; et c’est précisément sur la distinction qui doit être faite entre ces langues sacrées et les langues vulgaires ou profanes que repose essentiellement la justification des méthodes kabbalistiques, ainsi que des procédés similaires qui se rencontrent dans d’autres traditions.
Nous pouvons dire ceci : de même que tout centre spirituel secondaire est comme une image du Centre suprême et primordial, ainsi que nous l’avons expliqué dans notre étude sur Le Roi du Monde, toute langue sacrée, ou « hiératique » si l’on veut, peut être regardée comme une image ou un reflet de la langue originelle, laquelle est la langue sacrée par excellence ; celle-ci est la « Parole perdue », ou plutôt cachée pour les hommes de l’« âge sombre », de même que le Centre suprême est devenu pour eux invisible et inaccessible. Mais il ne s’agit point là « de bribes et de déformations » ; il s’agit au contraire d’adaptations régulières nécessitées par les circonstances de temps et de lieux, c’est-à-dire en somme par le fait que, suivant ce qu’enseigne Seyidi Mohyiddin ibn Arabi au début de la seconde partie d’El-Futûhâtul-Mekkiyah, chaque prophète ou révélateur devait forcément employer un langage susceptible d’être compris de ceux à qui il s’adressait, donc plus spécialement approprié à la mentalité de tel peuple et de telle époque. Cette raison est celle de la diversité même des formes traditionnelles, et c’est cette diversité qui entraîne, comme conséquence immédiate, celle des langues qui doivent leur servir de moyens d’expression respectifs ; ce sont donc toutes les langues sacrées qui doivent être regardées comme étant véritablement l’œuvre d’« inspirés », sans quoi elles ne sauraient être aptes au rôle auquel elles sont essentiellement destinées. Pour ce qui est de la langue primitive, son origine devait être « non humaine », comme celle de la Tradition primordiale elle-même ; et toute langue sacrée participe encore de ce caractère en ce qu’elle est, dans sa structure (el-mabâni) et dans sa signification (el-maâni), un reflet de cette langue primitive. Ceci peut d’ailleurs se traduire de différentes façons, qui n’ont pas la même importance dans tous les cas, car la question d’adaptation intervient ici encore : telle est par exemple la forme symbolique des signes employés pour l’écriture [3] ; telle est aussi, et plus particulièrement pour l’hébreu et l’arabe, la correspondance des nombres avec les lettres, et par conséquent avec les mots qui sont composés de celles-ci.
Il est assurément difficile aux Occidentaux de se rendre compte de ce que sont vraiment les langues sacrées, car, dans les conditions actuelles tout au moins, ils n’ont de contact direct avec aucune d’entre elles ; et nous pouvons rappeler à ce propos ce que nous avons dit plus généralement en d’autres occasions de la difficulté d’assimilation des « sciences traditionnelles », beaucoup plus grande que celle des enseignements d’ordre purement métaphysique, en raison de leur caractère spécialisé qui les attache indissolublement à telle ou telle forme déterminée, et qui ne permet pas de les transporter telles quelles d’une civilisation à une autre, sous peine de les rendre entièrement inintelligibles, ou bien de n’avoir qu’un résultat tout illusoire, sinon même complètement faux. Ainsi, pour comprendre effectivement toute la portée du symbolisme des lettres et des nombres, il faut le vivre, en quelque sorte, dans son application jusqu’aux circonstances mêmes de la vie courante, ainsi que cela est possible dans certains pays orientaux ; mais il serait absolument chimérique de prétendre introduire des considérations et des applications de ce genre dans les langues européennes, pour lesquelles elles ne sont point faites, et où la valeur numérique des lettres, notamment, est une chose inexistante. Les essais que certains ont voulu tenter dans cet ordre d’idées, en dehors de toute donnée traditionnelle, sont donc erronés dès leur point de départ ; et, si on a parfois obtenu cependant quelques résultats justes, par exemple au point de vue « onomantique », ceci ne prouve pas la valeur et la légitimité des procédés, mais seulement l’existence d’une sorte de faculté « intuitive » (qui, bien entendu, n’a rien de commun avec la véritable intuition intellectuelle) chez ceux qui les ont mis en œuvre, ainsi qu’il arrive d’ailleurs fréquemment dans les « arts divinatoires »[4].
[1] Voile d’Isis, oct. 1930 ; cf. F. Warrain, La Théodicée de la Kabbale, éd. Vega, Paris.
