samedi 9 mars 2013

Compagnons ou disciples ? La ṣuḥba et ses exigences : l’exemple d’Ibrāhīm b. Adham d’après la Ḥilyat al-awliyā’


                                  Ibrāhīm bin Adham recevant des présents de la part des anges (oeuvre mongole, 17e)

 
Par Denis Gril
 

Les relations entre maîtres et disciples telles qu’elles peuvent être observées et telles qu’elles commencent à être codifiées aux IIIe et IVe siècles de l’hégire résultent d’une évolution qui remonte aux débuts de l’islam. Les Ier et IIe siècles sont caractérisés par des vocations ascétiques dont certaines restent isolées mais d’autres n’excluent pas des modes de vie collective fondée sur les exigences du compagnonnage (ṣuḥba). Celui-ci réunit soit des compagnons de même rang soit un personnage pris comme modèle par d’autres, prototype du maître. La longue notice qu’Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī consacre à Ibrāhīm b. Adham (m. 161/777-8) dans la Ḥilyat al-awliyā’ rapporte quantité d’anecdotes illustrant les diverses modalités de la ṣuḥba. Malgré son caractère temporaire, dû à une incessante pérégrination, les liens qu’elle tisse entre Ibrāhīm et ses compagnons préfigurent déjà ceux du maître et des disciples, si ce n’est que le premier se met ici résolument au service des seconds.
La question des relations maîtres-disciples se pose dès les débuts de la littérature du soufisme. Muḥāsibī (m. 243/857) l’aborde en filigrane lorsqu’il conclut sa Ri‘āya 1 en mettant en garde le disciple (murīd) contre la prétention à la maîtrise. Ce n’est que dans les manuels du IVe/Xe siècle que les devoirs respectifs des maîtres et des disciples commencent tout juste à faire l’objet de développements spécifiques 2. Il faut attendre Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī (m. 412/1021) pour trouver un court traité consacré à ce sujet 3, mais pour lui le compagnonnage conserve un sens général qui l’identifie à l’acquisition des vertus 4. À la génération suivante, al-Qušayrī achève la Risāla par un « Conseil aux disciples » (al-waṣiyya li-l-murīdīn) qui traite des rapports entre le maître et le disciple, entre ce dernier et les autres et aussi sa propre âme. À partir de là, un certain nombre de traités de soufisme consacreront un ou plusieurs chapitres à la relation entre le maître et les disciples 5.

