‘Abd-Allâh Yahyâ Darolles
Nul
n'est véritablement croyant, dans la tradition islamique, s'il n'a reconnu, en
lui-même, la fitrah, sa nature divine unique et primordiale et, dans les autres
l'identité essentielle de tous les hommes créés avec Dieu l’Unique, à travers
la figure de l'Homme Universel, al insân al kâmil, réalité métaphysique
préexistante à la manifestation, dont il en est aussi l’archétype permanent. «
Dieu a créé Adam selon Sa Forme »1 et Il annonce à ses Anges : « En vérité, Je
vais établir un Représentant sur la Terre ».2 C’est donc parce que l’homme a
été créé selon Sa Forme que l’Homme Universel est Son Représentant sur Terre et
qu’il a, ainsi, le statut le plus élevé de l’Existence, dont il a aussi la
fonction centrale.
«
Dieu », nous dit Ibn Arabî, « a accordé un privilège à l’homme par rapport à
l’univers, par le don de la raison qui lui permet de gouverner et d’ordonner
les choses, car il a été créé selon la Forme divine qui implique notamment qu’
“Il dirige toute chose avec attention ; Il explique les signes (Cor. 13:2)” ».3
L’homme, « représentant — ou calife — de Dieu sur terre », Khalîfat Allâh fî-l’-ard, est donc le dépositaire spirituel, le tenant du dépôt spirituel,
al-amânah, confié à l’homme lors de la création du monde, dépôt dont les cieux,
la terre et les montagnes ont, selon le Coran, refusé de se charger,4 tant il
est porteur de responsabilité.
Or, nous dit
le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yâhya,5 « Il y a analogie mais non pas similitude,
entre l’homme individuel, être relatif et incomplet, qui est pris ici comme
type d’un certain mode d’existence, ou même toute existence conditionnée, et
l’être total, inconditionné et transcendant par rapport à tous les modes
particuliers et déterminés d’existence, et même par rapport à l’Existence pure
et simple, être total que nous désignons symboliquement comme l’Homme Universel
».6
En
effet, si l’Homme Universel, l’Adam originel et androgyne, procède de l’Unité,
selon Sa Forme, l’Adam, premier homme a connu la dualité, dans sa chute, et ses
descendants, hommes et femmes, se sont multipliés dans le temps et dans
l’espace, en succession et en simultanéité.
Mais
dualité et multiplicité ne sont que des voiles de l’Unique et quelles que
puissent être les différences, la multiplicité des formes et des caractères,
elles ne sont que la manifestation des noms et attributs du Dieu Unique, car il
n’y a de réalité que la Réalité, de vérité que la Vérité, de dieu que Dieu.
Il
appartient, en effet, à l’homme de redécouvrir, en s’élevant au-dessus de la
multiplicité et de la dualité, que c’est d’une même âme unique et universelle
que Dieu créa Adam, premier homme, premier prophète et archétype de l’humanité
toute entière, suivant la Parole coranique : « Ô vous les hommes ! Craignez
votre Seigneur qui vous a créés d'un seul être puis de celui-ci, Il a créé son
épouse et Il a fait naître de ce couple une multitude d'hommes et femmes ».7
La
voie spirituelle vers Dieu consiste essentiellement à reconnaître dans toutes
les modalités de l'existence qu'il n'y a de dieu que Dieu, que nous venons de
Lui et que nous retournerons à Lui.8 Du reste, « religion » et « vie
traditionnelle » ne sont exprimés, en islam, que par un terme unique, « ad-dîn ». La religion est donc ce chemin tracé dans
l’existence vers Dieu l'Unique. L'homme déchu, descendu du Paradis où il
contemplait sans voile Dieu, dans Son Unité, et dans Sa Proximité immédiate et
naturelle, est oublieux et a besoin de redécouvrir le lien qui l'unit de toute
éternité à son Seigneur qui, de par sa Miséricorde, a adressé à tous les
peuples de la Terre, à travers tous les âges, un messager porteur d'une
direction et d'un enseignement.
L'homme
religieux est donc celui qui reconnaît la Vérité du dogme, s'y soumet, accepte
la pratique des rites et des vertus comme moyens nécessaires à sa réalité
essentielle à sa conformité à l’ordre divin.
Mais
la religion, entendue dans la plénitude de son sens, comprend à la fois cet
aspect extérieur, fondé sur la foi, et un aspect intérieur, d’ordre
intellectuel, fondé sur la connaissance métaphysique. Toutes les religions
orthodoxes comprennent, à l’origine de leur révélation, ces deux aspects. C’est
d’ailleurs dans ce sens, que Saint-Augustin disait : « Connais afin de croire,
crois afin de connaître ». La foi doit accepter la Vérité de la Révélation,
pour pénétrer l’intelligence de ce que la Révélation enseigne et la foi devient
parfaite par la connaissance de sorte que foi et connaissance sont
indissolublement liées.
Cette
connaissance métaphysique qui n’est autre, dans son aboutissement, que celle de
Dieu, Unique Pôle Métaphysique, et ce vers quoi doit tendre l'homme religieux,
est une connaissance qui est étrangère au savoir discursif et analytique. C’est
le « savoir »9 utile dont la «recherche» est une obligation pour tout musulman
et toute musulmane10 et qui relève de la connaissance intuitive et immédiate,
au-delà de la distinction du sujet et de l'objet, car connaître, c'est être.
Cette
connaissance constitue véritablement la réalisation spirituelle de l’homme à
laquelle doivent participer les trois composantes de l'homme : l'esprit, l'âme
et le corps. Car, pour qu’elle puisse être efficiente et réelle, la
Connaissance, dont dérive la compréhension des choses, ne peut se contenter
d’être théorique.
La
vie religieuse n'est pas une sorte de « mentalisme passif », non plus qu'un
vague fatalisme ou volontarisme sentimental, et la réalisation spirituelle
n’est pas une spéculation nourrie de la lecture de shaykhs ayant atteint la
Vérité, mais l’une et l’autre sont au contraire contemplation dans l'action et
connaissance de la Réalité, présentes hic et nunc, ici et maintenant comme
seule et unique raison de l'existence de toute chose.
Ainsi,
la religion relie (religare) Dieu à l’homme et elle réunifie (relegare) ce qui, en celui-ci, apparaît duel, multiple, en
opposition.
Mais si la
religion relie, au premier chef, l'homme à Dieu dans Sa transcendance, elle le
relie aussi, dans Son immanence, aux autres hommes, à une communauté religieuse
d’abord, aux autres communautés religieuses orthodoxes ensuite, et au-delà, à
la Société des hommes en général, tous créatures de Dieu, même si certains ne
Le reconnaissent pas. Ce lien est rendu symboliquement manifeste lorsque les
hommes et les femmes prient «en rang serrés», orientés vers la Ka’ba, symbole du centre, et qu’ils saluent, à la fin de
la prière, toute la création, à leur droite, puis à leur gauche. Et il leur
appartient, hors même les lieux et les moments rituels, de conserver à chaque
instant et en tout lieu, dans chaque action, à la fois la juste orientation
vers le Dieu transcendant, et leur salutation à toutes les créatures, dans ce
symbolisme d’une croix spatio-temporelle à partir du centre de laquelle, seul,
ils peuvent s’élever.
La
situation de l’homme dans la société de ses semblables ne se détermine donc pas
suivant un ensemble de règles ou de conventions sociales, mais trouve sa
légitimité et son aspiration dans un mouvement du coeur, al qalb, réceptacle et
lieu de la manifestation divine. L'organisation des hommes en société est une
nécessité en vue de l'intérêt commun, intérêt qui peut être défini, dans son
acception la plus haute, comme le rappel de l'Unité et l'éveil à la
connaissance de cette Unité.
Les
hommes doivent s'encourager et se rappeler mutuellement que le but de la vie
humaine est la sainteté, qui n’est autre que la Connaissance de Dieu, suivant
la parole Coranique : « Je n'ai créé les hommes et les djinns que pour qu'Ils
M’adorent » et « Par l'instant ! Oui l'homme est en perdition, à l'exception de
ceux qui accomplissent des oeuvres bonnes ; de ceux qui s'encouragent
mutuellement à la Vérité ; de ceux qui s'encouragent mutuellement à la piété
».11 Si Dieu a réuni les hommes en communautés et qu'Il leur a donné une voie,
tarîqah, et une loi, sharî‘ah, c’est pour qu’ils se connaissent entre eux,12 et
qu’'ils se réveillent les uns les autres, car, selon une tradition prophétique,
« aucun de vous n’est croyant tant qu’il ne désire pas pour son frère ce qu’il
désire pour lui-même ».
