dimanche 11 septembre 2011

René Guénon, initiateur de l’excellence Par Julien Darmon






Génie influent et méconnu, René Guénon, en refusant de fonder une école, a fait de tous les amoureux de l’esprit ses héritiers indirects. Critique profond de la modernité qui n’a pourtant jamais versé dans le délire mystique ni dans l’extrémisme politique, l’auteur du Règne de la quantité apparaît encore plus nettement comme un penseur de l’existence authentique.
Si la valeur d’un penseur se mesure au degré de mimétisme qui existe entre l’homme et l’œuvre, alors René Guénon est sans le moindre doute un génie exceptionnel. Celui qui n’a cessé de combattre l’esprit de modernité et sa tendance à vouloir tout rendre simple et univoque, à tout ranger en catégories, reste aujourd’hui encore un philosophe inclassable. Il n’a pas fondé d’école, et jusqu’à présent rares sont ceux qui se revendiquent guénoniens ; pourtant, ses intuitions, tant sociales que spirituelles, forment le fond de toute pensée initiatique contemporaine.
"Philosophe invisible", selon le beau titre de Jean-Luc Maxence, il apparaît presque toujours à ses lecteurs comme avant-gardiste ou rétrograde - ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui s’est toujours résolument placé hors de l’époque. Non seulement de la sienne, mais de toute période qui se vit en moment historique, sur une échelle du progrès dont il apparaît chaque jour plus nettement que ses barreaux sont vermoulus.

Un précurseur absolu

Sans doute, c’est dans le contexte du XXe siècle naissant que se lit avec plus de clarté l’inactualité quasi-nietzschéenne de René Guénon. En un temps ivre de ses réalisations matérielles, qui célèbre la mort de l’esprit comme une victoire, en cette apocalypse joyeuse du matérialisme qui ne tardera pas à trouver son atroce vérité dans deux guerres mondiales, se dresse, solitaire et discrète, une âme éprise d’infini. Ses premières fréquentations, de 1906 à 1909 environ, gravitent autour de l’École supérieure libre des sciences hermétiques dirigée par le fameux Papus. Le nom de l’institut reflète assez bien l’improbable mélange d’esprit positiviste et de tradition frelatée qui caractérise son enseignement. Le décorum est à l’avenant : pentacles ornés de grossiers symboles pseudo-cabalistiques, lourdes tentures de velours noir et bougies graisseuses. Le jeune Guénon - né en 1886, c’est à peine un adulte - franchira avec fulgurance et beaucoup de distance critique les innombrables et improbables grades de l’ordre avant d’être exclu pour "tendances schismatiques" - l’authenticité de sa quête dérangeait certainement les douces et innocentes illusions magico-oculistes dont aimaient se bercer les membres de cette assemblée. Il continue ensuite à fréquenter la section Thébah de la Grande loge de France, particulièrement traditionaliste pour son siècle, jusqu’à la guerre de 1914-1918. Il semble considérer la franc-maçonnerie authentique comme l’un des derniers dépositaires occidentaux de la Tradition, ce qui ne fait qu’accentuer son dédain pour ce qu’elle est devenue à son époque : une coterie de matérialistes arrogants et corrompus, un instrument politique au service des lins les plus égoïstes.
C’est dès cette époque formatrice, alors qu’il n’a encore que vingt-cinq ans, qu’il publie dans l’éphémère revue La Gnose deux articles restés des classiques de la pensée guénonienne : "L’homme et son devenir selon le Védanta" et "le symbolisme de la croix". Dès l’origine, tout est présent : la présentation, pour la première fois en Occident, d’un Orient authentique et comme connu de l’intérieur, et l’affirmation d’une Tradition initiatique universelle formant le cœur vivant de toute religion, y compris le christianisme ; l’attention prêtée au langage symbolique, matrice de toute connaissance transformante, ainsi qu’une vision de l’humain se réalisant dans et par l’intellect, hors de tout salmigondis magique et réaliste. Ce n’est certainement pas aller trop loin que d’affirmer que Guénon est l’un des types les plus purs de l’idéaliste - si l’on n’oublie pas qu’il s’est toujours élevé avec raison contre le prétendu "esprit de système" qui voudrait réduire la matière à l’esprit ou inversement, sans jamais parvenir à saisir ni l’émergence de cette dualité, ni sa résolution dans une réalité d’ordre supérieur.

