samedi 10 mars 2012

Le paradoxe de la Ka’ba


Michel Chodkiewicz




Ju’ilat lî al-ard masjidan1. Par ces mots le Prophète de l’islam énonce l’un des cinq privilèges que Dieu lui a octroyés : toute la terre lui a été donnée comme lieu d’adoration. Cette isotropie a une conséquence rituelle. « En quelque endroit que tu te trouves lorsque survient l’heure de la prière », dit-il à l’un de ses Compagnons, « c’est là que tu dois l’accomplir ». Aucun « temple » n’est donc apparemment nécessaire si par ce terme on entend, selon la définition classique du dictionnaire, « tout édifice public consacré au culte d’une divinité ». Or on constate paradoxalement qu’il existe pourtant en islam, dès le début, des édifices réservés à l’accomplissement de la prière des croyants : les mosquées – al-masâjid, pluriel de masjid que j’ai traduit par « lieu d’adoration ». Le mot apparaît avec cette signification une trentaine de fois dans le Coran où l’on trouve aussi avec le même sens bayt « maison ». Tel est le cas, par exemple, dans les versets célèbres de la sourate de la Lumière (24 : 36-37) où il est dit « Dans des maisons (buyût) que Dieu a permis d’édifier et où Son Nom est invoqué Le glorifient, matin et soir, des hommes que ni le négoce ni la vente ne distraient de l’invocation de Dieu, de la prière et de l’aumône »2. On observe d’autre part que certains lieux sont réputés impurs et que l’on ne peut s’y acquitter de l’obligation de la prière : l’enclos où sont enfermés les chameaux, les bains publics, les dépôts d’immondices, etc.

Ce paradoxe n’est pas le seul. Fa aynamâ tuwallû fa thamma wajhu Llâh, « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu ». Ce verset (2 : 115) qui affirme catégoriquement une indétermination spatiale absolue semble contredit par d’autres passages coraniques (2 : 142-145) qui imposent à l’orant une orientation précise vers « la Mosquée sacrée » (al-masjid al-harâm) qui est bayt Allâh, domus Dei. Le verset cité est-il abrogé par ceux qui instituent la qibla ? C’est le point de vue de certains exégètes. D’autres jugent que ces données scripturaires, dont l’une énonce un principe tandis que les autres formulent des règles pratiques, ne sont pas inconciliables.

Pour les uns, le verset « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu » est applicable aux prières surérogatoires, pour lesquelles l’orientation rituelle n’est pas strictement obligatoire. Pour d’autres, ce verset a une conséquence légale beaucoup plus large. Il signifie que, lorsqu’il est impossible de déterminer la qibla, la prière accomplie dans n’importe quelle direction est valide3. Ces débats juridiques, cependant, n’épuisent pas un problème exégétique sur lequel je reviendrai.
La « mosquée sacrée » et la Ka’ba qui en est le centre ont longtemps donné naissance, dans le monde chrétien, à d’extravagantes légendes. Pour les lecteurs de Pedro de Alfonso, de Jacques de Vitry, de Vincent de Beauvais – parmi beaucoup d’autres auteurs – la Ka’ba est le tombeau du Prophète. Le cercueil de ce dernier, grâce à des artifices ingénieux, reste suspendu en l’air sans support apparent, ce qui est bien propre à susciter l’émerveillement de païens superstitieux. Reconnaissons à Ramon Lull, mieux informé, le mérite d’avoir démenti cette histoire. Mais il reste lui aussi persuadé que la Ka’ba est le lieu ubi jacet corpus Machometi. D’une manière générale Médine – où se trouve effectivement la tombe du Prophète – et La Mecque sont alors plus ou moins confondues. En 1187, après la bataille de Hattîn, Saladîn fera mettre à mort Renaud de Chatillon qui, avec le projet sacrilège de frapper l’islam en son cœur même, s’était aventuré dans le Hijâz.

Sans même attendre les multiples images qui, aujourd’hui, permettent d’avoir une vue exacte des Lieux saints, les occidentaux ont toutefois eu à leur disposition depuis longtemps des descriptions moins fantaisistes. Celles des innombrables voyageurs musulmans ne sont souvent accessibles qu’aux spécialistes. Mais, explorateurs déguisés ou convertis, les visiteurs européens ont été nombreux à rapporter, de leur séjour, parfois périlleux, des informations précises sur les sites, les monuments, les pratiques qu’ils ont observées4. On sait donc que la Ka’ba est un bâtiment très approximativement cubique (15 mètres de haut, 12 et 10 mètres de côté), entièrement vide et qu’il est situé à 21° 27’ de latitude nord et à 39° 49’ de longitude est. Au prix de quelques retouches un planisphère assez répandu dans les pays musulmans fait apparaître ce point de l’espace comme le centre géométrique de la planète5.

Nous savons aussi que, victime de la violence des hommes ou des éléments, la Ka’ba a été maintes fois réparée ou reconstruite. En 692, détenue par l’anti-calife Ibn al-Zubayr elle a été bombardée par ses adversaires et a dû être rebâtie sous sa forme originale qu’Ibn al-Zubayr avait modifiée conformément à une intention non suivie d’effet autrefois formulée par le Prophète. En 929, les Qarmates se sont emparés de la Pierre Noire, qu’ils ont conservée pendant vingt-deux ans. Des incendies se sont produits à plusieurs reprises. Les inondations ont été fréquentes et le sont encore. La Mosquée sacrée a été édifiée dans le cours d’un oued presque toujours à sec. Mais des pluies soudaines et brutales peuvent, en moins d’une heure, faire monter le niveau des eaux jusqu’à atteindre la hauteur de la porte de la Ka’ba, située pourtant à deux mètres du sol. Tout au long des siècles des pèlerins obstinés ont ainsi été conduits à accomplir à la nage les sept tournées rituelles comme en attestent aussi bien des récits anciens tels ceux rapportés par al-Fâkihî (ob. 885)6 que des témoignages récents.

 

Le nombril de la terre


Mais, lorsqu’il s’oriente ainsi vers le Bayt Allâh, le pèlerin ou l’orant vise en réalité un point qui échappe aux coordonnées du géographe comme aux repères de l’historien car, pour la tradition musulmane, il est celui-là même d’où se déploient l’espace et le temps. Au commencement était la Ka’ba : c’est à partir d’elle que la terre fut étalée puis affermie par les montagnes7. C’est de son argile que furent créés la tête et le front d’Adam8. Retour à ce que la tradition désigne comme « le nombril de la terre », « le centre du monde d’ici-bas », « la mère des cités »9, le hajj est aussi retour à l’instant ou s’ébranla l’horloge du temps : « Le temps est revenu à son état premier, celui qui était le sien le jour où Dieu créa les cieux et la terre », proclame le prophète lors du Pèlerinage d’adieu10. Par quoi il faut entendre que l’islam restaure l’ordre originel, la religio perennis (al-dîn al-qayyim, Cor. 12 : 40) dont il est la forme ultime à l’aube de la consommation des siècles. Cette réintégration rétablit l’homme dans sa « stature parfaite » (fî ahsani taqwîm), celle qu’il avait avant sa chute « au plus bas degré » (Cor. 95 : 4,5). Selon l’exégèse classique Adam, exilé du Paradis, « s’attrista de ne plus entendre la voix des anges et leurs louanges à Dieu. Il s’en plaignit à Dieu et Dieu lui dit : J’ai fait descendre pour toi une maison autour de laquelle tu tourneras comme les anges tournent autour de Mon trône (…) Adam y fit la circumambulation rituelle (tawâf) et ainsi firent tous les prophètes après lui »11. Autour du site même où le pèlerin contemple aujourd’hui le Bayt Allâh l’arche de Noé, pendant les quarante jours et quarante nuits du déluge, a elle aussi accompli le tawâf. Mais ce site était vide : les anges avaient ramené à son point de départ céleste la Ka’ba adamique qui n’avait plus sa place dans un monde souillé par l’idolâtrie. Seule en subsistait sur cette terre la pierre d’angle, mise à l’abri des eaux sur le mont Abû Qubays où elle resta, cachée aux regards, jusqu’au temps d’Abraham12.