Mais
il semble que, pour la plupart des hommes de notre temps, vivre religieusement
en société se heurte à un obstacle psychologique, à un noeud psychique dont
l’illusion s’avère particulièrement grave et dangereuse. Il s’agit des façons
erronées d’envisager les rapports entre les domaines spirituel et temporel et,
a fortiori, entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel.
Cette
incompréhension et cette méconnaissance suscitent des attitudes apparemment
opposées mais tout aussi fausses les unes que les autres.
« On
ne se contente plus aujourd’hui, disait Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yâhya, de
distinguer le spirituel et le temporel comme il est légitime et même nécessaire
de la faire, mais on a la prétention de les séparer radicalement » alors qu’ «
à l’origine les deux pouvoirs dont il s’agit n’ont pas dû exister à l’état de
fonctions séparées exercées par des individualités différentes ; ils devaient,
au contraire, être contenus alors l’un et l’autre dans le Principe commun dont
ils représentaient seulement deux aspects indivisibles, indissolublement liés
dans l’unité d’une synthèse à la fois supérieure et antérieure à leur
distinction ».13
D’une
part, les tenants de l’athéisme et du matérialisme veulent cantonner le
spirituel et la religion dans un espace privé et subjectif de plus en plus
réduit, chose d’ailleurs de plus en plus acceptée, par une majorité de
personnes qui, tout en se déclarant croyantes, se contentent d’une
participation épisodique et lointaine aux rites et sombrent dans une dimension
sociale et sentimentale aux antipodes de la véritable charité. D’autre part,
certains, ayant des prétentions religieuses plus affirmées, prétendent changer
la société, non conforme à leur vision toute mentale de la religion et de la
spiritualité au besoin par la violence, on se détournent de la société et de
ses contraintes, réputées incompatibles avec un cheminement spirituel, en
s’isolant. Nous nous attacherons ici à ces deux dernières conceptions erronées
car ce sont celles qui nous apparaissent comme les plus dangereuses, en raison
de leurs prétentions religieuses et spirituelles.
Certains,
en effet, pour justifier leurs prétentions à rétablir un prétendu « califat »
politique et anachronique, si l’on se réfère à la providentielle temporalité,
préfèrent ignorer, dans une grossière confusion, la nécessaire distinction
entre spirituel et temporel, entre l’autorité spirituelle et les modalités du
pouvoir temporel, en prétendant qu’en islam, il n’y a pas de distinction entre
ces deux ordres, alors que, s’il n’y a pas séparation, il y a bien distinction,
conformément à la tradition prophétique : « [...] donnez-leur (aux gouvernants)
ce qui leur revient de droit et demandez à Dieu ce qui vous revient à
vous-même. Dieu leur demandera compte des intérêts de leurs sujets ».14
Il
s’agit là de la dérive que l’on appelle communément intégrisme, conception
attachée à la lettre qui tue l’Esprit et qui entend rétablir la forme tout
extérieure d’un prétendu « califat », niant toute validité aux autres
religions, alors que seul Sayyidunâ ‘Isâ, notre seigneur dont nous tous attendons la seconde venue, viendra à la
fin des temps, en jugeant comme un arbitre équitable (hakam ’adl), manifester la réunion de l’autorité spirituelle
(hukm) et du pouvoir temporel en leur principe commun.
Cette perspective formaliste et interventionniste consiste à vouloir changer le
monde au lieu de se changer soi-même, en n’acceptant pas la société dans
laquelle
Dieu nous a placés, en révolte avec Sa volonté et dans l’ignorance du Hadîth
qudsî : « Le fils d'Adam insulte le temps, or je suis le Temps » or « Dieu ne
modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui »,
tandis que « soumission et obéissance sont dues par tout homme musulman quant à
ce qu'il approuve ou quant à ce qu'il blâme dans la mesure où on ne lui ordonne
pas une rébellion contre Dieu » et que c’est seulement « si on lui ordonne une
rébellion, (qu’) il ne devra ni se soumettre ni obéir ».
D’autres,
apparemment à l’opposé, croient pouvoir se détourner du monde et de la société
des hommes et de ses contraintes, qu’ils considèrent comme des obstacles à la
spiritualité, pour se consacrer, en solitaire, à des études qui restent toutes
théoriques, même si elles ont d’autres prétentions.
Cette
dernière tentation semble encore plus dangereuse car plus subtile et moins
caricaturale en apparence que la première.
En
effet, ces solitaires qui finissent, assez souvent, par se prendre pour des «
afrâd », « solitaires métaphysiques », sont, en général, coupés de leur
communauté et de la société des hommes. Sans contrôle et vérification d’un
maître et d’une communauté, ils passent leurs temps à des études de plus en
plus « spécialisée » sur les écrits de maîtres d’autres époques (quant à eux
spirituellement réalisés) soumis à toutes les suggestions possibles qu’ils
finissent par prendre pour des inspirations divines, dans leur solitude toute
psychique.
Il
se pourrait d’ailleurs que la prétention de ces derniers à rassembler, autour
d’eux, des forces prétendument traditionnelles, aboutisse à rassembler
notamment les tenants de la première erreur dont, à défaut d’être l’autorité
spirituelle, ils seront les théoriciens manipulés.
Aux
antipodes de ces attitudes, doit être celle, en société, de l’homme
véritablement religieux, se souvenant de l’Unité, Unité de Dieu mais aussi
Unité de l’Existence Universelle, Unité des domaines spirituel et temporel, en
ces temps où, selon le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yâhya, l’illusion de l’Antéchrist,
le Dajjâl, l’imposteur borgne, et de ceux qui favorisent sa
venue, a sa racine dans l’erreur dualiste ; « et le dualisme, sous une forme ou
sous une autre, est le fait de tous ceux dont l’horizon s’arrêtent à certaines
limites, fût-ce celles du monde manifesté tout entier, et qui, ne pouvant ainsi
résoudre, en la ramenant à un principe supérieur, la dualité qu’ils constatent
en toutes choses à l’intérieur de ces limites, la croient vraiment irréductible
et sont amenés par là-même à la négation de l’Unité Suprême, qui en effet est
pour eux comme si elle n’était pas ».15
L’homme
religieux, quant à lui, se réfère à l’exemple du Prophète lui-même, selon
l’invitation coranique « En vérité vous avez dans l’Envoyé de Dieu un excellent
modèle (uswah
hasanah) »,16 le
Prophète Muhammad, dont le Coran rappelle qu’il n’était « qu’un avertisseur »
et a été seulement « envoyé comme une Miséricorde pour les mondes ».
Pour
cela, il s’agit de retrouver « la pureté, l’innocence et la sainteté des
hunafâ, les purs compagnons du Prophète, dans la nature spirituelle
primordiale, la fitrah ».17
L’actualisation
réelle de l’exemple prophétique est permise par la transmission de l’influence
spirituelle, barakah et sa vivification dans le dhikr-Allâh, conformément à sa
Sunna. Cette vivification se poursuit, au-delà des rites, dans tous les
souffles et les battements de paupière de chacun des jours, dans chaque
situation et moment ainsi unifié, sous le contrôle et la guidance d’un Shaykh
vivant dont l’investiture et la transmission ont été régulières, sous le
contrôle et la vérification permanents de la communauté car le « croyant est le
miroir du croyant ».
Celui
qui est spirituellement conforme au modèle du Prophète agit aussi, par voie de
conséquence, conformément à lui, dans l’ordre temporel et cela même si cette
conformité n’est que « selon ses moyens », dans les limites miséricordieuses
accordées par Dieu et rappelées par le Prophète, lors du pacte d’allégeance que
lui font les croyants. Le musulman agit ainsi, avec les autres hommes de son
temps et de son lieu, même si ceux-ci ne sont pas des musulmans ni même des
croyants. C’est ainsi que, pour le musulman, l’exemple de la société
traditionnelle n’est pas un quelconque «califat» entendu dans une vision toute
psychologique et romantique, mais bien la Cité de Médine, la cité du Prophète,
manifestation spirituelle dans l’ordre temporel. Car l’extérieur est contenu
dans l’intérieur, dans l’Unité de Dieu et non l’inverse.
En
conséquence, l’exemple vivant de Médine est contenu dans le coeur de Muhammad
et chaque musulman peut en reconnaître la lumière prophétique en lui-même à
tout moment, où qu’il se trouve, et en faire rayonner le modèle dans la société
où Dieu l’a providentiellement placé. En effet, c’est seulement la présence
prophétique qui donna, à l’ancienne Yathrib, le caractère d’une véritable
Entente et non d’une fusion ou d’une confusion, à travers la société de Médine
constituée par l’union de plusieurs communautés religieuses, de plusieurs
peuples, de nombreuses familles. Cela fut rendu possible parce que le Prophète
n’a cessé de donner à ses compagnons l’exemple éminent de la sainteté en
manifestant dans ce monde, par sa coutume ou Sunna, la réalité spirituelle de
l’Homme parfait, al-Insân
al-Kâmil, dans son
extérieur et son intérieur. Reconnu, non seulement par la communauté musulmane
naissante, mais aussi par les non-musulmans, comme le meilleur des hommes, il
devint naturellement le juste arbitre (hakam ‘adl) de cette cité.
Nous
ajouterons que, par la pure Volonté divine, il put ainsi apporter une aide non
seulement aux musulmans mais à tous les hommes de la cité, par sa présence
vivante, son témoignage, et son appel à tous les croyants, à s’élever « jusqu’à
une Parole Unique, valable pour nous et pour vous »,18 conformément à
l’invitation coranique, dans le respect et la distinction des
révélations
de chacun, sans exclusive.
Et si les
premiers compagnons furent aussi des califes bien-dirigés, ar-râshidûn, ce
n’est point parce qu’ils avaient recherché l’obtention de la fonction califale
pour eux-mêmes, mais parce qu’ils furent reconnus comme tels, suivant des
modalités diverses, en vertu de leur qualité et de leur maîtrise spirituelle
qui englobaient, bien évidemment, les qualités nécessaires au gouvernement
temporel, car le supérieur comprend nécessairement l’inférieur, mais non
l’inverse, quelles que puissent être les prétentions de ce dernier.
Il
ne nous est pas demandé de modifier la création suivant l'idée toute mentale,
individuelle ou collective que nous nous faisons de ce que devrait être le
monde, mais, à l’image du Prophète, d'avoir une juste perspective dans ce
monde, perspective qui ne saurait être autre que celle de la Connaissance,
condition de la Justice, elle-même condition de la Paix.
Il
s’agit, tout au contraire, de dévoiler la Réalité Unique, à partir de notre
situation spatio-temporelle, au-delà de l’apparence profane.
Celle-ci
n’est qu’un point de vue psychique qui voudrait faire croire que les situations
sociales, professionnelles ou politiques dans lesquelles l’homme se trouve
pourtant providentiellement placé, obéissent fondamentalement à des règles
profanes irréductiblement opposées à la spiritualité, parce que les hommes que
nous côtoyons sont des incroyants irréductibles, que les métiers que nous
exerçons sont profanes et n’obéissent pas aux règles de corporations disparues
ou encore que le pouvoir politique est aux mains de personnes spirituellement
non qualifiées et tournées vers le monde.
C’est
ignorer que l’autorité appartient à Dieu seul et que celui qui est
véritablement serviteur de Dieu y participe. Peu importe que cette celle-ci ne
lui soit pas reconnue extérieurement et encore moins personnellement ou
individuellement, car elle n’a rien de personnel et lui-même n’a aucune
prétention personnelle.
La
réalisation de l’esprit, impersonnelle par nature, passe, en réalité, par la
transformation véritable de tout notre être, et pas seulement de sa dimension
mentale ou affective à laquelle nous nous identifions abusivement. Cette
transformation ne pourra s’effectuer qu’à travers « l’expérience horizontale
dans notre monde terrestre, qui peut nous faire réaliser la dimension verticale
de la vraie spiritualité présente dans la Croix spatio-temporelle de notre
situation ontologique »,19 c’est-à-dire à travers le dépôt de la responsabilité
dont Dieu nous charge dans notre situation communautaire, confraternelle,
familiale,20 professionnelle, sociale ou publique. Seuls ces supports nous
permettent d’« élever notre esprit au-dessus de nous », selon les paroles du
Shaykh al- ‘Alawî.
De
cet homme religieux, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ nous dit qu’à condition
qu’il ait déjà « pénétré le domaine des principes, suffisamment tout au moins
pour avoir reçu la direction intérieur et dont il n’est plus possible de
s’écarter jamais », « son rôle social ne peut être qu’indirect, mais il n’en
est que plus efficace, car pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas
être entraîné soi-même dans le mouvement ».21 Il est dit, aussi, dans la
tradition taoïste que « les anciens souverains, s’abstenant de toute action
propre, laissaient le ciel gouverner pour eux » et que « pour celui qui s’unit
à l’Unité, tout prospère ; à celui qui n’a aucun intérêt propre, même les
génies sont soumis ».22
L’homme
religieux n’a aucune prétention à gouverner le monde mais seulement celle
d’assumer les responsabilités du dépôt que Dieu lui a confié. C’est ainsi que
le Prophète nous interpelle: «N’êtes-vous pas tous des bergers et tous
responsables de votre troupeau. L’imam qui est à la tête des hommes est berger
et il est responsable ; l’homme est le berger des gens de sa maison et il est
responsable ; la femme est la bergère de la maisonnée et de ses enfants et elle
est responsable [...]» Il appartient à l’homme religieux d’assumer cette charge
dans la vie en société : pour cet homme, toute action quelle qu’elle soit a un
caractère purement rituel, car l’action rituelle est celle qui est accomplie
conformément à l’ordre divin et ce n’est que dans la mesure où nous sommes
encore contaminés par un point de vue profane, donc illusoire, que nous
imaginons séparativement « vie religieuse » et « vie sociale », spirituel et
temporel.
La
vie sociale à travers ses deux aspects, professionnel et public, doivent être
les supports de la réalisation spirituelle. Le rôle du travail, comme support
d’une vie spirituelle est tel dans l’islam que le terme qui s’y rapporte, ‘amal, est employé pour tout ce qui est acte ou action de façon générale.
Mais ainsi entendu, le travail ne se réduit pas à la dimension économique et
sociale qui est seulement celle du point de vue profane. Il s’agit là, tout au
contraire, de la contemplation dans l’action, de sorte que le travail est
considéré comme une « oeuvre ».
De
fait, ce travail, cette oeuvre, relève des engagements, ‘uqûd, que l’homme doit tenir, car ils dérivent du dépôt dont il a accepté la
chargé : « Ô vous qui croyez ! Respectez vos engagements ».23
Ces
engagements recouvrent l’ensemble des relations de l'homme envers Dieu, avec sa
propre âme, et avec les autres hommes. C’est ainsi que l’homme doit accomplir
son travail, avec concentration, le mieux possible, en essayant de révéler les
lois métaphysiques qui régissent, par analogie, les rapports entre le Créateur
et le créé ; que les salariés et patrons doivent être mutuellement équitables,
conformément à la balance divine. La création artistique ou artisanale était
accomplie dans le cadre des corporations sous la conduite de maîtres artisans
qui étaient aussi des maîtres spirituels.
Ces
corporations étaient liées, au Moyen Age, aux ordres de chevalerie, (futuwwât). Mais « les institutions traditionnelles telles
que les corporations ont périclité ou cessé d’exister et l’exemple humain,
important entre tous, du maître artisan qui était aussi un guide spirituel est
devenu rare, et dans certaines formes étrangères de l’industrie, inexistant
».24
Si
les temps ne prêtent plus à l’exercice de métiers d’art comme support d’une
réalisation spirituelle et s’il serait illusoire de vouloir reconstituer
anachroniquement ces corporations et ces règles, là où il n’y a plus ni métier,
ni corporation, ni maîtrise, les hommes de foi et de connaissance savent qu’en
conformant l’exercice de leur profession, quelle qu’elle soit, à l’ordre et aux
normes divins, leur travail sera l’un des supports privilégiés de la
réalisation spirituelle, car, selon la tradition prophétique : « Etranges sont
les chemins d’un croyant, car il y a du bon dans chacune de ses entreprises ».
En
effet, ce ne sont pas les matériaux l’objet ou le sujet du travail, ni les
règles techniques employées qui comptent, car tout cela a un caractère
éphémère, mais bien l’Esprit, la Connaissance des principes et lois
métaphysiques éternels qui peuvent trouver leur application à tout travail et à
toute action, pour autant que l’on ait l’attitude contemplative nécessaire.
C’est
ainsi d’ailleurs que la participation à la vie sociale ne saurait se limiter à
la dimension professionnelle. Tout au contraire, l’homme religieux a des liens
avec sa famille, sa ville, sa nation, ses affaires, ses relations, liens qu’il
ne considère pas de façon profane, en juxtaposition avec la religion, mais
qu’il vit dans une perspective unitive. Et s’il ne réclame aucun pouvoir,
aucune autorité, pour lui-même, de même qu’il n’a aucune prétention à un
quelconque rétablissement d’un chimérique « califat », il participe à la vie
publique, par sa présence contemplative et active dans l’esprit de l’Entente de
Médine, faite de concertation et de conseils, conformément à la recommandation
coranique : « Pardonne-leur ! Demande pardon pour eux ; consulte-les sur leurs
affaires — ou : à propos du commandement — ; mais lorsque tu as pris une
décision, place ta confiance en Dieu. Dieu aime ceux qui ont confiance en Lui »
et « Leur affaire est l’objet de concertation entre eux ».25
Il
n’appartient d’ailleurs pas à un homme religieux de refuser les responsabilités
publiques, de même qu’il n’a pas à les rechercher, car, selon la tradition
prophétique : « le commandement est un dépôt dans ce monde qui sera un malheur
et un remords au jour de la Résurrection » alors qu’à celui à qui cette charge
a échu providentiellement « Dieu envoie un ange qui l’assiste » et « Dieu
protégera de son ombre celui qui a dirigé avec justice, au jour où il n’y aura
nulle ombre que la Sienne ». Du reste, cette attitude contemplative dans
l’action n’est pas exlusive des musulmans qui, n’ayant pas de monachisme, doivent
accomplir leur effort spirituel dans le monde.
Le
Prophète Muhammad a dit : « Que Dieu bénisse celui qui aura bien connu son
époque mais dont la conduite sera restée sur le chemin droit ».
Les
relations que l’homme religieux entretient avec le monde sont axées sur sa
responsabilité devant Dieu l’Unique, la contemplation dans l’action au nom de
Dieu, conformément à l’injonction divine contenue dans un
hadîth
qudsî : « Je t’ai créé pour Moi et J’ai créé les choses pour toi. Ne corrompts
donc pas ce que J’ai créé pour Moi par ce que J’ai créé pour toi ».
1 Hadîth.
2 Cor. 2:30.
3 Ibn Arabî, Futûhât, chap. 339.
4 Coran 23:72.
5 Plus connu, en Occident,
sous le nom de René Guénon.
6 René Guénon, Le symbolisme de la Croix,
Chapitre II.
7 Cor. 4:1.
8 Cor. 2:156.
9 Cor. 2:102 et 96:1-5.
10 Hadîth rapporté par Muslim,
Ibn Arabî, Ibn Hanbal.
11 Cor. 103.
12 Cor. 49:13, « Nous vous
avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre
vous ».
13 René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Chap. 1er, « Autorité et hiérarchie », p. 16.
14 Hadîth mutawâtir.
15 René Guénon, id., p. 270.
16 Cor. 33:21.
17 Shaykh ‘Abd-al-Wâhid
Pallavicini, L’Islam Intérieur, Ed. Bartillat, mars 1995, p. 260.
18 Cor. 3:82.
19 Shaykh ‘Abd-al-Wâhid
Pallavicini, « Dix ans après », VLT, Actes de
colloque, op. cit., p. 157.
20 Cf. « L’enseignement spirituel dans la vie familiale », Cahiers de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques, n° 5-6.
21 René Guénon, Orient et Occident, p. 168, 175-176.
22 Tchoang-tseu, chapitre XII.
23 Cor. 5:1.
24 Seyyed Hossein Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, chapitre II, L’éthique du travail.
25 Cor. 3:159 et 42:38.
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