Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013
Source : http://www.index-rene-guenon.org/
III LE CHRIST PRÊTRE ET ROI 1
Parmi les nombreux symboles qui ont été appliqués au
Christ, et dont beaucoup se rattachent aux traditions les plus anciennes, il en
est qui représentent surtout l’autorité spirituelle sous tous ses aspects, mais
il en est aussi qui, dans leur usage habituel, font plus ou moins allusion au
pouvoir temporel. C’est ainsi que, par exemple, on trouve fréquemment placé
dans la main du Christ le « Globe du Monde », insigne de l’Empire, c’est-à-dire
de la Royauté universelle. C’est que dans la personne du Christ, les deux
fonctions sacerdotale et royale, auxquelles sont attachés respectivement
l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel, sont véritablement inséparables
l’une de l’autre ; toutes deux lui appartiennent éminemment et par excellence,
comme au principe commun dont elles procèdent l’une et l’autre dans toutes
leurs manifestations.
Sans doute, il peut sembler que, d’une façon générale,
la fonction sacerdotale du Christ ait été plus particulièrement mise en
évidence ; cela se comprend, car le spirituel est supérieur au temporel, et le
même rapport hiérarchique doit être observé entre les fonctions qui leur
correspondent respectivement. La royauté n’est vraiment de « droit divin »
qu’autant qu’elle reconnaît sa subordination à l’égard de l’autorité
spirituelle, qui seule peut lui conférer l’investiture et la consécration lui
donnant sa pleine et entière légitimité. Cependant, à un certain point de vue,
on peut aussi envisager les deux fonctions sacerdotale et royale comme étant,
en quelque sorte, complémentaires l’une de l’autre, et alors, bien que la
seconde, à vrai dire, ait son principe immédiat dans la première, il y a
pourtant entre elles, lorsqu’on les envisage ainsi comme séparées, une sorte de
parallélisme. En d’autres termes, dès lors que le prêtre, d’une façon
habituelle, n’est pas roi en même temps, il faut que le prêtre et le roi tirent
leurs pouvoirs d’une source commune ; la différence hiérarchique qui existe entre
eux consiste en ce que le prêtre reçoit son pouvoir directement de cette
source, tandis que le roi, en raison du caractère plus extérieur et proprement
terrestre de sa fonction, ne peut en recevoir le sien que par l’intermédiaire
du prêtre. Celui-ci, en effet, joue véritablement le rôle de « médiateur »
entre le Ciel et la Terre ; et ce n’est pas sans motif que la plénitude du
sacerdoce a reçu le nom symbolique de « pontificat », car, ainsi que le dit
saint Bernard, « le Pontife, comme l’indique l’étymologie de son nom, est une
sorte de pont entre Dieu et l’homme »1. Si donc on veut remonter à l’origine
première des pouvoirs du prêtre et du roi, ce n’est que dans le monde céleste
qu’on peut la trouver ; cette source primordiale d’où procède toute autorité
légitime, ce Principe en lequel résident à la fois le Sacerdoce et la Royauté
suprêmes, ce ne peut être que le Verbe divin.
[1]
Publié dans la revue Le Christ-Roi, à Paray-le-Monial, mai-juin 1927 ; repris
dans les Études Traditionnelles, janv.-juin 1962 et dans la revue Vers la
Tradition, n° 118, 2010. [N.d.É.]
