jeudi 1 mars 2012

L’ijtihâd spirituel : fondements méthodologie et actualité

 

Eric GEOFFROY

Pour la plupart des musulmans et des observateurs concernés par la réforme de l’islam, celle-ci n’est envisageable que dans un questionnement préalable sur la place démesurée qu’a pris le droit dans le champ de la culture islamique. Si le ‘‘génie’’ du fiqh et son originalité dans la production humaine ne sont plus à démontrer – j’ai moi-même été formé à Damas dans le fiqh hanafite - force est de reconnaître que dès le IIe siècle de l’Hégire cette discipline a connu une hypertrophie qui a relégué ses consoeurs (la théologie, et surtout l’éthique, la spiritualité, la philosophie) dans des marges plus ou moins fréquentables. L’on a pu ainsi caractériser la Grèce par la philosophie, l’Occident moderne par la technique, et la civilisation islamique par le droit religieux et la raison analogique qu’il met en oeuvre 1. De plus en plus s’est imposée l’identification de la sphère ‘‘islam’’ à la norme juridique. Avec la modernité, dès la fin du XVIIIe siècle, le besoin s’est fait plus pressant de traiter le juridisme musulman par une médication puissante. On a alors sollicité l’ijtihâd. De nos jours, il est appréhendé comme un outil d’émancipation permettant de faire évoluer les normes juridiques, afin d’adapter la religion aux contextes de la modernité. Une des questions fondamentales pour notre époque peut donc être formulée ainsi : face à l’« impérialisme 2 » du fiqh, où se trouve l’essence spirituelle du message muhammadien ?

Les fondements scripturaires de l’ijtihâd spirituel

Parmi les assises scripturaires de ce type d’ijtihâd s’impose la séquence coranique dans laquelle Khadir, initiateur énigmatique des prophètes et des saints, met à l'épreuve le prophète Moïse par trois fois, en accomplissant des actes qui contreviennent en apparence à la Loi 3. Moïse, qui s'en tient aux normes extérieures de la Loi, se montre impatient et révolté. Khadir, quant à lui, perçoit la réalité profonde des choses et juge selon la Réalité, la Haqîqa : il explique à Moïse le bien-fondé ésotérique de ses actes, puis le laisse là. A l’intérieur de ce passage, le verset 18 : 65 spécifie la science qui convient au mode de perception ésotérique : « Nous [Dieu] lui [Khadir] avons octroyé une science émanant de chez Nous », science mystique au sens où elle provient du monde du Mystère, le ‘âlam al-ghayb coranique. Elle est définie par les soufis comme une science octroyée par la grâce (‘ilm wahbî), en contraste avec la science acquise (‘ilm kasbî) ou science spéculative (‘ilm nazarî). C’est Khadir qui initie le ‘âlim soufi égyptien Sha‘rânî (XVIe siècle), par exemple, à la méthode contemplative qui lui permet de parvenir à la « source de la Loi primordiale » d’où sont issues les opinions des oulémas. Sha‘rânî réalise alors que l’imitation en matière religieuse ou juridique (taqlîd) est un voile opaque qui barre l’accès à l’essence de la Sharî‘a.


Autre source scripturaire incontestée, le célèbre « hadîth de l’ange Gabriel » a doté la religion islamique d’un principe d’harmonie entre ses différentes composantes ; il a établi une hiérarchie des valeurs qui s’est vite inversée. Il présente cette religion dans un déploiement de sens, en procédant du domaine formel vers le domaine intérieur. Le premier degré, l'islâm correspond à la pratique extérieure, physique de la religion, incluant les oeuvres d'adoration (‘ibâdât) et les relations humaines (mu‘âmalât) : il est régulé par le droit ou la législation (fiqh). Puis vient l'îmân, la foi, qui a son siège dans le coeur, mais à ce stade le fidèle se réfère encore à des convictions puisées dans le dogme : la foi est orientée et structurée par la théologie dogmatique. Enfin, l'ihsân énonce l'exigence « d'adorer Dieu comme si tu Le voyais ».

Les soufis ont identifié leur discipline à cette quête de la perfection qu’est l'ihsân, quête de la perception directe des réalités spirituelles par le dévoilement et la contemplation. Ils tendent ainsi à parvenir à la « vision certaine » (yaqîn), dépassement ou plutôt accomplissement de la foi. Le fidèle qui s’en tient au stade de l’islâm, voire de l’îmân, n’a donc pas parachevé son parcours au sein de sa religion. Or, disent les soufis et les oulémas soufis, la quête de la Réalité spirituelle s’impose autant aux musulmans que celle de la science exotérique. Ibn Khaldûn abonde en ce sens lorsqu’il avance que le soufisme fait partie intégrante des sciences de la Sharî‘a 4. C’est pourquoi les traités de « profession de foi » des anciens intégraient cette « balance » (mîzân) indispensable à l’équilibre personnel comme collectif : la spiritualité y représentait une des trois parties de la religion, avec le dogme (‘aqîda) et la Loi (Sharî‘a). Les penseurs réformistes contemporains, pour leur part, ne disent pas autre chose. Pour le Frère Musulman Sa‘îd Hawwâ (m. 1989), le soufisme est une discipline qui s’impose à tout fidèle pour compléter les approches théologique et juridique. Quant au penseur iranien Abdul Karim Soroush, il fonde pareillement sa théorie de la contraction et de l’expansion de la connaissance religieuse sur le kalâm (la théologie dogmatique), les usûl (les fondements du droit) et l’‘irfân (la gnose, la connaissance ésotérique) 5.


Les méthodes cognitives de l’ijtihâd spirituel : un peu d’histoire

Une évidence d’ordre méthodologique s’est vite imposée aux spirituels musulmans : le mental humain, l’esprit discursif qui utilisent la déduction et l’argumentation ont leur place dans l’élaboration de la connaissance, mais leur nature limitée empêche l’homme d’accéder à la Réalité profonde et ultime des choses (Haqîqa), qui est donc voilée à ses yeux. La science spirituelle est intuitive, mais non empirique. Elle se caractérise par sa dimension expérientielle et sa fulgurance. Elle se veut plus ouverte, plus plénière que celle engagée par le seul ‘‘mental’’, puisqu’elle embrasse à la fois le rationnel et le supra-rationnel. Si elle est authentique en effet, elle ne saurait être qualifiée d’irrationnelle mais de supra-rationnelle. La raison « n’est qu’un moyen de fortune, nécessaire mais pas suffisant », affirme Tareq Oubrou, ce théologien-juriste ‘‘éclairé’’ qui évoque « les raccourcis royaux de la mystique musulmane 6 ».

L’épistémologie soufie a employé dans l’histoire de l’islam deux méthodes cognitives, deux moyens d’investigation du monde suprasensible : l’inspiration (ilhâm) et le « dévoilement spirituel » (kashf ou mukâshafa). Ces paradigmes ne sont pas propres à l’islam : Kant définissait l’intuition comme le dévoilement de ce qui est en nous. Aux yeux des soufis, seules ces deux méthodes cognitives sont à même d’aboutir à la « vision directe » (‘iyân) des réalités spirituelles, de mener à la « certitude », le yaqîn coranique, et ainsi de dissiper le doute associé aux sciences spéculatives. Le grand savant polygraphe Bîrûnî (m. 1048) en montra bien l’exigence : « Entre Dieu et Sa créature, il y a mille couches de lumière et de ténèbres. Traverser celles-ci vers celles-là, voilà en quoi consiste l’ijtihâd des mystiques, qui une fois atteint son but n’admet ni reculade ni régression 7 ». L’ijtihâd formel des juristes-théologiens n’est, selon ce que eux-mêmes en disent, qu’une opinion, une conjecture, un zann, terme qui revêt dans le Coran un sens hypothétique, voire péjoratif. La raison humaine, en effet, « n’est jamais sans incertitudes, parce que l’homme n’est jamais sans passions 8 ». L’épistémologie soufie a ainsi donné naissance à un ijtihâd spirituel qui s’est affirmé de plus en plus au cours des siècles, se posant tantôt en rival de l’ijtihâd juridico-théologique, tantôt en complément harmonieux de ce dernier. Traçons-en à grands pas l’évolution.

Selon Hakîm Tirmidhî (m. 930), la science exotérique (la théologie, le droit…) est tributaire des penchants de l’ego (nafs) et des facultés mentales de l’homme. Or, ni les uns ni les autres ne peuvent aboutir à la véritable connaissance du monde, de la Loi, de Dieu. Seule l’inspiration, fruit de la discipline spirituelle et de la grâce, permet de dépasser le champ cognitif formel, aux horizons limités. Sous cet angle, elle est indispensable pour comprendre et appliquer la Loi de façon pertinente… Cependant, elle ne saurait, d’évidence, contredire la Révélation. Si tel était le cas, le mystique serait sous l’influence de son ego ou du diable. L’inspiration et le dévoilement spirituel – et c’est là un leitmotiv dans la bouche et les textes des soufis – doivent donc être jugés à l’aune du Coran et de l’exemple prophétique (Sunna) 9. Hallâj (m. 922), souvent perçu comme un extatique peu concerné par la matière islamique normative, pratiquait pourtant l’ijtihâd pour réfuter divers points de droit et de théologie 10.

Rompu aux sciences rationnelles de son temps, Ghazâlî vécut un véritable drame intellectuel qu’il ne put résoudre que dans la mystique, comme il s’en confesse dans son ‘‘autobiographie’’ al-Munqidh min al-dalâl (« Erreur et délivrance »). Il s’ouvrit donc à la méthodologie soufie, qu’il appelait la « science des coeurs » : il inscrivit le « dévoilement » dans le cadre d’une exigeante discipline spirituelle (mujâhadat al-kashf) et lui assigna un statut scientifique. Il dénonça dès lors les arguties des juristes-théologiens, et adopta une « balance » (mîzân) de plus en plus spirituelle dans ses jugements, au point de privilégier l’intuition sur la raison et les sens. Pour lui, en effet, « l’intellect ne devait servir qu’à détruire la confiance qu’on a en lui, et la seule connaissance certaine est celle qui est acquise par l’expérience [fondée sur l’inspiration et le dévoilement spirituel]. Un système philosophique n’a aucune base solide 11 ». Par son aura scientifique, Ghazâlî a contribué à sortir la pratique de l’ijtihâd de sa gangue juridique.

Héritier dans ce domaine à la fois de Tirmidhî et de Ghazâlî, Ibn ‘Arabî n’accorde aucun crédit au ‘‘scientifique’’ qui n’a pas de dévoilement spirituel. Pour lui, la métaphysique ne peut que l’emporter sur la physique : « Il y a deux voies menant à la connaissance de Dieu, écrit-il. La première est celle du dévoilement : c’est une science irréfutable que l’homme trouve en lui-même et qui ne s’accompagne d’aucun doute […]. La seconde voie est celle de la réflexion et de la démonstration rationnelle. Cette voie est inférieure à la première, car le doute ou le soupçon peut affecter l’argumentation de celui qui
la pratique 12 ». « La science authentique n’est pas donnée par la réflexion ni par les pensées émanant des rationalistes, écrit ailleurs Ibn ‘Arabî. Elle n’est que ce que Dieu jette dans le coeur du connaissant : une lumière divine qu’Il envoie à ceux de Ses serviteurs qu’Il choisit, ange, prophète, saint, simple croyant. Et celui qui n’a pas de dévoilement n’a aucune science 13 ». Dans le même sens, il affirme plus loin que « toute science qui ne provient pas d’une « gustation spirituelle » (dhawq) [celle-là même qu’évoquait Ghazâlî] n’est pas la science des gens de Dieu 14 ».


Ibn ‘Arabî affirme ailleurs que la science ésotérique de la « Réalité spirituelle » (Haqîqa) est illimitée car elle correspond à l’aspect non normatif de la Révélation, tandis que la science exotérique liée à la Sharî‘a est par nature normative et donc limitée 15. Cette distinction renvoie, mutatis mutandis, à celle opérée par Henri Bergson entre la « religion dynamique », soit la mystique, et la « religion statique », celle du dogme et de la morale. Sur ces bases-là, on peut aisément déduire qu’Ibn ‘Arabî a pourfendu la conformité aveugle à l’opinion d’autrui (taqlîd) et ouvert la porte de l’ijtihâd non seulement aux applications (furû‘) de la Sharî‘a mais aussi à ses principes fondamentaux (usûl). La logique est la suivante : il s’agit de ne « pas rétrécir ce que Dieu a élargi ». Retenons cependant que pour Ibn ‘Arabî le message divin se trouve en complétude dans le Coran et la Sunna, et que « l’effort » de l’ijtihâd consiste uniquement mais pleinement à explorer ces deux sources 16.

