Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013
Source : http://www.index-rene-guenon.org/
IX LA « PRIÈRE DU CŒUR »1
[1] Lettre à Vasile Lovinescu, Le Caire, 29 septembre
1935
Cher Monsieur,
Je viens de
recevoir votre lettre du 20 septembre, et je vous remercie des précisions que
vous me donnez. Je comprends d’ailleurs très bien que, dans un si court séjour,
il ne vous était pas possible de tout voir et de vous rendre compte exactement
de tout. Quoi qu’il en soit, s’il y a là un véritable groupe initiatique, il
doit être très restreint, et il semble que le fait d’entrer dans un monastère
ne donne que bien peu de chances d’y avoir jamais accès, surtout si le nombre
de ses membres est rigoureusement déterminé… D’autre part, l’état d’esprit des
moines en général, avec cette importance attribuée aux phénomènes, ne semble
pas constituer un milieu très favorable ; cela peut certainement justifier des
précautions telles que la recommandation de l’humilité ; mais il est tout de
même étonnant qu’on ne réagisse pas autrement contre cette mentalité, en
faisant comprendre que les phénomènes n’ont aucune valeur en eux-mêmes, et en
coupant court à toutes les assertions du genre de celles que vous citez à ce
propos, car c’est là, si l’on peut dire, une simple question d’éducation. Bien
entendu, on pourrait répondre que cela même sert à dissimuler autre chose ;
mais, s’il en était ainsi, cela confirmerait encore que les moines ordinaires
sont considérés comme destinés à demeurer toujours des profanes, incapables de
dépasser ce niveau inférieur où les résultats obtenus sont uniquement d’ordre
psychique ; et il est bien évident que ce n’est pas là ce qui peut vous
intéresser…
Quant à la « prière du cœur », sa double utilisation
n’est certainement pas non plus une chose impossible ; les remarques que vous
me signalez paraissent confirmer son caractère original de mantra ; toute la
question serait de savoir si certains, si peu nombreux qu’ils soient, l’utilisent
encore consciemment à ce titre. Il y a d’autres exemples de pratiques dont
l’origine est incontestablement initiatique, mais qui sont maintenant tombées
entièrement dans le domaine religieux et exotérique ; le cas du chapelet ou du
rosaire en est un des plus nets.
À ce propos, il est admissible que, dans le
Christianisme, certaines formules en grec aient eu la valeur de véritable
mantras ; en latin, je ne le pense pas, car le latin n’a jamais eu aucun des
caractères d’une langue sacrée ; pour le grec, par contre, le fait même que les
lettres ont des valeurs numériques, comme en hébreu et en arabe, pourrait être
l’indication de quelque chose en ce sens. Mais ce qui est tout à fait
singulier, c’est que, en somme, les Livres sacrés du Christianisme n’existent
pas dans leur langue originelle ; il y a là quelque chose qui paraît anormal et
qui ne se rencontre dans aucune autre forme traditionnelle, et cela est
certainement un obstacle à l’emploi de certaines méthodes initiatiques…
Pour en revenir à la « prière du cœur », je vois que le
rôle du Maître est tout de même plus important qu’il ne m’avait semblé d’après
votre précédente lettre ; cela laisse en tout cas ouverte la possibilité d’une
véritable transmission spirituelle. D’autre part, le point concernant la
purification par les éléments, que vous me rappelez, me paraît en effet
réellement important, car je ne vois pas du tout en quoi une telle chose
pourrait intervenir à un point de vue mystique ou plus généralement religieux ;
cela est encore certainement initiatique à son origine, et il est seulement à
craindre que ce ne soit demeuré qu’à l’état de vestige incompris… J’en dirais
autant du passage de « L’Invisible Guerre » que vous citez : tout cela peut se
comprendre en un sens purement intellectuel et spirituel, mais aussi
s’appliquer dans un domaine inférieur à celui-là ; c’est exactement comme pour
la compréhension du symbolisme iconographique.
Sur ce dernier sujet, j’ai repensé encore, depuis que
je vous ai écrit, à une chose assez curieuse : il y a une figuration symbolique
de la Trinité qui est en usage dans l’initiation compagnonnique, et que vous
trouverez reproduite dans le n° spécial du « Voile d’Isis » consacré au
Compagnonnage ; or j’ai vu autrefois une icône exactement semblable (sauf que
les inscriptions y étaient naturellement en grec) qu’on m’a dit provenir du
Mont Athos, et on m’a assuré que les moines s’en servaient spécialement comme
d’un support de méditation ; avez-vous vu quelque chose de ce genre ?
Tout cela étant dit, ma conclusion précédente n’est pas
changée : c’est qu’en somme il convient d’attendre que les choses se précisent
par les circonstances même, à moins que d’ici là quelque autre solution préférable
ne se présente à vous. Il semble qu’une initiation basée sur les formes
chrétiennes, même aux époques où elle existait très certainement, ait toujours
été quelque chose de beaucoup plus dissimulé et plus difficile à atteindre que
les initiations orientales ; et tout ce qu’on peut connaître en fait
d’ésotérisme occidental est toujours singulièrement obscur, sans doute parce
que le milieu était tel que les plus grandes précautions s’imposaient…
Je ne pense pas qu’on puisse trouver dans le Christianisme
l’idée de manifestations avatâriques mineures ; certains ont peut-être voulu
attribuer un caractère de ce genre à St François d’Assise, mais ils sont sortis
de l’orthodoxie. Je ne parle pas des différentes formes du Gnosticisme, où cela
se trouverait peut-être (pour Simon le Mage, Dosithée, etc.) ; ce qu’on en sait
est tellement incomplet et déformé qu’il est bien difficile d’en rien dire
d’une façon certaine.
Les initiations par des voies en quelque sorte
anormales, tout en étant toujours possibles, surtout quand les conditions sont
elles-mêmes anormales comme c’est le cas pour l’Occident actuel, sont cependant
quelque chose de trop incertain pour qu’on puisse jamais y compter ; et, de
plus, il est douteux qu’elles puissent constituer l’équivalent complet d’une
initiation régulière.
Le rituel religieux sert de point d’appui à ceux qui
sont rattachés à une organisation initiatique relevant de la même forme
traditionnelle à laquelle ce rituel appartient (dans l’Islam par exemple) ; mais
je ne vois pas très bien l’importance qu’il peut avoir en dehors de cela,
c’est-à-dire comme simple moyen préparatoire, surtout s’il n’est pas sûr qu’on
obtienne le rattachement initiatique dans la même Tradition, car alors on ne
fait plutôt que renforcer un lieu qui peut ensuite constituer un obstacle dans
l’ordre psychique pour se rattacher à autre chose. Il est certain, en effet,
que le mélange d’éléments appartenant à des formes traditionnelles différentes
peut provoquer, surtout au début, des réactions psychiques désagréables et
parfois même dangereuses.
En vue d’une initiation hindoue ou islamique, il est
évident qu’une certaine connaissance du sanscrit ou de l’arabe est nécessaire ;
il ne s’agit pas d’une connaissance spécialement « linguistique » et
grammaticale, car ce n’est pas là ce qui importe au fond, mais d’une
connaissance donnant la possibilité de comprendre, d’abord parce que la langue
propre à une tradition est réellement une base dont la forme même de cette
tradition est inséparable, et aussi parce que, dans tous les pays orientaux,
les gens qui possèdent de véritable connaissances traditionnelles ignorent
généralement les langues occidentales. – Je dois dire qu’une initiation
islamique est, d’une façon générale, plus facile à obtenir qu’une initiation
hindoue ; il n’est même pas impossible que cela se fasse sans quitter l’Europe…
Puisque vous
parlez d’Aurobindo Ghose, il faut que je vous dise qu’il y a, dans son
entourage, des personnes qui ne m’inspirent pas entièrement confiance ; il est
même à craindre qu’elles ne fassent plus ou moins pour son enseignement ce que
d’autres ont fait pour celui de Râma-Krishna…
Pour ce dont je vous ai parlé au sujet de B.Y.R.1, il
s’agit bien d’une organisation initiatique dégénérée ou déviée, surtout par la
prédominance d’un certain côté « magique » ; mais, en pareil cas, il est bien
rare que des éléments appartenant à la « contre-initiation » n’en profitent pas
pour s’introduire et exercer leur influence (comme ils le font du reste aussi
parfois même dans le cas de simples organisations « pseudo-initiatiques » qui
sont alors utilisées à des fins dont leurs dirigeants même sont bien loin de se
douter).
Je pense recevoir bientôt, comme vous me l’annoncez, la
suite de votre article ; je vois qu’en effet vous continuez à trouver des
choses vraiment intéressantes à ce sujet, et j’espère qu’il vous sera possible
de coordonner tout cela. Ce sujet est certainement tout à fait inconnu des
lecteurs du « Voile d’Isis » ; la publication de votre travail (qui, me dit-on,
pourra peut-être commencer dans le nº de décembre) n’en aura donc que plus
d’intérêt.
Je n’ai pas reçu d’autres nouvelles de M. Avramescu ;
je me demande si le nouveau nº de « Memra » aura pu paraître avant la fin de ce
mois-ci comme il l’espérait…2
Je me demande si, après votre travail sur les
traditions roumaines, il ne vous serait pas possible de faire quelque chose sur
le symbolisme des icônes, en en faisant naturellement ressortir en particulier
la signification hermétique ; voudriez-vous réfléchir à cela ?
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
[1] Bô Yin Râ. [N.d.É.]
[2] La revue roumaine Memra, dirigée par Mihail
(Marcel) Avramescu, cessa sa publication après deux numéros en 1935. L’article
que René Guénon avait rédigé pour cette revue (Y-a-t’il encore des possibilités
initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ?) n’y fut ainsi
jamais publié, jusqu’à ce que les Études Traditionnelles le reprennent en 1973.
Marcel Avramescu, le directeur de la revue roumaine Memra, a écrit dans le
second numéro (1re année, nos 2-5, janv.-avr. 1935) : « Approuvant entièrement
l’esprit, les tendances et le programme de travail de notre revue, maître René
Guénon nous a fait l’honneur d’accepter la proposition que nous lui avions
soumise d’y collaborer, ce dont nous tenons à le remercier ; ses articles,
rédigés spécialement pour la revue Memra, seront publiés à partir du prochain
numéro.
Prenant en compte l’importance extraordinaire de
l’œuvre de René Guénon envers la spiritualité contemporaine, et parce que,
parmi tous ceux qui s’adressent à l’Occident au nom de la Tradition, il est le
seul qui soit en effet qualifié pour cette fonction, nous pensons que la
présence de sa signature dans les pages de cette revue sera grandement
appréciée et nous voulons voir dans ce fait la garantie de la parfaite
orthodoxie de tout ce qui est contenu dans ces pages.
Nous tenons à citer un texte très important, extrait de
l’article Retour aux origines, publié sous la signature de M. Luc Benoist, dans
le numéro du 15 juin 1934, de la revue La Cité Universitaire (revue
internationale pour les étudiants de la Cité Universitaire de Paris) :
“Cependant, et quoi qu’il arrive, ou bien la pensée européenne ou universelle a
encore un futur, ou bien elle est menacée dans ses fondements ; l’œuvre de René
Guénon est, dans cette perspective, le phénomène le plus important qui soit
arrivé depuis le 16e siècle. Cette œuvre rétablit l’universalité de la
connaissance. Elle efface trois siècles de séparatisme. Elle offre aux jeunes,
dégoutés par la philosophie officielle, abrutis par une analyse sans objectif
et sans mesure, l’opportunité d’une compréhension véritable, et d’une libération
finale. Même si cette œuvre ne devait servir qu’un seul esprit prédestiné, son
existence providentielle se trouverait alors justifiée” » [Passage traduit du
roumain par l’éditeur]. [N.d.É.]
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