jeudi 1 mars 2012

Les hommes de religion dans le Moyen-Orient ayyoubide et mamelouk (XIIe - XVIe siècles)

 Saladin (1137-1193) (en arabe صلاح الديي Salāh al Dīn Yūsuf al-Ayyūbī) fonda la dynastie ayyoubide, en Égypte et en Syrie.

 

 

Eric Geoffroy




Précisons tout d’abord le cadre spatio-temporel dans lequel nous allons évoluer. A la suite de Nûr al-Dîn de Damas, prince d’origine kurde, Saladin, kurde lui aussi, parvient à unifier les musulmans de Syrie pour lutter contre les Croisés. Champion de l’islam sunnite, il met fin en 1171 au califat chiite des Fatimides, établis en Egypte, et fonde la dynastie ayyoubide. En 1250, les troupes d’élite de l’armée ayyoubide renversent le sultan : ce sont les Mamelouks, à l’origine "esclaves" recrutés en pays turc et dans le Caucase. Cette oligarchie militaire asseoit un pouvoir très fort sur l’Egypte, la grande Syrie et une partie de l’Arabie, ceci jusqu’à la conquête ottomane de 1517.

Le régime mamelouk garde les mêmes options que le sultanat ayyoubide : il stimule et protège l’islam sunnite, en boutant définitivement les Francs hors de Syrie, en écrasant les poches de résistance chiites, en arrêtant, enfin, la vague mongole. Par ailleurs, Ayyoubides et Mamelouks bénéficient du malheur des autres : à l’ouest, la Reconquista catholique espagnole, et à l’est, la poussée mongole amènent de nombreux musulmans à se réfugier en Egypte ou en Syrie, et parmi eux divers hommes de religion.
Procédons maintenant à une rapide radiographie de la société. On peut rapidement esquisser un parallèle avec les trois ordres de l’Occident chrétien médiéval [1]. Il y a d’abord la caste mamelouke étrangère, détentrice de la puissance militaire et politique ; elle est désignée par l’expression arbâb al-suyûf (ceux qui portent l’épée). Il y a ensuite les lettrés, c’est-à-dire "ceux qui portent la plume" (arbâb al-aqlâm), qui représentent l’élite civile ; ils occupent les hauts postes administratifs, ou forment le vaste corps des ‘ulamâ’ , des "savants" détenant les charges religieuses ; ces deux types de fonctions ne sont pas toujours bien délimités. Enfin, le gros de la population constitue la masse laborieuse des paysans, artisans et petits commerçants.
D’évidence, les "hommes de religion" se situent institutionnellement dans le milieu des ‘ulamâ’ ; mais il existe un autre milieu, beaucoup plus fluide et diffus, qui traverse les trois classes évoquées, et prend une importance croissante à l’époque concernée : celui du soufisme. Toutefois, malgré la liberté qu’accorde la mystique, les soufis appartiennent de façon privilégiée au vaste milieu des ‘ulamâ’.


