Traduit par Titus Burckhardt
Lettre 35
Car
celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être
"éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre.
Pour
les hommes dont la station spirituelle (maqâm) est l'extintion (fanâ),
les qualités divines ne sont rien d'autre que l'Essence
(dhât) de Dieu, car lorsqu'ils s'éteignent en Dieu, ils ne contemplent
que Son Essence; dès qu'ils La contemplent,
ils ne voient plus rien en dehors d'Elle ; et c'est pourquoi on les appelle dhâtiyûn
("essentiels"). Or, l'Essence
divine possède une telle infinitude, une telle beauté et bonté, que les
intelligences les plus parfaites parmi les
élus, sans parler de leur majorité, en sont consternées. Car Elle se fait
tellement subtile et fine qu'Elle disparaît par excès
de subtilité et de finesse et dans cet état, Elle Se dit à Elle-même : Mon
infinitude, Ma beauté, Ma bonté, Ma splendeur,
Ma pénétration, Mon élévation et Mon exaltation n'ont point de limites. Ainsi
Elle est non-manifestée.
Mais
l'Infini n'est infini que s'Il est à la fois manifesté et non manifesté, subtil
et solide, proche et lointain, à la fois qualifié
de beauté et de rigueur, et ainsi de suite ; or, lorsqu'Elle voulut manifester
tout cela, l'Essence se demanda: comment
le manifesterai-je ? - tout en sachant comment - et Elle Se dit : Je Me
dévoilerai et Me voilerai en même temps
; et c'est ce qu'Elle fit, d'où les quiddités des choses, ou plus exactement :
les formes qui, comme telles, sont présentes
ou absentes, subtiles ou solides, supérieures ou inférieures, proches ou
lointaines, spirituelles ou sensibles, clémentes
ou terribles, et qui sont toutes l'Essence ou, si tu préfères, des formes dans
lesquelles se manifeste la beauté de
l'Essence, sans qu'elles puissent manifester l'Essence comme telle, puisqu'en
Elle-même il n'y a qu'Elle seule et aucune
chose en dehors d'Elle. A ce propos, les maîtres de la Voie d'entre nos frères
d'Orient ont dit: "Le
Tout est beauté, la beauté de Dieu, sans aucun doute.
Ce
n'est que la marque du néant qu'atteint le doute.
O
toi qui bois à la source ('ayn), lorsque tu réaliseras, il cessera, le
doute.
L'Essence
(dhât) est l'essence même ('ayn) des qualités ; il n'y a pas en
cette vérité de doute."1
Et
bien d'autres paroles ont été prononcées, dans ce même sens, par les maîtres de
la Voie en Orient et en Occident (que
Dieu soit satisfait d'eux). Si tu comprends, ô faqîr, nos allusions,
alors Dieu te bénisse, et sinon, constate ta qualité
afin que ton Seigneur t'expande par Sa qualité. Et sache que la majesté (al-jalâl)
est l'Essence, tandis que la beauté
(al-jamâl) est qualité ; mais les qualités ne sont rien d'autre que
l'Essence, comme le reconnaissent ceux qui ont
atteint la station de l'extinction, ainsi que nous le disions, mais non pas les
autres, à savoir nos maîtres dans la science
extérieure.
Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jaldi), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'empruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extinction (que Dieu soit satisfait de nous).
Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jaldi), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'empruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extinction (que Dieu soit satisfait de nous).
Ecoute,
ô faqîr, ce que dit le vénérable maître, le saint Abû 'Abd Allâh
Mohammed Ibn Ahmed al-Ançâri as-Sâhflî dans
son livre intitulé "Le degré suprême du voyageur spirituel dans la
révélation des voies" (que Dieu soit satisfait de
lui) : "Sache (que Dieu illumine nos coeurs par les lumières de la gnose
et qu'Il nous conduise sur la voie de tout saint
connaissant) que la gnose est la station de al-ihsân3 et son dernier
degré ; Dieu (exalté soit-Il) dit 'Ils n'ont pas évalué
Dieu selon Sa juste mesure' (Coran XXII, 73); c'est-à-dire : ils ne L'ont pas
connu vraiment. Il dit également : 'Tu
verras comme leurs yeux débordent de larmes sous l'effet de ce qu'ils
connaissent de la Vérité' (Coran, V, 86). Et le
Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) dit 'Le pilier d'une maison est
son support, et le pilier de la religion est la gnose
de Dieu'. Or nous entendons ici par gnose (ma'rifah) la fixation de la
contemplation en état de sobriété accompagnée
de l'exercice de la justice et de la sagesse et cela est tout autre chose que
la définition de la connaissance
(ma'rifah) telle que la donnent les docteurs de la loi qui n'y voient
que la science des dogmes. Bien que la
gnose englobe en principe toute connaissance, donc aussi la science
(théologique) en tant que celle-ci est une connaissance,
la gnose de Dieu ne se distingue pas moins de toute autre science, en ce sens
qu'elle concerne la signification
des noms et des qualités divins, non pas d'une manière distinctive mais sans
séparation entre les qualités et
l'Essence. C'est là la gnose qui jaillit de la source de l'union, qui dérive de
la pureté parfaite et qui se fait jour par la demeure
perpétuelle de la conscience intime avec Dieu (exalté soit-Il)..." Enfin
il dit : "Si cela est acquis, alors la gnose
n'est autre chose que le degré suprême des initiés et le but de ceux qui
voyagent vers Dieu, et c'est elle la qualité
dans laquelle ils donnent leur moi en échange pour Dieu. Et même s'il ne reste
d'eux en ce jour-ci que le seul nom,
nous n'en parlerons pas moins de leurs états et de leurs conditions pour que tu
connaisses par là toute l'étendue de
ce que nous avons failli obtenir de la part de Dieu (exalté soit-Il), et pour
que tu suives ce en quoi t'ont précédé les isolés,
ce par quoi les gnostiques ont été victorieux, tandis que les exotéristes le
rejettent. En vérité nous sommes à Dieu
et nous retournons à Lui (Coran, Il, 155)..."
1 Adh-dbât est l'Essence au sens absolu du terme, la réalité ultime à laquelle se réfèrent les qualités quant à at-'ayn, qui est ici employé comme un synonyme de ad-dbât, il signifie plus exactement la détermination essentielle, l'archétype ; en même temps, le mot 'ayn comporte les sens de "source" et d"'oeil", ce qui le rend plus suggestif dans ce contexte
2 . Les qualités divines peuvent être divisées en deux groupes qui se rapportent respectivement à la Majesté (jaldi) et à la Beauté (jamâl). La Majesté, dont la révélation brûle et consume les mondes, comporte un aspect de rigueur, tandis que la beauté synthétise la clémence, la générosité, la compassion et toutes les qualités analogues. Dans l'Hindouisme,Shiva et Vichnu ont respectivement les mêmes fonctions. Plus haut, nous avons traduit jalal et jamâl
par "majesté" et "beauté" dans le contexte présent, où il s'agit d'applications cosmiques et psychologiques, il convient de parler de "rigueur" et de "clémence".
3Al-ihsân, la vertu contemplative, définie par cette parole du Prophète: "Que tu adores Dieu comme si tu Le voyais; si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit."
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