[2] Cf. La Citadelle solaire des Rose-Croix, La Cité du soleil de Campanella, etc. C’est à cette première Héliopolis que devrait en réalité être rapporté le symbolisme cyclique du Phénix.
[3] Cette forme peut d’ailleurs avoir subi des modifications correspondant à des réadaptations traditionnelles ultérieures, ainsi que cela eut lieu pour l’hébreu après la captivité de Babylone ; nous disons qu’il s’agit d’une réadaptation, car il est invraisemblable que l’ancienne écriture se soit réellement perdue dans une courte période de soixante-dix ans, et il est même étonnant qu’on semble généralement ne pas s’en apercevoir. Des faits du même genre ont dû, à des époques plus ou moins éloignées, se produire également pour d’autres écritures, notamment pour l’alphabet sanscrit et, dans une certaine mesure, pour les idéogrammes chinois.
[4] Il semble qu’on puisse en dire autant, en dépit de l’apparence « scientifique » des méthodes, en ce qui concerne les résultats obtenus par l’astrologie moderne, si éloignée de la véritable astrologie traditionnelle ; celle-ci, dont les clefs semblent bien perdues, était d’ailleurs tout autre chose qu’un simple « art divinatoire », bien qu’évidemment susceptible d’applications de cet ordre, mais à titre tout à fait secondaire et « accidentel ».
Pour exposer le principe métaphysique de la « science des lettres » (en arabe ilmul-ḥurûf), Seyidi Mohyiddin, dans El-Futûhâtul-Mekkiyah, envisage l’univers comme symbolisé par un livre : c’est le symbole bien connu du Liber Mundi des Rose-Croix, et aussi du Liber Vitæ apocalyptique [5]. Les caractères de ce livre sont, en principe, tous écrits simultanément et indivisiblement par la « plume divine » (el-Qalamul-ilâhi) ; ces « lettres transcendantes » sont les essences éternelles ou les idées divines ; et, toute lettre étant en même temps un nombre, on remarquera l’accord de cet enseignement avec la doctrine pythagoricienne. Ces mêmes « lettres transcendantes », qui sont toutes les créatures, après avoir été condensées principiellement dans l’omniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé l’Univers manifesté. Un rapprochement s’impose ici avec le rôle que jouent également les lettres dans la doctrine cosmogonique du Sepher Ietsirah ; la « science des lettres » a d’ailleurs une importance à peu près égale dans la Kabbale hébraïque et dans l’ésotérisme islamique [6].
Partant de ce principe, on comprendra sans peine qu’une correspondance soit établie entre les lettres et les différentes parties de l’Univers manifesté, et plus particulièrement de notre monde ; l’existence des correspondances planétaires et zodiacales est, à cet égard, assez connue pour qu’il soit inutile d’y insister davantage, et il suffit de noter que ceci met la « science des lettres » en rapport étroit avec l’astrologie envisagée comme science « cosmologique » [7]. D’autre part, en vertu de l’analogie constitutive du « microcosme » (el-kawnuṣ-seghîr) avec le « macrocosme » (el-kawnul-kebîr), ces mêmes lettres correspondent également aux différentes parties de l’organisme humain ; et, à ce propos, nous signalerons en passant qu’il existe une application thérapeutique de la « science des lettres », chaque lettre étant employée d’une certaine façon pour guérir les maladies qui affectent spécialement l’organe correspondant.
Il résulte aussi de ce qui vient d’être dit que la « science des lettres » doit être envisagée dans des ordres différents, que l’on peut en somme rapporter aux « trois mondes » : entendue dans son sens supérieur, c’est la connaissance de toutes choses dans le Principe même, en tant qu’essences éternelles au-delà de toute manifestation ; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie, c’est-à-dire la connaissance de la production ou de la formation du monde manifesté ; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant, à titre d’application, d’exercer par leur moyen, et en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes et sur les événements qui les concernent. En effet, suivant ce qu’expose Ibn Khaldūn, les formules écrites, étant composées des mêmes éléments qui constituent la totalité des êtres, ont, par là, la faculté d’agir sur ceux-ci ; et c’est aussi pourquoi la connaissance du nom d’un être, expression de sa nature propre, peut donner un pouvoir sur lui ; c’est cette application de la « science des lettres » qui est habituellement désignée par le nom de sîmîâ [8]. Il importe de remarquer que ceci va beaucoup plus loin qu’un simple procédé « divinatoire » : on peut tout d’abord, au moyen d’un calcul (ḥisâb) effectué sur les nombres correspondant aux lettres et aux noms, arriver à la prévision de certains événements [9] ; mais ceci ne constitue en quelque sorte qu’un premier degré, le plus élémentaire de tous, et il est possible d’effectuer ensuite, sur les résultats de ce calcul, des mutations qui devront avoir pour effet d’amener une modification correspondante dans les événements eux-mêmes.
