Maqam de Abu-l-Hassan al-Châdhili en Egypte
Pierre Lory
La sainteté constitue un phénomène majeur en Islam. L’image courante d’une religion musulmane valorisant surtout le respect de la Loi et de la morale est tronquée et entraîne beaucoup d’idées fausses. Les saints sont nombreux, omniprésents en terre d’Islam – chaque village, chaque quartier de ville, chaque corporation de métier possède un saint protecteur – et cette présence de la sainteté ruisselle pour ainsi dire dans la vie courante de très nombreux Musulmans. En effet, comme nous le montrerons ici, elle n’est pas l’affaire de quelques ascètes isolés ou de ‘spécialistes de religion’ : elle peut investir aussi des gens socialement et culturellement ordinaires, et elle se diffuse souvent par des canaux officieux et imprévisibles. L’islam, on s’en souvient, ne connaît aucun monachisme ; la retraite, le célibat sont fortement déconseillés. Le milieu des confréries mystiques (soufies) d’où son issus une bonne partie des figures musulmanes de sainteté, est composé d’hommes mariés et vivant le plus souvent au cœur de la cité.
En l’absence de toute Eglise ou autorité religieuse en Islam, nulle instance ne peut désigner telle ou telle figure comme sainte. C’est toujours le consensus populaire qui fait surgir la réputation d’un « ami de Dieu ». Soulignons-le d’emblée : la sainteté en Islam est d’abord et avant tout une affaire de pouvoir charismatique spirituel reconnu par une communauté. Le saint, appelé walî - je préfère garder le nom arabe, tellement ses connotations sont différentes de celles du mot français - est une personne désignée comme telle par ses contemporains parce qu’on considère qu’il diffuse une énergie divine bienfaisante et efficace, la baraka. Un homme (ou une femme) pourra être très pratiquant, très religieux, un ascète fervent : il ne deviendra pas nécessairement pour autant un walî. De nombreux grands savants, théologiens, plus encore de grands mystiques sont profondément respectés par la communauté musulmane sans être pour autant considérés comme des walî-s. Pour prendre un exemple majeur, Ghazâlî (m. 1111) est sans conteste un des plus grands théologiens de l’Islam sunnite, son Saint Augustin ou son Saint Thomas d’Aquin ; on le surnomme « la Preuve de l’Islam », le « Rénovateur de son siècle » ; et il lutta efficacement pour la reconnaissance de la dimension mystique de l’Islam. Mais jamais il ne reçoit le titre de walî, aucune dévotion particulière ne lui est destinée. Inversement, la vox populi désigne parfois comme walî-s des personnes fort humbles, imprévues, parfois incultes, mais dont la personnalité a frappé leur contemporains, et qui accomplirent des signes divers, notamment des miracles.
Situons à présent les principaux jalons de cette conception de sainteté.
Quelques remarques de terminologie tout d’abord. Le terme que nous traduisons par ‘sainteté’ désigne un fait culturel et symbolique très spécifique. Le nom de walî relève d’une origine arabe tribale préislamique intéressante à rappeler. Il dérive d’un verbe désignant un rapport réciproque de rattachement. Un clan ou un homme isolé, en danger dans le désert ou vaincu militairement, demande à un chef d’une autre tribu sa protection, walâya. Celle-ci entraîne des droits et des devoirs réciproques de solidarité. Curieusement, le terme de walî désigne à la fois celui qui est protégé et celui qui accorde la protection (cf en français « hôte »). On peut le traduire selon les contextes par ami, allié, protégé / protecteur. Il suggère une charge, une responsabilité réciproque, dans le cadre d’un engagement individuel. Il peut désigner, en droit musulman, un tuteur, un représentant légal. Le terme est utilisé à de nombreuses reprises dans le Coran. Celui-ci enjoint vigoureusement aux hommes de prendre Dieu comme seul et unique protecteur, walî (Coran XLII 6), de ne considérer en aucun cas les divinités des païens comme des walî-s, car elles n’ont aucun pouvoir et mènent à la perdition. (XXXIX 3). Ce lien de protection demandé à Dieu s’étend à toute sa communauté, les Musulmans se trouvant unis entre eux par des liens d’alliance et d’amitié réciproques fondés par leur allégeance commune à Dieu : « Vous n’avez d’autre allié (walî) que Dieu, son Envoyé (= Muhammad) et ceux qui croient, accomplissent la prière, donnent l’aumône et s’inclinent. Quiconque prend pour allié Dieu, son messager et les croyants réussira, car c’est le parti de Dieu (hizb Allâh) qui sera victorieux » (V 54-55 ; cf X 62-64). Le point est donc qu’un rattachement exclusif à Dieu est requis. Le Coran condamne, symétriquement, les walî-s de Satan (IV 76, ou XIX 44-45). On notera enfin que Walî (le Protecteur) est un Nom divin, qui fait partie de la liste des 99 Noms que la tradition a gardée comme qualifiant au mieux l’Etre divin. Toutefois, l’acception précise du terme walî comme ‘saint’ est nettement postérieure à l’époque de la révélation du Coran. Elle est consécutive à une évolution religieuse et spirituelle de plusieurs siècles. Le Prophète Muhammad était de son vivant le parfait allié / protégé / ami de Dieu, et le parfait protecteur / allié / ami des croyants. A sa mort se produit comme une fragmentation de son rôle de walî. Sa dimension politique fut reprise par les califes qui lui succédèrent, et les âpres conflits de succession engendrèrent des scissions irréconciliables au sein de la communauté musulmane entre Chiites, Sunnites, Kharédjites. Le terme de walî prit un sens politique et administratif, celui de gouverneur de province, ou encore celui d’héritier (au trône). Mais qui hérita du rôle spirituel, de la walâya du Prophète à l’égard de Dieu ? Il est très important de constater que le même terme de walî désignera les saints de l’Islam. De même que les gouverneurs administrent localement le pouvoir politique et militaire, de même le saint assume-t-il, localement, la succession spirituelle du prophète Muhammad. Concrètement, les walî-s deviendront saints ‘patrons’ de leur pays, de leurs disciples, de tous ceux qui cherchent leur allégeance.
Quelques repères historiques de cette évolution. Durant les premières générations de l’Islam, à la période des conquêtes puis de l’empire omeyyade (660-750), on ne peut guère situer précisément de phénomène de sainteté. Mais certaines personnalités se démarquent. Hasan de Bassora (m. 728) fut un important savant, juriste, traditionniste et prédicateur, et son charisme personnel, son intégrité le firent considérer comme une autorité spirituelle toute particulière. Lorsqu’une caste d’hommes de religion, juristes et théologiens professionnels rattachés à l’establishment politique, se constitua, apparut en réaction des personnalités d’abord isolées, puis se regroupant, s’adonnant avec ferveur à la seule dévotion. Ils gagnèrent un prestige croissant. On les crédita de plus en plus de l’accomplissement de miracles. Un courant proprement mystique se constitua vers le 9e siècle, notamment en Irak ; il se revendiqua comme étant l’expression des amis (walî-s) de Dieu. Le terme « mystique » possède en terre d’Islam une dimension assez nettement définie. Le Musulman ordinaire pratique le culte, la Loi, la morale afin d’agréer un Dieu tout-puissant et transcendant, en ayant foi qu’il rencontrera Dieu dans l’au-delà, au Paradis. Le musulman mystique adhère au même credo, à la même pratique, mais recherche une expérience vécue du divin dès ici-bas ; son Dieu est une présence aimante, active, se manifestant dans le cœur des humains. Le courant mystique prit de l’ampleur aux 9e et 10e siècles, jusqu’à porter ombrage à l’autorité des religieux et au pouvoir politique. Car affirmer, comme le faisaient les mystiques, que Dieu se révèle dans l’intime des cœurs, que la source de toute vérité est directement accessible aux hommes, n’est-ce pas ‘court-circuiter’ le rôle du Coran, du Prophète et de son enseignement, le rendre superflu ? N’est-ce pas de proche en proche menacer tout l’édifice dogmatique et juridique de l’Islam, fondé sur l’autorité exclusive du Prophète et de ses interprètes officiels, les oulémas ? La crise éclata à l’occasion de la prédication de Hallâj, mystique profond et puissante personnalité qui parcourut le monde islamique central en prêchant l’union à Dieu dans les mosquées, les souks, en s’adressant aux hommes de tous les milieux sociaux et des différentes confessions. Figure charismatique populaire, à qui l’on attribuait des miracles, Hallâj inquiéta les milieux politiques chiites autant que sunnites. Il fut arrêté et, après un débat et un procès qui durèrent huit ans, fut supplicié et mis à mort de façon spectaculaire à Baghdad en 922. Après cette crise majeure, un modus vivendi s’établit. Les pouvoirs publics tolérèrent les mouvements de mystique et de sainteté populaire, à condition que ceux-ci ne troublent pas l’ordre public, et réservent leurs enseignements et rites à des cercles discrets. Les mystiques soufis se regroupèrent en écoles initiatiques spirituelles. Vers le 12e siècle, un phénomène majeur vit le jour : la formation de confréries mystiques centrées autour de l’enseignement de grands maîtres, et rassemblant des milliers de fidèles. A partir de cette époque et jusqu’à nos jours, ces confréries représentent le ‘foyer de sainteté’ principal dans le monde musulman. Le disciple recherchant cette sainteté conclut un pacte d’allégeance avec un maître spirituel, qui le conduit sur la voie de l’union à Dieu par l’intermédiaire de rites, de conseils etc. Tout naturellement, les maîtres de confrérie seront considérés comme les grands saints de leur époque.