1. Les ‘ulamâ’

Le terme ‘ulamâ’ qualifie tous ceux qui ont suivi un cursus en sciences islamiques, et dont la compétence est reconnue dans une ou plusieurs de ces disciplines. Ils sont nommés et rétribués par le pouvoir sultanien comme les autres fonctionnaires. Ils ne constituent pas un "clergé", ni même un corps homogène car les tâches qu’ils assument sont d’importance variable. Ainsi ceux qui ont les charges les moins prestigieuses, donc les moins rémunérées, se livrent-ils à d’autres travaux. Les disparités existant au sein de ce milieu sont renforcées par son caractère cosmopolite. Le Caire est devenue, surtout à partir des Mamelouks, une capitale d’empire jouissant d’un formidable pouvoir d’attraction aux yeux des savants musulmans de tous horizons. De façon générale, l’homo islamicus se définit comme un voyageur, un éternel pérégrin en quête de la science. Dans ce monde islamique encore ouvert, dont la koinè est l’arabe, on n’hésite pas à parcourir des milliers de kilomètres pour étudier auprès de grands savants.
Les disparités sont également fonction de la situation géographique. Il y a loin des petits juristes de campagne aux prestigieux savants de Damas ou du Caire, dont la réputation gagne dès leur vivant les frontières du monde musulman. Suyûtî (m. 1505), par exemple, est sollicité pour ses avis scientifiques (fatwâ) de l’Inde à l’Afrique sahélienne (le Takr‚r). De toute évidence, Damas n’offre pas des horizons aussi larges que Le Caire. Dans la métropole égyptienne, un inconnu d’origine rurale ou provenant d’un milieu défavorisé peut faire carrière. Par sa valeur personnelle, ou par les appuis dont il bénéficie auprès des émirs, il peut gravir l’échelle du cursus honorum propre aux sciences islamiques [2]. Cela lui sera plus aisé si son profil de ‘âlim ("savant") se double du charisme propre aux soufis. Au Caire, il y a peu de coupure entre les différents milieux religieux. Damas, quant à elle, et à l’exception de la première moitié du XIIIe siècle, est une ville provinciale où quelques familles détiennent les postes importants transmis souvent de génération en génération. De nos jours encore, les savants en titre sont parfois issus de ces familles. Par ailleurs, on n’y a pas oublié Saladin, qui repose près de la Mosquée des Omeyyades, car le grand mufti de la République est d’origine kurde.


Fonctions des ‘ulamâ’

Les charges principales des ‘ulamâ’ sont la judicature et l’enseignement des sciences religieuses. La société islamique traditionnelle a pour idéal de vivre suivant les normes de la Loi révélée, ce qui, par voie de conséquence, instaure une primauté certaine du domaine juridique au sein des sciences islmaiques. Au grand cadi, ou juge suprême (qâdî al-qudât), est donc dévolu un rôle d’arbitre absolu dans les affaires tant privées que publiques de la cité. Ce personnage est au sommet de la hiérarchie religieuse et jouit d’une autorité morale considérable. La charge de grand cadi, qui reste souvent le privilège des familles notoires de ‘ulamâ’, constitue le couronnement d’une carrière. La solennité marquant l’entrée en charge d’un grand cadi, nommé par le sultan, reflète bien l’importance du poste. A Damas, par exemple, le nouveau promu était reçu à la Citadelle par le gouverneur et l’armée au grand complet. « Les poètes lui adressaient leurs félicitations en vers et, si c’était le vendredi, tous se rendaient en cortège à la grande mosquée [3] ».
Bien qu’exerçant un véritable pouvoir (les textes emploient le terme hukm [4]), le titulaire de cette fonction est soumis aux aléas de la politique. Son influence lui est souvent disputée par le sultan, qui se considère lui aussi comme le garant de l’application de la Sharî‘a. Ainsi voit-on à plusieurs reprises le sultan reprocher aux cadis un laxisme en la matière, et prononcer lui-même les peines légales. Mettant à son profit la devise "diviser pour régner", le sultan mamelouk Baybars retira en 1264 le monopole de la charge de grand cadi au rite chafiite, en créant cette fonction pour les trois autres rites hanafite, malékite et hanbalite.
Chaque métropole du territoire mamelouk a ses quatre qâdî al-qudât, et chacun d’entre eux choisit plusieurs suppléants (nâ’ib al-qâdî). Le plus souvent, le jeune nâ’ib commence à exercer en milieu rural avant d’être nommé dans une ville et de gravir les échelons de la hiérarchie. Les appuis facilitent évidemment l’ascension des magistrats.
L’autre tâche essentielle qui incombe aux ‘ulamâ’ - c’est-à-dire à « ceux qui savent » - consiste à transmettre le savoir. Là aussi, il y a loin du répétiteur (mu‘îd) qui apprend le Coran aux enfants, ou du mu‘allim qui enseigne dans une mosquée de quartier, au grand savant, sommité dans telle ou telle discipline, qui donne ses cours dans une madrasa, ou "institut d’études supérieures". Pour un futur enseignant, les chances d’avenir sont beaucoup plus grandes s’il sort d’une université du Caire - notamment d’al-Azhar - plutôt que d’un établissement de province. De même cherchera-t-il à étudier auprès de professeurs renommés et ayant un vaste réseau de relations. Les postes d’enseignants sont plus stables que ceux des cadis, car plus techniques et sans interférence avec le pouvoir.
L’éventail des sciences enseignées est immense, et concerne de près ou de loin la religion, si l’on excepte la médecine et les mathématiques. La science du fiqh, ou jurisprudence islamique, occupe une place prédominante. De par ses innombrables ramifications (furû‘), elle régit quasiment la vie quotidienne des gens, et fait du faqîh ou "juriste" la figure la plus commune du savant. Mentionnons toutefois, parmi les autres sciences, celles qui touchent la langue arabe, le dogme islamique (usûl al-dîn), la théologie (al-kalâm, al-tawhîd), la lecture du Coran (al-iqrâ’), l’interprétation du Coran (al-tafsîr), la tradition prophétique (al-hadîth) ou encore l’histoire...
Le prestige dont jouissent les enseignants est en grande partie lié à l’essor de la madrasa. Implantée en Iran puis à Bagdad au XIe siècle, et réservée à priori à l’enseignement du droit, elle connaît une grande extension dans les domaines ayyoubide et mamelouk, où elle doit contribuer à renforcer un islam sunnite menacé par la propagande ismaélienne, le pouvoir fatimide et les Croisés. Elle prend alors son indépendance par rapport à la mosquée, et concentre en son sein l’enseignement de la plupart des sciences.
Dans cette culture coranique dont la rhétorique représente un élément majeur, la science religieuse est indissociable de la parole publique. Le prédicateur du vendredi (khatîb), dans les grandes mosquées au moins, est donc un personnage très en vue, qui appartient toujours à l’élite des juristes-professeurs. Sa charge vient directement après celle de grand cadi dans la hiérarchie religieuse et, comme lui, le khatîb est directement investi par le pouvoir [5]. Il peut avoir un impact considérable au niveau politique, lorsqu’il admoneste par exemple le sultan qui assiste à son prône.
La pratique du sermon (wa‘z), quant à elle, présente un caractère beaucoup plus spontané ; elle est liée au don d’élocution et à la faculté de séduction d’un auditoire, non à une fonction officielle. C’est le charisme qui fait le sermonnaire (wâ‘iz), non la charge. Il faut ici encore distinguer entre les sermonnaires ambulants, hauts en couleurs, sortes de bouffons populaires qui abusent de la crédulité publique, et les savants reconnus, appartenant souvent aux milieux du soufisme, qui tentent de distiller à leur public un enseignement religieux attrayant mais aussi de bonne tenue [6].

Appartient également au monde des ‘ulamâ’ le muhtasib. En charge de la hisba, il a pour mission de « commander le bien et d’interdire le mal », selon un précepte coranique bien connu. Lui incombe le contrôle de la moralité publique - dans des lieux tels que les marchés, les bains ou les cimetières -, la surveillance de la pratique religieuse extérieure (l’assistance à la prière du vendredi, par exemple) ou encore l’application des prescriptions relatives aux "gens du Livre", juifs et chrétiens. Mais la fonction perd à cette époque son caractère proprement religieux, pour se concentrer sur la police des marchés : le muhtasib veille à la régularité des transactions commerciales, à la qualité des produits, à la valeur des monnaies, etc [7].
Enfin, il ne faut pas oublier la masse des fonctionnaires religieux "de base", attachée au culte rendu dans les mosquées et les autres établissements religieux : l’imâm des cinq prières - qui peut être d’ailleurs un savant réputé -, le lecteur de Coran (qâri’), les prédicateurs des petites mosquées...


Polyvalence des ‘ulamâ’ et cumul des charges

La formation éclectique que reçoivent les étudiants explique la polyvalence des ‘ulamâ’. Un savant musulman peut maîtriser plus particulièrement une discipline, mais il en connaît généralement d’autres qu’il met à contribution dans l’enseignement ou dans l’écriture. L’ "honnête homme" doit pouvoir écrire dans les domaines les plus divers du savoir ; c’est l’anti-spécialisation. En découle assez directement la pratique du cumul des charges. Un même savant peut dispenser des cours dans plusieurs madrasa, être prédicateur, muhtasib ou encore supérieur d’une khânqâh ou "couvent" pour soufis, tout en occupant la charge de grand cadi. En outre, au cours de l’époque mamelouke, l’imbrication des charges administratives et religieuses se précise. Beaucoup de ‘ulamâ’ occupent des fonctions d’intendance ou de contrôle (nazâra) des divers services de l’Etat. Le grand cadi Ibn Bint al-A‘azz (m. 1267) exerça ainsi conjointement jusqu’à quatorze fonctions [8]. Les revenus de tels savants étaient évidemment très substantiels.


2. Les soufis.


En islam, la polarité exotérique (zâhir) - ésotérique (bâtin) est très marquée. Il n’y a jamais eu de rupture complète entre ces deux aspects, mais des tensions prononcées. Les ‘ulamâ’ - et plus particulièrement parmi eux les "juristes" ou fuqahâ’ - régissent la dimension exotérique, tandis que les soufis, ou spirituels musulmans, vivifient la dimension ésotérique. Bien que, selon Ibn Khaldûn par exemple, le Prophète et ses Compagnons aient vécu dans une parfaite osmose le zâhir et le bâtin, la scission entre les "hommes de la lettre" et les "hommes de l’esprit" fut assez marquée jusqu’au XIe siècle grosso modo. La période qui nous occupe voit précisément l’exotérique et l’ésotérique converger, concorder chez les hommes de religion, du moins les plus exigeants avec eux-mêmes. Beaucoup de ‘ulamâ’ portent l’idéal vers lequel a tendu Ghazâlî (m. 1111) notamment, celui de réaliser en soi l’unité de la Loi et de la Voie, de l’exotérique et de l’ésotérique. Soyons clair : cette osmose ne s’est pas effectuée à l’échelle collective ; globalement, le milieu des fuqahâ’reste imperméable à l’aventure spirituelle que proposent les fuqarâ’, ou "pauvres en Dieu". Il n’empêche que se dégage de plus en plus le profil du savant soufi, simple affilié au soufisme ou lui-même maître spirituel. Il s’agit parfois de quelqu’un qui s’est adonné aux sciences exotériques jusqu’à l’âge de quarante ans - âge qui marque le début de la Révélation chez le prophète Muhammad - puis qui se retire pour se consacrer à la vie spirituelle.

L’appui du pouvoir

La politique initiée par Saladin, suivie par les Mamelouks et plus tard par les Ottomans, favorise l’ancrage et le rayonnement du soufisme dans la culture islamique. Dans son oeuvre de promotion du sunnisme, Saladin s’appuie sur une mystique bien tempérée, orthodoxe, "officielle" car financée en partie par l’Etat, qui doit contrebalancer les influences spirituelles étrangères, ismaélienne, mazdéenne [9] ou autres. Au siècle suivant, la dislocation de l’Empire abbasside sous les coups des Mongols ruine le sentiment de sécurité qu’éprouvaient jusqu’alors les musulmans, et entraîne l’effondrement des structures religieuses traditionnelles. L’enseignement des sciences exotériques montre d’ailleurs des signes de sclérose. L’autorité des cheikhs soufis en sort renforcée, car ceux-ci proposent de nouveaux réseaux de solidarité, ainsi qu’une vision du monde cohérente car elle transcende les aléas de l’histoire. C’est à cette époque que se développent les "voies initiatiques particulières" ou confréries (tarîqa ; pl. turuq). Les émirs sollicitent désormais le charisme des cheikhs, plus rassembleurs que la plupart des ‘ulamâ’.


La hiérarchie ésotérique des saints

La croyance en un Etat ésotérique des saints (dawla bâtiniyya), qui double et fait ombrage, en quelque sorte, au pouvoir des émirs, semble partagée par les différentes couches de la société. En témoigne l’attribution aux saints de titres d’ordinaire réservés aux puissants de ce monde. Muhammad al-Hanafî, par exemple, cheikh cairote du XVe siècle, est communément appelé « le sultan Hanafî ». Il faut rappeler ici que, aux yeux de la population et surtout des ‘ulamâ’, les Mamelouks, Turcs mal arabisés et mal islamisés, exercent un pouvoir usurpé ; certains ‘ulamâ’ leur reconnaissent toutefois d’être le bras armé efficace de l’islam.

La tâche essentielle qu’attribuent à la communauté des saints certaines paroles du prophète Muhammad est d’assister et de protéger les créatures, de prendre sur eux les calamités venant du ciel. « Si le Pôle spirituel - qui se trouve à la tête de la hiérarchie - et son entourage ne supportaient pas les épreuves du monde, dit un maître, celui-ci serait anéanti en un instant » [10]. Comme c’est le cas pour les institutions mondaines, cet Etat ésotérique comporte des juridictions de tailles restreintes, régies par des assemblées régionales de saints (dîwân al-awliyâ’). Le rôle cosmique du walî (saint) s’applique en effet à un domaine plus ou moins large, en fonction de son degré spirituel : chaque walî connaît l’étendue du territoire sur lequel il a autorité. Quelque interprétation que l’on fasse de ces données, il est indéniable qu’elles correspondent à un rôle social très tangible. Tel cheikh ne mange ni ne dort lorsqu’un malheur frappe les musulmans, tel autre prend sur lui les maladies des personnes « utiles à la société » ; un troisième encore, à l’instar du joueur de flûte de la légende allemande, délivre un village des rats qui l’infestaient [11].

Ce n’est pas seulement la masse anonyme qui revêt les cheikhs soufis des attributs du pouvoir, mais aussi les sultans. Il ne fait pas de doute que les dirigeants temporels donnent dans leur ensemble du crédit à cette souveraineté qui se superpose à la leur ; du moins ont-ils conscience du pouvoir surnaturel des cheikhs (khâtir), et, à lire maintes anecdotes, ils craignent que celui-ci se retourne contre eux ! Ils éprouvent plus que tout autre groupe social le fameux i‘tiqâd, « croyance en la sainteté » des cheikhs. Avancer qu’ils cherchent par là à justifier leur pouvoir, face à des populations fascinées par la sainteté, est trop réducteur. Le prince quête chez le saint le madad, l’assistance spirituelle. Lorsque, en 1516, le sultan al-Ghawrî demande aux cheikhs soufis de l’accompagner dans la bataille qu’il va livrer aux Ottomans, il ne s’agit pas pour lui d’une tactique politique mais du désir de s’assurer leur secours dans cette opération fatale. Les relations entre autorité spirituelle et pouvoir temporel ne sont certes pas toujours aussi idylliques, et évoluent parfois en confrontation directe.


Les détenteurs du charisme

D’évidence, les soufis, tour à tour saints vengeurs ou généreux dispensateurs de la baraka muhammadienne, ont plus d’impact dans la société que ceux, parmi les "juristes", qui se bornent à gérer les rites. On peut respecter un "docteur de la Loi", mais on vénère un saint. Par ailleurs, rappelons que, à l’exception de quelques cas, les cheikhs ne vivent pas en reclus. Ils ont le plus souvent femme et enfants, auxquels il faut ajouter leurs enfants spirituels, les disciples. Très souvent sollicités par la population, ils ne sauraient être parçus comme des "quiétistes" se préoccupant uniquement du salut de leur âme. Au demeurant, dans les rapports parfois tendus que nourrissent "juristes" et soufis, les émirs jouent un rôle d’observateur ou d’arbitre qui tourne généralement à l’avantage des seconds. A maintes reprises, ils fustigent la corruption des notables religieux, alors qu’ils louent le désintéressement et la sincérité des cheikhs [12].

