Dubai Towers, achevées en 2014
Guido de Giorgio
L’Instant et l’Eternité – et autres textes sur la
Tradition (Archè Milano, 1987)
« Crollano le torri », (n° 1, 1930).
Le Vieux de la Montagne se réveilla: il regarda la plaine
et la fièvre de la plaine, parcourant des yeux tours et pinacles, traça sur la
terre sèche un signe étrange, et parla ainsi dans la nuit :
Comme une fausse trêve dans une fausse nuit, ainsi dans
cette longue agonie séculaire les constructeurs de tours font des nids au vent
de leur bêtise: mais à chaque souffle de tourmente nouvelle, les tours s’écroulent. Les tours s’effondrent, ô
constructeurs de tours.Depuis des siècles vous tissez la tromperie, votre tromperie, ô constructeurs de tours ; et les siècles vous dévorent; au fond des siècles en vérité, dans l’invisible désert qui se déroule parallèlement à votre cheminement corrompu et titubant, il y a l’éternité, constructeurs de tours, ô constructeurs de tours.
Chaque tour est un ver et tous les vers sont milice du Grand Ver qui dans les mailles de votre fable obscure sème mort et décrépitude. Il vous plut d’ignorer que tout ici n’est rien là si le siècle à genoux ne chante pas la louange de l’Apparence dans la clarté d’un rire et la perpétuité d’un signe. Il vous plut d’oublier que la pensée n’est qu’une courte échelle qui donne sur les parois du Grand Abîme, et pendant des siècles vous avez enchaîné la raison à l’illusion des penseurs stériles et des philosophies fallacieuses. Il vous plut d’agir comme dans un cirque, où le but à atteindre n’est qu’un doigt qui joue avec la poussière, et la récompense un battement de palmes. Et c’est ainsi que vous avez créé la forêt des idoles de bois, des épaisses broussailles, des arbres privés de sève. Au milieu de tant d’opprobre, de tant d’inanité, vous agitez vos chaînes en criant votre liberté, vous, esclaves de naissance et d’élection, créateurs de petits frémissements : constructeurs de tours, vous ne voyez pas le sourire du Grand Ver qui, accroupi sur le seuil de l’antre, guide votre jeu et débauche votre fureur. Hommes, la station debout vous fut donnée pour que votre œil perçût parmi les tourbillons de poussière terrestre la fuite du supra-monde, qui court comme un océan de fixité autour de votre planète immobile, ô constructeurs de tours : mais vous êtes agenouillés pour regarder et au lieu de la Grande Lumière vous vous acharnez sur votre ombre pour rajeunir les méandres d’un petit monde, un monde qu’on étale parmi les éclairs d’une lumière qui apparut quand vous le voulûtes, ô constructeurs de tours.
Vous aviez en vous la semence d’autres mondes, mais vous la laissâtes pourrir, et dans la floraison parasitaire vous choisissez de nouveaux habits pour vêtir de vieux cadavres, ô constructeurs de tours : car vous êtes des cadavres remplis de vers, et toutes vos résurrections ce sont eux qui les accomplissent, vos saints patrons, les saints vers : priez-les à genoux parmi vos catastrophes, vos abîmes, vos paradis, vos tourbillons. Mais priez-les, priez-les : « Saints Vers, nous les hommes, nous constructeurs de tours, nous voulons nous dépasser en restant ce que nous sommes, nous voulons créer un supra-monde en nous avec nos mains, avec des visages enfouis dans notre ombre, fermés dans l’arc de nos mains qui meuvent la terre et les deux car la terre se meut, ô Saints Vers, la terre se meut : nous la voyons se déplacer en nous déplaçant, tout se meut lorsque nous nous mouvons, et ce que l’homme veut Dieu le veut, saints patrons, Vers bienheureux. Nous voulons voir notre effigie disposée partout. Nous sommes ce qui est, ô Saints Vers : nous sommes des vers ; il n’y a pas d’hommes ici ; ici, il y a des vers. Chaque flaque d’eau reflète un ver, chaque morceau de ciel un ver. Nous sommes des vers, ô Saints Vers, tous des vers et rien de plus ».
Ainsi priez-vous dans le grouillement parasitaire qui galvanise votre torpeur de cadavres alignés en posture de vie, vous constructeurs de tours, déjà morts depuis des siècles. L’homme en effet n’existe plus depuis des siècles : le monde où rugit tant de rugissement n’est qu’un cimetière où les Saints Vers chantent le chant de l’anaérobie. Constructeurs de tours, vos têtes qui ne regardent plus en haut sont déjà posées dans l’axe du grand couperet, et un seul coup, un coup très bref, détachera d’un corps si énorme une si petite tête. Il en est qui jouent pour vous, ô constructeurs de tours : le Grand Ver allume vos torches avec sa langue fourchue productrice de toutes les aurores humaines : c’est le Grand Ver qui vous a donné l’eau pour que vous y plongiez les yeux dans un vertige de conquête, c’est le Grand Ver qui vous a donné un miroir plein de terres et de golfes, et d’oasis et d’océans où vos yeux cherchent de nouveaux labyrinthes, toujours plus sombres.