Ceci dit, il ne s’agit pas de simplifier le tableau. Tout soufi n’est pas automatiquement un saint, bien entendu. Inversement, tout saint n’est pas nécessairement membre d’une confrérie : il existe des inspirés qui reçoivent des grâces divines et connaissent l’union à Dieu sans passer par une affiliation confrérique. Après tout, Dieu rapproche de Lui ses élus comme Il l’entend. Et c’est le consensus populaire qui tranche quant à savoir quels personnes sont vénérées comme walî-s En fait, la sainteté en Islam est d’une troublante diversité. Certains maîtres de confrérie ont été des proches des princes, ont exercé une influence sociale considérable. D’autres grands saints ont été de pauvres artisans, voire des mendiants ou des fous. Afin de mieux cerner ces dimensions de la sainteté en Islam, nous allons considérer d’abord ce que les auteurs religieux, les doctrinaires de la mystique en ont dit. Puis nous évoquerons les aspects plus vécus, plus concrets de l’action des walî-s.
La sainteté dans la théologie
Une littérature immense concerne le domaine de la mystique. De nombreux auteurs engagés dans cette voie ont tenté de décrire l’expérience spirituelle et de conceptualiser la sainteté, la walâya. Parmi les auteurs les plus importants, citons Tirmidhî (Iran oriental, m. entre 907 et 912), qui fut le premier à théoriser la nature et la fonction de la sainteté ; et l’andalou Ibn ‘Arabî (m. 1240), dont l’œuvre magistrale devint la référence principale pour tout le mouvement soufi ultérieur, et ce jusqu à nos jours..
Qu’est-ce qu’un saint ? Pour dire vite, selon les soufis : c’est quelqu’un qui a renoncé à tout pour Dieu, y compris à lui-même, y compris à son propre ego, y compris à la capacité de dire « je ». Contrairement à la mystique chrétienne, où la médiation du Christ situe un tiers entre l’absolue et infinie Transcendance divine, et la personnalité évanescente des humains, le soufisme est une spiritualité d’annihilation. Les soufis se définissent comme les « pauvres », mais cette pauvreté ne vise pas essentiellement celle des biens matériels. Il s’agit de s’effacer, de mourir à soi-même, de laisser sa propre volonté au profit du seul vouloir divin. Pour atteindre cette union complète à Dieu, Tirmidhî évoque deux voies, correspondant aux deux grandes catégories de saints. Certains s’efforcent de renoncer par des exercices spirituels, des pratiques diverses ; d’autres sont « ravis par Dieu en Lui » et, sans effort, apprennent à connaître les secrets du monde divin – et cette deuxième voie est supérieure à la première. Dans les deux cas, c’est Dieu qui décide de l’issue de ce pèlerinage vers Lui, c’est Lui qui rend une personne walî, ou non. Il est souverainement libre. Donc, un saint peut à la limite ne pas être un mystique, si Dieu en décide ainsi. Le grand savant et penseur Ibn Khaldoun pose l’intéressante question de la sainteté d’un fou. De nombreux cas de fous vénérés comme de walî-s existent en effet. Or il s’agit de personnes qui, ayant perdu la raison, ne sont souvent plus en mesure d’accomplir les prières rituelles et de garder la pureté rituelle. Pour Ibn Khaldoun, un homme peut être privé de son intellect pratique – qui lui permet de vivre en société – tout en état lucidement en union permanente à Dieu. Le point est important pour la définition d’un « humanisme musulman » : l’être humain possède toujours un rapport possible à Dieu, plus essentiel que son comportement avec ses congénères.
Pour les doctrinaires soufis, les walî-s sont les véritables successeurs des prophètes. Ils reçoivent à chaque génération ce même influx que Dieu envoya aux prophètes. Bien plus, ils sont chargés de maintenir ce dépôt prophétique contre les déviations et profanations des mondains. Selon les enseignements soufis, les saints gouvernent le monde de façon invisible. Sans eux, le monde transgresseur, pécheur, s’effondrerait, il ne pourrait aucunement continuer d’exister devant le courroux divin. Mais les saints musulmans sont les Justes qui maintiennent la cité en vie, ceux là précisément qui manquèrent à Sodome et Gomorrhe au moment de l’intercession d’Abraham. Il existe une hiérarchie invisible de saints. Le sommet en est le Pôle (Qutb), homme parfait, complètement réalisé en Dieu, dont la volonté est un pur prolongement de la volonté divine, et à qui Dieu a confié la tâche de gérer le monde. Son pouvoir est immense, et peut se manifester par des miracles sans nombre. Le Pôle est assisté par trois ‘Lieutenants’ (nuqabâ’), quatre ‘Piliers’ (awtâd), sept Justes (abrâr), quarante ‘Substituts’ (abdâl), trois cent ‘Excellents’ (akhyâr), quatre mille saints cachés… (la structure de cette hiérarchie varie selon les auteurs : Ibn ‘Arabî p.ex. compte sept abdâl). Morts à eux-mêmes, les grands saints sont les instruments de la volonté divine, ils gouvernent spirituellement la terre selon des ordres surnaturels. Souvent, un grand saint se considère en charge d’une province, d’un district déterminé.
Les soufis, nous le disions, réclament pour eux-mêmes l’héritage prophétique dans l’ordre spirituel. En ce sens, ils se trouvent en concurrence avec les juristes et les théologiens. Leur argument est que les savants, les lettrés, prolongent le savoir prophétique en tant qu’il est livresque, intellectuel, transmis depuis des générations à des gens qui sont morts depuis longtemps. Les soufis ne nient pas l’utilité d’une telle science, mais ils donnent la primauté au savoir transmis à eux directement, ici et maintenant, par « Le Vivant, l’Immortel ». Les saints actualisent à chaque génération le message du Prophète, en eux-mêmes et pour les autres croyants : non seulement le message doctrinal ou juridique, mais aussi la présence sacrée qui est son origine.
L’hagiographie nous présente les saints comme des êtres prédestinés : leur naissance, leur enfance sont parcourues par beaucoup de miracles, à l’instar de l’enfance des prophètes (Jésus, Muhammad). Ce qui nous mène vers la religiosité vécue, et à décrire la sainteté telle qu’elle est socialement perçue.
La sainteté dans la vie sociale
En climat chrétien, le saint manifeste une profonde conformité au Christ, dans sa vie comme dans son corps souffrant. En Islam, la conformité à Muhammad est une prescription valable pour tout Musulman. Elle ne fait pas le saint. La source de tout présence divine en Islam, c’est le Livre, c’est le Coran. Le Coran tient en Islam la même place que le Christ pour les Chrétiens : il est la manifestation sur terre du Verbe divin. La « divinisation » de l’homme, l’acquisition de ce pouvoir du saint, passe par l’assimilation, la manducation pour ainsi dire, de la divine parole. Le rituel soufi principal est la récitation, des milliers de fois, de Noms divins, de formules coraniques ou de prières litaniques. C’est ainsi que le soufi devient, selon l’expression de l’Egyptien Dhû al-Nûn « un homme dont le Coran a compénétré sa chair et son sang ».
Le saint, qui a récité ces paroles divines des années durant, sans s’interrompre, ne peut manquer d’être compénétré par la présence divine. Cette présence l’habite, elle réside en lui sans qu’il en ait même conscience. Et elle produit de nombreux effets de l’ordre du merveilleux, du miraculeux. Cette présence, cette énergie surnaturelle et agissante s’appelle la baraka. Elle se répand sur tous ceux qui fréquentent le saint en l’aimant. C’est ici l’essence du soufisme confrérique populaire, que l’on appelle parfois le maraboutisme.
Le rôle des miracles est à souligner, il est essentiel dans la conception musulmane de la sainteté. Un grand saint, pour prouver son degré spirituel, accomplit une série convenue de prodiges (neuf, souvent) : physiognomonie, bilocation, changement de forme, guérisons diverses (stérilité), multiplication de nourriture, maîtrise sur tous les animaux…La croyance populaire est attachée avant tout à l’action de la baraka. C’est à ce titre qu’elle tolère voire magnifie des types de sainteté anomiques : derviches errants provocateurs (Calenders), mendiants atypiques (Heddaoua au Maghreb p.ex.), personnalités étranges de fous, ou se faisant passer pour tels.
La religiosité populaire est fondée sur un rapport intime avec les grand saints, vivants - ou morts, car leur présence bénéfique se manifeste aussi auprès de leurs tombeaux. On demande aux saints beaucoup de bienfaits. Parfois, cela passe par ce que nous appellerions la magie, par la confection de talismans, la lecture de formules mystérieuses. La mort du saint ne signifie nullement une baisse de la dévotion, c’est bien souvent le contraire qui a lieu. Le cultes des saints se déploie souvent à l’occasion des fêtes anniversaires des walî-s, les mawsim-s : ce sont des phénomènes sociaux qui peuvent prendre localement une importance considérable. Les docteurs de la Loi, les fondamentalistes critiquent beaucoup ces rituels qu’ils considèrent comme païens, étrangers à l’esprit du monothéisme islamique. Dans certains pays, la condamnation est radicale : l’Arabie Séoudite, où règne le wahhabisme, a interdit toute activité des confréries mystiques sur son sol. Mais pour les dévots, l’amour des saints est indissociable de l’amour de Dieu et du Prophète. Le saint se manifeste de façon courante, dans les rêves, dans les visions.
Mentionnons pour finir, par référence à l’actualité, le cas des ‘martyrs’, c'est-à-dire des combattants morts sur le champ d’honneur. Le Coran exalte leur courage, et déclare qu’ils sont vivants auprès de Dieu. Mais ils ne sont pas pour autant des walî-s. Les soufis ne sont pas forcément des non violents, et il est arrivé qu’ils participent à l’effort militaire (contre les Byzantins, les Espagnols ; ou actuellement en Palestine). Il peut donc arriver qu’un saint meure en martyr : mais sa dimension de walî dépend de la baraka qu’il transmet, non du sacrifice de sa vie. Pareillement, dans le cas de Hallâj, sa sainteté n’est pas augmentée par le supplice qu’il a subi. La souffrance en soi n’est pas une voie de sanctification.
Conclusion
Pour les grands doctrinaires mystiques, la sainteté est la clé de toute la création. Dieu a créé le monde pour se donner un vis-à-vis sur qui Il puisse porter sa conscience et son amour : « J’étais un trésor caché, J’ai aimé être connu, alors J’ai crée le monde » (hadîth). Bref, le monde n’existe que dans le but qu’y soit suscitée de la sainteté : « Sans toi, je n’aurais pas créé le monde », dit Dieu à Muhammad dans un hadîth (d’authenticité douteuse). Toute l’aventure humaine n’a d’autre sens que de « produire de la sainteté ».
Or actuellement, au 21e siècle, quel peut encore être le rôle et le poids effectif de la sainteté ? Les mouvements soufis semblent souvent affaiblis. La triple attaque qu’ils ont subie de la part des modernistes laïcs, de la gauche marxiste (cf l’Union soviétique, l’Albanie) et surtout du fondamentalisme (wahhabite notamment) ont fait reculer l’influence des confréries. Mais le soufisme reste néanmoins une force considérable. Et, en plus du nombre d’homme qu’il peut éventuellement mobiliser, il possède un énorme capital symbolique. Un cas récent illustrera ce rôle. « La vallée des loups », feuilleton turc à succès de Serdar Akar diffusé récemment (2006) en film dans les salles, décrit une aventure d’un héros turc venant faire justice en Irak du Nord contre les exactions des Américains. Ces derniers sont présentés comme des brutes cyniques, dont le christianisme (ou le judaïsme) n’est qu’une justification à leur appétit de domination. Le rôle central de Musulman est donné à un maître soufi. C’est lui – et non le héros, le « Rambo turc », Pulat Alemdar, qui parle de la vérité de l’Islam. En ce sens, la sainteté peut à nouveau jouer son rôle, à savoir, celui de référence ultime de ce qui est juste ou injuste dans la pratique de l’Islam – puisque le saint semble décidément rester l’héritier des prophètes.
Bibliographie
Michel CHODKIEWICZ, Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, nrf, Gallimard, 1986.
Le Coran, trad. de Denise Masson, folio, Gallimard, 1967 (2 vol.).
KALÂBÂDHÎ, Traité de soufisme – Le Maître et les Etapes, trad. et prés. de Roger Deladrière, Sindbad, 1981.
Louis MASSIGNON, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, nrf, Gallimard, 1975 (4 vol.).
Bernd RADTKE & John O’KANE, The Concept of Sainthood in Early Islamic Mysticism, Curzon Press, 1996.
SARRÂJ, Schlaglichter über das Sufitum, trad. et comm. par Richard Gramlich, Franz Steiner Verlag, 1990.
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