Ici encore, il faut d’ailleurs distinguer des degrés bien différents, comme dans la connaissance elle-même dont ceci n’est qu’une application et une mise en œuvre : quand cette action s’exerce seulement dans le monde sensible, ce n’est que le degré le plus inférieur, et c’est dans ce cas qu’on peut parler proprement de « magie » ; mais il est facile de concevoir qu’on a affaire à quelque chose d’un tout autre ordre quand il s’agit d’une action ayant une répercussion dans les mondes supérieurs. Dans ce dernier cas, on est évidemment dans l’ordre « initiatique » au sens le plus complet de ce mot ; et seul peut opérer activement dans tous les mondes celui qui est parvenu au degré du « soufre rouge » (el-Kebrîtul-aḥmar), désignation indiquant une assimilation, qui pourra paraître à certains quelque peu inattendue, de la « science des lettres » avec l’alchimie [10]. En effet, ces deux sciences, entendues dans leur sens profond, n’en sont qu’une en réalité ; et ce qu’elles expriment l’une et l’autre, sous des apparences très différentes, n’est rien d’autre que le processus même de l’initiation, qui reproduit d’ailleurs rigoureusement le processus cosmogonique, la réalisation totale des possibilités d’un être s’effectuant nécessairement en passant par les mêmes phases que celle de l’Existence universelle [11].
[5] Nous avons déjà eu l’occasion de signaler le rapport qui existe entre ce symbolisme du « Livre de Vie » et celui de l’« Arbre de Vie » : les feuilles de l’arbre et les caractères du livre représentent pareillement tous les êtres de l’univers (les « dix mille êtres » de la tradition extrême-orientale).
[6] Il faut encore remarquer que le « Livre du Monde » est en même temps le « Message divin » (Er-Risâlatul-ilâhiyah), archétype de tous les Livres sacrés ; les écritures traditionnelles n’en sont que des traductions en langage humain. Cela est affirmé expressément du Véda et du Qorân ; l’idée de l’« Évangile éternel » montre aussi que cette même conception n’est pas entièrement étrangère au christianisme, ou que du moins elle ne l’a pas toujours été.
[7] Il y a aussi d’autres correspondances, avec les éléments, les qualités sensibles, les sphères célestes, etc. ; les lettres de l’alphabet arabe, étant au nombre de vingt-huit, sont également en relation avec les mansions lunaires.
[8] Ce mot sîmîâ ne semble pas purement arabe ; il vient vraisemblablement du grec sêmeia, « signes », ce qui en fait à peu près l’équivalent du nom de la gematria kabbalistique, mot d’origine grecque également, et dérivé non de geometria comme on le dit le plus souvent, mais de grammateia (de grammata, « lettres »).
[9] On peut aussi, dans certains cas, obtenir par un calcul du même genre la solution de questions d’ordre doctrinal ; et cette solution se présente parfois sous une forme symbolique des plus remarquables.
[10] Seyidi Mohyiddin est appelé Esh-Sheikhul-akbar wa el-Kebrîtul-aḥmar.
[11] Il est au moins curieux de remarquer que le symbolisme maçonnique lui-même, dans lequel la « Parole perdue » et sa recherche jouent d’ailleurs un rôle important, caractérise les degrés initiatiques par des expressions manifestement empruntées à la « science des lettres » : épeler, lire, écrire. Le « Maître », qui a parmi ses attributs la « planche à tracer », s’il était vraiment ce qu’il doit être, serait capable, non seulement de lire, mais aussi d’écrire au « Livre de Vie », c’est-à-dire de coopérer consciemment à la réalisation du plan du « Grand Architecte de l’Univers » ; on peut juger par là de la distance qui sépare la possession nominale de ce grade de sa possession effective !
(René Guénon, La Science des lettres, Revue Voile d’Isis, févr. 1931, repris dans Symboles de la Science sacrée, coll. « Tradition », Éditions Gallimard, 1962, ch. VI).
http://esprit-universel.over-blog.com/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire