mardi 22 janvier 2013

Les fatwas soufies du Grand-Mufti d’Egypte, le cheikh ‘Alî Jum‘a - Tayeb Chouiref

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Tayeb Chouiref
 
 
 
 
Résumé: Le Cheikh ‘Alî Jum‘a est l’actuel Grand-Mufti d’Égypte. Cet article se propose d’étudier son « ijtihâd spirituel » à travers sa production de fatwas. Le qualificatif spirituel souligne ici les influences du soufisme sur le discours de ‘Alî Jum‘a. La méthodologie mise en oeuvre dans ses fatwas est mise en lumière par l’analyse de grands mystiques soufis qui rédigèrent, eux aussi, des recueils de fatwas. Il en va ainsi de Suyûtî, d’Ibn Hajar al-Haytamî ou plus près de nous de ‘Abd al- Halîm Mahmûd. A travers le cas du Cheikh ‘Alî Jum‘a, c’est la vitalité du soufisme comme source de réflexion sur les problèmes que rencontrent aujourd’hui le monde arabo-musulman qui est questionné dans cette étude

 

                                     Cheikh ‘Alî Jum‘a (Ali Gomaa)

 

La richesse et l’évolution complexe des différentes tendances
interprétatives qui traversent l’islam depuis ses débuts rendent
impossibles les simplifications grossières. Certains analystes, plus ou moins bien intentionnés, reprennent pourtant à leur compte des clichés sur l’islam qui, pour être superficiels, n’en sont pas moins dotés d’une surprenante résilience. C’est le cas de la supposée opposition radicale entre un islam spirituel et mystique, et un islam dit ‘‘juridique et casuistique’’. En un mot, l’opposition entre le mufti et le soufi serait irréductible et insurmontable. C’est ainsi qu’un livre récent et intitulé Soufi ou mufti ? Quel avenir pour l’islam? Présente cette opposition comme étant la plus déterminante dans ce que sera l’islam de demain. Cet ouvrage prophétise la victoire inéluctable du juridique sur le spirituel1. Pourtant, l’historien des idées en terres d’Islam ne peut ignorer qu’il y a toujours eu des autorités de la Loi qui furent en même temps des maîtres de la Voie. Dès le IIIe siècle de l’Hégire, Junayd (m. 298/911), considéré comme l’une des autorités les plus importantes du soufisme, déclarait : « Notre science s’enracine dans le Livre et l’enseignement prophétique et quiconque n’est pas de ceux qui ont mémorisé le Coran, transcrit le Hadith et maîtrisé les sciences du fiqh, ne saurait être suivi. » Le célèbre Ghazâlî (m. 505/1111) a réussi une synthèse harmonieuse entre les aspects juridiques et spirituels de l’Islam, entre le fiqh et le soufisme, dans sa fameuse ‘‘somme spirituelle’’ intitulée Ihyâ’‘ulûm al-Dîn2. Il a ainsi durablement marqué toute la pensée musulmane. Mais bien avant lui, d’autres mystiques n’ont pas hésité à pratiquer un ijtihâd spirituel, c’est-à-dire à dépasser le cadre de la raison déductive et argumentative par le recours au dévoilement intuitif (kashf) afin d’apporter des réponses à des problèmes non évoqués par le Coran et la Sunna. C’est ainsi que Hallâj (m. 309/922) malgré son caractère extatique pratiquait l’ijtihâd – l’effort d’interprétation – pour réfuter certains points de Droit et de théologie qui lui semblaient trop restrictifs3. De la même façon, le grand porte-parole de l’ésotérisme islamique qu’est Ibn ‘Arabî (m. 638/1240) fait une large place au fiqh dans son opus magnum, al-Futûhât al-makkiyya4. Sur de très nombreux points de jurisprudence, il cite l’avis des principales écoles juridiques puis donne son propre ijtihâd, qui se veut à la fois fruit de son inspiration et conforme à la lettre des Écritures5. Quelques siècles plus tard, Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505), l’un des auteurs les plus prolixes de la littérature classique musulmane, prononça de nombreuses fatwas sur des sujets relatifs au soufisme dans son recueil intitulé al-Hâwî lil-fatâwî6. Il inaugurait ainsi une longue liste de muftis qui furent aussi de grands soufis. Nous nous proposons, dans ce qui suit,d’étudier le travail d’ijtihâd spirituel d’un grand mufti contemporain, le cheikh ‘Alî Jum‘a. ‘Alî Jum‘a est l’actuel Grand-mufti d’Égypte. Il est connu pour son combat sans concession contre l’excision dans un pays qui la pratique encore largement, et pour avoir affirmé clairement que l’apostasie ne mérite aucun châtiment terrestre dès lors que l’ordre public n’est pas menacé7. Il est né le 3 mars 1952 à Banî Suwayf en Haute-Égypte.