Donc, le Christ, manifestation du Verbe en ce monde,
doit être réellement prêtre et roi tout ensemble ; mais, chose qui peut sembler
étrange à première vue, sa filiation humaine paraît le désigner tout d’abord
pour la fonction royale et non pour la fonction sacerdotale. Il est appelé le «
Lion de la tribu de Juda » ; le lion, animal solaire et royal emblème de cette
tribu, plus spécialement de la famille de David qui est la sienne, devient
ainsi son emblème personnel. Si le sacerdoce a la prééminence sur la royauté,
comment se fait-il que le Christ soit issu de cette tribu royale de Juda et de
cette famille de David et non de la tribu sacerdotale de Lévi et de la famille
d’Aaron ? Il y a là un mystère dont saint Paul nous donne l’explication en ces
termes : « Si le sacerdoce de Lévi, sous lequel le peuple a reçu la loi, avait
pu rendre les hommes justes et parfaits, qu’aurait-il été besoin qu’il se levât
un autre prêtre qui fut appelé prêtre selon l’ordre de Melchissedec, et non pas
selon l’ordre d’Aaron ? Or, le sacerdoce étant changé, il faut nécessairement
que la loi soit aussi changée. En effet celui dont ces choses sont prédites est
d’une autre tribu, dont nul n’a jamais servi à l’autel, puisqu’il est certain
que notre Seigneur est sorti de Juda, qui est une tribu à laquelle Moïse n’a
jamais attribué le sacerdoce. Et ceci paraît encore plus clairement en ce qu’il
se lève un autre prêtre selon l’ordre de Melchissedec, qui n’est point établi
par la loi d’une ordonnance et d’une succession charnelle, mais par la
puissance de sa vie immortelle, ainsi que l’Écriture le déclare par ces mots :
Tu es prêtre éternellement selon l’ordre de Melchissedec »2.
[1] Tractacus de Moribus et Officio
episcoporum, III, 9.
[2] Épître aux Hébreux, VII, 11-17.
Ainsi le Christ est prêtre, mais par droit purement
spirituel ; il l’est suivant l’ordre de Melchissedec, et non selon l’ordre
d’Aaron, ni par le fait de la « succession charnelle » ; en vertu de celle-ci,
c’est la royauté qui lui appartient, et cela est bien conforme à la nature des
choses. Mais, d’ailleurs, le sacerdoce selon l’ordre de Melchissedec implique
aussi en lui-même la royauté ; c’est ici, précisément, que l’un et l’autre ne
peuvent être séparés, puisque Melchissedec est, lui aussi, prêtre et roi à la
fois, et qu’ainsi il est réellement la figure du Principe en lequel les deux
pouvoirs sont unis, comme le sacrifice qu’il offre avec le pain et le vin est
la figure même de l’Eucharistie. C’est en raison de cette double préfiguration
que s’applique au Christ la parole des Psaumes : « Tu es sacerdos in aeternum
secundum ordinem Melchissedec »1.
Rappelons le texte du passage biblique où est relatée
la rencontre de Melchissedec avec Abraham : « Et Melchissedec, roi de Salem,
fit apporter du pain et du vin ; et il était prêtre du Dieu Très-Haut. Et il
bénit Abram2, disant : Béni soit Abram du Dieu Très-Haut, possesseur des Cieux
et de la Terre ; et béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre
tes mains. Et Abram lui donna la dîme de tout ce qu’il avait pris »3. Et voici
en quels termes saint Paul commente ce texte : « Ce Melchissedec, roi de Salem,
prêtre du Dieu Très-Haut, qui alla au-devant d’Abraham lorsqu’il revenait de la
défaite des rois, qui le bénit, et à qui Abraham donna la dîme de tout le butin
; qui est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice4, ensuite
roi de Salem ; c’est-à-dire roi de la Paix ; qui est sans père, sans mère, sans
généalogie, qui n’a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi
semblable au Fils de Dieu ; ce Melchissedec demeure prêtre à perpétuité »5.
Or Melchissedec est représenté comme supérieur à
Abraham puisqu’il le bénit, et, « sans contredit, c’est l’inférieur qui est
béni par le supérieur »6 ; et de son côté, Abraham reconnaît cette supériorité,
puisqu’il lui donne la dîme, ce qui est la marque de sa dépendance. Il en
résulte que le sacerdoce selon l’ordre de Melchissedec est supérieur au
sacerdoce selon l’ordre d’Aaron, puisque c’est d’Abraham qu’est issue la tribu
de Lévi et par conséquent la famille d’Aaron.
[1] Psaume CIX, 4.
[2] C’est plus tard seulement que le nom
d’Abram fut changé en Abraham (Genèse, XVII).
[3] Genèse, XIV, 18-20.
[4] C’est en effet ce que signifie
littéralement Melki-Tsedeq en hébreu.
[5] Épître aux Hébreux, VII, 1-3.
[6] Ibid., VII, 7.