Je dois préciser ici que, sur toutes ces données traditionnelles (je n’indique en notes que quelques références dont il serait facile d’allonger la liste), beaucoup d’auteurs musulmans contemporains choisissent d’observer le silence, comme c’est le cas de Sayyid Qutb13 ou d’Ahmad al-Sifâ’î14. D’autres choisissent, comme Mahmûd Shaltût, qui fut recteur d’al-Azhar, de laisser le champ libre à l’investigation rationnelle15. D’autres enfin, à la suite de Muhammad Abduh, rejettent ces divagations superstitieuses (khurafât) avec véhémence16. Ces tentatives de purger la mémoire musulmane de tout ce qui ne peut s’autoriser d’une garantie scripturaire incontestable n’ont cependant qu’un succès limité.
Selon le Coran – car, cette fois, la référence au Livre est indiscutable – c’est Abraham, assisté de son fils Ismâ’il, qui sur ordre divin (Cor. 2 : 125-131) construira la première Ka’ba faite de main d’homme à l’emplacement sacré où le conduit la sakîna, la Présence divine, manifestée sous la forme d’un nuage dont l’ombre dessine les contours de l’édifice à bâtir. L’ange Gabriel lui apportera la pierre angulaire, dont les péchés des hommes vont bientôt ternir l’éclat paradisiaque et qui deviendra la Pierre noire (qu’un revêtement vitrifié protège maintenant des excès du zèle pieux). Plus d’un pèlerin tentera en la regardant, d’y percevoir un reflet de sa blancheur primordiale17.

La Maison achevée, Abraham, monté sur une pierre où l’on vénère encore la trace de ses pieds, convoquera tous les hommes présents et à venir à l’accomplissement du pèlerinage (22 : 27). Mais l’idolâtrie va, de nouveau, envahir la terre. Dernier de la lignée des Envoyés, « Sceau des prophètes » (Cor. 33 : 40), Muhammad, à son tour, sera appelé à rendre le Bayt Allâh au culte du Dieu unique. Au terme de sa mission, trois mois avant sa mort, il mène les croyants depuis Médine jusqu’à La Mecque reconquise sur les impies pour le Pèlerinage d’adieu, instituant ainsi en sa forme définitive, le cinquième et dernier « pilier » (rukn) de l’islam. Et c’est au cours de ce pèlerinage, le vendredi 9 de dhû l-hijja, en l’an 10 de l’hégire, que sera révélé, dans cette plaine de ‘Arafât où se préfigure le Jugement dernier, le verset qui marque la restauration plénière du dîn qayyim : « Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion, J’ai parfait sur vous Ma grâce et J’ai agréé l’islam comme religion pour vous » (Cor. 5 : 3).

« Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu » (Cor. 2 : 115). Ce verset, et quoi qu’en puissent dire certains docteurs de la Loi, aucun maître spirituel ne l’a cru abrogé : Dieu n’est pas ici plus que là. Et pourtant la Ka’ba, ce cube irrégulier, maintes fois ébranlé ou détruit, cette construction dont l’épaisse maçonnerie apparaît dans sa nudité au septième jour de dhû l-hijja, lorsqu’on procède à son nettoyage et au changement du voile noir qui la recouvre, cette maison vide est la Maison de Dieu, le lieu du Sans-lieu : paradoxale concession divine à l’infirmité de l’homme, qui s’égarerait dans un univers dont le centre est partout si ne lui étaient assignés une direction, un chemin et un but. Voilà pourquoi la prière du croyant, pèlerinage immobile, doit impérativement s’orienter vers le Bayt Allâh, que la distance cache au regard de l’homme ordinaire mais que certains saints ont le privilège de voir devant eux lorsqu’ils s’acquittent de cette obligation rituelle18 : c’est le cas, entre beaucoup d’autres, du shaykh Abû Ishâq al-Shirâzî qui contemplait la Ka’ba alors qu’il se trouvait à Bagdad. Voilà pourquoi aussi le hajj, prière en mouvement, conduit le pèlerin jusqu’au territoire sacré car c’est là et nulle part ailleurs que Dieu lui a donné rendez-vous. Labbayk Allahumma, labbayk : « Me voici, ô mon Dieu, me voici ». Cette formule – la talbiyya – que l’on commence à réciter lorsqu’on se met en route, résonnera, portée par des milliers de voix, jusqu’à la fin du pèlerinage. Mais la talbiyya que les oreilles entendent n’est, selon Hakîm Tirmidhî, un grand soufi du ixe siècle, qu’un écho de la réponse que firent à l’appel d’Abraham, alors qu’ils étaient encore « dans les reins de leurs pères », tous ceux qui étaient destinés à accomplir le hajj19.

 

Les frontières de l’interdit


Ce territoire sacré vers lequel s’oriente le cœur de l’orant, vers lequel se dirigent les pas du pèlerin, quelles en sont les limites ? On peut, autour de la Ka’ba, tracer sur une carte plusieurs cercles concentriques dont le premier correspondrait à la mosquée proprement dite (considérablement agrandie par étapes successives depuis quelques dizaines d’années), le deuxième à la ville de La Mecque, le troisième à la zone dont l’accès est interdit aux non-musulmans (pour le voyageur arrivant de Djedda, c’est à Hudaybiyya qu’il se voit rappeler cette interdiction). Mais faut-il aussi tracer un quatrième cercle qui engloberait la péninsule arabique tout entière ? Les autorités saoudiennes, on le sait, se voient violemment dénoncées, clandestinement à l’intérieur du royaume, ouvertement à l’extérieur, par des mouvements islamistes radicaux pour leur laxisme : non seulement elles tolèrent la présence dans le pays de kuffâr agissant pour le compte de l’industrie pétrolière mais elles ont, lors de la guerre du Golfe, accepté l’arrivée d’une massive armée étrangère. Elles ont aussi, en 1979, faut-il le rappeler, introduit à La Mecque – moyennant un acte formel de conversion à l’islam qui ne trompait personne – une équipe d’intervention française chargée de réduire l’insurrection. Pour les extrémistes – et ils savent parfois se faire entendre de musulmans modérés – l’Arabie doit être totalement purgée de la présence des infidèles. Quelles sont les données religieuses du problème ?

Dans un verset (9 : 28) que l’on date, tantôt de la neuvième, tantôt de la dixième année de l’hégire – en tout cas vers la fin de la vie du Prophète – il est dit que les « associateurs » (al-mushrikûn) sont une « souillure » (najas) et qu’« après cette année-ci » ils ne doivent plus approcher de la Mosquée sacrée (al-masjid al-harâm). Que faut-il comprendre par « approcher » et par « associateurs » ? Si l’on examine les commentaires classiques de différentes époques20, on constate que, même si des positions plus sévères sont mentionnées, la majorité des exégètes considèrent que le mot mushrikûn s’applique aux adorateurs des idoles, aux « païens », et exceptent de l’interdiction les ahl al-jizya – les « Gens du Livre » – et les esclaves des musulmans. La délimitation du territoire sacré est au demeurant assez restrictive : il commence, nous dit-on, à trois mille de La Mecque quand on arrive de Médine, à sept mille quand on arrive de l’Irak, à neuf mille quand on vient de Tâ’if… Comme le relève le professeur Hamidullah21, l’exclusion totale des visiteurs non-musulmans de la zone ainsi circonscrite paraît dater de basse époque, « peut-être du temps des Ottomans » car on sait, par exemple, que le calife ‘Umar recevait les plaignants non-musulmans le vendredi dans la Mosquée même et qu’un peu plus tard existait, au pied du minaret, le cabinet d’un médecin chrétien.

Il existe toutefois un texte qui paraît justifier les positions les plus intransigeantes, celui d’un hadîth cité par Mâlik et Ibn Hanbal22 selon lequel, peu avant sa mort, le Prophète aurait condamné la pratique des chrétiens et des juifs « qui font des tombes de leurs prophètes des masâjid », des lieux de culte, après quoi il aurait ajouté : « Que deux religions » ne cohabitent pas sur la « terre des Arabes ! », ce qui signifie clairement que seul l’islam y a sa place. Mais si la première partie du hadîth en question figure aussi, transmise par ‘A’ishâ, dans deux autres recueils « canoniques » – ceux de Bukhârî et Muslîm – la seconde partie en est absente et Mâlik, dans son Muwattâ, la mentionne comme venant du huitième calife omeyyade, ‘Umar Ibn Abd al-Azîz, sans qu’on sache de qui il la tient. En fait cette seconde partie est, selon les critères des traditionnistes, un hadîth munqati’, c’est-à-dire n’ayant qu’une chaîne de transmission tronquée. La pratique des premières générations musulmanes ne permet pas, au surplus, de penser qu’il était alors reçu comme authentique ou même tout simplement connu. Je pense donc qu’en bonne doctrine les vociférations de ceux qui exigent l’expulsion de tous les infidèles présents dans la Jazîrat al-’arab sont dépourvues de fondement et qu’il revient aux politologues d’en analyser les causes et les effets.