Il grandit dans une famille où la piété et la recherche du savoir occupaient une grande place.

De fait, son père fut avocat spécialisé dans les statuts promulgués par la sharî‘a. Il transmit à son fils une bibliothèque privée de 30 000 ouvrages, laquelle est aujourd’hui consultée par des étudiants et des chercheurs en quête de textes rares.

Parallèlement à ses études poursuivies à al-Azhar où il obtint le doctorat en 1988, il fréquenta de nombreux maîtres dans les principales sciences islamiques. Mais celui qui le marqua le plus profondément est sans doute le muhaddith et soufi d’origine marocaine ‘Abd Allâh al-Ghumârî (m. 1993) lequel considérait ‘Alî Jum‘a comme un de ses élèves les plus prometteurs. En 1995, tout en assumant la charge de professeur à l’Université al- Azhar, il renoua avec la tradition d’enseigner les sciences islamiques dans l’enceinte de la mosquée.

Il occupe la charge de Grand-mufti d’Égypte depuis 2003.

Ce spécialiste des fondements du Droit en Islam (usûl al-fiqh) est aussi un homme de spiritualité et un fin connaisseur de la mystique musulmane.

Outre de nombreux ouvrages sur les usûl al-fiqh, il a publié un recueil de cent fatwas8 dont beaucoup concernent des thèmes relatifs à la mystique : al-Bayân limâ yashghal al-adhhân9. Littéralement, le titre de l’ouvrage signifie: l’éclaircissement
concernant les questions qui occupent les esprits.

Ce titre suggère nettement la volonté de répondre aux difficultés que rencontre l’Islam contemporain.

Soulignons d’emblée que l’ouvrage possède une partie consacrée aux fatwas concernant le soufisme. Le titre de cette partie en indique clairement l’objectif : Questions relatives au soufisme et aux soufis (Masâ’il tata‘allaq bi-l-tasawwuf wa-lsûfiyya10).

Cette partie est relativement courte et ne s’étend que sur vingt pages. Or, il faut remarquer que les sept fatwas qu’elle contient ne sont pas les seules qui se rapportent de près ou de loin au soufisme. En réalité, près d’un tiers des fatwas abordent des notions qui relèvent du soufisme classique (30 sur 100). C’est ainsi que l’on retrouve dans le deuxième chapitre consacré aux actes d’adoration une section de six fatwas11 portant exclusivement sur le dhikr qui constitue, comme on le sait, une pratique centrale du soufisme12. C’est dire que pour ‘Alî Jum‘a – désormais ‘A. J. – les aspects mystiques de l’Islam doivent être pris en compte dès lors que l’on souhaite apporter des réponses aux interrogations actuelles qui traversent le monde musulman13.

 

LES PRÉCÉDENTS

 

Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) fit œuvre de pionnier en introduisant pour la première fois le tasawwuf dans le champ de la fatwa. Cet auteur à qui l’on prête près d’un millier d’ouvrages reste un des plus lus dans le monde musulman14. Certes avant lui certaines autorités religieuses présentèrent maints aspects du soufisme sous une forme compatible avec l’esprit juridique de la théologie musulmane, mais sans que cela constitue pour autant des fatwas au sens technique du terme. Les historiens s’accordent à penser que le soufisme avait rencontré, dès les XIIe-XIIIe siècles, une acceptation quasi-générale de la part des milieux religieux lettrés. Il est en tout cas certain qu’à l’époque de Suyûtî la voie était déjà préparée pour ce qu’É. Geoffroy appelle « une conquête de la pensée mystique15 ». Profitant de cette avancée, Suyûtî reprit à son compte les notions soufies les plus subtiles lesquelles revenaient régulièrement dans les débats théologiques. C’est ainsi qu’il soutint la doctrine de la hiérarchie ésotérique des saints et la replaça dans le contexte sunnite16 ; affirma la possibilité de voir le Prophète ou un ange à l’état de veille17 ; souligna la justesse de contenu du hadith apocryphe souvent cité par les soufis « Qui connaît son âme connaît son Seigneur18 », etc.

Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) ira plus loin encore dans la voie ouverte par Suyûtî. Dans ses Fatâwa hadîthiyya19, cet auteur fécond se montre plus déterminé et plus tranchant que son illustre prédécesseur. Son plaidoyer en faveur du soufisme va des sujets déjà abordés avant lui à des thèmes très audacieux comme la défense de la doctrine de l’unicité de l’Être (wahdat al-wujûd) ou encore la faveur surnaturelle (karâma) octroyée à un saint de ressusciter un mort20.

Plus près de nous, le Cheikh al-Azhar ‘Abd al- Halîm Mahmûd (m. 1978) prononça 43 fatwas éclaircissant les aspects les plus importants du soufisme21. Par ses éditions d’ouvrages classiques et les études sur la mystique musulmane qu’il publia, il fut l’un des acteurs du renouveau du soufisme en Égypte.

S’il n’est pas aisé d’embrasser uno intuitio ce qu’est ou ce que devrait être le tasawwuf pour ‘A. J., nous pouvons à tout le moins saisir les orientations majeures qui se dégagent de l’ensemble des fatwas, y compris celles qui ne présentent pas de liens apparents directs avec le soufisme.

 

LA LUMIÈRE MUHAMMADIENNE

 

Le thème de la lumière muhammadienne (nûr muhammadî), celui du Prophète envisagé comme Lumière primordiale semble être très ancien. Certains hadiths vont, en effet, dans ce sens. On attribue souvent à Sahl al-Tustarî (m. 896) la première formulation explicite de ce thème « Quant Il voulut créer Mohammed, Il montra une lumière provenant de Sa lumière qui illumina tout le royaume22. » Elle est pourtant attestée et largement citée au moins un siècle auparavant chez Ja‘far al-Sâdiq (m. 148/765)23.

‘A. J. consacre deux fatwas au thème de la lumière muhammadienne: la fatwa n° 37 : Peut-on dire du Prophète qu’il est une lumière et cela est-il en contradiction avec son humanité? la fatwa n°38 : Qu’en est-il du hadith «… la lumière de ton Prophète, ô Jâbir»?

Les réponses qu’il apporte à ces questions sont très représentatives de la pédagogie qu’il a choisie pour son ouvrage: s’en tenir à des sources reconnues par tous et éviter d’entrer dans des considérations métaphysiques, même si, pour certaines questions, il est pour le moins difficile d’en faire l’économie, comme le montre le passage suivant : « Il est bien établi que le Prophète (sur lui la Paix) est une lumière car le Très- Haut a dit : ‘‘Ô gens du Livre ! Notre Envoyé est venu à vous pour rendre claire une grande partie des Écritures que vous dissimuliez, sans vous tenir rigueur de nombreux manques. Une lumière vous est venue de la part de Dieu ainsi qu’un Livre explicite.24 »

Le Prophète – sur lui la Paix – appelle à Dieu par Sa permission et il est un flambeau éclairant. Le prophète est donc la lumière et il est illuminant. Il est tout à fait permis de dire que le Prophète – sur lui la Paix – fut une lumière puisque c’est Dieu lui-même – qu’Il soit exalté – qui le décrit et le nomme ainsi. Tout cela n’empêche pas que le Prophète – sur lui la Paix – fut un homme comme l’affirme par ailleurs le Coran25. »

Concernant le hadith dit de Jâbir, ‘A. J. reconnaît le caractère apocryphe de sa chaîne de transmission mais étant largement présent dans la littérature soufie, il lui faut justifier cette utilisation.

Avec un minimalisme qui semble dicté par la prudence, il reconnaît que l’idée selon laquelle la lumière du Prophète est la première création entre bien en contradiction avec d’autres hadiths mieux établis affirmant que les premières créations furent celle du Trône divin et du Calame suprême (al-qalam al-a􀀀lâ26). Mais il ajoute que l’on peut tout de même admettre que la lumière mohammadienne fut la première des lumières créées, devançant par exemple celle des anges27. Au-delà des discussions techniques sur la validité de la chaîne de transmission, ce qui se joue ici est le rôle mystique du Prophète dans l’élévation de l’âme et la réalisation spirituelle. Ce rôle est bien résumé par G. Böwering: « Le Muhammad primordial représente le cristal qui attire sur lui la Lumière divine, l’absorbe en son coeur, la projette à toute l’humanité dans le Coran, et illumine l’âme du mystique28. »

 

LE RATTACHEMENT AUX CONFRÉRIES SOUFIES

 

Un des griefs souvent fait au tasawwuf est son organisation en confréries. Celles-ci apparaissent aux détracteurs du soufisme comme une innovation blâmable (bid‘a dalâla) et une rupture d’unité de la Umma, de la communauté des croyants, conçue comme une et indivisible. Sur le thème du rattachement aux confréries soufies, al-Bayân contient une longue fatwa où ‘A. J. tente d’apporter des réponses tirées du Coran et de la Sunna.

Elles sont donc susceptibles d’être entendues par tout musulman. La question à laquelle répond la fatwa n° 87 est la suivante : « Quel est le statut juridique (hukm) relatif au rattachement d’un musulman à une voie soufie (tarîqa)?

Pourquoi existe-il plusieurs voies soufies ? Puisque le soufisme c’est l’ascèse, l’invocation de Dieu et la noblesse de caractère, pourquoi le musulman ne pourrait- il se contenter de puiser les convenances spirituelles et le bon comportement à partir d’une lecture du Coran et de la Sunna

La réponse de ‘A. J. se déroule selon trois axes : Établir la nécessité du soufisme. Promouvoir un soufisme du Coran et de la Sunna.

 

Définir le rôle du maître spirituel.

 

La nécessité du soufisme découle de la nature même de la vertu spirituelle (ihsân) telle qu’elle est définie par le fameux hadith dit de Gabriel (hadîth Jibrîl) : « Le soufisme c’est une discipline d’éducation intérieure par laquelle le musulman peut s’élever jusqu’au degré de la vertu spirituelle qui fut ainsi définie par le Prophète – sur lui la Paix – : ‘‘Que tu adores Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas, Lui te vois29.’’ » En conséquence, le soufisme sera défini dans cette fatwa comme un programme d’éducation (barnâmaj tarbawî) «visant à purifier l’âme de toutes ses maladies car celles-ci voilent l’homme de Dieu30. » La voie soufie est ensuite décrite comme une école au sein de laquelle la purification de l’âme (tathîr nafsî) et l’élévation du caractère (taqwîm sulûkî) sont rendues possibles.

La relation de maître à disciple occupe un rôle central dans cette éducation spirituelle : « Le maître spirituel (shaykh) est celui qui enseigne cette discipline à l’élève ou au disciple (murîd). De fait, l’âme humaine recèle, par nature, un certain nombre de maladies intérieures comme l’orgueil, la suffisance, la fatuité, l’égoïsme, l’avarice, la colère…31 »

Le rôle du maître spirituel, selon ‘A. J., se déploie dans deux domaines essentiels. Il doit adapter la discipline spirituelle aux besoins propres de chaque disciple et transmettre en tant qu’héritier du Prophète un enseignement oral sans lequel aucune transformation profonde de l’âme n’est possible : «Pour sa part, le maître spirituel qui transmet les différentes formes d’invocation aux disciples, qui les guide dans la voie de la purification de l’âme et de la guérison des maladies du coeur, est aussi un enseignant transmettant une discipline précise à chacun en fonction de ses maladies propres.

Cette charge fut d’ailleurs assumée par le Prophète – sur lui la Paix – qui conseillait à chacun ce qui lui permettait de se rapprocher de Dieu en tenant compte de ce qui différencie chaque âme32. »

Pour ‘A. J., le caractère nécessaire du soufisme repose donc sur l’imperfection humaine, d’une part, et sur l’essence des enseignements du Coran et de la Sunna, d’autre part : «Une voie soufie doit comporter certains éléments : s’appuyer sur le Coran et la Sunna puisqu’elle n’est autre que la discipline spirituelle contenue en eux. Tout ce qui s’oppose à l’esprit des enseignements du Coran et de la Sunna ne saurait faire partie d’une voie soufie. De plus, les enseigne ments de cette voie ne peuvent être isolés de ceux de la Loi car ils en sont l’essence (jawhar)33. »

‘A. J. a conscience que la présence des multiples confréries risque d’être interprétée par certains comme une « division intolérable » de la Umma. C’est encore une fois aux sources scripturaires majeures de l’islam qu’il fera référence : «… il s’agit de pratiquer plus particulièrement une forme d’adoration de Dieu afin d’aboutir à la proximité de Dieu. On peut rapprocher cela des différentes portes du Paradis : bien que les portes soient multiples, le Paradis est un. […] De la même façon, les voies soufies et les types d’éducation qu’elles transmettent peuvent varier en fonction du maître et des besoins du disciple… 34 »

Cependant, le recours aux preuves scripturaires pour tenter d’établir l’orthodoxie du soufisme se pratique depuis les premiers manuels de tasawwuf sans pour autant faire l’unanimité et surtout, sans pouvoir justifier toutes les manifestations du soufisme confrérique.

Comme on peut s’y attendre, c’est plutôt le ‘‘soufisme savant’’ que souhaite défendre ‘A. J., dénonçant au passage certaines manifestations du ‘‘soufisme populaire’’ : « Il faut souligner ici que ce que nous disons du soufisme ne s’applique pas aux pseudo soufis qui ne font que lui nuire et qui n’ont ni religion ni piété ; ceux qui recherchent la transe lors des fêtes religieuses et qui simulent le ravissement. Tout cela ne fait évidemment pas partie du soufisme authentique… et nous ne pouvons le juger à partir d’actes d’ignorants. Il nous faut au contraire nous rapprocher des grands savants qui firent son éloge et tenter de comprendre pourquoi ils le firent35. »

Pour autant, le rattachement à une confrérie respectant le cadre de la sharî‘a reste pour ‘A. J. hautement souhaitable, et le soufisme confrérique confrérique loin d’être présenté comme une innovation blâmable est justifié comme adaptation nécessaire aux besoins spirituels des époques s’éloignant des origines de l’islam. Ce qui était naturel et informel à l’époque du Prophète et des premières générations doit être explicité et systématisé sous peine de s’éteindre et de disparaître. Ce processus affecta selon, ‘A. J., toutes les sciences religieuses, même s’il ne cite que la jurisprudence (fiqh) et l’art de la psalmodie du Coran (tajwîd) : « Enfin, nous voudrions répondre à qui demande: ‘‘Pourquoi ne pouvons- nous nous contenter d’apprendre les convenances spirituelles et la purification de l’âme directement du Coran et de la Sunna?’’ Ce genre de propos est à première vue séduisant mais mène à une perte certaine !

Prenons un exemple : Nous n’apprenons pas les obligations de la prière ainsi que ce qui y est recommandé ou déconseillé par la lecture du Coran et de la Sunna mais par le biais d’une science que l’on appelle jurisprudence (‘ilm al-fiqh). Cette science a été élaborée par des juristes qui ont déduits, par un effort de réflexion (istinbât), les statuts juridiques de la religion à partir du Coran et de la Sunna.

Qu’en serait-il de nous si nous adoptions l’attitude de celui qui voudrait lire directement des statuts juridiques dans le Coran et la Sunna? De la même façon, il est des choses que l’on ne saurait trouver par une simple lecture du Coran et de la Sunna, et qu’il faut donc apprendre auprès des maîtres spirituels en recevant leur enseignement oral car, en spiritualité, les enseignements écrits ne suffisent pas.

La science du soufisme fut exposée dès l’époque de Junayd, au IVe siècle de l’Hégire36 et elle continue de l’être de nos jours, bien que les temps soient peu portés à la spiritualité, que les moeurs soient dépravées, et que certaines voies soufies soient déchues par l’adoption de comportements contraires à la religion, laissant croire aux uns et aux autres qu’elles représentent le soufisme37. »

À l’évidence, ‘A. J. se doit de justifier la présence des confréries dans un pays où elles sont très nombreuses et qui connaît une institution particulière : celle de shaykh al-mashâyikh al-turuq alsûfiyya38, institution par laquelle les confréries sont représentées auprès du pouvoir. L’État possède ainsi un certain contrôle sur le rayonnement et l’activité des représentants des voies soufies à tous les échelons de la hiérarchie confrérique, ce qui discrédite les turuq dans certains milieux réformistes, notamment chez les Frères musulmans39.

 

LE DHIKR, PRATIQUE CENTRALE DU SOUFISME

 

Six fatwas sont consacrées à cette pratique particulière40 qui, bien que très présente dans le Coran et les hadiths, n’est pas très suivie en dehors des milieux soufis. Trois parmi les six retiendront plus particulièrement notre attention : la fatwa n° 55 parce qu’elle aborde la question des litanies (awrâd) propres aux confréries, la fatwa n° 57 établissant la légitimité des assemblées de dhikr et la fatwa n° 58 consacrée à la pratique proprement initiatique de l’invocation du Nom suprême (al-dhikr bi-l-Ism al-mufrad).

Concernant les litanies, ‘A. J. cite, après avoir rappelé l’étymologie arabe du terme, Haytamî pour qui la récitation de litanies matin et soir ou après chacune des cinq prières obligatoires est une sunna du Prophète41. Pour démontrer le bienfondé de cette pratique ‘A. J. a recours à une argumentation de type juridique : s’il est difficile de justifier par des références scripturaires toutes les litanies récitées dans les divers confréries, il est en revanche simple de montrer la place centrale de l’invocation abondante et même perpétuelle dans
le Coran et les hadiths42. Or, pour arriver – ou à tout le moins s’approcher – de cette invocation perpétuelle de Dieu, il faut entraîner l’âme par des exercices spirituels réguliers. C’est alors que le spécialiste des fondements de la jurisprudence (usûl al-fiqh) qu’est ‘A. J. rappelle cette règle juridique fondamentale qui lui permet de conclure : «Puisque les litanies sont l’unique moyen d’arriver à l’invocation perpétuelle… elles sont hautement recommandées (mustahabba) car le statut juridique d’un moyen est celui de l’objectif auquel il mène (al-wasâ’il lahâ hukm al-maqâsid43). »

Dans sa fatwa établissant le caractère louable des assemblées de dhikr, ‘A. J. ne cite ni Suyûtî44 ni Haytamî45 qui ont chacun consacré une fatwa à cette question. Il ne fait pas appel non plus à l’autorité de ‘Abd al-Halîm Mahmûd dont la fatwa intitulée « Des litanies soufies » (fî awrâd al-sûfiyya) se contente de dresser une liste des divers litanies possibles : demande de pardon (istighfâr), prière sur le Prophète (salât ‘alâ l-nabî) et répétition de la shahâda46. La raison en est certainement qu’il existe des hadiths présents dans les recueils de Bukhârî et de Muslim47 qui montrent les Compagnons rassemblés pour la pratique collective du dhikr48, et que ‘A. J. veut être plus rassembleur que ne le fut ‘Abd al-Halîm Mahmûd dans ses fatwas.

Quant à la défense du dhikr au moyen du Nom «Allâh », elle consiste essentiellement à réfuter l’idée selon laquelle le Nom «dépouillé » (mujarrad) ne constitue pas une invocation à proprement parler, n’étant ni une demande ni une louange.

Pour les détracteurs du soufisme, ce terme isolé, fût-il le nom de Dieu, n’acquiert de signification qu’au sein de la « phrase signifiante », la fameuse jumla mufîda des grammairiens arabes. Or, pour 􀀀A. J. dire «Allâh », c’est implicitement affirmer Son unicité et Sa transcendance. Cela constitue donc bien une glorification (ta‘zîm)49.

 

QUELQUES CONCLUSIONS

 

De manière générale, ‘A. J., se montre prudent et va beaucoup moins loin que ses illustres prédécesseurs. À titre d’exemple, on ne saurait trouver chez lui de défense du malâmatî qui, pour atteindre la sincérité, est parfois amené à enfreindre certaines dispositions de la sharî‘a.

Haytamî, quant à lui, n’hésita à réhabiliter Ibrâhîm al-Khawwâs (m. 291/903) qui fut surnommé « le voleur du hammâm». Voyant que les habitants de la ville lui témoignaient de la vénération, il déroba un jour un vêtement appartenant au prince et fut ainsi discrédité aux yeux de la foule50. Cette pédagogie spirituelle où la pureté intérieure prévaut sur les règles extérieures suscite encore aujourd’hui de vifs rejets51. De la même façon, on ne trouvera chez ‘A. J. aucune affirmation péremptoire sur la précellence du soufisme sur les autres sciences religieuses, alors que Haytamî, ne se contentant pas d’affirmer le caractère nécessaire de cette discipline, écrivit une fatwa qu’il choisit d’intituler : «Quiconque rejette les soufis, ne profitera pas du savoir qu’il possède52. »

S’il l’on compare les fatwas soufies de ‘A. J. à celles de ‘Abd al-Halîm Mahmûd, il apparaît que le second se montra beaucoup plus hardi que le premier. En effet, ‘Abd al-Halîm Mahmûd traite de thèmes ésotériques difficiles à justifier du point de vue de la théologie sunnite : l’unicité de l’être (wahdat al-wujûd)53, la vision du Prophète ou d’un ange à l’état de veille54, et il alla même jusqu’à écrire une fatwa sur la validité des thèses de René Guénon concernant les relations entre l’ésotérisme et l’exotérisme55. Même si ‘A. J. écrivit un bel hommage à Martin Lings et à son oeuvre56, faisant au passage l’éloge de l’École guénonienne, on ne trouve rien de semblable dans ses fatwas.

Toutefois, on note quelques ouvertures courageuses vers le soufisme doctrinal qui est parfois interprété par les tenants du littéralisme comme un soufisme philosophique (tasawwuf falsafî) auquel ils opposent un soufisme éthique (tasawwuf akhlâqî). À travers cette opposition, c’est souvent l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî et de son École qui est stigmatisée : « En fait, les jugements hâtifs proférés contre Ibn ‘Arabî traduisent le fait que beaucoup refusent l’évolution du soufisme, ascétique et éthique au départ, vers une dimension initiatique et métaphysique57. »

La position adoptée par ‘A. J. consiste à présenter un soufisme éthique qui ne se ferme pas à la dimension initiatique. Ainsi, il traite la question de la vision onirique (ru’yâ) en partant de définition qu’en donne Ibn ‘Arabî : « Sache que le principe (mabda’) de la révélation (wahy) est la vision onirique authentique. Cette dernière n’est en rien une fantaisie dénuée de signification ! La vision onirique ne peut avoir lieu que durant le sommeil. Comme l’a dit ‘Â’isha : Le début de la révélation fut pour le Prophète la survenue de visions oniriques authentiques. Tout ce qu’il voyait était aussi clair que la lumière du matin58. »

On notera cependant que ‘A. J. ne cite pas l’œuvre d’Ibn ‘Arabî d’où il tire cette citation, ce qui est le cas tout au long de son ouvrage59. Il faut certainement voir là la volonté de ne pas prêter le flanc à la critique à laquelle il se sait exposé.

Au terme de cette étude, une question se pose: le soufisme qu’expose ‘A. J. à travers ses fatwas peut-il être rapproché du soufisme réformé de la « voie muhammadienne60 » ? Dans un premier temps, l’on serait tenter de répondre par l’affirmative car, à l’instar du soufisme réformé du XIXe siècle, ‘A. J. renvoie dos à dos les dérives du confrérisme populaire et la sclérose du juridisme littéraliste. Toutefois, on ne trouve chez lui aucune référence explicite aux grandes figures de ce mouvement comme Shâh Walî Allâh (m. 1763) ou Ahmad al-Tijânî (m. 1815).

Finalement, les fatwas soufies de ‘A. J. restent en deçà de ce qu’il aurait pu se permettre compte tenu de ce que ses prédécesseurs ont écrit. Mais si le soufi convaincu qu’il est s’est montré si prudent c’est peut-être qu’il préféra ne pas brusquer son auditoire, étant conscient d’une certaine « salafisation des esprits61 » par le biais des nouveaux médias (chaînes paraboliques et internet). Et puisque l’on murmure au Caire qu’il est pressenti pour être le prochain Shaykh al-Azhar, ‘A. J. aura certainement l’occasion de poursuivre patiemment sa discrète mais profonde défense du soufisme et de l’ijtihâd spirituel en Égypte.

 

Tayeb CHOUIREF

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Auteur: Tayeb Chouiref est chargé de cours à l’Université Charles de Gaulle (Lille III). Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction d’Éric Geoffroy.

Sur les interprétations mystiques des sources scripturaires de l’islam, il a notamment publié :

«Al-kulliyya fî-l-Qur􀀀ân : Taqdîm al-shaykh al-􀀀Alawî wa tafsîruhu lil-âyat 2, 62 », dans Religions/Adyân, issue 0, 2009, p. 56-61. [en arabe]

« The Shaykh Ahmad al-‘Alawî (1869-1934) and the Universalism of the Qur’ân: A Presentation and Translation of His Commentary on Verse 2 : 62 », à paraître dans l’ouvrage collectif Universal Dimensions of Islam, en mars 2011.

Les Enseignements spirituels du Prophète, éd. Tasnîm, 2008. (Anthologie des hadiths les plus souvent cités par les maîtres soufis, accompagnés de leurs commentaires mystiques.)

Lettres sur le Prophète et autres lettres sur la voie spirituelle,
(traduction annotée de lettres du cheikh al-􀀀Arabî al- Darqâwî), éd. Tasnîm, 2010.

 

1. Anne-Marie Delcambre, éd. Desclée de Brouwer, 2007. Un ouvrage écrit trois ans plus tôt, bien que suivant une tout autre perspective, reconnaît le caractère central du soufisme parmi les alternatives islamiques endogènes aux dérives du littéralisme et de l’extrémisme religieux : Zidane Meriboute, La fracture islamique : demain le soufisme?, Fayard, Paris, 2004.

2. Il n’existe pas de traduction intégrale de cet ouvrage mais de nombreuses traductions partielles ont paru en français et en anglais. Une analyse détaillée du contenu de chacun des quarante chapitres de cette somme est parue sous la direction de G.-H. Bousquet sous le titre Ihyâ’‘ouloûm ad-dîn ou vivification des sciences de la foi, Analyse et index, Paris, 1955.

3. Cf. Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, éd. Seuil, 2009, p. 108.

4. Cet ouvrage fut présenté et partiellement traduit sous la direction de Michel Chodkiewicz sous le titre Les Illuminations de la Mecque, éd. Albin Michel, 2e édition, 1997.

5. Sur ce sujet, on se reportera avec profit aux analyses de Cyrille Chodkiewicz: «La Loi et La Voie» in Les Illuminations de la Mecque, p. 79-106.

6. De nombreuses éditions. Nous utiliserons l’édition critique de Khâlid Tartûsî, Beyrouth, 2005.

7. Cf. son article paru le 27-07-2007 dans le supplément au quotidien saoudien al-Madîna, intitulé al-Risâla.

8. Une fatwa est une réponse, formulée dans le langage technique du Droit musulman, à une question religieuse faisant problème.