Si l’on essaie de remonter à la source du compagnonnage (ṣuḥba) qui lie un disciple à un maître, on pense aussitôt à la relation entre le Prophète et ses compagnons (ṣāḥib, pl. aṣḥāb, ṣaḥāba, ṣaḥb). Tout contemporain du Prophète ayant cru en lui et l’ayant connu physiquement est un compagnon (ṣaḥābī, fém. ṣaḥābiyya) et de ce fait, pour les sunnites, transmetteur digne de foi des propos du Prophète et de toute information le concernant. On trouve dans le Coran quelques versets inculquant au Prophète l’attitude d’un maître avec ses disciples 6. De même certains hadiths le montrent dans une attitude de conseil, d’enseignement spirituel, voire de mise à l’épreuve qui illustre cet aspect de la fonction prophétique 7. D’autres traditions remontant aux compagnons, souvent citées dans les apologies du soufisme, attestent également un enseignement spécifique réservé à un petit nombre de proches 8. Le Coran lui-même évoque, à propos d’une œuvre d’excellence comme la prière de veille, « un petit groupe de ceux qui sont avec toi 9 ». Ce serait toutefois une erreur de méthode que de vouloir retrouver dans le comportement du Prophète et de ses compagnons le modèle exact des règles d’adab entre maître et disciples, consignées plus tard dans la littérature du taṣawwuf. Il faudrait plutôt s’interroger, d’après la Sunna, la Sīra et la biographie des compagnons, sur la manière dont le Prophète formait ceux-ci et comment ceux-ci, à leur tour, ont transmis cet enseignement. Le compagnonnage est en effet une interaction entre deux êtres, susceptible d’être reproduite avec une tierce personne : l’un donne, l’autre reçoit et apprend ainsi à donner. Il peut être aussi un échange entre deux compagnons de même niveau ; l’échange est alors réciproque. Dans un cas comme dans l’autre, cette relation produit un effet, un enseignement formulé ou simplement vécu, inculque un adab, c’est-à-dire un savoir-être, éthique et spirituel. L’enseignement spirituel du Prophète et surtout les voies multiples de sa transmission, explicites, allusives ou subtiles, mériteraient une étude approfondie. On s’est encore bien moins préoccupé d’en suivre les prolongements dans les générations suivantes. Il ne manque pourtant pas de traditions évoquant la manière dont les compagnons s’adressaient à ceux qui recevaient leur enseignement. Dans quelle mesure certains d’entre eux peuvent déjà être considérés comme des modèles de maîtres spirituels ? Dans la mesure où la spiritualité musulmane à son origine s’identifie au vaste mouvement d’ascèse et de renoncement au monde (zuhd) qui a précédé l’émergence du soufisme 10, c’est surtout cet aspect qui a retenu l’attention des différents auteurs de traités de zuhd à partir du deuxième siècle de l’hégire. Les propos rapportés par ‘Abdallāh b. al-Mubārak (m. 118-181/736-797) dans le Kitāb al-zuhd wa-l-raqā’iq 11 concernent avant tout le renoncement au monde, les œuvres d’adoration et tout particulièrement le ḏikr, les vertus et les vices de l’âme, autant d’enseignements que le taṣawwuf fera siens. Les quelques anecdotes rapportées au sujet d’Abū Rayḥāna, Uways al-Qaranī, ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz, illustrent avant tout leurs vertus ou leur détachement des choses de ce monde. Le Kitāb al-zuhd d’Asad b. Mūsā (132-212/750/827) 12 est marqué avant tout par le désir et la peur de l’au-delà et le Kitāb al-zuhd d’Aḥmad Ibn Ḥanbal 13 se présente comme une histoire sacrée de l’ascèse depuis les prophètes jusqu’aux pieux anciens (al-salaf al-ṣāliḥ), y compris ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz. Sauf exception peut-être, on ne trouve pas dans ces textes de récits mettant en scène un personnage dans une relation de compagnonnage avec d’autres. Ceci signifie-t-il que les toutes premières vocations spirituelles de l’islam étaient isolées et qu’il faut attendre le IIe siècle pour qu’apparaissent en Iraq, à Basra et Kūfa, des milieux réunis autour de quelques personnalités considérées comme les ancêtres du soufisme, tel Mālik b. Dīnār puis ‘Abd al-Wāḥid b. Zayd 14 ? La notice consacrée par Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī (336-430/948-1038) à al-Ḥasan al-Baṣrī (21-110/642-728) 15, considéré comme l’un des pères fondateurs de la spiritualité musulmane, nous renseigne sur sa personnalité spirituelle, sur son détachement du monde, sur ses sermons et lettres aux califes, mais ne nous dit rien sur ses relations avec ceux qui l’entouraient. Tout au plus le transmetteur de ses paroles emploie parfois une expression qui suggère qu’al-Ḥasan était entouré d’un groupe de disciples 16. L’étude du compagnonnage et a fortiori des relations maître-disciples au début de l’islam nécessiterait donc un vaste dépouillement de textes au résultat incertain. Nous sommes de plus largement tributaires de textes relativement tardifs comme la Ḥilya, comme le remarque Ritter à propos d’al-Ḥasan. Cette première histoire de la sainteté, depuis les compagnons du Prophète jusqu’à la génération des disciples de Ǧunayd, n’en constitue pas moins la principale source pour observer le passage progressif de la littérature du zuhd à celle du taṣawwuf 17. C’est donc sur elle que nous nous appuierons pour tenter d’appréhender la réalité du compagnonnage à un moment charnière et incertain entre le temps des ascètes et l’avènement des maîtres du soufisme. Nous avons choisi, à titre d’exemple et d’essai, la notice consacrée par Abū Nu‘aym à Ibrāhīm b. Adham (m. 161/777-8) 18, l’une des plus longues de la Ḥilya, constituée en grande partie de récits brefs ou détaillés, le montrant en relation avec un ou plusieurs compagnons. Notre attention se concentrera non pas sur l’ensemble de la notice, ce qui nécessiterait une étude beaucoup plus approfondie et une comparaison avec les autres sources de la vie d’Ibn Adham, mais sur les passages qui apportent un éclairage sur la notion de ṣuḥba. A-t-on, selon les traditions rapportées (ḫabar pl. aḫbār) affaire à une relation d’égalité entre Ibn Adham et un compagnon ou bien celui-ci exerce-t-il une certaine maîtrise par rapport à d’autres qui ont choisi de le suivre pour bénéficier de son exemple et de son enseignement ? Avant d’aborder le contenu de la notice dans cette perspective, un détour par les Ṭabaqāt al-ṣūfiyya de Sulamī (412/1021) 19, l’un des maîtres d’Abū Nu‘aym, montre que chez les maîtres du ive siècle de l’hégire “accompagner” (ṣaḥiba) untel signifie assez clairement se faire son disciple.
Le témoignage des Ṭabaqāt al-ṣūfiyya

Sulamī ne suit dans ses Ṭabaqāt qu’un ordre approximativement chronologique puisqu’il fait débuter la première génération de soufis par al-Fuḍayl b. ‘Iyāḍ (m. 187/803) puis par Ḏū l-Nūn (m. 245/860). Il ne dit rien de leurs maîtres ou de ceux qu’ils ont fréquentés. Par contre dans la troisième notice, il indique qu’Ibrāhīm b. Adham, après avoir renoncé à ce monde, « se rendit à La Mecque et qu’il y fut le compagnon (ṣaḥiba) de Sufyān al-Ṯawrī (97-161/716-78) et de al-Fuḍayl b. ‘Iyāḍ 20». Comment comprendre ce ṣaḥiba ? On peut supposer qu’il s’agit d’un compagnonnage d’affinité, étant donné l’âge respectif de ces trois personnages et ce que la Ḥilya nous apprend des relations entre Ibrāhīm et Sufyān 21. Un peu plus loin, le récit de la conversion d’Ibn Adham est rapporté ainsi, au terme de l’isnād : « … Ibrāhīm b. Baššār nous a rapporté : j’ai été le compagnon (ṣaḥibtu) d’Ibrāhīm b. Adham en Syrie, avec Abū Yūsuf al-Ġasūlī et Abū ‘Abdallāh al-Sinǧārī. Je lui demandai : ô Abū Isḥāq, informe-nous sur tes débuts, comment cela s’est-il passé 22 ?… » Cet Ibrāhīm b. Baššār est connu par ailleurs comme le serviteur (ḫādim) d’Ibn Adham. La relation ne fait ici pas de doute. Le texte évoque clairement un maître entouré de ses disciples ou du moins de compagnons à l’écoute de son enseignement.
Dans un autre récit autobiographique, Ibrāhīm raconte comment à ses débuts il rencontre à Alexandrie un homme entouré de ses disciples (aṣḥāb). Ce dernier s’adresse ainsi à lui : « Ô jeune homme, sache que tu vas devenir le compagnon/disciple des meilleurs des hommes (sa-taṣḥabu l-aḫyār) ; sois pour eux une terre qu’ils foulent, même s’ils te frappent ou t’injurient 23. » La ṣuḥba consiste donc à se mettre humblement au service d’un maître. Enfin, quand un certain Isḥāq demande à Ibrāhīm un conseil, celui-ci lui répond : « Prends Dieu comme compagnon et laisse les hommes de côté 24. » Le compagnonnage et la maîtrise spirituelle sont ici ramenés à leur principe divin.
À partir de là dans les Ṭabaqāt, le verbe ṣaḥiba est employé le plus souvent avec le sens de se faire le compagnon, c’est-à-dire le disciple, d’un maître. C’est le cas de Bišr al-Ḥāfī avec al-Fuḍayl b. ‘Iyāḍ et de Sarī al-Saqaṭī avec Ma‘rūf al-Karḫī 25. L’idée de transmission d’une maîtrise spirituelle est encore plus nettement marquée dans le cas de Šaqīq al-Balḫī (m.194/810) dont il est dit : « Il fut le maître (ustāḏ) de Hātim al-Aṣamm ; il avait été le compagnon/disciple d’Ibrāhīm b. Adham et avait pris de lui la voie (aḫaḏa ‘anhu l-ṭarīqa) 26. » Comment comprendre ici cette dernière expression ? A-t-elle un sens initiatique plus précis que le sens de compagnonnage ou bien corrobore-t-elle le sens de rattachement d’un disciple à un maître qu’a pris désormais le verbe ṣaḥiba ? Une expression identique est employée pour Hātim al-Aṣamm (m. 237/851-2) : « Il était l’un des anciens maîtres du Ḫurāsān, originaire de Balḫ. Il avait été le disciple de Šaqīq al-Balḫī et le maître d’Aḥmad b. Ḫaḍrawayh » et il est dit de ce dernier : « il avait été le disciple d’Abū Turāb al-Naḫšabī et de Hātim al-Aṣamm et s’était rendu (raḥala) auprès d’Abū Yazīd al-Bisṭāmī 27 ». Une différence est donc faite entre la ṣuḥba qui exige de rester un certain temps auprès d’un maître et la visite ponctuelle d’un autre, quels qu’en soient les effets. On retrouve la même nuance dans la biographie d’Abū Ḥafṣ al-Ḥaddād al-Nīsābūrī (m. 270/883-4) : « Il fut le compagnon/disciple de ‘Ubaydallāh b. Mahdī al-Abīwardī et de ‘Alī al-Naṣrābāḏī, accompagna (rāfaqa) Aḥmad b. Ḫaḍrawayh al-Balḫī. Šāh b. Šuǧā‘ al-Kirmānī et Abū ‘Uṯmān Sa‘īd b. Ismā‘īl [al-Ḥīrī] se rattachèrent à lui (intamā ilay-hi) 28. » Quelle différence entre “se rattacher” et “être le compagnon” ? Nuance ou flottement du vocabulaire ?

L’emploi de plus en plus systématique du verbe ṣaḥiba n’abolit pas pour autant le sens d’une relation d’égalité, encore que même dans ce cas l’un des deux reste un modèle pour l’autre, qu’il en soit conscient ou non, comme il ressort de ce conseil donné par Abū Yazīd : « Quand un homme se fait ton compagnon et se comporte mal avec toi, réponds-lui par l’excellence de ton caractère, tu mèneras une vie sereine 29. » C’est ici toute la question des règles du compagnonnage (ādāb al-ṣuḥba) auxquelles Sulamī a consacré un ouvrage spécifique 30. Par ailleurs ces notices des Ṭabaqāt al-ṣūfiyya soulèvent une autre question : l’apprentissage auprès d’un maître constitue-t-il la seule voie d’accès à la voie des ṣūfiyya ? Ce n’est pas ce que semble penser Sulamī quand il dit à propos de Bisṭāmī : « Ils étaient trois frères : Ādam, Ṭayfūr et ‘Alī, tous ascètes et voués à l’adoration, doués d’états spirituels (zuhhād ‘ubbād, arbāb aḥwāl) » ou à propos de Yaḥyā b. Mu‘āḏ al-Rāzī que lui et ses deux frères, Ismā‘īl et Ibrāhīm, étaient des ascètes. Ce qualificatif coïncide avec l’absence de toute référence au compagnonnage. Signifie-t-il sous la plume de l’auteur la permanence de vocations spirituelles fondées sur un élan vers Dieu plus que sur la formation auprès d’un maître, comme au premier temps du zuhd ? Les Ṭabaqāt al-ṣūfiyya sont un texte complexe à analyser car leur auteur use simultanément de la terminologie de son temps mais aussi de celle des traditions qu’il rapporte. Il fond, sans les confondre, les différents courants de spiritualité dans une même voie, celle du taṣawwuf, où la maîtrise spirituelle, ses règles et sa transmission tendent à prendre une position de plus en plus centrale.
D’un récit à l’autre

Il est temps de revenir à Ibrāhīm b. Adham, tout en restant avec Sulamī le temps d’une comparaison. Le récit autobiographique de la conversion d’Ibn Adham, transmis par son serviteur Ibrāhīm b. Baššār, commence dans les Ṭabaqāt et la Ḥilya de manière assez semblable. Ibrāhīm, fils d’un des rois du Ḫurāsān 31, monte à cheval et part à la chasse. Ayant débusqué un lièvre ou un renard, il s’élance à sa poursuite. Il entend alors à trois reprises, et la dernière fois à partir du pommeau de sa selle, une voix lui dire : « Ce n’est pas pour cela que tu as été créé. » Il comprend qu’il s’agit d’un appel divin et renonce à ce monde. Il échange ses habits contre ceux d’un berger et se dirige vers La Mecque selon les Ṭabaqāt. Il rencontre dans le désert un homme qui lui procure miraculeusement de la nourriture, lui enseigne le Nom suprême de Dieu et disparaît. Pris par un sentiment de solitude, il invoque Dieu par ce nom ; un personnage apparaît et lui dit : « Demande, tu recevras. » Le voyant effrayé par l’effet de son invocation, l’homme le rassure, lui apprend qu’il est al-Ḫaḍir, que c’est David qui lui a enseigné le Nom suprême et qu’il ne doit jamais l’invoquer par rancune contre quiconque. À disciples prédestinés, maîtres exceptionnels ; le compagnonnage a été court mais puissant.
Ce premier récit est suivi par un autre assez long où Ibrāhīm rencontre à Alexandrie un cheikh qui l’interroge sur ce qui l’a incité à quitter ce monde. Suit une série de questions et de réponses tant de la part du maître que du jeune ascète et une exhortation finale résumant l’essentiel de la Voie. Le maître comme ses autres disciples reconnaissent en Ibrāhīm un être élu par Dieu. Visiblement ces deux premières traditions rapportées par Sulamī visent à illustrer une doctrine de la sainteté où les maîtres, quelque éphémère que soit leur apparition, jouent un rôle de transmission indispensable. La suite, comme dans la plupart des notices des Ṭabaqāt, restitue quelques-uns des enseignements d’Ibrāhīm b. Adham.

Dans le premier récit de la Ḥilya, Ibrāhīm se rend en Iraq, interroge sur le gain licite (al-ḥalāl) un cheikh qui lui conseille de se rendre en Syrie. Là, on l’oriente vers Tarsous où il travaille à la surveillance des jardins et à la moisson. Comme cela est raconté ci-après, le propriétaire constate sa probité et se demande s’il n’a pas affaire à Ibrāhīm b. Adham. Le récit de sa vie est donc condensé puisque Ibn Adham apparaît comme déjà célèbre.
Les exigences du compagnonnage, selon la notice de la Ḥilya

Les récits et anecdotes qui constituent la trame de la notice montrent Ibrāhīm seul, en compagnie de Dieu, avec un de ses pairs ou un compagnon sur lequel il exerce un certain ascendant ou encore avec un groupe de disciples. Le compagnonnage se réalise nécessairement avec d’autres et sur différents plans dont chacun a ses règles que l’on peut déduire de ces aḫbār. Une certaine unité et cohérence se dégagent de ces récits de compagnonnage dont la plupart se déroulent en Syrie et révèlent l’importance accordée au travail et au fait de gagner sa vie de manière licite.
Ibrāhīm exerce le métier de gardien (nāẓūr) de vergers lorsque les fruits commencent à mûrir. Il garde une vigne dans la région de Gaza quand le propriétaire vient avec des amis et lui demande de lui apporter quelques grappes. Le propriétaire goûte le raisin et le trouve acide.

« C’est de celui-ci que tu manges ? demande-t-il à Ibrāhīm.
- Ni de celui-ci ni d’une autre sorte.

- Mais pourquoi ?
- Parce que tu ne m’as rien précisé au sujet du raisin.

- Apporte-moi alors une grenade. »
La grenade se révèle aussi acide que le raisin. Le propriétaire pose la même question à Ibrāhīm qui répond comme précédemment en ajoutant : « J’ai vu qu’elle était belle et rouge et j’ai pensé qu’elle était sucrée. » Le propriétaire s’exclame alors : « Si tu avais été Ibrāhīm, il n’aurait pas fait mieux ! » Craignant d’être reconnu, il s’enfuit, sans demander son salaire 32.

Dans cette anecdote, Ibrāhīm est seul et c’est son scrupule qui est mis en avant. Toutefois, dans la plupart des cas, ses vertus s’exercent envers autrui, comme si les autres, qu’il s’agisse d’un ami ou de l’ensemble de la communauté, dans une conception élargie du compagnonnage, pouvaient attendre de lui qu’il se mît à leur service.

Il voit un de ses amis peiner à couper du bois. Il lui emprunte sa hache et charge le bois sur son dos. Quelque temps plus tard, il frappe à la porte de cet ami, jette la bois coupé et la hache, referme la porte et s’en va. On raconte aussi qu’après la prière du soir, il sortait et criait à haute voix : « Qui a besoin de moudre ? » Une femme, un vieillard, lui apportaient un couffin de grain et lui moulaient le tout sans demander de salaire puis s’en allaient rejoindre ses compagnons. À Acre, ville frontière susceptible d’être attaquée par la mer, il veille sur la muraille toute la nuit, sauf la nuit du vendredi, car les gens veillent cette nuit-là. Il estime donc qu’ils n’ont pas besoin de garde 33.
Entre frères dans la Voie

Ce comportement illustre une conception élargie de la ṣuḥba dont la première règle est de préférer l’autre à soi-même et de se mettre à son service. Ceci implique, quand les compagnons sont de même degré spirituel, une parfaite égalité dans la relation et notamment une certaine forme de communauté des biens entre des êtres qui ont dépassé la notion de propriété. Ibrāhīm arrive un jour à La Mecque et dépose son sac chez un certain ‘Abd al-‘Azīz b. Abī Ruwwād avant d’aller accomplir les tournées rituelles autour de la Ka‘ba. Sur ces entrefaites, Sufyān al-Ṯawrī qui réside alors à La Mecque, se rend chez ce ‘Abd al-‘Azīz, voit le sac et demande à qui il appartient. On lui répond : « À ton frère Ibrāhīm b. Adham. » Pensant y trouver des fruits secs de Syrie, il ouvre le sac mais n’y trouve que de la glaise et s’en va. Lorsqu’on en informe Ibrāhīm, celui-ci explique : « C’est ma nourriture depuis un mois. » L’histoire illustre une ascèse extrême mais elle rend également compte d’une des règles du compagnonnage entre ce type de personnages 34.
À l’occasion, Ibrāhīm se comporte de la même manière avec le bien d’un de ses compagnons, mais à cette différence près qu’il use de son bien non pour lui-même mais pour en faire don. Il voyage avec un compagnon dont le cheval n’a pas de selle. Comme on en demande la raison à ce compagnon, il répond qu’un homme ayant demandé à Ibrāhīm de lui faire un don, comme il n’avait rien, il a donné à cet homme la selle du cheval sans demander l’avis de son propriétaire qui, en racontant l’histoire, conclut à propos de la selle : « La générosité (saḫā’) d’Ibrāhīm b. Adham l’a emportée 35. » La générosité apparaît comme la vertu majeure du compagnonnage.

Une autre fois, Ibrāhīm se trouve chez lui avec un certain Ibrāhīm b. Qadīd. Un homme entre pour faire ses adieux à Ibn Adham qui lui demande où il se rend. À sa réponse, il lui dit : « Prends la sacoche d’Ibn Qadīd et mets-y ton viatique. » Ibn Qadīd proteste en disant que la sacoche appartient à l’un de ses compagnons de route. À cela Ibn Adham réplique : « Tu veux rester en compagnie de celui qui ne serait pas plus digne d’en faire don 36 ? » Cet exemple montre clairement la vertu formatrice de la ṣuḥba et la visée pédagogique de l’anecdote. On remarquera également que dans le compagnonnage, même si les deux parties se situent à peu près au même niveau, l’un instruit et l’autre reçoit l’enseignement. Sans être formalisée, la relation maître-disciple transparaît.

La ṣuḥba étant faite de réciprocité, elle impose tout autant l’acceptation du don que le contre-don. Un frère dans la Voie résidant à Ascalon apprend qu’Ibrāhīm est retenu par la maladie dans une forteresse sur la côte syrienne. Il lui apporte un manteau (kisā’) et insiste pour qu’il s’enveloppe dedans. Ibrāhīm finit par accepter quand l’autre lui dit combien il est préoccupé par son état. Guéri, Ibrāhīm vient lui rapporter le manteau et y glisse un turban et des sandales neufs. L’autre s’en aperçoit et le rattrape pour les lui rendre mais Ibrāhīm refuse en disant : « Les hommes que j’ai connus prenaient et donnaient 37. »
Compagnonnage et éducation spirituelle

Ibrāhīm b. Adham est souvent représenté avec un ou plusieurs compagnons. Dans leur relation qui, comme on l’a vu, préfigure celle de maître à disciple, l’attitude qui s’impose à celui dont la personnalité l’emporte est le dévouement total aux autres. En se comportant ainsi, il montre l’exemple.
Son serviteur (ḫādim), Ibrāhīm b. Baššār al-Ṣūfī al-Ḫurāsānī qui est le point de départ de nombreux isnād dans les récits de la Ḥilya, raconte ceci :

« Une nuit nous nous trouvions sans rien pour le déjeuner et sans moyen pour trouver quoi que ce soit. Il (Ibn Adham) me vit préoccupé et affligé et me dit : “Ô Ibrāhīm b. Baššār, quel bienfait et quel repos Dieu a accordés aux pauvres et aux indigents dans ce monde et dans l’autre ! Le Jour de la Résurrection, Dieu ne les interrogera ni sur la zakāt ni sur le pèlerinage ni sur l’aumône ni sur les liens de parenté ni sur le partage avec les autres. Il interrogera ces malheureux, les riches de ce monde et les pauvres de l’autre, et leur demandera des comptes. Ils sont fiers dans ce monde, humiliés dans l’autre. Ne te soucie pas et ne t’afflige pas, la provende de Dieu est garantie et viendra à toi ; nous sommes par Dieu les rois et les riches ; nous sommes ceux qui se sont empressés de rechercher le repos dans ce monde. Nous ne nous préoccupons pas de la manière dont nous nous trouvons le soir et le matin, du moment que nous nous consacrons à l’obéissance de Dieu”. Puis il se leva pour accomplir ses prières de veille et je fis de même. Un homme ne tarda pas à venir nous apporter huit pains et une bonne quantité de dattes. Il déposa le tout devant nous en disant : “Mangez, que Dieu vous fasse miséricorde !” Quand Ibn Adham eut achevé sa prière, il me dit : “Mange, ô soucieux !”Un mendiant passa et demanda quelque chose à manger. Ibn Adham prit trois pains et des dattes et les lui donna. Il me donna également trois pains et en mangea deux en disant : “le partage égal fait partie des vertus des croyants (al-muwāsāt min aḫlāq al-mu’minīn) 38.” »
Ce sens du partage fait partie, comme le rappelle Ibrāhīm b. Adham, des vertus générales de la foi et même de toute humanité. Le récit qui précède illustre surtout la manière dont celui qui est accompagné forme celui qui l’accompagne. Mais d’ordinaire lorsque la compagnonnage réunit deux êtres de même niveau, au moins en apparence, le partage se commue en abnégation totale, tant la ṣuḥba de ce point de vue est exigeante. Un certain Sahl b. Ibrāhīm voyage en compagnie d’Ibrāhīm b. Adham qui dépense pour lui tout ce qu’il possède. Sahl tombe alors malade et désire manger une certaine nourriture. Ibrāhīm prend son âne, le vend et achète la nourriture désirée qu’il apporte au malade. Celui-ci demande où est passé l’âne. Quand Ibrāhīm lui annonce qu’il l’a vendu, il lui demande encore :

« - Sur quoi allons-nous monter ?

- Sur mon dos, mon frère.

Et il le porta sur son dos durant trois étapes. »

En concluant l’histoire, Sahl cite cette parole d’al-Awzā‘ī : « Ibrāhīm b. Adham est le meilleur de tous ces lecteurs du Coran car il est le plus généreux d’entre eux 39. » Si la générosité est la vertu cardinale de ceux qui commenceront, après Ibrāhīm, à s’appeler les soufis, c’est avant tout l’exigence de dévouement total qui est ici donnée en exemple. C’est en quelque sorte le droit du compagnon sur son pair. D’autres récits montrent toutefois le sacrifice de soi et de son bien en faveur non pas seulement d’un compagnon de route mais de toute personne manifestant un besoin. La vertu et la sainteté propres à Ibrāhīm consistent, comme on l’a déjà constaté, à étendre à tous les êtres le droit qu’ils ont sur lui. Ayant touché par avance un dinar pour la garde d’un vignoble, il entend en passant près d’un marché couvert (qayṣāriyya) une femme crier. Il s’en inquiète et on lui apprend qu’elle est en train d’accoucher. Il s’enquiert alors de ce qui convient à une femme qui vient d’accoucher et il achète pour un dinar de la farine, de l’huile, du beurre clarifié, du miel et de la viande et l’apporte à la famille qui se révèle être la plus pauvre mais aussi la plus pieuse du quartier 40.

C’est dans ce dévouement exemplaire aux autres, et plus particulière-ment aux compagnons dans la voie de l’adoration, que s’élabore progressivement dans un temps-charnière entre le zuhd et la taṣawwuf, la figure du maître. Il s’impose non par l’autorité dont il est investi mais par la qualité de son compagnonnage où tout individualisme a disparu et où l’autre a droit à toute sollicitude, ce qui ne peut pas ne pas avoir d’effet sur l’âme des compagnons encore sous l’empire de leurs âmes individuelles.

Dans un récit transmis par Aḥmad b. Abī l-Hawārī, d’après Abū l-Walīd, un compagnon d’Ibrāhīm, ce dernier avait coutume de tarder un peu après la dernière prière du soir à rejoindre ses compagnons de route (rafīq pl. rufaqā’). Pour l’inciter à ne plus arriver en retard, ils finissent tout le pain contenu dans le sac (ǧūna) en se disant que la prochaine fois, il ferait ainsi attention à rentrer plus tôt. Puis ils éteignent la lampe et se couchent. De retour, Ibrāhīm trouve le sac vide et s’afflige à l’idée que ses compagnons se sont couchés le ventre vide. Il rallume la lampe, pétrit la pâte, fait cuire le pain et les réveille pour les inviter à manger. Confus, ceux-ci se disent : « Voyez ce que nous avons voulu lui faire et ce que lui a fait 41 ! » Aḥmad b. Abī l-Hawārī transmet également cette parole d’un certain Maḍā’ b. ‘Īsā : « Ibrāhīm b. Adham n’a pas surpassé ses compagnons par le jeûne et la prière mais par la sincérité et la générosité 42 ».