Voici des propos que n’aurait pas démentis Ibn Taymiyya (m. 1328), que les islamistes modernes ont abusivement adopté comme mentor. Non seulement ouvre-t-il, comme Ibn ‘Arabî, l’ijtihâd aux principes fondamentaux de l’islam et pas uniquement aux questions secondaires (furû‘) 17, mais encore va-t-il plus loin que Ghazâlî dans l’aval qu’il accorde à l’ijtihâd spirituel. Ce cheikh syrien qui, ne l’oublions pas, était soufi 18, fait de la quête du dévoilement (mukâshafa) « une sorte de science déchirant le voile des habitudes » 19. Il va jusqu’à reconnaître à l’inspiration une autorité en matière juridique, lorsque les sources scripturaires font défaut 20. Il affirme encore que, à l’instar des exotéristes maniant l’argumentation rationnelle, les soufis enclins au dévoilement et à l’inspiration tantôt disent vrai et tantôt se fourvoient 21. Or,en vertu d’un hadîth célèbre, toute personne pratiquant l’ijtihâd (le mujtahid) reçoit deux rétributions s’il s’avère qu’il a raison, et une tout de même dans le cas où il s’est trompé…

Une conquête de la pensée mystique

La voie était préparée pour ce que j’ai pu appeler « une conquête de la pensée mystique 22 ». Celle-ci s’est concrétisée aux XVe et XVIe siècles et s’est prolongée bien au-delà, si l’on pense qu’un des supérieurs d’al-Azhar, au XIXe siècle, validait la perception du Hadîth davantage par le dévoilement soufi que par les chaînes de transmission formelles. Il vaut la peine de s’arrêter sur le personnage et l’oeuvre de l’Egyptien Suyûtî (m. 1505), auteur prolixe dont l’envergure encyclopédique et les prétentions à l’ijtihâd ont agacé ses pairs. Ce savant et mufti renommé accorde en effet un statut quasiment infaillible à la science spirituelle des soufis, héritière de la Révélation. Il affirme même que cette science est plus fiable que les présomptions des juristes. La personne ayant atteint un certain degré de réalisation spirituelle peut ainsi contredire ceux qui lui ont transmis la science exotérique… Si Suyûtî maintient des conditions drastiques à l’exercice classique de l’ijtihâd juridique, il innove en ouvrant le champ de la fatwa à des disciplines autres que le droit. Ses fatwas sur le soufisme, en particulier, ont fait éclater le carcan de la pratique de la fatwa, identifiée jusqu’alors – et à nouveau de nos jours – à la normativité légale 23. Dans son recueil de fatwas, al-Hâwî lil-fatâwî, il valide : le don d’ubiquité dont sont gratifiés certains soufis, la hiérarchie ésotérique des saints dont il fournit les assises scripturaires (paroles du Prophète, de ‘Umar, de ‘Alî…), la vision du Prophète à l’état de veille qu’il dit ailleurs avoir expérimentée plus de soixante-dix fois, etc. Dans son sillage, des oulémas muftis du XVIe siècle accentuent encore l’imprégnation de la fatwa par le soufisme.
Sha‘rânî, quant à lui, qui a été évoqué plus haut, présente plutôt le profil d’un cheikh soufi très bien formé en sciences exotériques, ce qui lui permet de boire aux deux sources de l’ijtihâd. Son initiateur en ce domaine est un ummî, c’est-à-dire un saint ‘‘illettré’’ dans le monde des formes mais ‘‘sur-lettré’’ d’un point de vue spirituel : simple artisan de son métier, ‘Alî al-Khawwâs (m. 1532) enseigne à Sha‘rânî des sciences inspirées que celui-ci met à profit pour formuler une solide méthode de l’ijtihâd spirituel. En voici les principaux supports. Ainsi que l’affirmait déjà Ibn ‘Arabî, l’ijtihâd a valeur d’obligation pour chaque croyant, car il entre dans la conception soufie d’une Loi vivante se révélant à chaque instant à l’intimité du croyant. Les quatre imams ‘‘fondateurs’’ des rites juridiques (Abû Hanîfa, Shâfi‘î, Mâlik, Ibn Hanbal) étaient avant tout des saints doués de « dévoilements », et ils tiraient leur science de leurs contacts spirituels avec le Prophète. La démarche cognitive soufie (inspiration, dévoilement) est donc en parfaite adéquation avec l’ijtihâd formel des juristes. Cependant, les spirituels sont plus proches des réalités divines que les exotéristes (juristes et théologiens), car ils reçoivent leur science directement du monde invisible, du prophète Muhammad ou encore de Khadir… Celui-ci initie Sha‘rânî à la méthode contemplative qui lui permet de parvenir à la « source de la Loi primordiale » d’où sont issues les opinions des oulémas. Sha‘rânî réalise alors que l’imitation en matière religieuse ou juridique (taqlîd) est un voile opaque qui barre l’accès à l’essence de la Sharî‘a24.
Les conséquences que tirent Sha‘rânî et bien d’autres après lui de ces expériences représentent un enjeu majeur en ce qui concerne la question de l’autorité religieuse en islam : munis de la « certitude (yaqîn) », les êtres réalisés sur le plan spirituel n’ont plus à suivre les oulémas exotéristes en matière légale ; en quelque sorte, ils ont atteint le degré de « l’ijtihâd absolu ». Ils respectent les quatre imams-juristes, mais leur seul maître est le Prophète. Certes, ils ne sont pas infaillibles comme le sont les prophètes, mais ils jouissent de la protection divine (hifz). Suyûtî lui-même, éminent représentant du milieu des oulémas, tenait ces propos. Ce n'est donc pas aux prophètes que les soufis et les oulémas soufis font de l'ombre, mais bien à ceux qui se considèrent comme les gardiens patentés de la Loi : les juristes (fuqahâ'). L'autorité grandissante des cheikhs soufis à partir du XIIe siècle ne va pas, en effet, sans susciter des craintes chez les clercs qui se voient ainsi disputer leurs prérogatives. En définitive, l'inspiration et le dévoilement des soufis ne concurrencent pas la Révélation ou la Sharî‘a, mais l'interprétation littéraliste et légaliste qu'en font les « oulémas attachés à la forme » (‘ulamâ’ al-rusûm), selon l’expression consacrée.


Le soufisme réformé de la « Voie muhammadienne »

La formulation de l’ijtihâd spirituel au XVIe siècle, par Sha‘rânî en particulier, a irrigué en profondeur le ‘‘soufisme réformé’’ de la seconde moitié du XVIIIe siècle et de tout le XIXe siècle. Condamnant les déviations du confrérisme populaire tout autant que la sclérose du milieu des oulémas, les tenants de ce soufisme appellent à suivre la « Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya) ». A leurs yeux, seule celle-ci permet de dépasser à la fois les appartenances confrériques exclusivistes et le suivisme juridique, pour enfin restaurer le lien direct avec la Sharî‘a, qu’ils perçoivent au sens le plus noble de ‘‘norme divine’’. Par des raccourcis parfois abrupts, ils prescrivent de se référer au maître des maîtres, le Prophète, en cherchant à vivre intérieurement son modèle (Sunna) et à entrer en contact subtil avec lui. La vision du Prophète, en rêve ou plus rarement à l’état de veille, devient la méthode cognitive qui permet de faire l’économie des médiations religieuses traditionnelles. Tous ces cheikhs ou ‘‘initiés’’ se voient confortés par une parole connue du Prophète : « Celui qui m’a vu en rêve me verra à l’état de veille, et Satan ne peut prendre mon apparence ». L’affiliation à une ou plusieurs tarîqa reste de mise, car ce sont autant de « voies » menant au Prophète, mais leur importance est minimisée.

Certains saints de cette époque, tel al-Dabbâgh, al-Tîjânî et Ibn Idrîs, reçoivent ainsi directement du Prophète l’indication de fonder leur propre tarîqa. Ce mode de transmission concurrence pour le moins les chaînes initiatiques (silsila) habituelles du soufisme, dans lesquelles un maître vivant investit son futur successeur. Ce fondamentisme spirituel puise schématiquement chez Ibn ‘Arabî la doctrine intérieure et chez Ibn Taymiyya la rigueur extérieure.
Il s’agit bien d’un mouvement de réforme, mais qui se distingue sur bien des points du réformisme d’Afghânî, de ‘Abduh et de leurs pairs indiens : il n’émerge pas en réaction à l’influence européenne ; radicalement spiritualiste, il n’est pas concerné par les débats que soulève cette influence à propos de la ‘‘raison’’ ; connaissant une diffusion supra-locale, il ne sera pas récupéré politiquement par les mouvements nationalistes séculiers. Enfin, il s’éloignera toujours plus du wahhabisme, qui naît à la même époque (seconde moitié du XVIIIe siècle), tandis que le mouvement salafî va se rapprocher de celui-ci sous la houlette de Rachîd Ridâ, accouchant ainsi de la nébuleuse salafiste contemporaine. Le mouvement de la « Voie muhammadienne » est expérimenté sur une grande échelle du monde musulman, avec des variantes, par Shah Walî Allâh (m. 1763), Ahmad Ibn Idrîs (m. 1837) et l’un de ses disciples majeurs, Muhammad Sanûsî (m. 1859), al-Hajj ‘Umar (m. 1864), le ‘‘Mahdi soudanais’’ (m. 1885), etc.
Ibn Idrîs en particulier, crédité de fréquents contacts subtils avec le Prophète, rejette tout intermédiaire entre le fidèle inspiré et les sources scripturaires. Revendiquant un exercice absolu de l’ijtihâd, il a pour devise – laquelle est ancienne : « Connais les hommes par Dieu, et non Dieu par les hommes ». Ses positions lui valent l’ire des juristes mecquois ; exilé au Yémen, il est alors en butte au fanatisme littéraliste des wahhabites… Le lien initiatique entre Ibn Idrîs et le ‘‘Mahdi soudanais’’ 25 apparaît dans leur affirmation commune de rencontres avec le Prophète par le biais de la vision (hadra). Lorsqu’il émet des avis juridiques, le Mahdi ignore superbement les écoles existantes ; il ne reconnaît que le Coran, le corpus du Hadîth et l’inspiration venant du Prophète (ilhâm), qui supplée les déficiences du raisonnement humain (qiyâs). Son ijtihâd très personnel intronise l’ilhâm comme source majeure de la Loi, directement après le Coran, puisque les hadîth transmis par les hommes ne bénéficient pas des mêmes garanties d’authenticité que la réception directe de l’enseignement muhammadien qui lui échoit 26.

Un illustre contemporain du Mahdi, l’émir Abd El Kader, considère depuis Damas les milieux religieux et de la transmission des sciences islamiques comme sclérosés, et décalés par rapport à la modernité européenne. Il appuie également sa réforme sur l’inspiration et le dévoilement soufis, mais en les convoquant dans le tissu même de son époque. Pourfendant l'imitation en matière juridique (taqlîd), il prône et pratique une théologie illuministe, toujours nourrie des sources scripturaires, dans laquelle il redéfinit les rapports entre raison et supra-raison en islam. Il exerce une grande influence chez les oulémas réformistes de Damas, mais il s'adresse avant tout à des élites futures, capables de restaurer l'islam dans sa dimension universaliste.

Le processus de « rénovation de la religion » (tajdîd)

La ‘‘conquête’’, évoquée plus haut, du soufisme au sein du champ islamique se manifeste également dans l’implication de cette discipline dans le processus général, en islam, du tajdîd, ou « rénovation de la religion ». « Dieu envoie à cette Communauté [celle de l'islam], au tournant de chaque siècle, un homme chargé de rénover la religion » : à la lumière de cette parole du Prophète, les oulémas ont proposé différents noms pour identifier les rénovateurs de chaque siècle. Or, il se trouve que nombre de personnalités pressenties, de Ghazâlî (pour le Ve siècle de l’Hégire) à Suyûtî (IXe siècle de l’Hégire), étaient des oulémas engagés dans le soufisme. Ajoutons qu’ils étaient de rite chaféite, école juridique traditionnellement ouverte à la dimension intérieure de l’islam. Par la suite, le cheikh indien Ahmad Sirhindî (m. 1624) fut considéré comme « le rénovateur de l’islam pour le deuxième millénaire de l'Hégire » : l’an mille de l’Hégire tombait en 1591. Puis Shah Walî Allâh (m. 1763), toujours en Inde, concrétisa son allégation d’être le rénovateur de son siècle, en adoptant des positions très modernistes dans les domaines économique et social. Plus près de nous, le cheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934) laissa entendre, lui aussi, que la fonction de rénovateur de la religion lui était dévolue. Ce cheikh était à la fois ancré dans la tradition soufie multiséculaire, et ouvert à la modernité, dont il s’employait à séparer le bon grain de l’ivraie. On oublie souvent qu’il fut l’un des fondateurs de  l’Association des oulémas réformistes d’Algérie. Il s’intéressa à la pensée occidentale et côtoya les chrétiens européens, tout en dénonçant l’entreprise des missionnaires en Algérie. Sa voie spirituelle, de fait, se propagea très vite en Europe. Il fut l’un des rares soufis à vivifier l’ijtihâd spirituel en ces temps amers - la première moitié du XXe siècle – où les sociétés arabo-musulmanes affrontaient le colonialisme, les nationalismes émergents et la sécularisation accélérée qui s’ensuivait. Prenons ici à témoin le théoricien politique italien Gramsci (m. 1937), qui fut l’une des références des théologiens chrétiens de la libération : il notait que « le mouvement de renouvellement dans l’islam, c’est le soufisme 27 ».
Quelle actualité pour l’ijtihâd spirituel ?


Par nature, l’ijtihâd ne peut se prévaloir d’aucun consensus (ijmâ‘) car il émane de la réflexion d’un individu. A priori, l’ijtihâd spirituel est encore plus entaché de cette part de subjectivité, car à quelle aune mesurer l’authenticité de l’inspiration ou du dévoilement ? Celle du Coran et de la Sunna, bien sûr, comme l’ont toujours affirmé les soufis. Il n’empêche que cette perspective ouverte de l’ijtihâd se joue de la régulation et du contrôle exercés traditionnellement par les milieux des oulémas sur la matière islamique, et des acceptions limitées que ceux-ci reconnaissent à l’ijtihâd. Mais après tout, l’ijtihâd des réformistes ‘‘rationalistes’’ contemporains, lorsqu’il ne s’est pas volatilisé dans un post-ijtihâd, ne répond pas davantage aux normes anciennes, et assurément obsolètes, de la pratique de l’ijtihâd.

Je n’ai pas exposé les cheminements historiques de l’ijtihâd spirituel au sein de la culture islamique pour en conclure qu’il est applicable ici et maintenant, ou que tout un chacun peut prétendre aux états spirituels de ceux qui, de toute manière, constituaient à leurs époques respectives des élites. Il va de soi en effet que peu, parmi les affiliés au soufisme, ont eu accès aux moyens cognitifs que réclame l’ijtihâd spirituel, et étaient conscients de l’audace qu’il suppose. Certaines mouvances au sein du soufisme relèvent plus du piétisme que de la gnose, et elles n’ont jamais remis en cause les présupposés de l’ijtihâd légal ancien.
A l’heure où le monde extérieur scande la nécessité, pour les musulmans, de pratiquer l’ijtihâd, en tant qu’intelligence de la Révélation et de sa volonté, le soufisme n’échappe pas à cette exigence ; double exigence à vrai dire, puisqu’il lui revient de féconder à la fois le champ islamique exotérique, général, et son propre terrain d’investigation, plus subtil et délicat à manier a priori, celui des choses de l’Esprit.
Un autre questionnement peut encore se faire jour : quel ancrage peut avoir l’ijtihâd spirituel dans la réalité sociale, dans les chantiers immenses qui attendent le musulman contemporain : la promotion de l’esprit critique dans les sociétés musulmanes, l’évolution indispensable d’une pression sociale sur les comportements religieux vers un rapport individuel assumé au divin, l’éveil d’une conscience éthique et écologique, etc. ? Quelle place les musulmans accorderont-ils à la spiritualité dans les années à venir ? Sera-t-elle marginale ou reconnaîtra-t-on en elle l’essence du message muhammadien, le « coeur de l’islam » ? Les formes religieuses dépourvues de souffle inspirateur sont mortifères, l’histoire ancienne et récente le montre, et tout porte à croire qu’elles mourront elles-mêmes dans le contexte mondial à venir.


Conclusion

L’ijtihâd spirituel peut contribuer à ce que les musulmans redécouvrent la complétude de la raison islamique, qui est, selon l’expression d’Edgar Morin, une « raison ouverte », ou encore, selon celle d’Edmund Husserl, une « raison transcendantale ». Une raison ‘‘pluridimensionnelle’’, quoi qu’il en soit, qui rend compte de la polysémie du monde, et nous empêche de céder à une pensée linéaire, réifiée. La raison coranique, en effet, conjugue en permanence intériorité et extériorité ; elle s’adresse autant au coeur qu’au cerveau, et associe en maintes occurrences la méditation/invocation (dhikr) et la réflexion (fikr). Ainsi des versets 3 : 190-191 : « Certes, il y a dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance des nuits et des jours, des signes pour ceux qui sont doués d’intelligence, ceux qui invoquent Dieu debout, assis ou couchés sur le côté, et qui méditent sur la création des cieux et de la terre ».

Le regard que l’homme contemporain porte sur le monde est borgne : sa perception s’arrête au monde manifesté et ne suppose même pas l’existence d’une autre dimension. C’est précisément pour cette raison que ce « dernier homme », comme disait Nietzsche, détruit son environnement. Partant du verset 41 : 53, il nous faut élargir notre conscience non seulement « aux horizons », dans l’horizontalité de la matière et du monde phénoménal, mais aussi à la verticalité de l’expérience intérieure (« en eux-mêmes »). Tel était le plaidoyer de Mohammed Iqbal. Les spirituels musulmans illustrent cette quête d’un équilibre entre raison et supra-raison par l’expression « l’homme aux deux yeux », qui a pour référence coranique les versets 90 : 8, 10. Avec son oeil ‘‘droit’’, ou oeil intérieur, l’être éveillé voit l’Unicité ; avec son oeil ‘‘gauche’’, ou oeil extérieur, il voit le monde phénoménal dans sa multiplicité. Ainsi ancré à la fois dans l’Unicité et la multiplicité, il a une vision unifiante de la réalité, car la vision d’un oeil ne cache pas celle de l’autre. La culture islamique traditionnelle exprimait cela également en termes de « balance » (mîzân), c’est-à-dire d’équilibre entre les différents aspects de la réalité 28. Cette démarche, à 28 Cf. E. Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil, Paris, 2009, p. 73, 95.
n’en pas douter, s’inscrit fondamentalement dans le principe islamique de l’Unicité (Tawhîd), axe central de l’islam.




1 M. A. al-Jabri, Introduction à la critique de la raison arabe, trad. par A. Mahfoud et M. Geoffroy, La Découverte, Paris, 1994.
2 J. Berque, Relire le Coran, Paris, 1993, p. 92.
3 Coran 18 : 65-82.
4 Muqaddima : traduction française par V. Monteil, Discours sur l’Histoire universelle, Commission internationale pour la traduction des chefs-d'oeuvre, Beyrouth, 1968, p. 1004.
5 R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, 2004, p. 73.
6 T. Oubrou, « La sharî‘a de minorité : réflexions pour une intégration légale de l’islam », Lectures contemporaines du droit islamique (dir. F. Frégosi), P.U.S., Strasbourg, 2004, p. 212.
7 B. Himmich, Ijtihâd, La face voilée de l’Islam, Marsam, Rabat, 2006, p. 53. C’est moi qui souligne.
8 L. G. de Bonald, cité par C. Saint-Prot, Islam – L’avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisation, Rocher, Monaco, 2008, p. 541.
9 B. Radtke, « Ijtihâd and Neo-Sufism », Asiatische Studien / Etudes Asiatiques XLVIII, Berne, 1994, p. 912-913.

10 L. Massignon, La Passion de Hallâj, Gallimard, Paris, 1975, III, p. 16-17.
11 Macdonald, Encyclopédie de l’Islam 1ère éd., II, Brill, Leiden, p. 154-155.
12 Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, éd. de Beyrouth, I, 319.
13 Ibid., I, 218. C’est moi qui souligne.
14 Ibid., II, 574.
15 Ibid., III, p. 151.
16 C. Chodkiewicz, Les Illuminations de La Mecque, Sindbad, Paris, 1988, p. 192.
17 H. Laoust, Contribution à une étude de la méthodologie canonique d’Ibn Taymiyya, IFAO, Le Caire, 1939.
18 E. Geoffroy, Le soufisme, voie intérieure de l’islam, Seuil, Paris, 2009, p. 187-188.
19 Majmû‘ al-fatâwâ, Riadh, 1977, X, p. 548.
20 G. Makdisi, « Ibn Taymîya : a Sûfî of the Qâdiriyya Order”, American Journal of Arabic Studies, Leiden, 1973, p. 128.
21 Majmû‘ al-fatâwâ, XI, Riadh, p. 65.
22 Le Soufisme en Egypte en en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, IFEAD, Damas-Paris, 1995, chap. XXII.
23 Un contemporain de Suyûtî, al-Wansharisî (m. 1508), mufti malékite de Fès, a également effectué un travail pionnier en traitant de la mystique dans son recueil de fatwas intitulé al-Mi‘yar al mughrib fi fatâwâ Ifriqiyya wa l-Andalus wa l-Maghrib. Cependant, cet auteur n’a pas eu l’aura et la reconnaissance dont a bénéficié Suyûtî.
24 E. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte en en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, op. cit., p. 492.
25 Sur lui, voir E. Geoffroy, Initiation au soufisme, Fayard, Paris, 2003, p. 199 (en poche au Seuil : Le soufisme – Voie intérieure de l’islam, 2009.
26 A. Layish, « The Legal Methodology of the Mahdi in the Sudan », Sudanic Africa 8, 1997, p. 37-66.
27 Cité par H. Djaït, La crise de la culture islamique, Fayard, Paris, 2004, p. 241.

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