Tout homme de religion un peu en vue est à même d’intercéder auprès des dirigeants, mais en vertu de la charisma, la faveur divine dont sont investis les cheikhs, ceux-ci semblent plus promptement exaucés qu’autrui. Si le saint représente l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les hommes, si une femme vient demander à tel cheikh l’entrée au Paradis en échange de trente dinars [13], le saint a également pour mission d’élever vers les puissants de ce monde les requêtes du peuple anonyme. Le terme arabe shafâ‘a recouvre les deux niveaux d’intercession, de même que le "jâh" du cheikh qui lui permet d’intercéder désigne un prestige spirituel d’abord, puis temporel. L’intercession demande une implication directe du cheikh dans l’arène sociale, qui le place du côté des pauvres et des opprimés. Elle suppose une humilité qui n’est pas toujours l’apanage des notables religieux. Zakariyyâ al-Ansârî, célèbre savant et soufi de la fin de l’époque mamelouke, évoqué plus haut, se présentait, dans ses requêtes adressées aux dirigeants, comme « le cheikh Zakariyyâ » ; après que Khadir (ou Khidr), le mystérieux initiateur des saints, l’ait repris sur cette titulature pourtant modeste, il se présente comme « Zakariyyâ, le serviteur des pauvres (khâdim al-fuqarâ’) » [14].

La soif de sainteté, patente dans la société, est étanchée en partie par les miracles, qui échoient en priorité aux soufis ; ceux-ci en font parfois un objet de surenchères et de compétition entre eux mais, plus généralement, ils les mettent au service de la communauté. La karâma, le miracle réservé aux saints par opposition à la mu‘jiza réservée aux prophètes, ne signifie-t-elle pas la « générosité » ? Générosité divine envers le saint, afin que ce dernier puisse être également généreux avec les créatures. Cette grâce prend la forme de la multiplication du pain et de la nourriture, mais le plus souvent le cheikh puise des ressources du monde invisible, qu’il verse immédiatement à ceux qui l’ont sollicité.


Le cheikh de zâwiya

Dans quel contexte, dans quel lieu le rayonnement des soufis agit-il ? Partout, est-on tenté de répondre, car les sermonnaires soufis emplissent l’université al-Azhar de leur auditoire, les confréries tiennent séance dans les plus grandes mosquées, les textes doctrinaux du soufisme sont étudiés dans les madrasa ... et les extatiques règnent dans la rue. Mais c’est la zâwiya, animée par son cheikh, qui représente, de plus en plus, le coeur vivant du soufisme. Saladin avait promu la khânqâh, établissement d’origine persane, qui abrite des soufis rétribués pour se consacrer presque entièrement à la dévotion. Les Mamelouks, à leur tour, subventionnent ce "soufisme d’Etat", sur lequel ils ont droit de regard. Le personnel d’encadrement y est composé d’enseignants des quatre rites juridiques, comme c’est le cas pour les madrasa. La khânqâh propose donc des emplois stables aux ‘ulamâ’, ce qui contribue à intégrer le soufisme dans la vie islamique. Mais généralement le supérieur de la khânqâh est un savant, nommé et destitué par le pouvoir, qui a peu de liens avec le soufisme et occupe ce poste parmi d’autres ; c’est le cas d’Ibn Khaldûn, par exemple [15].
Il en va tout autrement du cheikh de zâwiya, soucieux de son indépendance vis-à-vis des autorités politiques comme religieuses : il est le maître de son univers, et tous ceux qui y entrent doivent se plier à sa règle, sultan y compris. Le financement de sa zâwiya provient toujours de sources privées, même s’il est le fait de gens du pouvoir ; ceux-ci font bâtir pour un cheikh à titre personnel, en vertu du lien les unissant à ce dernier. A l’époque mamelouke, ce sont très clairement les cheikhs de zâwiya qui donnent l’impulsion spirituelle. L’attraction qu’exerce leur personnalité prend l’aspect d’ondes concentriques se déplaçant vers le point focal que ces cheikhs représentent. Chaque maître est à cet égard un pôle et le centre de sa sphère (nuqtat al-dâ’ira) ; ses disciples, qu’ils soient de grands savants, des émirs ou de petites gens, répercutent sur l’ensemble de la société son rayonnement. En outre, la vertu d’hospitalité que toutes les sources reconnaissent au cheikh de zâwiya depuis le XIIIe siècle explique le brassage qui a lieu à l’intérieur de ses murs : s’y côtoient les disciples, bien sûr, souvent résidents, des personnes issues d’une sphère plus large et rattachées au cheikh pour la bénédiction (tabarruk), des étudiants et des ‘ulamâ’ attirés par la personnalité du maître ou venant l’éprouver, des voyageurs cherchant un abri, etc. C’est également dans sa zâwiya que le cheikh parvient à intégrer des marginaux, exclus par le légalisme ou par le conformisme du système religieux.


Par sa grande plasticité, avons-nous dit, le monde du soufisme traverse les classes sociales. Le public des khânqâh est sans doute moins mélangé - car il est moins dynamique -, mais nous voyons d’éminents "docteurs de le Loi" consulter des extatiques dépenaillés, des grands savants se mettre à l’école de cheikhs illettrés, petits artisans de leur état, et corroborer leurs intuitions spirituelles. La large imprégnation du soufisme dans la société vient aussi du fait que les cheikhs savent donner à la vie religieuse une dimension festive. Soutenus par les pouvoirs ayyoubide puis mamelouk, les soufis ont consacré la cérémonie du mawlid, commémorant l’anniversaire du Prophète, ainsi que d’autres assemblées dévotionnelles. Par extension, le mawlid est devenu en Egypte le terme générique pour toute célébration de l’anniversaire d’un saint. Cette véritable culture populaire qui apparaît alors, s’accompagne inévitablement de débordements, d’aspects extravagants - dont sont friands les émirs -, et deviendra la cible facile des futurs réformistes musulmans. Elle perdure pourtant jusqu’à nos jours.
Je ne saurais conclure ce sommaire exposé sans évoquer - last but not least - les "femmes de religion". En dépit de certaines idées reçues, elles sont bien présentes dans la vie scientifique et spirituelle de l’époque. La plupart des ‘ulamâ’, en effet, ont étudié auprès de "femmes savantes". Les plus notoires parmi eux, tel Ibn Hajar, Sakhâwî et Suyûtî, ne s’en cachent point, et reconnaissent même que certaines de leurs congénères féminines surpassent les hommes [16]. Sakhâwî consacre un volume entier de son Daw’ lâmi‘ - soit un millier de biographies - aux femmes qui ont joué un rôle social et intellectuel au cours du XVe siècle [17]. Lui-même déclare avoir reçu une formation théologique auprès de vingt d’entre elles [18].
Les "femmes savantes" se distinguent surtout, à Damas comme au Caire, dans la discipline du hadîth, ou science de la Tradition prophétique. Dès le début de la période ayyoubide, elles tiennent des séances d’enseignement chez elles ou dans les lieux publics de la vie religieuse, et accordent des autorisations (ijâza) à certains de leurs étudiants [19]. « Lorsqu’elle mourut, la compétence des Egyptiens dans la transmission du hadîth faiblit considérablement », reconnaît Sakhâwî à propos de Sârra Bint Jamâ‘a [20]. De son côté, Suyûtî confesse avoir étudié le hadîth sous la direction de douze femmes.

Dans des circonstances exceptionnelles, une femme peut prononcer la khutba du vendredi ; c’est ce qui advint à al-‘Alîma ("la savante"), qui fit le prêche à Damas à l’occasion du décès du sultan ayyoubide al-‘Âdil, en 1218. Chose plus étonnante encore, les "femmes savantes" portent parfois, semble-t-il, un grand turban, signe de distinction majeur - et usuellement masculin - dans la société islamique traditionnelle [21]. Des personnalités se dégagent, telle ‘Â’isha al-Ba‘ûniyya (m. 1516), à la fois poétesse, enseignante, mufti et soufie [22]. Car les femmes participent à la vie spirituelle ; elles s’associent aux séances de dhikr des confréries, ou organisent leurs propres réunions. Certaines reçoivent le titre de shaykhât. Les maîtres soufis qui se sont exprimés sur ce point attestent que la femme peut atteindre les degrés supérieurs de la sainteté. Voici cette « gnostique » d’Alexandrie, à qui l’on attribue la virilité spirituelle, celle qui fait appeler les soufis réalisés « les Hommes » (al-rijâl) : alors qu’elle expérimente un état d’union mystique, elle dit à son mari : « Qui, d’entre nous, est l’homme, et qui est la femme ? [23] ».


Notes

[1] Cf. l’article de J. Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p.270.

[2] Prenons, par exemple, le cas de Zakariyyâ al-Ansârî, pauvre orphelin issu du monde rural, que sa mère confie encore enfant au Caire, à un cheikh qui veillera sur son éducation religieuse : il deviendra un des plus grands savants de son époque et, grâce à sa longue vie, formera trois générations de savants de rite chaféite ; cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, 1995, p. 145 notamment.

[3] L. Pouzet, Damas au VIIe / XIIIe siècle, Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p.112.

[4] Ibid., p.107.

[5] Ibid., p.131-132.

[6] Ibid., p.136-141 ; E. Geoffroy, op. cit., p.156-163.

[7] On trouvera une description assez complète des taches du muhtasib chez L. Pouzet, op. cit., p.141-148.

[8] Ibn Kathîr, Al-Bidâya wa l-nihâya, Le Caire, 1932-1939, XIII, p.250.

[9] Rappelons que Saladin fait exécuter le mystique iranien "Suhrawardî al-Maqtûl" à Alep en 1191.

[10] Sha‘rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwî al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.38.

[11] Pour ces exemples, voir notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.112-113.

[12] Pour les relations entre « Le prince et le saint », nous renvoyons à notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.119 et sq.

[13] Al-Sha‘rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 102.

[14] N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, Beyrouth, 1945, I, 201.

[15] Cf. C. Petry, The Civilian Elite of Cairo in the Later Middle Ages, Princeton, 1981, p.221. Voir également L. Fernandes, The Evolution of a Sufi Institution in Mamluk Egypt : the Khanqah, Berlin, 1988.

[16] Cf. Ibn Hajar al-‘Asqalânî, Al-Durar al-kâmina f¬ a‘yân al-mi’a al-thâmina, Beyrouth, s.d., VI, 399, ainsi que A. ‘Abd al-Râziq, La femme au temps des Mamlouks en Egypte, IFAO, Le Caire, 1973, p.70-71.

[17] Il s’agit du douzième et dernier volume de ce recueil.

[18] Al-Daw’ al-lâmi‘, vol. XII, en de nombreuses occurrences.

[19] L. Pouzet, op. cit., p.191, 398-400.

[20] Al-Daw’ al-lâmi‘, XII, 52.

[21] L. Pouzet, op. cit., p.398.

[22] N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, I, 287-292.

[23] Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, présenté et traduit par E. Geoffroy, Paris, 1998, p.235-236, 294.


 

Eric Geoffroy

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