C’est ce qu’affirme encore saint Paul : « Ici (dans le
sacerdoce lévitique), ce sont les hommes mortels qui perçoivent les dîmes ;
mais là c’est un homme dont il est attesté qu’il est vivant. Et Lévi lui-même
qui perçoit la dîme (sur le peuple d’Israël), l’a payée, pour ainsi dire de la
personne d’Abraham, puisqu’il était encore dans Abraham son aïeul lorsque Melchissedec
vint au-devant de ce patriarche »1. Et cette supériorité correspond à celle de
la Nouvelle Alliance sur l’Ancienne Loi : « Autant qu’il est constant que ce
sacerdoce n’a pas été établi sans serment, car, au lieu que les autres prêtres
ont été établis sans serment, celui-ci l’a été avec serment, Dieu lui ayant dit
: Le Seigneur a juré, et son serment demeurera immuable, que tu seras prêtre
éternellement selon l’ordre de Melchissedec ; autant il est vrai que l’alliance
dont Jésus est le médiateur et le garant est plus parfaite que la première »2.
Nous avons tenu
à rappeler ici ces textes essentiels, sans prétendre d’ailleurs développer
toutes les significations qui y sont contenues, ce qui entraînerait bien loin,
car il y a là des vérités d’un ordre très profond et qui ne se laissent pas
pénétrer immédiatement, ainsi que saint Paul a soin de nous en avertir lui-même
: « Nous avons à ce sujet beaucoup de choses à dire, et des choses difficiles à
expliquer, parce que vous êtes devenus lents à comprendre »3. Que dirait-il
aujourd’hui, où les choses de ce genre sont devenues entièrement étrangères à
l’immense majorité des hommes, dont l’esprit s’est tourné exclusivement vers
les seules réalités du monde matériel, ignorant de parti pris tout ce qui
dépasse ce domaine étroitement limité ?
Ce que nous avons voulu montrer surtout, c’est que
l’ordre de Melchissedec est à la fois sacerdotal et royal et que par
conséquent, l’application au Christ des paroles de l’Écriture qui s’y
rapportent constitue l’affirmation expresse de ce double caractère. C’est aussi
que l’union des deux pouvoirs en une même personne représente un principe
supérieur à l’un et à l’autre des ordres où s’exercent respectivement ces deux
mêmes pouvoirs considérés séparément ; et c’est pourquoi Melchissedec est
vraiment par tout ce qui est dit de lui « fait semblable au Fils de Dieu »4.
[1]
Ibid., VII, 8-10.
[2] Ibid.,
VII, 20-22.
[3]
Ibid., V, 11.
[4] L’union des deux pouvoirs pourrait
même, en raison de leurs rapports respectifs avec les deux ordres divin et
humain, être regardée en un certain sens comme préfigurant l’union des deux
natures divine et humaine dans la personne du Christ.
Mais le Christ, étant lui-même le Fils de Dieu, n’est
pas seulement la représentation de ce principe des deux pouvoirs ; il est ce
principe même dans toute sa réalité transcendante, « par la puissance de sa vie
immortelle » ; toute autorité a sa source en lui parce qu’il est le Verbe
Éternel « par qui toutes choses ont été faites », comme le déclare saint Jean
au début de son Évangile, et que « rien de ce qui a été fait n’a été fait sans
lui ».
À ces points de vue fondamentaux, nous ajouterons seulement
quelques observations complémentaires ; et, tout d’abord, il importe de
remarquer que la Justice et la Paix, qui sont, comme on l’a vu, les attributs
de Melchissedec, suivant la signification de son nom même et du titre qui lui
est donné, sont aussi des attributs qui conviennent éminemment au Christ, qui
est appelé notamment « Soleil de Justice » et « Prince de la Paix ». Il faut
dire aussi que ces idées de la Justice et de la Paix ont, dans le Christianisme
comme dans les traditions anciennes et spécialement dans la tradition judaïque,
où elles sont fréquemment associées, un sens très différent de leur sens
profane et qui nécessiterait une étude approfondie1.