Car le Grand Ver est aussi le Grand Pêcheur et — tendez l’oreille, ô constructeurs de tours — pour un seul poisson qui casse le filet et s’échappe soudainement de flumine in cœlum, le Grand Ver agite le miroir et rapporte des pêches plus grandes qu’il abandonne sur la rive occidentale. Voilà pourquoi, ô constructeurs de tours, je ne vous dis pas « Arrêtez-vous », et je ne vous dis pas « Retournez-vous », et je ne vous dis pas non plus: « Essayez de lever la tête et de la tourner vers la Fin Première ». Je ne vous dis rien de cela, ô constructeurs de tours, parce que vous ne pouvez plus, vous ne devez plus entendre la vraie voix, la voix pure. Mais je vous dis : toujours plus vite, toujours plus dans le sens de la pente, brûlez les étapes, rompez toutes les digues. Le voici, ô constructeurs de tours, l’océan déchaîné ; pour vous qui chevauchez les tourbillons, l’océan déchaîné est sable sous votre sabot ailé. Toujours plus fort, toujours plus vite, toujours sur la pente glissante ! Le Grand Ver sait que le jeu touche à son terme, que la fosse se remplit et qu’au moment où l’équilibre sera réalisé, alors, ô constructeurs de tours, s’étendra la dernière oasis, la terre plane, la Dernière Terre. Cela, le Grand Ver le sait et ne peut pas ne pas le savoir, ô constructeurs de tours, parce qu’il obéit fidèlement ; et puisque la chaîne ne lui est pas mesurée, à vous non plus il ne mesure pas la chaîne. Lui, le Grand Ver, vous guide, ô constructeurs de tours, vous les esclaves, vers la seigneurie de l’infra-monde. Mais quand vous mourrez s’accomplira le Grand Equilibre, et ainsi, vers et fils de vers, avec vos conquêtes, vos dépassements et vos empires, vous ne faites qu’obéir au rythme de l’engrais qui réintègre et renforce la Base. Volez, ô constructeurs de tours, vers la désagrégation, avec des ailes de plus en plus légères, un orgueil de plus en plus affirmé : car la fosse doit être comblée. Cueillez donc tous les lauriers de vos conquêtes : vous qui êtes parvenus à faire tourner la terre en tournant vous-mêmes, vous parvenez à arrêter les cieux en vous arrêtant vous-mêmes. C’est à ce moment, ô constructeurs de tours, que votre jeu finira : et tous les hochets de métal que vous avez si laborieusement élevés auprès de vos pensées seront la dernière couronne de votre dernière veille guerrière. De votre dernière guerre profane, esclaves et fils d’esclaves. Courez donc, courez : derrière la fiente des artistes, des philosophes, des savants, des politiciens, des découvreurs ; courez et soufflez. Pour être libres de la seule loi, qui est l’unique liberté, vous avez créé le fouet assidu qui vous fouette depuis des siècles, depuis les siècles impurs qui virent naître la philosophie, l’art, la science, la culture, la civilisation. Les cadavres ne sont faits que pour les cimetières, et les vers ne sont faits que pour les cadavres : ainsi, constructeurs de tours, cadavres, vous avez d’abord dressé vos échafauds, puis vos cordes, et maintenant vous pendez dans l’allégresse de la liberté. Et vous qui avez nié la Vraie Loi, celle qui seule vous donnait la possibilité du Supra-monde, vous obéissez désormais, et depuis des siècles, à la loi du Grand Ver, et, sur-hommes du néant, vous tendez vos joues au fouet de la sombre idole, du ver philosophe, du ver artiste, du ver savant, du ver politicien, du ver progrès. Constructeurs de tours, fils du Grand Ver, esclaves du Grand Esclave qui exulte, vous proliférez comme des vers. Continuez, car la fosse se remplit et il faut de l’engrais pour le nouvel arbre déjà formé qui fleurira en un instant sur votre tombe.
Burj Khalifa à Dubaï . 828 m de haut,160 étages .
Je vous dis cela, ô constructeurs de tours, maintenant
que le soleil éclaire une autre terre qui n’est plus vôtre, car votre terre se
meut, mais le soleil n’éclaire que les terres immobiles, terres émergées des
eaux qui coulent dans un lit qui les contient et les arrête, terres célestes.
Votre terre tourne depuis que vous tournez, depuis que le Grand Ver vous
susurra qu’il faut chercher les cieux par les voies de la terre, à la lueur de
lampions mondains portés par des mains profanes. Et, maîtres du petit jeu, vous
courbez le front devant la prolifération des miroirs nés de votre soif. Vinrent
les philosophes, qui parsemèrent de temples les voies de la terre : les voies
anciennes se peuplèrent de kiosques à journaux, où le ver de la pensée venait
aligner ses théories de fétiches. Vinrent de même les artistes, et ils
parcoururent de long en large les voies de la terre, et ils dirent à l’homme :
« Regarde-toi, homme : qu’y a-t-il de plus que l’homme ? ». Vinrent les
savants, et ils triturèrent la poussière, et ils interrogèrent les miroirs et
sur les miroirs ils lancèrent des flammèches. Vinrent les politiciens, et ils
attachèrent royaumes et empires aux ailes des chauve-souris vespérales ; et ils
achevèrent au crépuscule ce qu’ils avaient commencé au crépuscule. Ainsi, de
mirage en mirage, êtes-vous parvenus au dernier soubresaut, toujours plus
riches d’aurores éphémères, prêtant votre oreille insatiable aux voix de tous
les barbares qui sacrifiaient le dernier voyant, Dante, sur la couche du
lupanar de l’esthétique, de l’histoire et de la philosophie. Pendant six
siècles, ô constructeurs de tours, vous avez cruficié le dernier voyant : mais,
ô vers, le piédestal est trop haut pour votre petite voracité de parasites. Il
y a tant de choses que vos mains n’effleureront pas, elles en quête de
fantasmes. Et vous n’effleurerez pas Dante malgré les innombrables tabernacles
érigés le long d’une voie que les siècles ont baptisée de leur investigation
imbécile. Hommes imbéciles, je vous dis que vous êtes capables de tout sauf
d’être des hommes et que, hors du Temple, le Temple reste intact parce qu’il
échappe à vos tâtonnements. Vous n’avez plus de mains pour l’épée : vos rois, ô
constructeurs de tours, sont des résidus politiques, des miettes tombées de la
table des plébéiens, car ce sont les plébéiens qui mènent le monde, les
plébéiens qui dictent la loi, eux chefs de vers, aux autres vers. Vous n’avez
plus de mains pour le sceptre : les prêtres ont déserté le temple et frayent
tout contents avec les moutons de la grand-place : ils chantent dans la lumière
de la terre l’éclat de la Grande Gemme qui n’est plus que la Grande Pierre. Les
voies de votre monde, ô constructeurs de tours, fourmillent de plèbes bariolées
: la plèbe de la pensée, la plèbe de l’art, la plèbe du gouvernement politique,
la plèbe de l’industrie. Votre liberté, ô esclaves, ne connaît plus de bornes :
la Science fabrique des mirages et vend des lois et s’amuse à faire s’écrouler
les ponts ; la Philosophie enquête parmi les vieux excréments savants, et
fornique avec l’Histoire dans un concubinage en étoile ; l’Art comble tous les
vides en s’affublant de toutes les couronnes élaguées ; et la Politique suit
dans les étables, applaudissant aux chansons de la plèbe ivre, habillant maladroitement
les démocraties en républiques et en empires. Le grouillement des vers va bientôt célébrer son
triomphe : idéologies, « idologies », poésies, lois, républiques, empires,
révélations ; on essaie tout ; chaque flatulence est un péan, chaque défécation
une acropole. Dans un monde sans Pasteur ni César, d’éphémères pasteurs
braillards et d’éphémères césars qui hurlent se succèdent sans répit. Hurlez, ô
constructeurs de tours, hurlez afin que le Grand Ver allonge votre chaîne pour
vous précipiter plus rapidement dans l’abîme final. La plèbe triomphe dans les
joujoux mécaniques, couvrant de poussière l’herbe, les fleuves et les roches ;
la plèbe triomphe dans les journaux, étalant ses tumeurs en énormes diarrhées
de pus ; la plèbe triomphe dans les temples et sur les trônes. Chacun hurle
pour étouffer le vertige du vide qui se manifeste au milieu de tant de fièvre
de précarité ; chacun hurle pour cacher sa peur et sa honte, car vous avez peur
et honte, ô constructeurs de tours : peur de n’être rien et honte de croire
être tout.
Mais votre fin est proche, le galop de vos idoles ne
couvre plus pour vous le grand silence qui s’ouvre comme une fleur, comme les
gouffres splendides, alors même que meurent les siècles obscurs, les siècles
nouveaux, les derniers siècles. Vous finirez sous peu, ô constructeurs de
tours, et toutes vos tours se fendront comme un cœur sec, un cœur aride, un
cœur d’argile d’où la vie a retiré et le sang et le pouls. Le Grand Ver veille
sur votre fin et lorsque le grouillement vermiculaire sera terminé, alors, dans
le Grand Equilibre, renaîtra le Dernier Jour, constructeurs de tours, ô
constructeurs de tours.
Voir aussi la correspondance entre Guido de Giorgio et René Guénon ici
Le Makkah Clock Royal Tower, 817 m surmonté d’une horloge six fois plus grande que Big Ben de Londres (Voyez la Kaaba minuscule en bas à gauche...)
Voir aussi la correspondance entre Guido de Giorgio et René Guénon ici
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