Que la Ka’ba, l’espace qui l’entoure, les pratiques qui s’y rattachent puissent être considérés d’un point de vue qui n’est pas purement spirituel n’est, il est vrai, ni très nouveau ni très étonnant. La maîtrise des lieux saints a toujours été un enjeu politique et le pèlerinage a été et est encore souvent l’occasion de manipulations et de violences. Comme l’écrit assez naïvement le regretté Hami-dullah23, qui n’était pas un extrémiste, « le pèlerinage est une sorte d’exercice militaire : on se rassemble dans un endroit fixe, obéissant à un ordre de mobilisation, on accourt des quatre coins du monde, on passe les jours et les nuits en bivouac… » Je ne m’étendrai pas sur cette interprétation militante, partagée d’ailleurs par un certain nombre de musulmans mais fort réductrice et étrangère aux propos de notre table ronde. Les maîtres soufis dont je vais à présent invoquer le témoignage ne sont pas, j’en conviens, des croyants ordinaires. Mais il serait vain de prétendre, sans y être conduit par eux, s’approcher du secret de la Ka’ba.

L’un de ces maîtres, Sulamî, mort au début du xie siècle, nous rapporte un dialogue entre Shiblî – autre soufi éminent mais du ixe siècle celui-là – et l’un de ses disciples qui revenait du hajj et qui relate lui-même cette conversation24. Les questions de Shiblî portent sur tous les rites prescrits, énumérés dans l’ordre où ils doivent être accomplis par le pèlerin. Je ne résume ici que quelques-uns de ces échanges de répliques. « Shiblî me dit : “T’es-tu dépouillé de tes vêtements [pour revêtir la tenue d’ihrâm] ?” Je répondis : “Oui”. Il me dit : “T’es-tu dépouillé en même temps de tous tes actes ?”. Je répondis : “Non”. “Alors, dit-il, tu ne t’es pas défait de tes vêtements…” Il dit : “T’es-tu purifié par l’ablution ?”. Je répondis : “Oui”. Il dit : “T’es-tu purifié ce faisant de toutes tes infirmités ?”. Je répondis : “Non”. “Donc, dit-il, tu n’as pas accompli l’ablution…” » Un peu plus loin, Shiblî interroge son interlocuteur sur la talbiyya, la formule rituelle : « “Me voici, mon Dieu, me voici !” “Lorsque tu as prononcé la talbiyya, as-tu entendu l’appel auquel tu répondais ?” “Non.” “Alors tu n’as pas prononcé la talbiyya.” “Lorsque tu es entré dans la Mosquée, es-tu entré dans la Proximité divine ?” “Non.” “Alors tu n’es pas entré dans la Mosquée.” “Lorsque tu as vu la Ka’ba, as-tu vu ce pourquoi on la prend pour but ?” “Non.” “Alors tu n’as pas vu la Ka’ba.” » Après une série d’autres questions, Shiblî conclut : « Tu n’as donc pas fait le pèlerinage. Recommence-le ! »
Les commentaires de Shiblî sont ici délibérément provocants puisqu’ils paraissent dénier tout mérite à l’observance des prescriptions légales dont le disciple s’est scrupuleusement acquitté. Mais ce qu’il dénonce ironiquement c’est le risque, inhérent à toute pratique formelle – or tout rite est forme – de n’être que cela et d’oblitérer la finalité des actes prescrits. Avoir l’ouïe assez fine pour entendre l’appel divin auquel répond la talbiyya, le regard assez perçant pour percevoir, en entrant dans le masjid al-harâm, qu’on s’approche de la Présence de Dieu sont, Shiblî le sait bien, des privilèges auxquels la turba magna des pèlerins qui chaque année au mois de dhû l-hijja se pressent à La Mecque n’a pas accès. Du moins doivent-ils les désirer et ne pas séparer leurs gestes d’une intention (niyya) qui sera, à chaque étape, en relation symbolique avec les figures obligées du rituel.

Plus provocante encore est une phrase que l’on attribue à Râbi’a al-’Adawiyya, la célèbre sainte de Basra qui vécut au viiie siècle. Elle aurait dit de la Ka’ba : « Ce n’est que l’idole qu’on adore sur terre » (al-sanam al-ma’bûd fî l’-ard). Ibn Taymiyya proteste contre cette attribution à Râbi’a avec sa véhémence habituelle : « C’est un mensonge, écrit-il, et quiconque tient pareil propos est un kâfir25 ». Râbi’a aurait dit aussi : « Ce n’est pas la Ka’ba que je désire, c’est le Seigneur de la Ka’ba. La Ka’ba, que pourrais-je bien en faire ! »26N’en déplaise à Ibn Taymiyya, des paroles de ce genre, qu’il juge blasphématoires peuvent s’autoriser d’un précédent auquel on doit reconnaître une impressionnante autorité. Interpellant la Pierre noire, le calife ‘Umar lui déclare avec insolence : « Je sais que tu n’es qu’une pierre qui ne peut faire ni mal ni bien. Si je n’avais vu l’Envoyé de Dieu te baiser, je ne te baiserais pas ! »27
Implicitement ou explicitement la méditation des maîtres spirituels sur les mystères de la Ka’ba renvoie toujours à ce propos du deuxième calife où se heurtent deux certitudes contraires. Nombreux sont les textes soufis – brèves sentences ou longs discours, poèmes ou prose – qui mériteraient une analyse. Mais parce que, depuis un demi-siècle, je lis et relis ses écrits, c’est à Ibn Arabî (ob. 1240) et à lui seul que je ferai appel pour éclairer notre réflexion. S’agissant de celui que la postérité a surnommé al-shaykh al-akbar, « le plus grand des maîtres », ce choix assurément arbitraire ne manque pas de solides justifications historiques. L’un des ouvrages les plus célèbres d’Ibn Arabî, une énorme somme de plusieurs milliers de pages, s’intitule Al-Futûhât al-Makkiyya, qu’on peut traduire par « Les illuminations de La Mecque ». Pourquoi ces Futûhât (littéralement ces « ouvertures ») sont-elles makkiyya ?
Venant de son pays natal, l’Andalousie, Ibn Arabî est arrivé à La Mecque en 1202 et y séjourne deux ans. Il y revient en 1207-1208 puis, apparemment pour la dernière fois, en 1214-121528. Mais, au total, ces séjours espacés dans la Ville sainte ne représentent qu’une période assez brève au cours de la longue vie du Shaykh al-akbar. Le titre des Futûhât Makkiyya ne signifie donc pas que cet ouvrage a été composé à La Mecque. Certes, c’est bien là qu’Ibn Arabî l’a commencé et nous savons qu’à la fin de 599 h. (septembre 1203), il avait fini d’écrire le premier des trente-sept volumes29. Mais la rédaction, poursuivie pendant ses années d’itinérance parallèlement à la composition d’autres livres, ne sera achevée qu’à Damas en décembre 1231. En outre, dès l’année suivante, et jusqu’en 1238, Ibn Arabî entreprend une seconde rédaction dont, à la différence de la première, le manuscrit autographe a été conservé30, et précise qu’il y a procédé à des ajouts et à des modifications du texte initial. La date d’achèvement de cette version définitive permet à présent de la considérer comme le testament du Shaykh al-akbar. Sur la base d’indications erronées fournies par un autre chercheur, O. Yahia avait cru pouvoir attribuer à Ibn Arabî plusieurs courts traités supposés écrits à la fin de sa vie. Or, un examen de ces traités, qui ont été récemment publiés, nous autorise à affirmer sans le moindre doute qu’il s’agit d’apocryphes31.

Les données chronologiques très précises dont nous disposons démontrent en tout cas, qu’en dépit de leur titre les Futûhât, contrairement à ce que prétendent certains historiens musulmans comme Safadî (ob. 1362)32 n’ont pas été entièrement écrites à La Mecque. Tout aussi fantaisiste est le récit transmis par de nombreux auteurs – et encore en circulation aujourd’hui dans certains cercles soufis – selon lequel, après avoir achevé les Futûhât, Ibn Arabî en aurait déposé le manuscrit sur le toit de la Ka’ba : un an plus tard, d’après cette légende tenace, on aurait constaté que ce précieux dépôt avait été miraculeusement épargné par le vent et la pluie33.

 

Le récit inaugural des Futûhât


Lorsqu’il arrive à La Mecque, Ibn Arabî, d’autre part, est déjà l’auteur de plusieurs ouvrages où apparaissent très clairement des thèmes doctrinaux et des formulations qu’on retrouvera dans les Futûhât, où d’ailleurs il insère à diverses reprises des passages de ses écrits antérieurs. À la question que j’ai posée tout à l’heure – pourquoi les Futûhât sont-elles makkiyya ? – on voit que la réponse ne va pas de soi : écrit en grande partie après le premier séjour à La Mecque l’ouvrage semble, sur bien des points, être le fruit d’« illuminations » survenues en Andalousie ou au Maghreb, donc avant l’arrivée en orient. Conclure de ces remarques que le qualificatif makkiyya n’est qu’un ornement littéraire serait pourtant commettre un grave contresens : c’est bien à la Ka’ba qu’il faut situer la naissance des cinq cent soixante chapitres du livre et c’est le « secret » de la Ka’ba qui en génère la substance et la structure. Déchiffrer l’énigmatique récit qui constitue le premier chapitre permet d’éclairer cette genèse et de vérifier que la « Maison de Dieu » en est à la fois le point de départ et le point d’arrivée.