Les sources traditionnelles d’une œuvre majeure

On s’est beaucoup interrogé sur les sources auxquelles René Guénon a puisé une connaissance si intime des doctrines ésotériques indiennes, en un temps où les doctrines orientales sont pour ainsi dire entièrement inconnues des Européens. La seule hypothèse satisfaisante, et qui ne manque pourtant pas d’apparaître fantastique aux non-initiés, est qu’il fut effectivement en contact avec un ou des maîtres indiens de passage en Occident qui, reconnaissant en lui un esprit d’exception et partageant son inquiétude quant à l’avenir spirituel de la civilisation occidentale, lui confièrent ces secrets avec pour mission de les faire connaître. Supposition hardie, mais qui seule permet de rendre compte de l’authenticité de l’œuvre indianiste de René Guénon. Il n’y là rien d’impossible non plus : de tels maîtres voyagent toujours à l’insu du monde profane, sans même devoir faire des efforts de dissimulation, tant la foule béate et angoissée consacre toute son attention aux gesticulations futiles des ministres et aux amours papillonnantes des vedettes... En ce qui concerne le versant occidental de la tradition, nous savons par ailleurs que son contemporain et proche Louis Charbonneau-Lassay, auteur d’un hallucinant Bestiaire du Christ (réédité en avril 2006 chez Albin Michel), était en contact avec une confrérie très secrète remontant au Moyen Âge, l’Estoile internelle. De telles correspondances souterraines ne doivent donc pas surprendre, pas plus que le silence pudique qui les entoure.
Cette partie de l’œuvre guénonienne, qui comporte en outre La Grande Triade (sur le taoïsme), Aperçus sur l’initiation, etc., la plus classique en apparence, est sans doute la plus difficile à appréhender justement.
Certes, on pourrait énumérer ses grands préceptes : réalité d’une vérité initiatique identique à elle-même à travers les différents costumes exotériques qu’elle assume (et qu’on appelle religions), notion de cycles cosmiques et historiques, possibilité d’un éveil à un autre état de conscience dont les vues ne peuvent s’exprimer qu’au moyen du symbole, nécessité d’une initiation auprès d’un maître, et ainsi de suite. Par définition, un tel inventaire ne peut que présenter épars des fragments d’une doctrine qui défie toute tentative d’enfermement dans un système : vérité suprême, il n’y a rien qui soit hors d’elle-même et qui pourrait ainsi la définir. La Tradition, telle que la présente Guénon dans ses œuvres, s’appréhende par et pour elle-même dans un effort de l’intellect humain qui s’immerge en elle. Elle est donc avant tout une expérience qui ne peut s’acquérir que par une fréquentation humble et assidue des sources authentiques dont les textes guénoniens se veulent une version fidèle. Trois réactions à l’œuvre de Guénon sont alors possibles. Soit le lecteur n’est pas prêt à adopter cette forme de pensée, et il ne verra alors que la présentation maladroite d’une religiosité primitive et exotique - ce que Jean Monet appelait des "marottes orientales", Soit la personne est déjà initiée à l’un ou l’autre des ésotérismes authentique : celle-là ne verra chez Guénon que la confirmation, un peu plate il faut l’avouer, de ce qu’il savait depuis longtemps, en fait depuis toujours, et retournera bien vite à des études plus poussées. Seul celui qui se tient au seuil, sans le savoir bien souvent quand il ouvre pour la première fois un livre signé Guénon, aura peut-être la chance de commencer son véritable chemin par la voie princière que traça un jeune homme monté de Blois à Paris il y a exactement cent ans. René Guénon est par excellence un initiateur : incompréhensible pour ceux qui ne sont pas mûrs, superflu pour ceux qui sont déjà en route. Et précieux pour tous les autres.

Un pourfendeur des vieux ésotérismes

Face à cette voie qui n’en reste pas moins un passage étroit, ardu et pour tout dire assez ingrat pour quiconque reste attaché au boulet de l’ego, proliféraient déjà au tournant du siècle dernier, outre les obédiences occultistes déjà mentionnées, divers groupes parareligieux, au premier rang desquels la Société théosophique de Mme Blavatsky et le spiritisme d’Allan Kardec. Inutile de s’étendre ici sur ces deux mouvements, à chacun desquels René Guénon a consacré une réfutation en règle. En tant que dénominations ils ont, en Europe du moins, pratiquement disparu ; le théosophisme a perdu son crédit à mesure que l’on connut mieux 11nde, et faire tourner les tables est surtout pratiqué par des jeunes adolescents en mal de sensations fortes. Pour autant, il faut souligner qu’ils sont à la racine d’une large frange des "nouveaux mouvements religieux", depuis les diverses sectes prétendant être instruites par des maîtres ascensionnés appartenant à la très fumeuse "Grande Fraternité blanche" jusqu’aux adeptes du channelling en passant par les lubies ufologiques, le tout étant généralement allègrement mélangé. Typiquement, ces mouvements, qui ne représentent que des parodies toxiques de la véritable connaissance et bloquent l’accès à celle-ci, n’arrivent pas à s’affranchir du préjugé matérialiste et se sentent en conséquence obligés de prêter une réalité physique, tangible à des vérités d’un autre ordre - ainsi des esprits des morts qu’on veut croire capables de se manifester, de maîtres physiquement immortels, etc. Il s’ensuit un décalage tragique entre le réel et ce que les sectaires y projettent, induisant le recours à des théories du complot et in fine à une envie bestiale de supprimer par la violence, physique ou morale, tout ce qui contredit fatalement une conception aussi pathologique des réalités matérielles et spirituelles.

Au delà des dogmes, un ferment de résistance

Autant dire que Guénon est à l’antipode de ces synthèses erronées de l’Orient et de l’Occident, même si en son temps la seule autre solution était vraisemblablement de tourner résolument le dos à la société moderne, irrémédiablement condamnée à la chute et à l’oubli de l’Être.
Converti à l’islam - sans doute devrait-on plutôt dire au soufisme - sous le nom de cheikh ’Abdu-I-Wahid Yahya, c’est-à-dire Jean, serviteur de l’Unique, dès 1912, il se marie peu après à l’Église (tant est grande son indifférence quant aux formes extérieures de la religiosité) et s’installera définitivement en Égypte en 1930.
Si son intérêt initial allait plutôt aux doctrines indiennes, on ne se convertit pas à l’hindouisme et il sut reconnaître dans la mystique musulmane la même Tradition originelle dont le christianisme et la maçonnerie de son temps avaient quasiment perdu jusqu’au souvenir. Seules ses nombreuses contributions au Voile d’Isis puis aux Études traditionnelles le maintiendront en contact avec la France. Là, au cœur de son Orient chéri, il mène une vie retirée du bruit du monde. Certes, ce n’est pas un optimiste - en tout cas, il n’attend rien dans l’immédiat du monde occidental, qui incarne à ses yeux le Kali-Yuga, l’âge des ténèbres matérialistes par excellence. Le monde court à sa perte, et la génération qui a connu les tranchées puis les camps d’extermination pouvait difficilement contredire ce verdict.
Guénon est un des critiques les plus virulents de la société contemporaine, de son amour de la médiocrité, de la passion qu’elle met à tout réduire au niveau le moins signifiant, de l’enthousiasme qu’elle connaît à s’aliéner par les machines et les produits manufacturés - bref, de sa course effrénée par le néant, aveugle qui raille et tue ceux qui refusent l’appel du précipice. Rien n’a changé.
Certes, les dernières décennies ont mis plus de raffinement, plus de glamour dans cette gesticulation épileptique : téléphone portable, télévision satellitaire . . . le dommage n’en est que plus grand. Jamais l’opulence n’a atteint un tel degré, jamais on n’en a autant crevé d’envie et de désespérance. Face à cette critique radicale, certains ont voulu assimiler René Guénon à un précurseur du fascisme, voire du nazisme. Rengaine bien connue, stigmate rabâché qu’on inflige à celui qui refuse de se rouler avec les autres dans la fange. Au demeurant, l’accusation ne tient pas le coup une seconde quand on examine les occurrences où Guénon s’est exprimé sur la question : il est très conscient du caractère pernicieux et maléfique du nazisme. En 1938, à un livre qui prétend dénoncer "l’Orgueil juif’, il réplique que ce sentiment de différence, légitime et rendu nécessaire par la nature même des formes traditionnelles, ne dégénère en sentiment de supériorité que chez le vulgaire, et qu’à tout prendre, l’orgueil est bien le plus insolent de tous. Mais à quelles injures ne recourrait-on pas pour refuser de voir que le nazisme est bien le fruit de notre modernité...
Au demeurant Xavier Accart, dans Guénon ou le Renversement des clartés a bien montré à quel point la pensée guénonienne fut un "ferment de résistance spirituelle" sous l’Occupation, notamment autour de la NRF.
Pour ne pas finir, nous ne pouvons qu’inviter à relire Guénon. Son Orient et son Occident ne sont pas géographiques : chaque tradition, chaque civilisation, mais aussi chaque individu est porteur de cette polarisation spirituelle. Le Kali-Yuga n’est pas une période historique parmi d’autres : il est la période qui couvre toute l’histoire depuis ses débuts, et l’histoire s’achèvera avec lui. Autrement dit, toute l’histoire profane est Kali-Yuga, Mais il est possible, dès à présent, de faire le choix de vivre sous un autre régime temporel, celui de l’âge d’or où les initiés se retrouvent, par-delà les barrières du temps et de l’espace ; ce que Henri Corbin appelait la hiérohistoire. Lire Guénon, c’est savoir où l’on se situe sur la voie de l’accomplissement initiatique. C’est aussi prendre le risque du véritable éveil.

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