Une autre remarque, qui peut paraître singulière à ceux
qui ne connaissent pas le génie de la langue hébraïque, mais qui n’est pas
moins importante, est celle-ci : Melchissedec est prêtre du Dieu Très-Haut, El
Elion ; El Elion est l’équivalent d’Emmanuel, ces deux noms ayant exactement le
même nombre2. Cette équivalence indique qu’il s’agit de deux désignations du
même principe divin, envisagé seulement sous deux rapports différents : dans le
monde céleste il est El Elion ; quant à sa manifestation dans le monde
terrestre il est Emmanuel (« Dieu avec nous » ou « Dieu en nous »). Il en résulte
la conséquence que voici : le sacerdoce de Melchissedec est le sacerdoce d’El
Elion ; le sacerdoce chrétien, qui est une participation du sacerdoce même du
Christ, est celui d’Emmanuel ; si donc El Elion et Emmanuel ne sont qu’un seul
et même principe, ces deux sacerdoces aussi n’en sont qu’un et le sacerdoce
chrétien, qui d’ailleurs comporte essentiellement l’offrande eucharistique sous
les espèces du pain et du vin, est véritablement « selon l’ordre de
Melchissedec ».
[1] Cette différence est affirmée
nettement par certains textes évangéliques, par exemple celui-ci : « Je vous
laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde
la donne » (Saint Jean, XIV, 27).
[2] En hébreu, chaque lettre de l’alphabet
a une valeur numérique ; et la valeur numérique d’un nom est la somme de celles
des lettres dont il est formé ; ainsi le nombre des deux noms El Elion et
Emmanuel est 197.
Enfin Melchissedec n’est pas le seul personnage qui,
dans l’Écriture, apparaisse avec le double caractère de prêtre et de roi ; dans
le Nouveau Testament, en effet, nous retrouvons aussi l’union de ces deux
fonctions dans les Rois-Mages, ce qui peut donner à penser qu’il y a un lien
très direct entre ceux-ci et Melchissedec, ou, en d’autres termes, qu’il s’agit
dans les deux cas de représentants d’une seule et même autorité. Or les
Rois-Mages, par l’hommage qu’ils rendent au Christ et par les présents qu’ils
lui offrent, reconnaissent expressément en lui la source de cette autorité dans
tous les domaines où elle s’exerce : le premier lui offre l’or et le salue
comme roi ; le second lui offre l’encens et le salue comme prêtre ; enfin le
troisième lui offre la myrrhe ou le baume d’incorruptibilité1 et le salue comme
prophète ou maître spirituel par excellence, ce qui correspond directement au
principe commun des deux pouvoirs, sacerdotal et royal. L’hommage est ainsi
rendu au Christ, dès sa naissance humaine, dans les « trois mondes » dont
parlent toutes les doctrines orientales : le monde terrestre, le monde
intermédiaire et le monde céleste ; et ceux qui le lui rendent ne sont autres
que les dépositaires authentiques de la Tradition primordiale, les gardiens du
dépôt de la Révélation faite à l’humanité dès le Paradis terrestre. Telle est
du moins la conclusion qui, pour nous, se dégage très nettement de la
comparaison des témoignages concordants que l’on rencontre, à cet égard, chez
tous les peuples ; et d’ailleurs, sous les formes diverses dont elle se revêtit
au cours des temps, sous les voiles plus ou moins épais qui la dissimulèrent
parfois aux regards de ceux qui s’en tiennent aux apparences extérieures, cette
grande Tradition primordiale fut toujours en réalité l’unique vraie Religion de
l’humanité tout entière. La démarche des représentants de cette Tradition,
telle que l’Évangile nous la rapporte, ne devrait-elle pas, si l’on comprenait
bien de quoi il s’agit, être regardée comme une des plus belles preuves de la
divinité du Christ, en même temps que comme la reconnaissance décisive du
Sacerdoce et de la Royauté suprêmes qui lui appartiennent véritablement « selon
l’ordre de Melchissedec » ?
[1] Les arbres à gommes ou résines
incorruptibles jouent un rôle important dans le symbolisme, avec le sens de
résurrection et d’immortalité ; en particulier, ils ont été pris parfois, à ce
titre, comme emblèmes du Christ. Il est vrai qu’on a donné aussi à la myrrhe
une autre signification, se rapportant exclusivement à l’humanité du Christ ;
mais nous pensons qu’il s’agit là d’une interprétation toute moderne, dont la
valeur au point de vue traditionnel est assez contestable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire