Lire aussi les quatre premières parties de l'ouvrage de Roger Deladrière
Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière p 80
traitant de la signification de la
parole du Prophète : « Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbres;
s'il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait
atteint par Son Regard. » Une leçon mentionne « sept cents voiles », et une
autre « soixante-dix mille »
Je dirai donc ceci : Dieu est manifeste en Lui-même
et à Lui-même; il ne saurait donc y avoir de « voile » que relativement à un être qui est « voilé ». Et les créatures «
voilées » sont de trois catégories :
— celles qui sont voilées par les seules ténèbres;
— celles qui sont voilées par la pure lumière;
— celles qui sont voilées par une lumière mêlée
d'obscurité.
Les différentes espèces en lesquelles se divisent ces trois genres d'êtres sont nombreuses, et cela j'en suis sûr. Je pourrais artificiellement en réduire le nombre à soixante-dix, mais je ne suis pas tellement certain qu'il s'agisse ici. de fixer un chiffre précis et d'énumérer, et je ne sais pas si c'est bien là le sens de cette tradition ou non. Quant à en énumérer sept cents ou soixante-dix mille, seules les forces d'un prophète en seraient capables.
Mon avis le plus clair est que ces chiffres sont là
pour indiquer une grande quantité et non pour fixer un nombre
précis, ce qui est une habitude fréquente. Mais Dieu sait mieux ce
qu'il en est véritablement, et cette question dépasse notre compétence. Tout ce que je puis faire maintenant, c'est te montrer ce
que sont ces catégories et quelques-unes de leurs subdivisions.
La Première Catégorie
Il s'agit de ceux qui sont « voilés » par les seules
ténèbres. Ce sont les athées (mulhida), « qui ne croient
pas en Dieu et au Dernier Jour 107 ». Ce sont également ceux « qui ont
préféré la vie d'ici-bas à la vie future 108 », parce qu'ils
n'y croient absolument pas. Ils sont donc de deux sortes :
Il y a ceux qui ont désiré trouver quelle était la
cause de ce monde, et qui l'ont attribuée à la Nature. Mais la « nature » (tab’) est un attribut fixé dans les corps
et qui leur est inhérent; et elle est obscure, car elle ne possède ni
connaissance, ni perception, ni conscience d'elle-même ou de ce qui émane d'elle-même,
ni lumière visible physiquement non plus.
Il y a ensuite ceux qui ne se sont souciés que d'eux-mêmes, sans se préoccuper par ailleurs de rechercher la cause de l'univers, mais qui au contraire ont vécu comme des bêtes. Leur voile est leur propre âme, qui est trouble, et leurs appétits, qui sont ténébreux. Et il n'y a pas d'obscurité plus épaisse que celle de la passion (hawâ) et du « moi » (nafs). C'est pourquoi Dieu a dit : « As-tu donc vu celui qui a fait de sa passion son dieu 109 ?... » De même, l'Envoyé de Dieu a dit que « La passion est la plus détestable des idoles adorées sur la terre 110. »
Ce genre d'hommes peut être à son tour divisé en
plusieurs groupes :
Le groupe de ceux qui prétendent que le but à atteindre ici-bas est d'accomplir ses désirs, de satisfaire ses appétits, et de se délecter des plaisirs bestiaux du sexe et de la table, et de [s'adonner aux vaines joies de] la parure. Ils sont les serviteurs du plaisir, c'est lui qu'ils adorent, c'est lui l'objet de leur recherche, et leur foi est que l'obtenir est la béatitude suprême.
Il leur plaît de se ravaler au rang des bêtes, et
même plus bas encore. Y a-t-il obscurité plus épaisse ? Ces hommes
sont véritablement voilés par les seules ténèbres !
Un autre groupe estime que le summum du bonheur
consiste à vaincre, conquérir et tuer, ou attaquer à
l'improviste, emmener des captives et faire des prisonniers. Telle était la
conviction des Arabes bédouins [du paganisme] ; elle est celle aussi des peuplades
kurdes et d'un grand nombre de fous furieux. Ils sont voilés par les ténèbres
des tendances naturelles à la férocité, qui les dominent et qui, lorsqu'elles
atteignent leurs fins, leur procurent les plus grandes voluptés. Ces hommes-là
sont contents d'être au niveau des animaux féroces, et même plus bas encore.
Un troisième groupe pense que la plus grande
félicité réside dans la richesse et la prospérité, parce que la
fortune est l'instrument qui permet de satisfaire tous les appétits et qu'elle donne à l'homme le pouvoir de réaliser ses désirs.
Leur seule préoccupation est d'amasser des biens, d'accumuler
les domaines, les propriétés, les chevaux de race, les troupeaux, les exploitations agricoles, et d'enfouir leurs pièces
d'or sous la terre ! On en voit qui passent toute leur vie à
affronter les périls des déserts, des expéditions lointaines et des
voyages en mer, pour entasser des richesses qu'ils gardent
jalousement sans en profiter ni en faire profiter les autres ! C'est eux
que vise la parole du Prophète : « Malheureux esclave de
l'argent ! Malheureux esclave des pièces d'or "111 ! » Y a-t-il pire
obscurité que cette duperie dont l'homme est victime ? alors que l'or et
l'argent ne sont que deux « pierres 112 » sans intérêt en elles-mêmes, et qui,
s'ils ne servent pas à s'acquitter des besoins matériels et s'ils ne sont pas
dépensés, peuvent être échangés avec des cailloux !
Un quatrième groupe représente un progrès par rapport au niveau d'inconscience des précédents et se croit plus sage. Ce sont des hommes qui soutiennent que le bonheur parfait se trouve dans l'étendue du prestige et de la réputation, l'extension de la notoriété, le grand nombre de disciples et l'autorité incontestée.
L'important pour eux, comme on peut le constater,
est de se faire voir et d'éblouir les spectateurs. Il y en a qui vont jusqu'à
s'interdire toute nourriture chez eux et endurer des privations pénibles afin
de dépenser leur argent à l'achat de vêtements dont ils se parent quand ils
sortent, uniquement pour qu'on ne les regarde pas d'un oeil indifférent !
Toutes ces sortes d'hommes sont innombrables, mais
ils sont tous voilés à l'égard de Dieu par les pures ténèbres
de leur propre âme, toute d'obscurité. Et il serait sans
intérêt de mentionner un par un chacun de ces groupes à l'intérieur des catégories que nous avons indiquées. On peut
cependant inclure encore parmi eux les gens qui confessent verbalement qu' « il
n'y a absolument pas d'autre divinité que Dieu ! », mais qui souvent y sont
poussés par la crainte, ou par le souci d'obtenir l'aide des musulmans, de se
faire bien voir par eux ou de leur soutirer de l'argent. Ou bien alors il
s'agit pour eux d'un fanatisme aveugle voué à la cause de leurs pères. Si ce
témoignage de foi ne se traduit pas chez eux par un pieux comportement, il ne
saurait à lui seul les faire sortir des ténèbres pour les conduire à la
lumière. Mais, bien au contraire, « ... ils ont pour protecteurs les Tâghout,
qui les font sortir de la Lumière vers les Ténèbres 113 ». Quant à celui qu'a
touché la parole témoignant de l'Unité divine, et qui alors s'afflige de ses
mauvaises actions et se réjouit de ses bonnes actions, il sort des pures
ténèbres même si ses transgressions ont été nombreuses.
La Deuxième Catégorie
Ce sont les hommes qui ont été voilés par une
lumière mêlée d'obscurité. Ils sont de trois sortes :
— ceux dont l'obscurité a pour origine les sens ;
— ceux dont l'obscurité a pour origine l'imagination;
— ceux dont l'obscurité a pour origine des analogies intellectuelles mauvaises.
Les premiers sont ceux qui sont voilés par
l'obscurité des sens. A quelque groupe qu'ils appartiennent, tous
sans exception ont dépassé la phase où l'on ne s'intéresse qu'à soi, ils sont pieux
et désirent connaître leur Seigneur. Au degré le plus bas l'on trouve les
adorateurs des idoles, et au degré le plus élevé les dualistes; ces deux extrêmes
étant séparés par un certain nombre d'échelons :
Les adorateurs des idoles : ils avaient compris,
d'une façon générale, qu'ils avaient un Seigneur et qu'ils devaient le préférer à leur propre âme ténébreuse, et ils étaient
convaincus que leur Seigneur avait plus de prix que toute chose. Mais le voile de
l'obscurité des sens les a empêchés de dépasser le monde sensible. Et c'est
ainsi qu'ils se sont fabriqué, à l'aide des matériaux les plus précieux comme
l'or, l'argent et le saphir, des personnages aux formes très belles, dont ils ont
fait des dieux. Ces hommes-là étaient voilés par la lumière
de la gloire et de la beauté. La gloire et la beauté sont
effectivement des attributs de Dieu et des lumières divines, mais ils
leur ont assigné exclusivement les corps sensibles, car ils
ont été détournés par l'obscurité des sens, qui, comme on l'a vu précédemment, sont
de nature ténébreuse relativement au monde spirituel et intelligible.
Le groupe suivant rassemble des peuplades turques
extrêmes, qui n'ont ni communauté (milla) ni loi (charî
‘a) religieuses. Ces hommes croient à un Seigneur, qui doit être la plus
belle des choses. Quand ils voient un être humain, ou un
arbre, ou un cheval, ou tout autre être, d'une très grande
beauté, ils se prosternent devant lui en proclamant : « Voici notre
Seigneur ! »
Ils sont voilés par la lumière de la beauté, mêlée à
l'obscurité des sens. Mais ils perçoivent la lumière d'une façon plus
pénétrante que les adorateurs des idoles. En effet, ils adorent la beauté en
général et non pas sous la forme d'un personnage particulier auquel ils l'attribueraient en propre,
et, de plus, ils adorent la beauté naturelle et non pas la beauté qui
serait fabriquée par eux-mêmes et de leurs propres mains.
Le troisième groupe est constitué par ceux qui
déclaraient : « Notre Seigneur doit être doté d'une essence lumineuse, d'une forme splendide, du pouvoir, d'une présence
terrible, et tel qu'on ne puisse l'approcher, mais il doit être
perceptible par les sens », car ce qui n'était pas sensible n'avait pas
de réalité pour eux. Après avoir constaté que le feu possédait ces
qualités, ils l'adorèrent et l'adoptèrent comme Seigneur. Ces
hommes-là ont été voilés par la lumière de la puissance et de la
splendeur, qui fait effectivement partie des lumières de Dieu.
Dans un quatrième groupe se trouvent ceux qui
affirmaient que, puisque nous avons la maîtrise du feu que nous
pouvons allumer et éteindre à volonté, cela n'est pas
compatible avec les attributs de la divinité. Seul convient comme
divinité ce qui détient la domination et la liberté d'agir, ce qui n'est pas
sous notre dépendance et qui, au contraire, dispose de
nous librement, par sa position élevée et supérieure. La connaissance des astres
et de leurs influences était très répandue chez eux. De ce fait, les uns
adorèrent Sirius, les autres Jupiter, ou différents astres selon la puissance des influences que leurs
croyances leur attribuaient. Ceux-là étaient voilés par la
lumière de l'élévation, de l'éclat et de la domination, qui sont des lumières
divines.
Un cinquième groupe appuya l'opinion du précédent,
mais il affirma : « Notre Seigneur ne doit pas être l'une
quelconque des substances lumineuses, relativement petite ou grande
; mais il doit être la plus grande de toutes d'une façon
absolue. » Ils adorèrent donc le soleil, après l'avoir déclaré le
plus grand. Ce sont des hommes qui ont été voilés par la lumière de
la grandeur, s'ajoutant aux autres mais elle aussi mêlée à l'obscurité des
sens.
Le sixième et dernier groupe : il s'agit de ceux qui
s'élevèrent au-dessus des conceptions des précédents groupes en
disant que toute la lumière n'était pas détenue exclusivement par le soleil, mais
que d'autres que lui étaient lumineux. Il ne convenait pas pour un Seigneur
qu'un autre ait en commun avec lui sa nature lumineuse. Ils adorèrent donc la
lumière, prise dans son universalité, qui totalise l'ensemble des lumières du
monde. Ils soutinrent qu'elle était le Seigneur de l'univers et que toutes les choses
bonnes étaient en relation avec elle. Mais, ayant vu les maux qui existent dans
le monde, ils n'estimèrent pas convenable de les rattacher à leur Seigneur, le
purifiant ainsi de toute attribution du mal. Ils posèrent donc le principe d'un
conflit entre la lumière et les ténèbres, auxquelles ils ramenaient l'univers et
qu'ils nommaient Yazdân et Ahriman 114 .
Les indications que nous t'avons données sur cette
première sorte d'hommes devraient être suffisantes, bien que
leurs différents groupes soient plus nombreux que cela encore.
En deuxième lieu, ceux qui sont voilés par une
lumière mêlée à l'obscurité de l'imagination :
Ils ont dépassé le niveau de la perception par les
sens, et ils ont affirmé l'existence de quelque chose au-delà des
choses sensibles. Mais ils n'ont pu dépasser le niveau de
la faculté imaginative. Ils adorent « un Être assis sur un
Trône ». Au degré le plus bas se trouvent les « corporéistes » (mujassima), puis
viennent tous les différents groupes des Karrâmiyya 115 . Il ne m'est pas
possible de commenter leurs thèses et leurs positions, et ce serait allonger
l'exposé inutilement. Cependant, au degré le plus élevé se situent ceux qui niaient
la corporéité de Dieu et tous ses accidents, à la seule exception de la
position particulière « au-dessus ».
Pour eux, ce à quoi on ne peut attribuer de directions spatialisées et qui ne peut être décrit comme situé en dehors du monde ou à l'intérieur du monde ne saurait exister puisqu'il n'est pas imaginable. Ils n'ont pas compris que le premier degré des intelligibles dépasse la relation aux directions spatiales.
En troisième lieu, ceux qui sont voilés par les
lumières divines mêlées à des analogies intellectuelles mauvaises et
ténébreuses :
Ils adorent un Dieu « Audient, Voyant, Parlant,
Savant, Puissant, Voulant, Vivant 116 », et exempt des « directions ». Mais ils
comprennent ces Attributs (çifât) comme correspondant aux leurs. Il
arrive alors que l'un d'eux déclare ouvertement que « Sa Parole est son et vocable comme la nôtre. » Et
un autre, en progrès sur le premier, pourra dire : « Non pas !
mais comme notre langage intérieur, sans qu'il y ait son ni
vocable. » Il en va de même quand on leur demande quel est le véritable
sens de l'Ouïe, de la Vue et de la Vie divines ; ils en
reviennent toujours à l'anthropomorphisme (tachbîh), au moins
dans son esprit, même s'ils en désavouent la lettre, car ils n'ont
absolument pas compris la signification de ces termes quand ils
sont appliqués à Dieu. C'est ainsi qu'ils prétendent, sur la question
de Sa Volonté, qu'elle se déroule dans le temps, comme la nôtre, et qu'elle suppose une recherche et une décision, comme
c'est le cas pour nous. Ce sont là des positions bien
connues, et il n'est point besoin d'entrer dans les détails. Ces gens
sont, comme nous l'avons dit, voilés par le mélange des lumières
avec les ténèbres des analogies rationnelles.
Voilà toutes les sortes d'hommes de la deuxième
catégorie, à savoir ceux qui ont été voilés par une lumière mêlée
d'obscurité.
La Troisième Catégorie
Il s'agit de ceux qui sont voilés par les pures
lumières. Je n'en indiquerai que trois sortes, car elles sont
innombrables.
En premier lieu, le groupe de ceux qui ont compris
ce qu'il fallait réellement entendre par ces Attributs et qui ont saisi que les termes de « parole », de « volonté », de «
puissance » et de « science », entre autres, ne s'appliquent pas de la
même façon aux Attributs de Dieu et aux hommes.
Ils ont donc
évité de Le définir à partir de ces Attributs, préférant le
faire par Sa relation avec les créatures, comme l'avait fait Moïse en
réponse à la question de Pharaon : « Et qu'est-ce que le Seigneur
des Mondes ?» Ils ont donc formulé la définition suivante : «
Le Seigneur qui, par Sa sainteté et Sa transcendance, a des
Attributs qui échappent aux significations littérales, est celui
qui met en mouvement les cieux et les administre. »
Viennent ensuite ceux dont le niveau de conception
est plus élevé que celui des précédents. Il était clair pour
eux que, les cieux étant multiples, le moteur de chaque ciel
particulier était un être différent, appelé ange.
Ils étaient donc
multiples, eux aussi, et leur relation avec les lumières divines
était celle des astres entre eux.
Il leur est apparu ensuite que ces cieux étaient à l'intérieur d'une autre sphère, dans laquelle ils se meuvent, entraînés par son propre mouvement, et accomplissant chaque jour une révolution complète. Le Seigneur était donc « celui qui met en mouvement le Corps céleste le plus éloigné, qui englobe toutes les sphères », puisque toute multiplicité est niée à Son sujet "117 .
Il leur est apparu ensuite que ces cieux étaient à l'intérieur d'une autre sphère, dans laquelle ils se meuvent, entraînés par son propre mouvement, et accomplissant chaque jour une révolution complète. Le Seigneur était donc « celui qui met en mouvement le Corps céleste le plus éloigné, qui englobe toutes les sphères », puisque toute multiplicité est niée à Son sujet "117 .
Le troisième groupe est constitué par ceux qui sont
allés plus haut encore. Selon eux, la mise en mouvement directe
des Corps célestes devait être un acte de service,
d'adoration et d'obéissance, accompli à l'égard du Seigneur des
Mondes par l'un de ses serviteurs, appelé ange.
Il était avec les lumières divines pures dans le même rapport que la lune avec les lumières sensibles. Ils soutenaient donc que « Le Seigneur est celui qui est obéi (mutâ’) par ce moteur des sphères. » Le Seigneur serait ainsi celui qui met en mouvement le Tout par voie de commandement, non pas par voie directe. La question de la distribution de ce « commandement » et de sa nature est obscure, hors de portée de la plupart des intelligences, et elle sort du cadre du présent ouvrage.
Il était avec les lumières divines pures dans le même rapport que la lune avec les lumières sensibles. Ils soutenaient donc que « Le Seigneur est celui qui est obéi (mutâ’) par ce moteur des sphères. » Le Seigneur serait ainsi celui qui met en mouvement le Tout par voie de commandement, non pas par voie directe. La question de la distribution de ce « commandement » et de sa nature est obscure, hors de portée de la plupart des intelligences, et elle sort du cadre du présent ouvrage.
Voilà donc tous ceux qui, à différents niveaux, sont
voilés par les pures lumières.
Mais il y a une quatrième sorte d'hommes : ce sont
uniquement « ceux qui parviennent au terme » (al-wâçilûn). Il
leur a été révélé que cet être « obéi » est qualifié par un attribut
incompatible avec la pure Unicité et la Perfection accomplie. Ceci en vertu
d'une raison profonde, dont l'exposé serait en dehors de cet ouvrage. Et cet
être est comme le soleil par rapport aux autres lumières. Ils se sont alors tournés,
par-delà celui qui met en mouvement les cieux, par-delà celui qui met en
mouvement le Corps céleste le plus éloigné, et par-delà même celui qui donne
l'ordre de les mettre en mouvement, vers Celui qui a créé les cieux, qui a créé
le Corps céleste le plus éloigné, et qui a créé celui qui donne l'ordre de les
mettre en mouvement 118 . Ils sont alors parvenus jusqu'à un Être pur de tout
ce qu'avaient perçu leurs regards auparavant. Les Gloires de Sa Face
principielle et suprême ont consumé tout ce qu'ils avaient vu à l'extérieur et
à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils Le découvrirent exempt, par Sa sainteté et Sa transcendance, de tout
ce que nous Lui avions attribué !
Mais des distinctions se font ensuite parmi eux. Il
y a celui pour qui tout ce qu'il avait vu a été consumé,
effacé, et a disparu, mais qui reste lui-même conscient à la fois
de la Beauté et de la Sainteté divines et de lui-même dans la
beauté qu'il a obtenue en parvenant jusqu'à la Présence divine.
Dans son cas, les objets antérieurs de sa vision ont été effacés,
mais non lui-même en tant que sujet de sa vision. D'autres,
qui constituent l'élite spirituelle (khawâçç al-khawâçç), sont allés
plus loin. Les Gloires de Sa Face les ont consumés et la
puissance de Sa Majesté les a fait s'évanouir; ils se sont
effacés et ont disparu. Ils n'ont plus conscience d'eux-mêmes car ils se sont «
éteints » à eux-mêmes. Il ne reste alors que l'Unique Réel ; et le sens de Sa
parole : « Toute chose est périssable sauf Sa Face » est devenu pour eux une
expérience personnelle (dhawq) et un état vécu (hâl). Nous l'avions montré au
premier chapitre, et nous avions indiqué comment alors ils employaient le
terme d'« identification » (ittihâd) et comment ils
le concevaient. C'est là le but ultime de ceux qui parviennent jusqu'à
Dieu.
Parmi eux, également, il y en a qui n'ont pas
parcouru tous les degrés distincts de la progression et de
l'ascension spirituelle, tels que nous les avons décrits en détail. Mais leur cheminement a été court, et ils ont pris les devants
en parvenant immédiatement à la connaissance de la sainteté et de la
transcendance implacable de la Seigneurie. Ils ont été alors envahis dès le
début par ce qui n'arrive aux autres qu'à la fin, et assaillis d'un seul coup
par la manifestation divine (tajallî). Les Gloires de Sa Face ont
consumé tout ce que leur vue sensible et leur vision intellectuelle pouvaient
percevoir. Il semble que la première voie ait été celle d’[Abraham] « l'Ami de
Dieu » et la seconde voie celle de [Muhammad] « le Bien-Aimé de
Dieu », mais Dieu sait mieux quels furent les secrets de
leur cheminement et les lumières de leurs demeures.
Il s'agissait d'indiquer quelles étaient les
catégories de ceux qui sont voilés. Il n'est nullement impossible, si
l'on étudie le détail des thèses professées et si l'on suit
minutieusement les voiles rencontrés par ceux qui parcourent la voie
spirituelle, que l'on atteigne le nombre de « soixante-dix mille ». Mais si tu cherches bien, tu n'en trouveras aucun qui soit en
dehors des divisions que nous avons délimitées. Ils ne
sauraient être voilés que par les attributs inhérents à la nature humaine,
ou par les sens, l'imagination, l'analogie intellectuelle, ou
alors par la pure lumière, comme il a été dit.
Voilà donc la réponse qui m'est venue, pour toutes ces questions. La requête m'avait pourtant pris à l'improviste, l'esprit harcelé, la pensée dispersée, et à un moment où mes soucis se portaient vers tout autre chose. Je souhaiterais donc que l'on demandât à Dieu de me pardonner si ma plume a trahi ma pensée et si j'ai commis des erreurs. Se plonger dans les abîmes des secrets divins est en effet périlleux, et essayer de percevoir les lumières divines derrière les voiles de la nature humaine est une entreprise ardue et peu aisée !
107.
Coran, IX, 45.
108.
Coran, XVI, 107.
109.
Coran, XLV, 23.
110. Tradition d'origine imprécise.
111. Pour cette tradition, on pourra se reporter au Çahîh
de Bukhârî, Jihad, 70, t. IV, p. 41, ou bien Riqâq, 10, t.
VIII, p. 115.
112. « Les deux pierres » (al-hajarâni), désignation
traditionnelle de «l'or et l'argent ».
113. Les exégètes musulmans divergent sur les «
Tâghout » , mentionnés ici au verset 257 de la deuxième sourate. Le mot
lui-même signifierait « les Rebelles » et désignerait les démons, ou Satan lui
seul, ou encore les idoles.
114. Les hérésiographes musulmans, tels que
Chahrastânî, donnent le nom de « Yazdân » au principe lumineux en lutte avec Ahriman.
Dans l'exposé qu'ils font de la doctrine de Zoroastre, Yazdân ne se confond pas
avec Ormazd (Ahura Mazdâh), considéré comme le Créateur. Selon
Chahrastânî les véritables dualistes sont les disciples de Mani et ceux de
Mazdak.
115. Sur la question de la « Session de Dieu sur le
Trône » (al-istiwâ’), très disputée en Islam, et ses différentes
interprétations, nous renvoyons à notre Profession de foi d'Ibn Arabi', p.
165.
Les « corporéistes » l'entendaient au sens grossièrement
littéral de la station assise, concrètement et physiquement, dont le nom arabe
est qu'ûd, d'autant plus choquant que s'y ajoute l'idée d'inertie et
d'inactivité. Quant aux Karrâmiyya, disciples d'Ibn Karrâm (mort en 869/255 de
l'Hégire), ils croyaient que Dieu a un corps (Jism) «limité dans
certaines directions lorsqu'Il vient en contact (mumâssa) avec le
Trône».
Sur les « directions » (jihât), cf. notamment
l'Ihyâ, t. I, p. 95.
116. Ce sont les Attributs qu'al-Juwaynî, le maître
de Ghazâlî, appelait ma `nawiyya, c'est-à-dire « qualitatifs
» ou « entitatifs », exprimés sous forme d'adjectifs ou de participes actifs
qualifiant Dieu et d'origine coranique. Ce sont les Attributs de la Personnalité
divine. Les noms correspondant à ces appellatifs divins, tels que « Puissance
», « Volonté », « Vie », sont appelés
çifât ma`ânî et conçus comme zâ’ida alâ
al-Dhât, c'est-à-dire comme des « intelligibles s'ajoutant à l'Essence » ;
cf., notamment Al-Iqtiçâd fî-l-I`tiqâd de
Ghazâlî, p. 76 à 82. On désigne également
ces Attributs comme étant « les sept Attributs » (al-çifât al-sab`a), généralement énoncés dans
l'ordre suivant Puissance, Science, Vie, Volonté, Ouïe, Vue, Parole.
117. En vertu du principe que le passage de l'Un au
multiple ne peut se faire directement. Ce principe n'est pas exclusivement
néoplatonicien, puisque selon une tradition du Prophète « La première chose que
créa Dieu fut le Calame... »
La conception rapportée par Ghazâlî dans ce
passage n'est autre que celle d'al-Farâbi et d'Ibn Sînâ (Avicenne), selon
laquelle chaque sphère
céleste avait une âme motrice correspondant à une
Intelligence créée. L'ordre de l'Univers à partir de l'Un et par l'intermédiaire du « Premier Causé » apparaît comme une procession des Intelligences régissant le mouvement de chaque sphère céleste : d'abord la sphère « la plus éloignée », puis la sphère des étoiles fixes, et ensuite, dans l'ordre indiqué par Ptolémée, Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure et la Lune. La dernière Intelligence, celle du « monde sublunaire », est l'Intellect Agent, « Ange de l'humanité », « donateur des formes », et qui communique à l'homme la connaissance des intelligibles.
118. Cet être « obéi » (mutâ '), qui « donne
l'ordre » du mouvement à tout l'Univers, est donc lui-même créé. Comme nous
l'avions signalé dans notre « Introduction », la nature exacte et
l'identification de cet être ont donné lieu à des discussions parmi les orientalistes
du début de ce siècle, Nicholson, Macdonald, Massignon, Gairdner et Wensinck.
Ce que nous avons indiqué dans la note précédente vient à l'appui de l'interprétation
selon laquelle il s'agirait d'Al-Rûh. Nous renvoyons à l'étude qui lui a
été consacrée par René Guénon, dans le numéro spécial sur le soufisme de la
revue des Études traditionnelles, d'août-septembre 1938. En ce qui
concerne « l'Esprit », « le Calame », « le Trône », « l'Intellect », et les
différents aspects de cette réalité informelle et universelle, l'on pourra
également se reporter à l'article « En- Nûr » de Frithjof Schuon des Études
traditionnelles, juin 1947. Rappelons aussi que tout ceci est en rapport
avec le Principe prophétique dont Muhammad est l'ultime manifestation ; cf. le
chapitre II de la Profession de foi d'Ibn Arabi, p. 121 à 149.
Enfin, pour les rapprochements que l'on peut établir avec le Logos, on
consultera Philon d'Alexandrie de Jean Daniélou.
Glossaire
abd serviteur de Dieu — homme
âbid adorateur
adab, pl, âdâb règles de convenance
adam néant — non-être
âdât usages traditionnels
adl justice
amâna dépôt confié
amr ordre
aql intellect — raison
aqlî intellectuel
Arch Trône divin
ârif sage
awâmm commun des croyants
awliyâ saints
ayn œil
baçar vision sensible
baçîra, pl. baçâ’ir vision
intérieure
bâtil faux, illusoire
bâtin intérieur, caché
bâtiniyya « intérioristes» (ismaéliens)
çafâ pureté
chahâda témoignage de la foi — monde visible
charî'a loi religieuse
chath propos extatique
çiddîqûn justes (saints)
çifât attributs
al-çirât al-mustaqîm le Chemin Droit
dalâl égarement
dhât essence
dhawq connaissance intime — expérience personnelle
dhikr évocation, invocation — faculté de rappel
dîn religion
du’ât missionnaires (ismaéliens)
fadl faveur (divine)
falsafa philosophie arabe
falâsifa philosophes « arabes»
fanâ extinction
fardâniyya unicité, singularité
fikr pensée constante — faculté cogitative
fiqh jurisprudence, droit
fi’l acte
ghadab colère
ghayb monde caché, invisible
hachwiyya grossiers littéralistes
hadîth paroles du Prophète, tradition
hâdith ayant un commencement temporel
Hadra Présence
al-hajarâni « les deux pierres » : l'or et
l'argent
hâl état de conscience — situation vécue
hanîf pur monothéiste — adorateur
exclusif
haqîqa, pl. haqâ’iq vérité
haqq réel, vrai
hawâ passion
Hazhîrat al-Quds l'Enceinte Sacrée : le Paradis
hifzh mémoire
hikma sagesse — harmonie interne
hilm calme, maîtrise de soi
hisba censure des moeurs
hudâ bonne voie
hukm statut
huwiyya ipséité
ibâdât obligations cultuelles
ibâha antinomisme
ijmâ,' consensus communautaire
ijtihâd effort personnel d'interprétation
ikhlâç pureté (de la croyance)
ilâhî divin — ilâhiyyât, métaphysique, théodicée
illa cause
ilm, pl. ulûm science, connaissance
îmân foi
insân, être humain
irfân connaissance
istidlâl déduction
istiwâ session (de Dieu sur le Trône)
i`tibâr transposition
i`tiqâd croyance
ittihâd identification
iyân vision, constatation personnelle
jalâl majesté
jihâd guerre sainte
jihât directions
jism corps
kachf dévoilement
kalâm théologie dogmatique — Parole divine
khabar information, tradition
khalîfa représentant
khalq création
khawâçç ceux qui ont des qualifications spirituelles
ou la vocation spirituelle
khawâçç al-khawâçç l'élite spirituelle
khayâl imagination
kibriyâ grandeur
kufr infidélité, mécréante
ma`âni réalités ou essences intelligibles
ma`çûm impeccable et infaillible
mahabba amour
mâhiyya quiddité
ma `iyya coexistence
majâz métaphore, sens figuré
al-Mala' al-al’â le Plérôme suprême, l'Assemblée des
Anges
malâ`ika anges
al-Malakût le Royaume céleste
maqâm station (spirituelle)
ma `rifa connaissance
milla communauté religieuse
mi`râj ascension (spirituelle)
mithâl symbole
mu 'âmala action, rapports avec autrui
muchâhada vision, contemplation
mujtahid interprète autorisé de la Loi
mukâchafa connaissance par dévoilement
mulhida athées
al-Mulk la Souveraineté divine — le monde sensible
munâsaba correspondance
muqarrab rapproché de Dieu (homme ou ange)
murchid directeur spirituel
murîd novice
al-Mutâ` l'Obéi
mutakallim théologien
mutawâtir transmis par une chaîne multiple
et ininterrompue
muwâzana homologie
nafs âme , « moi »
nâr feu
nasab filiation
nazhar spéculation — réflexion
nubuwwa prophétie : nature et connaissance prophétique
nûr ,, pl. anwâr lumière
qadîm éternel
al-Qalam le Calame divin, la Plume divine
qalb, pl. qulûb coeur
qiyâs raisonnement, raisonnement analogique
qudsî saint, sacré
quwwa puissance (opposée à « acte») — faculté
rabb, pl. arbâb seigneur, maître
al-Rahmân le Tout-Miséricordieux
ridâ satisfaction , acceptation du destin
rubûbiyya seigneurie : condition de seigneur
rûh, pl. arwâh esprit, faculté
spirituelle
ru' ya vision
sâlik pèlerin spirituel
samâ` ouï-dire — savoir traditionnel
sirâj flambeau
sirr, pl. asrâr secret, mystère —
intime de l'âme
sukr ivresse mystique
sulûk parcours de la voie spirituelle
tab` nature
ta `bîr interprétation des songes
tab`iyya existence subséquente
taçdîq jugement de véracité
tafakkur pensée fixée sur Dieu
tajallî manifestation divine
taqlîd croyance aveugle, sans preuve, non raisonnée
taqwâ piété
ta 'lîm enseignement
tamthîl représentation symbolique
tamyîz discernement — distinction
tawakkul remise confiante
tawâtur transmission d'une tradition par une chaîne
multiple et ininterrompue
tawhîd doctrine de l'Unité — réduction à l'Unité
ta' wîl interprétation
tawr phase — niveau
ubûdiyya condition de serviteur
uchchâq passionnés, « amants » de Dieu
uçûl fondements
uns société intime (avec Dieu)
wâçilûn ceux qui arrivent au terme (Dieu)
wahdâniyya unicité
wâhid unique
wahm faculté estimative
wahy révélation
wajh, pl. wujûh face
walâya sainteté suprême
wijdân conscience
wird chapelet
wujûd existence
yaqîn certitude
yumn félicité - influence bénéfique
zhâhir extérieur, apparent - sens littéral
zhuhr midi (Prière)
zhuhûr apparition
zuhd ascèse
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