Cette réponse doit être dûment argumentée à l’aide de preuves scripturaires.

9. Ed. al-Muqattam, Le Caire, 2005. Un second volume de fatwas est à paraître, il contiendra lui aussi une partie consacrée au soufisme.

10. P. 315-335.

11. P. 231-243.

12. ‘Alî Jum‘a consacra un ouvrage à cette pratique : al-Dhikr wa-l-du‘â’, éd. Al-Wâbil al-Sayyib, Le Caire, 2008. La matière de l’ouvrage est en grande partie tirée des ‘‘sermons du vendredi’’ que notre auteur prononça dans la mosquée Sultân al-Hasan du Caire.

13. Récemment, il fit paraître deux articles sur le sujet : Al-Ahrâm, le 6 et 13-02-2010.

14. Cf. É. Geoffroy, Initiation au soufisme, éd. Fayard, 2003, p. 179. [Désormais : Initiation].

15. Cf. Le Soufisme en Égypte et en Syrie, sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas-Paris, 1995, ch. XXII.

16. Al-Hâwî li-l-fatâwî, p. 647-659.

17. Ibid., p. 659-674.

18. Ibid., p. 644-647.

19. Ed. Dâr al-fikr, Beyrouth, s.d.

20. Sur l’ouvrage de Haytamî al-Fatâwâ al-hadîthiyya, cf. É. Geoffroy, «Le soufisme au verdict de la fatwâ, selon les Fatâwa Hadîthiyya d’Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) » in Le soufisme à l’époque ottomane, XVIe-XVIIIe, sous la direction de Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen, Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, 2010, p. 119-128.

21. Cf. Fatâwâ ‘Abd al-Halîm Mahmûd, vol. II, p. 327-408, éd. Dâr al-Ma‘ârif, Le Caire, 2002.

22. Cié par Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l’Islam, éd. du Cerf, 1996, p. 270.

23. Cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, éd. Gallimard, 1986, p. 85.

24. Coran: 5, 15.

25. Bayân, p. 149-150.

26. Il s’agit d’un instrument de lumière qui servit à écrire le destin de toutes les créatures. Cf. Fakhr al-Dîn al-Râzî, Mafâtîh al-g􀀀 hayb, Le Caire 1278, VI, 330.

27. Bayân, p. 152.

28. Cité par Éric Geoffroy in Initiation, p. 72.

29. Bayân, p. 328.

30. Ibid.

31. Bayân, p. 328.

32. Bayân, p. 329-330.

33. Bayân, p. 329.

34. Bayân, p. 330.

35. Bayân, p. 330-331.

36. Xe siècle du calendrier grégorien.

37. Bayân, p. 331.

38. Selon une idée répandue en Égypte, cette institution remonterait à Saladin. Les historiens la situent durant le règne de Muhammad ‘Alî, au début du XIXe siècle.

39. Cf. Pierre-Jean Luizard, art. cité.

40. Bayân, p. 231-246.

41. Al-Fatâwâ al-fiqhiyya, Le Caire, s.d., vol. II, p. 385.

42. Sur les références scripturaires du dikr, voir Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, éd. Dervy, 1985, p. 137-144 ; É. Geoffroy, Initiation, p. 243-255.

43. Bayân, p. 238.

44. Al-Hâwî li-l-fatâwî, p. 399-405.

45. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 56.

46. Op. cit., p. 394.

47. Ces deux traditionnistes du IIIe-IXe siècle ont composé les recueils de hadiths dont l’autorité est la plus haute en islam sunnite.

48. Bayân, p. 241-242.

49. Bayân, p. 245.

50. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 226.

51. Notamment de la part du théologien contemporain Yûsuf al-Qardâwî.

52. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 38.

53. Op. cit, p. 379-385.

54. Op. cit., p. 395-396.

55. Op. cit., p. 368-370.

56. Al-Ahrâm, le 11 juin 2005.

57. É. Geoffroy, Initiation, p. 149.

58. Bayân, p. 326.

59. De même, les oeuvres d’Ibn 􀀀Arabî sont absentes de la longue liste des ouvrages cités ou consultés par l’auteur, placée en fin de volume.

60. Sur le soufisme réformé, voir É. Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, p. 113-117.

61. Par cette expression nous désignons les différentes formes de rejet de l’islam traditionnel au profit d’un islam littéraliste importé. Ce dernier se présentant alors comme l’islam tout court ou comme l’islam originel. Sur ces tendances en Égypte, voir l’article de Sofia Nehaoua, «Prédicatrices de salon à Héliopolis : vers la salafisation de la bourgeoisie du Caire ? » dans la revue Le Mouvement social, n° 231, 2010, p. 63-76.

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