Ce récit a, bien sûr, retenu l’attention des chercheurs. Il a été commenté, en particulier, par Fritz Meier et par Henry Corbin34. L’interprétation que je propose s’écarte assez largement de la leur (où interviennent des références au Vedanta, à l’ancienne tradition iranienne ou à l’ismaïlisme tout à fait étrangères à la perspective akbarienne35). En ce qui concerne la date exacte de l’événement relaté dans ce chapitre, aucune précision n’est donnée par Ibn Arabî. Mais il me paraît évident qu’elle se place, sinon au moment où Ibn Arabî se trouve pour la première fois devant la Ka’ba en tout cas au début de son séjour et je m’étonne des doutes de F. Meier à ce sujet. Dès le commencement du texte nous lisons en effet une affirmation sans ambiguïté : « Lorsque j’arrivai à La Mecque » (Lammâ wasaltu ilâ Makka). Quant à l’événement lui-même, le titre du chapitre en résume la nature et en souligne l’importance : « De la connaissance de l’esprit en la nature détaillée duquel j’ai puisé ce que j’ai inscrit dans ce livre et des secrets qui furent échangés entre lui et moi »36.
24Du poème qui succède à cet énoncé je ne retiendrai que deux vers qui livrent la clef de ce qui va suivre. Au pèlerin qui s’étonne des tournées rituelles imposées à l’homme autour de ce qui n’est, après tout, qu’un amas de pierres une voix répond :
Contemple la maison : aux cœurs purifiés sa lumière brille à découvert Ils la contemplent par Dieu, sans voile et son auguste et sublime secret leur apparaît
Le récit proprement dit s’ouvre sur la rencontre de l’herméneute à qui il revient de conduire le pèlerin à la découverte de ce secret : « Voici que je rencontrai, alors qu’éperdu je me tenais près de la Pierre noire, le Jeune héros évanescent, qui parle et reste muet, qui n’est ni vivant ni mort, qui est simple et composé, qui est enveloppé et enveloppant. Quand je le vis tourner autour de la Maison, à la manière d’un vivant autour d’un mort, je connus ce qu’il était et ce qu’il symbolisait ». Le mot fatâ, pluriel fityân, que j’ai traduit par « Jeune héros » a une longue histoire. Initialement, il désigne un jeune homme (shâbb) et s’emploie jusqu’à la maturité accomplie, traditionnellement fixée à quarante ans37 mais, dès l’époque anté-islamique, une connotation héroïque est associée à cette signification. Hâtim al-Tâ’î, ancêtre d’Ibn Arabî, est dans la poésie de la jâhiliyya représenté comme un fatâ exemplaire. Le terme de futuwwa, dérivé de fatâ, apparaîtra plus tard et aura, dans le soufisme, le sens de « générosité héroïque » et d’abnégation. Il deviendra aussi le nom de certaines formes d’organisation sociale, les unes artisanales, les autres aristocratiques, à propos desquelles Hammer-Purgstall et Corbin ont parlé de « chevalerie ». Mais il sera également revendiqué par des groupes de « redresseurs de torts » fort turbulents et assez peu recommandables38. Ibn Arabî a consacré de nombreuses pages à la futuwwa envisagée dans son acception spirituelle39. Un vers de son dîwân définit le fatâ comme « celui qui défend par-dessus tout le droit de Dieu et celui du Prophète »40. Mais, pour notre propos, il importe surtout de considérer les emplois coraniques du mot fatâ. Il s’applique à Abraham (Cor. 21 : 60), à Joseph (Cor. 12 : 30), au serviteur de Moïse, traditionnellement identifié à Josué (Cor. 18 : 60-62) et aux « Compagnons de la Caverne » (les « Sept dormants », Cor. 18 : 10-13). Or on constate sans peine que le fatâ que décrit Ibn Arabî présente des traits qui l’associent à tous ces personnages. Il se tient près de la Ka’ba, comme Abraham qui l’a construite de ses mains. Lorsqu’Ibn Arabî l’interroge, il lui fait savoir « qu’il ne parle à personne si ce n’est par signes » (ramzan), lesquels requièrent donc une interprétation, un ta’wil. Cette science de l’interprétation des symboles est dans le Coran comme dans la Bible une caractéristique de Joseph (Cor 12 : 100). Le serviteur de Moïse conduit celui-ci au « confluent des deux mers » (majma’ al-bahrayn), où l’exégèse spirituelle voit une image de la coïncidence des opposés : « simple et composé », « enveloppant et enveloppé », « loquace et muet », le fatâ est en sa personne même le majma’ al-bahrayn. Comme les Compagnons de la Caverne, enfin, dont le sommeil dure trois cent neuf ans, le fatâ n’est « ni vivant, ni mort ».

Je reviendrai sur le problème de l’identité du fatâ qui, s’il apparaît, en somme, comme un oxymore personnifié, ne doit pas cependant être tenu pour une figure de rhétorique. Du singulier dialogue qui s’engage entre Ibn Arabî et ce partenaire qui ne s’exprime pas par des mots, le « secret de la Maison » (sirr al-bayt) est manifestement l’enjeu : au poème liminaire fait écho celui qu’Ibn Arabî récite lorsqu’il voit cet interlocuteur « qui transcende le et le quand » accomplir, lui aussi, le tawâf autour de « cette masse minérale qui ne sent ni ne voit, qui n’est douée ni d’intellect, ni de la faculté d’entendre »41. Le fatâ le met en garde contre cette attitude et l’invite à contempler « le secret de la maison avant qu’il ne s’évanouisse »42. Au pèlerin qui lui demande de l’instruire le fatâ répond en des termes qui expliquent le titre de ce premier chapitre : « Regarde les détails de ma constitution et l’ordonnance de ma forme. Tu trouveras inscrit en moi ce que tu demandes […]43. Accomplis la tournée rituelle à ma suite et regarde-moi à la lumière de ma lune afin de puiser dans ma constitution ce que tu transcriras dans ton livre ». On ne saurait dire plus clairement que le messager est lui-même le message.

À cette phase initiale des relations qui s’établissent entre Ibn Arabî et le fatâ succède une longue séquence que l’on peut considérer comme une mise à l’épreuve : le pèlerin est-il digne de recevoir les connaissances qu’il réclame ? Mais cette séquence comporte deux épisodes dont le second – les commentateurs ne semblent pas s’en être aperçus – se rapporte à un fait chronologiquement antérieur à celui qui le précède dans la narration ; invité à dire ce qu’il perçoit au cours des tournées rituelles accomplies avec le fatâ (« Fais-moi savoir ce que Dieu te fait contempler dans le tawâf »), Ibn Arabî prend la parole et, dans un langage qui semble contester à la fois les normes traditionnelles du soufisme et la conception commune de l’expérience vécue par le Prophète, affirme que le « voyage spirituel » – dont le hajj est le symbole – est encore une illusion. « Le sage », dit-il, « sait que le voyage ne le ramène qu’à lui-même et, par conséquent, demeure là où il est ». Lors de son « voyage nocturne » (isrâ), le Prophète ne s’est mis en route que pour obéir à une convocation divine. Il n’avait besoin, ni de monter au ciel, ni d’en redescendre pour obtenir les secrets qui lui furent révélés lors de cette ascension.

Je dois faire intervenir ici un autre ouvrage d’Ibn Arabî, bien antérieur aux Futûhât puisqu’il a été écrit à Fès en 595 h., le Kitâb al-isrâ, le « Livre du voyage nocturne » car on y voit préfigurer la scène capitale qui va se dérouler à La Mecque plusieurs années plus tard puisque le fatâ y fait déjà une première apparition. Elle a lieu « à la source d’Arîn », c’est-à-dire en un point qui, selon les géographes musulmans, est équidistant par rapport aux quatre points cardinaux44 et est par là même symbole du centre spirituel. Sorti min bilâd al-Andalus, de son pays natal, Ibn Arabî annonce qu’il veut se rendre « vers la cité de l’Envoyé, vers la station radieuse et le Soufre rouge ». Le fatâ l’admoneste alors par un distique qui annonce le thème de l’illusion du voyage que je viens de relever dans les Futûhât.

Ô toi qui cherches le chemin qui conduit au secret
Retourne sur tes pas car c’est en toi que se trouvent le chemin et le secret
45

Revenons au premier chapitre des Futûhât. Après avoir interrogé Ibn Arabî sur ce que Dieu lui a fait contempler lors du tawâf qu’ils ont accompli ensemble, le fatâ pose une autre question : « Que t’a-t-il fait contempler lorsque tu es arrivé dans son haram ? » L’épisode qui suit est donc un retour en arrière. Il se situe au moment où Ibn Arabî a pénétré dans l’enceinte sacrée de la Ka’ba et où, seul, avant sa rencontre avec le fatâ, il a fait le tawâf d’arrivée obligatoire pour tout pèlerin. Une fois de plus, je résume un passage dont chaque mot compte et mériterait un commentaire. Ibn Arabî n’est plus ici en présence du fatâ mais en présence de Dieu qui, sans se montrer d’abord, lui parle. Ce discours divin, une phrase en condense les significations : « Celui qui M’enferme dans une forme à l’exclusion d’une autre, c’est la représentation qu’il se fait de Moi qu’il adore. »46

Puis, écrit Ibn Arabî, « Il me saisit d’une saisie jalouse (il s’agit d’une jadhba, d’un ravissement extatique) et me plaça devant Lui. Il étendit Sa Droite et je L’embrassai ». La Pierre noire, que tout pèlerin doit embrasser avant la septuple tournée autour de la Ka’ba, est yamîn Allâh fî l-ard, la « Main droite de Dieu sur la terre »47. Mais pour la plupart des croyants, elle n’apparaît telle que sous le regard de la foi. Le gnostique, en revanche, perçoit effectivement sa véritable nature : à ses yeux, elle est réellement la dextre divine. Il faut donc comprendre qu’Ibn Arabî, s’acquittant des rites prescrits dans un état d’extase, est, en ce point de départ du tawâf comme il le sera jusqu’à l’achèvement du rite, délivré du voile des apparences, que pour lui le symbole et ce qu’il symbolise ne font plus qu’un. Mais les témoins de cette scène et de celles qui lui succèdent, s’il y en eut comme c’est probable, n’auront rien vu d’autre qu’un pieux musulman observant les pratiques usuelles, sans soupçonner l’expérience mystique qui se déroule en parallèle.

 

« Soulève mes voiles… »


En embrassant la « Main droite de Dieu », Ibn Arabî a fait un pacte avec l’Essence divine. Il va ensuite être confronté aux sept attributs de l’Essence (sifât al-kamâl) que symbolisent les sept tournées48. Confrontation dramatique : bien que, devant chacun d’eux, il confesse son indigence ontologique (sa ‘ubûda) en se présentant comme « aveugle » face au nom al-basîr, « Celui qui voit », comme « ignorant » face au nom al-’alîm, « l’Omniscient », comme « sourd » face au nom al-samî, « Celui qui entend », etc., il ne lui est pas permis de renouveler avec les attributs divins le pacte initialement conclu avec l’Essence. Dieu l’exclut : « Sors de Ma présence. Un être tel que toi n’est pas digne de Me servir. » Le motif de ce rejet est clairement énoncé : certes, bien que « cette Ka’ba soit le cœur de l’existence », « le temple qui Me contient est ton cœur »49affirme la voix de Dieu. Et de ce point de vue l’homme peut se croire justifié de refuser à la Ka’ba le statut éminent que la Loi lui attribue. Mais l’obéissance doit prévaloir et c’est pourquoi Dieu dit alors : wa lakin ta’addab fî talabika, « Observe les convenances dans ta quête ». À celui qui vient d’être si sévèrement exclu, le Tout Miséricordieux accorde finalement Son pardon. « Ramenez-le » dit-Il. « Je fus ramené aussitôt devant Lui », écrit Ibn Arabî « et ce fut comme si je n’avais pas quitté le tapis de Sa contemplation et ne m’étais pas éloigné de Sa présence ».

« Tu ne m’as rien rapporté que je ne sache » déclare le fatâ au terme de ce récit. Il invite alors Ibn Arabî à pénétrer avec lui dans le hijr, c’est-à-dire dans cet espace semi-circulaire, délimité par un muret de pierre, qui fait face à la paroi nord-ouest de la Ka’ba50. Posant sa main sur la poitrine d’Ibn Arabî – geste qui appartient à un rituel bien connu de transmission initiatique – le fatâ s’identifie comme « le septième dans l’ordre de ce qui entoure l’univers ». Commence à ce moment une effusion de grâces : « Voici que le Calame suprême (littéralement : « l’instructeur calamique », c’est-à-dire l’Intellect premier) descendit en moi depuis ses augustes demeures […]. Il insuffla en mon esprit la science de tout ce qui est […] et me fit connaître tous mes noms. » Puis la figure angélique du Calame s’éloigne et le fatâ reprend la parole en une courte phrase qui est véritablement l’acte de naissance des Futûhât : « “Je suis le verger mûr et la pleine récolte. Soulève mes voiles et lis ce que renferment mes inscriptions”. Je soulevai ses voiles et j’examinai ses inscriptions. Sa lumière fit voir à mon œil tout ce qui était enfermé en lui de la science cachée. La première ligne que je lus, le premier secret que j’y appris est ce que je vais à présent mentionner dans le deuxième chapitre. »

Bien que je m’en sois tenu à une analyse très sommaire de son contenu, ce récit inaugural paraît sans doute obscur et déconcertant. Je vais à présent tenter d’en éclairer les ombres et d’en montrer la cohérence. L’identité du fatâ est évidemment le premier problème à résoudre. Corbin le désigne comme « l’Ange » et en parle comme de « l’Alter ego divin » d’Ibn Arabî. Pour F. Meier, la rencontre à la Ka’ba est, pour le Shaykh al-akbar, an encounter with his self51. Qu’il ne s’agisse pas d’un ange est pourtant affirmé sans ambiguïté dans l’avant-dernier vers du poème qui suit l’apparition du fatâ : laysa min al-amlâk bal huwa insî, « il ne fait pas partie des anges mais il est un humain ». D’autre part le même vers emploie au sujet de la manifestation du fatâ devant la Ka’ba le verbe tajallâ. Il s’agit par conséquent d’une théophanie (tajallî). Le fatâ déclare en outre qu’il est « le septième dans l’ordre de ce qui entoure l’univers », ce qui permet une identification plus précise car cette déclaration prend place après l’énumération des sept noms sous lesquels Dieu s’est successivement manifesté au pèlerin. L’ordre de ces noms, dans les listes traditionnelles et chez Ibn Arabî lui-même, est extrêmement variable selon le point de vue à partir desquels ils sont considérés. Mais la référence à l’univers (al-kawn) indique clairement que le « septième » désigne ici celui qui intervient le dernier dans le processus d’existenciation – à savoir le nom al-mutakallim ou al-qâ’il, « Celui qui parle », c’est-à-dire celui qui profère le kun ! (fiat !) par lequel Dieu fait sortir les créatures du néant (Cor. 2 : 117, 3 : 47, etc.). La fonction de ce verbum Dei ne se limite pas, toutefois, à ce rôle cosmogonique : c’est aussi du nom al-mutakallim que procède la Révélation, qui est kalimat Allâh, « Parole de Dieu ». On peut donc conclure que le fatâ en l’être duquel Ibn Arabî puise les connaissances qu’il va consigner dans son livre est une épiphanie du Locuteur divin52. Que cette épiphanie revête la forme d’un homme peut surprendre et même scandaliser ceux chez qui la transcendance de Dieu (tanzîh) n’est qu’une notion produite par un effort spéculatif et non une évidence contemplative. Mais Ibn Arabî confirme catégoriquement en plusieurs passages de ses écrits ce caractère anthropomorphique – par exemple dans un poème du chapitre 372 dont le premier vers commence par : « Ayant vu Dieu sous la forme de l’homme… », affirmation reprise dans le troisième vers : « Lorsqu’Il s’est épiphanisé (tajallâ) à moi sous une forme pareille à la mienne… »53 Fondées sur son expérience, de telles assertions, cohérentes avec sa doctrine des théophanies telle que l’exposent les Futûhât, les Fusûs al-hikam ou le Kitâb al-Tajalliyât, ont une justification scripturaire qu’il invoque souvent : en l’espèce le hadîth dans lequel le Prophète déclare : « J’ai vu mon Seigneur sous la forme d’un jeune homme imberbe… »54

Le deuxième problème qui doit retenir notre attention concerne la relation qu’établit explicitement Ibn Arabî entre le contenu de son œuvre et les sciences spirituelles qu’il « lit » dans la personne du fatâ. J’ai mentionné à ce sujet qu’on peut objecter que nombre des thèmes des Futûhât avaient déjà été abordés dans des ouvrages antérieurs. La rencontre à la Ka’ba, d’autre part, n’est pas la première, ainsi qu’en témoigne le Kitâb al-isrâ55. Enfin Ibn Arabî lui-même, s’adressant à son ami Abd al-Azîz al-Mahdawî, lui dit que « La plus grande partie de ce que j’ai mis dans cet écrit est ce qui m’a été “ouvert” par Dieu lorsque j’accomplissais le tawâf autour de sa noble maison ou lorsqu’assis je la contemplais »56. Il convient donc que ce que contiennent les Futûhât n’est pas en totalité le fruit de ce qu’il a vécu en ces moments. Cela étant, en quoi consiste précisément le rôle du fatâ ? Il est assurément source de connaissances qu’Ibn Arabî ne possédait pas préalablement, ou dont il n’avait encore qu’une saisie théorique. Mais surtout, « lu » par Ibn Arabî ligne par ligne, il lui révèle quelle doit être l’architecture de son opus magnum. C’est de cette « lecture » que résulte une particularité surprenante d’un ouvrage dont la rédaction va s’étendre sur plus de trente ans : lorsque Ibn Arabî l’entreprend à La Mecque il y inclut dès les premières pages une table des matières complète décrivant la structure définitive en six sections (fusûl) et donnant les titres des cinq cent soixante chapitres encore à venir57. L’ordre des sujets traités lui est d’ailleurs imposé, plutôt que proposé, et c’est pourquoi – à propos, par exemple, du chapitre 88 sur les « fondements de la Loi » qui, logiquement, aurait dû trouver place dans la section précédente – il rappelle que la distribution des chapitres n’est pas librement décidée par lui.

La répartition en sections est, d’autre part, en relation avec la série des asmâ’ al-dhât symbolisés par les sept tournées rituelles. Comme c’est le cas pour les Fusûs al-hikam dont la véritable structure ne se découvre que si l’on ajoute aux vingt-sept chapitres apparents la doxologie liminaire qui porte le total à vingt-huit58, il convient, pour les Futûhât Makkiyya, de considérer le premier chapitre comme constituant à lui seul une première section afin de compléter le septénaire. Il correspond au nom al-hayy, « le Vivant » qui est « l’imâm des noms », l’attribut divin qui soutient et contient tous les autres de la même manière que le premier chapitre des Futûhât est la fondation sur laquelle s’édifient la construction et l’ouvrage tout entier59.

Le nombre et l’ordre de succession des six sections suivantes sont en homologie avec la série des attributs (sifât) ou modes relationnels (nisab) qui dépendent de l’attribut de Vie et dont dépendent à leur tour les créatures60. La section des « connaissances » (ma’ârif) se rattache au nom al-alîm (le Savant, l’Omniscient). Lui fait suite celle des « comportements » (mu’âmalât) que doit observer le murîd, le novice, afin de mettre en œuvre ces connaissances encore théoriques : elle est, d’évidence, liée au nom al-murîd, c’est-à-dire à l’attribut de Volonté. La troisième section est celle des « états spirituels » (ahwâl) qui sont octroyés (mawhûba) par l’omnipotence divine, c’est-à-dire par le nom al-qadîr, le Tout-Puissant. Chacun des cent quatorze chapitres de la quatrième section définit une « demeure spirituelle » (manzil) identifiée à l’une des cent quatorze sourates du Coran, c’est-à-dire la Parole de Dieu. Elle est donc gouvernée par le nom al-mutakallim, « Celui qui parle », ce qui suggère en outre qu’elle a avec le fatâ une relation privilégiée. La cinquième section, celle des munâzalât, des rencontres à mi-chemin entre Dieu et l’homme et de leur dialogue face à face correspond au nom al-samî, « Celui qui écoute ». La sixième section, enfin, est celle des maqâmât, des stations contemplatives, ce qui signifie qu’elle est régie par le nom al-basîr, « Celui qui voit ».

 

Le secret de la Ka’ba


Les sept théophanies qui ont été accordées à Ibn Arabî tandis qu’il s’acquittait de l’obligation légale de la circumambulation déterminent donc à la fois l’ordonnance et la substance de la somme mystique qu’il va composer sous la dictée du fatâ. Or la connexion ainsi établie entre l’observance d’une prescription rituelle et les « illuminations » que transcrivent les Futûhât nous conduit à la solution du troisième problème, celui du « secret de la Ka’ba » – un secret qui n’est voilé que par son évidence, ainsi que le rappelle le fatâ en déclarant que, pour les cœurs sanctifiés la lumière de la Ka’ba « brille à découvert ». Car ce secret, c’est le joug de la Loi révélée, c’est l’obéissance due à la sharî’a lors même qu’elle paraît contredire les certitudes inébranlables que le ‘ârif bi-Llâh tire de l’expérience savoureuse de la plus haute contemplation.

« Le temple qui Me contient, c’est ton cœur » : cette parole, c’est Dieu qui la prononce. Comment celui qui l’a entendue pourrait-il douter qu’elle soit Parole de vérité ? Et comment s’étonner que les tournées autour de la Ka’ba lui apparaissent dès lors comme « la prière sur un cadavre » ? Mais ce Dieu que « ni le ciel ni la terre ne peuvent contenir » a fait pourtant élection d’une maison terrestre. Ce Dieu qui transcende toute forme désigne une pierre comme « Sa main droite » et institue pour les croyants le devoir de lui rendre hommage. Ce Dieu qui, dans Son Livre, enseigne à Ses serviteurs qu’Il est toujours avec eux où qu’ils soient (Cor. 2 : 115) et que la piété ne consiste pas « à se tourner vers l’orient ou vers l’occident » (Cor. 2 : 177) leur commande cependant de prier dans une direction précise et, une fois au moins dans leur vie, de quitter leur demeure pour se rendre dans « une vallée stérile » (Cor. 14 : 37). « Concession paradoxale », ai-je dit au début de cette étude tout au long de laquelle je n’ai cessé de montrer du doigt le secret. Mais ce qui, pour le commun des fidèles, est en effet une concession miséricordieuse est d’abord ressenti par le mystique comme un douloureux paradoxe : car il ne peut nier, ni sa vérité intérieure, sa haqîqa, qu’il tient de Dieu Lui-même, ni le caractère imprescriptible de la sharî’a, à laquelle son état de créature le soumet au même titre que n’importe quel croyant. Qu’Ibn Arabî ait éprouvé cette tension entre deux certitudes et deux fidélités, bien des passages du premier chapitre des Futûhât, nous l’avons vu, en témoignent61. L’atteste aussi le Tâj al-rasâ’il, étonnante série de « Lettres d’amour » qu’avant de quitter La Mecque en août 1204 (dhû l-qa’da 600 h.) il adressera à cette « Ka’ba de beauté » (ka’bat al-husn) qu’il a offensée par son impertinence62. Mais l’obéissance a le dernier mot car c’est seulement par une parfaite conformité à sa ‘ubûda, à son statut originel de servitude, que l’homme atteint les profondeurs du mystère divin. Tel est le secret de la science des saints : et tel est le secret de la Ka’ba63.

Notes

1 Muslim, masâjid, 3.
2 L’interprétation de buyût comme désignant les mosquées n’est pas la seule possible (elle peut, notamment, s’appliquer littéralement aux maisons des croyants), mais elle est privilégiée par les commentateurs.
3 Cette dernière interprétation est celle que retient Ibn Arabî qui commente ce verset à maintes reprises (Futûhât Makkiyya, Bûlâq, 1329h., I, p. 104 ; III, p. 161, I V, p. 106…). Elle concerne aussi celui qui prie à l’intérieur de la Ka’ba (Bukhârî, hajj, 52 ; Futûhât Makkiyya, I, p. 406) : l’espace y recouvre pour lui son isotropie.
4 Parmi les travaux récents relatifs à ces récits de voyage, signalons celui d’Abdel-Magid Turki, Récits de pèlerinage, Paris, 1979. Il va de soi, d’autre part, qu’une ample documentation et d’abondantes références sont à puiser dans les articles Makka, Ka’ba, Hadjdj de la 2e édition de l’Encyclopédie de l’Islam. Cela dit, et en dépit de la richesse des informations disponibles, j’ai pu constater de comiques erreurs sous la plume d’auteurs qui passent pour de bons connaisseurs du monde arabe mais confondent, par exemple, la Ka’ba, qui est revêtue d’une tenture noire, et la Pierre Noire qui est insérée dans l’un de ses angles.
5 Ce planisphère est reproduit par Muhammad Hamidullah, « Le pèlerinage à La Mecque », in Les Pèlerinages, collection « Sources orientales », Paris, 1960, p. 104-105.
6 Muhammad al-Fâkihî, Akhbar Mekka, 2e édition, Beyrouth, 1994, I, p. 250 ; sur les inondations, II, p. 104.
7 Tabarî, Ta’rîkh, Le Caire, s.d. p. 49. Cette donnée traditionnelle est reprise par Ibn Arabî, citant l’ouvrage d’Abû l-Walîd Muhammad al-Azraqî (principale source de Fâkihî) dans Muhâdarat al-abrâr, Beyrouth, 1968, I, p. 395.
8 Tha’labî, Qisas al-anbiyâ, Le Caire, 1371h., p. 17.
9 Yâqût, Mu’jam al-buldân, Beyrouth, 1986, I V, p. 463. L expression « mère des cités » (umm al-qurâ) est coranique (6 : 92).
10 Bukhârî, tafsîr, IX, 8.
11 Tabarî, Tafsîr, ed. Shâkir, Le Caire, s.d., III, p. 59-60.
12Tha labî, op. cit., p. 27.
13 Sayyid Qutb, Fî zilâl al-qur’ân, Beyrouth, 1977, I, p. 114, 434.
14 Ahmad al-Sifâ’î, Ta’rîkh Makka, La Mecque, 1380h., 1er chapitre.
15 Mahmûd Shaltût, Fatâwâ, Le Caire, 1975, p. 426.
16 Tafsîr al-manâr, I, p. 466; I V, p. 6.
17 Muhammad al-Makhzûmî, Al-Jâmi’ al-latîf fî fadl Mekka, Le Caire, 1357h., p. 34.
18 Tâj al-dîn al-Subkî, Tabaqât kubrâ, cité par Nabhânî, Jâmi’ karamât al-awliyâ, Beyrouth s.d., p. 29. Il s’agit là de ces charismes de la vision qu’Ibn Arabî décrit dans les mawâqi’ al-nujûm, Le Caire, 1907, p. 63. L’hagiographie musulmane donne de nombreux exemples de ces perceptions miraculeuses. Voir entre autres le récit, par son petit-fils, de la vision de La Mecque qu’Umar Ibn al-Fârid obtient alors qu’il se trouve au Caire grâce à l’intercession d’un saint anonyme (texte traduit dans Th. Emil Homerin, From Arab Poet to Muslim Saint, Columbia, S. C., 1994, p. 35-36).
19 Hakim Tirmidhî, Kitâb al-hajj wa asrârihi, Le Caire, 1969, p. 102. (L’attribution de cet ouvrage à Tirmidhi, du moins sous cette forme, est contestée par Bernd Radtke). Interprétation similaire chez Ibn Arabî, Fut., I, p. 747.
20 Tabarî, Tafsîr, ed. Shâkir, XIV, p. 190s. ; Qurtubî, Tafsîr, Le Caire, 1933-1950, VIII, p. 103s. ; Fakhr al-dîn Râzî, Tafsîr, Téhéran, s.d., XVI, p. 23s. ; Ismâ’îl Haqqî, Rûh al-bayân, Istanbul, 1928, III, p. 410 s. Ibn Arabî, selon son habitude, montre que toutes les interprétations – des plus rigoureuses aux plus ouvertes – peuvent être justifiées d’un point de vue ou d’un autre (Ijâz al-bayân, ed. Mahmûd Ghurâb, p. 177-179, à propos de verset 2 : 115). Il précise ailleurs (Fut., I, p. 382) que toute « souillure » (najâsa) est un accident et n’affecte pas la pureté originelle des essences.
21 Voir l’article signalé note 5, p. 119-120.
22 Voir Wensinck, Concordance, II, p. 168. Mâlik cite cette phrase sous la forme Lâ yabqayanna dînânî ardi l-’arab, on rencontre aussi la variante Lâ yajtami’ (que cite, par exemple, Râzî, op. cit., p. 26).
23 Op. cit., p. 117.
24 Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr, Le Caire, 2001, I, p. 110-111. La même histoire est racontée par Ibn Arabî, Fut., I, p. 677-678.
25 Ibn Taymiyya, Majmû’at al-rasâ’il wa l-masâ’il, ed. Rachîd Ridâ, I, p. 80.
26 A. R. Badawî, Shahîdat al-’ishq al-ilâhî, Le Caire, 1962, p. 39, citant Farîd al-dîn Attâr (selon qui cette exclamation de Râbi’a survient alors que la Ka’ba vient au devant d’elle).
27 Nombreuses références dans Wensinck, Concordance, I, p. 425. Tirmidhi, qui cite cette phrase célèbre (op. cit., p. 50) la fait suivre de la réplique d’Alî b. Abî Tâlib. Pour celui-ci, la Pierre noire peut « faire du mal ou du bien », car elle a reçu en dépôt le témoignage des anges attestant que les hommes, lors du pacte primordial (mîthâq, Cor. 7 : 172) ont reconnu la souveraineté divine et ce témoignage, au Jour du Jugement, sera produit en leur faveur s’ils ont observé le Pacte, en leur défaveur dans le cas contraire. Ibn Arabî déclare (Fut., I, p. 701) avoir été gratifié d’une vision de ce témoignage qui lui est apparu sous la forme d’un fil enroulé dans la Pierre noire.
28 Pour des précisions détaillées sur les voyages d’Ibn Arabî et, plus généralement, sur sa biographie, je renvoie aux livres de Claude Addas, Ibn Arabî ou la quête du Soufre rouge, Paris, 1989 et Ibn Arabî et le voyage sans retour, Paris, 1996.
29 Voir sur ce point le tome 1 de l’édition critique établie par Osman Yahia, Le Caire, 1972, p. 28.
30 Le manuscrit de la première rédaction, constitué en waqf (bien de mainmorte) au profit de Muhammad, fils d’Ibn Arabî, a été perdu. Le texte n’en est connu que par des copies postérieures à la mort de l’auteur.
31 Ces ouvrages apocryphes, publiés à Abû Dhabî en 1998 sous le titre Rasâ’il Ibn Arabî correspondent aux numéros suivants du Répertoire général d’O. Yahia (Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn Arabî, Damas, 1964) : 18, 80, 256, 262, 288, 342, 472, 539, 555, 587, 685. Voir notre compte rendu dans Bulletin critique des Annales Islamologiques, n° 17, p. 50-52. Leur véritable auteur est probablement Sa’d al-dîn Hamûya.
32 Al-Qârî al-Baghdâdî, Manâqib Ibn Arabî, Beyrouth, 1959, p. 72, n. 2. Cette affirmation est encore reprise à l’époque contemporaine par Nabhânî, op. cit., I, p. 119.
33 Ce récit figure notamment dans la fatwa de Fîruzabâdî (ob. 1415) incluse dans les Manâqib Ibn Arabî, p. 76, dans les Fatâwâ hadîthiyya d’Ibn Hajar al-Hajar al-Haytamî (ob. 1567), Le Caire, 1970, p. 295 et dans les Yawâqît wa jawâhir de Sha’rânî, Le Caire, 1369h., p. 10.
34 Fritz Meier, “The Mystery of the Ka’ba”, Eranos Yearbooks, Bollingen Series, XXX, vol. 2, p. 149-168; Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, Paris, 1958, p. 207-211.
35 O. Yahia, dans son édition critique (I, p. 229, en note) se montre très influencé par l’interprétation ismaélienne suggérée par Corbin, chez qui elle a un caractère récurrent et quasi obsessionnel.
36 Le texte du premier chapitre que nous allons examiner ci-après correspond dans l’édition de Bûlâq aux pages 47 à 51 du premier volume et dans l’édition d’O. Yahia aux pages 215 à 230. Une traduction française, demeurée inédite, en avait été faite il y a un demi-siècle par Michel Vâlsan. Une traduction espagnole en a été donnée récemment par Victor Pallejà de Bustinza, Las iluminaciones de la Meca, Madrid, 1996, p. 85-101. Rappelons que ce chapitre initial est précédé d’une longue doxologie, qui prend la forme inhabituelle d’un récit visionnaire (voir Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, chapitre IX) et d’une introduction comportant, dans le texte définitif, trois « professions de foi ». Ibn Arabî précise toutefois in fine qu’elle est ajoutée à l’ouvrage mais n’en fait pas partie à proprement parler et que les copistes peuvent choisir de ne pas la transcrire.
37 Lisân al-’arab, Beyrouth, s.d., XV, p. 145s.; Fut., I, p. 241.
38 Sur la futuwwa, voir s.v. les articles de Claude Cahen et Fr. Taeschner dans l’Encyclopédie de l’Islam, 2e édition. Henry Corbin a publié l’analyse de sept traités de futuwwa, Traités des compagnons-chevaliers, Paris-Téhéran, 1973. On trouvera de nombreuses références bibliographiques dans le livre récent d’Alexander Khatchâturiân, Ahl al-futuwwa wa l-fityân fî l-mujtama al-islamî, Beyrouth, 1998. En ce qui concerne plus particulièrement la notion de futuwwa dans le soufisme, voir le chapitre que lui consacre Qushayrî dans sa Risâla (Le Caire, 1957, p. 103-104) et l’ouvrage de Abû l-Alâ Afîfî, Al-malâmiyya wa l-sûfiyya wa ahl al-futuwwa, Le Caire, 1945.
39 Fut., I, p. 241-244; II, p. 231-235.
40 Diwân, Beyrouth, 1996, p. 135.
41 Le dernier vers de ce poème fait allusion au dialogue entre le calife Umar et Alî b. Abî Tâlib. (cf. note 27).
42 Il y a là une allusion au caractère exceptionnel de l’événement décrit dans le chapitre – la grâce offerte au pèlerin ne sera pas proposée deux fois – mais sans doute aussi au hadîth (Suyûtî, Fath kabîr, Le Caire, 1351h., I, p. 223) selon lequel la Pierre noire se retirera de ce bas-monde à l’approche du jour de la Résurrection, sa disparition invalidant définitivement le pèlerinage.
43 Comme l’indiquait M. Vâlsan dans une note de la traduction inédite mentionnée plus haut, le mot « inscrit » (marqûm) évoque celui de raqîm (emprunté à Cor. 18 : 9) qui figure dans le titre de la première des cent neuf théophanies décrites par Ibn Arabî dans le Kitâb al-tajalliyât.
44 Voir E. I. 2, s.v. istiwâ, l’article d’André Miquel.
45 Kitâb al-isrâ, ed. Souad al-Hakîm, Beyrouth, 1988, p. 59. (Le « soufre rouge » est un symbole de perfection absolue emprunté au vocabulaire alchimique). Le Diwân renferme plusieurs allusions au fatâ dont l’une (p. 357) se rapporte explicitement à cette première rencontre. Voir aussi p. 84 et 192.
46 Ce discours divin s’ouvre par une allusion très éclairante aux théophanies qui se succéderont au jour de la Résurrection, la plupart des créatures refusant alors de reconnaître Dieu sous une autre forme que celle qui était l’objet de leur adoration en ce monde (Bukhârî, Riqaq, 52 ; Muslim, îmâm, 299, 302). Ibn Arabî a souvent commenté ce hadîth (Fut., I, p. 266, 305, 314 ; III, p. 11, 132, 465 ; Fusûs al-hikam, Beyrouth, 1946, I, p. 113, etc.).
47 Voir les références données note 27.
48 Sur ces « attributs entitatifs », voir Daniel Gimaret, La doctrine d’al-Ash’ârî, Paris, 1990, chapitre V. Ibn Arabî fait souvent référence à cette doctrine classique en précisant que le nom al-hayy (« le Vivant ») est « l’imâm des noms » (Inshâ al-dawâ’ir, ed. Nyberg, Leyde, 1919, p. 33) car l’attribut de la Vie est celui par lequel subsistent les six autres, sur lesquels repose l’existence universelle (Fut., II, p. 493).
49 On reconnaît là un écho du hadîth qudsî souvent cité par les auteurs soufis et notamment par Ibn Arabî (mais absent des recueils « canoniques ») : « Mon ciel et Ma terre ne peuvent Me contenir mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient ».
50 Le hijr faisait originellement partie de la Ka’ba. Sur la forme de la Ka’ba primordiale et sur sa signification symbolique voir Fut., I, p. 666. C’est dans la suite de ce passage qu’Ibn Arabî raconte qu’à Tunis, en 598h., une tablette en or provenant du trésor de la Ka’ba où étaient gravés des caractères appartenant à une langue inconnue lui fut surnaturellement apportée. Il refusa d’en prendre possession par déférence envers le Mahdî, à qui ce trésor est destiné.
51 Henry Corbin, op. cit., p. 208 et p. 279-281 ; F. Meier, op. cit., p. 162.
52 Le rôle des Noms divins dans le processus d’existenciation est mis en scène à plusieurs reprises par Ibn Arabî (Fut., I, p. 323 ; Inshâ’ al-dawâ’ir, p. 36-38 ; Anqâ mughrib, Le Caire, s.d., p. 33) sous la forme d’une « assemblée des Noms » sur laquelle voir William Chittick, The Sufi Path of Knowledge, Albany, 1989, p. 54. Il est à noter aussi que, dans le titre du chapitre 1 des Futûhât, le fatâ est désigné comme rûh, « esprit ». Or Ibn Arabî souligne dans le Inshâ’ al-dawâ’ir, p. 33-34, la relation particulière qui existe entre l’Esprit saint (al-rûh al-qudusî) et le nom al-qâ’il.
53 Fut., III, p. 449.
54 Fut., I, p. 97; II, p. 399; Dakhâ’ir al-a’lâq in Turjumân al-ashwâq, Beyrouth, 1961, p. 58. Voir aussi les chapitres 42 et 43 de Jîlî, Al-insân al-kâmil. On notera que les termes employés dans ce hadîth (shâbb amrad) constituent un exact équivalent du mot fatâ dans son sens premier.
55 Le poème du K. al-isrâ (p. 58) – qu’Ibn Arabî reprend à son compte dans les Futûhât (I, p. 9) – dans lequel le fatâ décline son identité (Anâ l-qur’ân wa l-sab’ al-mathânî) mériterait un commentaire qui ne peut trouver sa place ici car il imposerait une analyse approfondie des chapitres 369 et 383 des Futûhât, correspondant respectivement à la sourate al-Fâtiha et à la sourate al-Hijr (dans laquelle figure l’expression al-sab’ al-mathânî). Signalons seulement qu’outre leur signification traditionnelle, qui les assimile aux sept versets de la Fâtiha, les « sept redoublés » sont aussi les sept Noms divins (« redoublés » parce que communs à Dieu et à l’homme, qui est lui aussi vivant, oyant, voulant, etc.) et les sept tournées rituelles (qui doivent obligatoirement être accomplies deux fois, lors de l’arrivée du pèlerin et lorsqu’il se prépare à quitter La Mecque). Au sujet de la récitation de ce poème devant le shaykh al-Mahdawî à Tunis, voir Claude Addas, Ibn Arabî et la quête du Soufre rouge, p. 145.
56 Fut., I, p. 10.
57 Cette table des matières figure p. 11-30 dans le premier volume des Futûhât. Les titres donnés aux chapitres sont effectivement, à quelques légères variantes près, ceux que l’on trouve en tête de ces chapitres rédigés, pour la plupart, bien des années plus tard.
58 Ces 27 + 1 chapitres correspondent, comme l’a montré Abdelbaki Meftah (Mafâtih fusûs al-hikam, Marrakech, 1997) aux 28 degrés de l’existence universelle décrits dans le chapitre 198 des Futûhât, ce qui ne signifie pas qu’il s’agisse là d’une interprétation cosmologique des Fusûs.
59 Voir les références données dans la note 48.
60 Je reprends ici des indications que j’avais données précédemment dans Un océan sans rivage, Paris, 1992, p. 122-128.
61 Le dialogue entre Umar et Alî b. Abî Tâlib qu’évoque un vers du premier chapitre (cf. note 27) est le prototype de cette tension entre deux certitudes.
62 Tâj al-rasâ’il, ms. Velyuddin 1759, ff. 103-144b, authentifié par trois certificats de lecture. Contrairement à ce qu’indique O. Yahia (sous R.G. 736) ce recueil se compose de 8 épîtres et non de 7. La première correspond à l’Essence divine, les suivantes à ses 7 attributs. Sur les circonstances de la rédaction de cet ouvrage, voir Fut., I, p. 700-701 et Cl. Addas, Ibn Arabî et la quête du Soufre rouge, p. 253-254. Le Tâj al-rasâ’il a été analysé par Denis Gril, “Love Letters to the Ka’ba”, Journal of the Muhyddin Ibn Arabî Society, n° 17, 1995, p. 40-54.
63 Sur la notion de ‘ubûda et son importance dans la doctrine d’Ibn Arabî voir Un océan sans rivage, chapitre V.

 

Michel Chodkiewicz, « Le paradoxe de la Ka’ba », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2005, mis en ligne le 15 janvier 2010, consulté le 09 mars 2012. URL : http://rhr.revues.org/4223

Auteur

Michel Chodkiewicz

École des Hautes Études en Sciences sociales
54, Boulevard Raspail 75006 Paris


Voir aussi Le sens ésotérique du pèlerinage au Temple de la Ka'ba

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