Ibrāhīm outre ses activités saisonnières, pratique de temps à autre le ǧihād sur terre et sur mer 43. A-t-il combattu ou non ? On ne nous le dit pas, c’est toujours la préférence donnée aux autres qui est donnée en exemple, lorsqu’il marche à pied alors que l’autre est monté ou qu’il passe la nuit dehors et ses compagnons sous la tente, alors qu’il neige, comme s’il éprouvait une joie particulière à mettre son corps à l’épreuve, ce qui montre que l’on est bien encore au temps du zuhd. Cependant l’ascèse n’est pas recherchée pour elle-même et Ibrāhīm annonce la perspective du taṣawwuf lorsqu’il déclare : « Pour les gens d’aujourd’hui, celui qui renonce à une chose de ce monde, c’est comme s’il avait renoncé à quelque chose 44 ».

Maître et disciples ? Les degrés du compagnonnage
Dans les exemples précédents, la relation entre celui qui s’impose comme le maître et les autres est inégale. Le premier se voue au service des seconds qui apparaissent presque comme des enfants gâtés. Ibrāhīm moissonne seul un champ et envoie ses compagnons toucher le salaire de son travail. À leur retour, il refuse de prendre les dirhams et leur dit : « Allez et mangez avec ce dont vous avez envie (kulū bi-hā šahawāti-kum). » L’acte n’est cependant pas gratuit puisqu’il leur fait prendre ainsi conscience de la réalité de leurs âmes 45. Il n’imposait aucune dépense à ses compagnons, si ce n’est que c’est eux qui devaient lui trouver du travail car il était incapable de proposer lui-même ses services comme moissonneur 46. Sans que cela soit explicité, on comprend qu’il s’agit moins pour le maître de montrer un exemple de service et de désintéressement que de faire comprendre aux disciples la réalité de la relation de l’homme à Dieu et donc le sens du compagnonnage : Dieu n’attend rien de l’homme et lui donne sans compter.
Tout différent est le comportement d’Ibrāhīm quand il se trouve avec un seul compagnon. Il se montre beaucoup plus exigeant à son égard, non sur le travail mais sur l’attitude car elle révèle un état intérieur. Parti de Jérusalem avec un compagnon de route, il arrive dans un village et trouve un travail consistant à recouvrir un mur avec des tuiles. Ibrāhīm abat le travail de plusieurs ouvriers et l’autre, qui raconte l’histoire, reconnaît qu’il travaillait plutôt mollement. On leur apporte un déjeuner. Le compagnon veut manger, mais Ibrāhīm fait remarquer que ce n’est pas prévu dans le contrat. Il fait attendre l’autre jusqu’au moment où, ayant touché à la fin de la journée quatre dirhams, ils s’achètent eux-mêmes de quoi dîner. Après un périple qui les mène à Antioche puis à Homs, l’homme reconnaît qu’il n’a pas la force du supporter la vie que lui fait mener Ibrāhīm. Quand il décide de retourner à Jérusalem, Ibrāhīm lui remet une part de ce qu’il a gagné en moissonnant et un cadeau pour un homme qui les a nourris sur leur route, ne gardant rien pour lui, comme d’habitude 47.

Un long ḫabar raconte de la même manière mais avec force détails une autre expérience de compagnonnage infructueuse et donc révélatrice de ses exigences. À ‘Asqalān (Ascalon), Ibrāhīm en sortant du bain (dīmās) pour se rendre au souk rencontre un cheikh du Ḫurāsān, un certain Abū Sulaymān. Celui-ci, apprenant qu’Ibrāhīm veut se rendre à Jérusalem, lui demande : « le compagnonnage (al-ṣahāba), ô Abū Isḥāq 48 ! » Il va prendre chez lui un sac de morceaux de pain et dit à Ibrāhīm : « Emmène-nous » (imḍi bi-nā), se mettant ainsi sous sa direction. À la sortie du souk, Ibrāhīm se fait poser des ventouses et demande à Abū Sulaymān s’il a quelque argent. Il répond qu’il a sur lui dix-huit dirhams, fait quelque difficulté pour les donner au barbier mais Ibrāhīm ne lui laisse pas le choix. Sur la route, il revient sur cet argent qui est tout ce qu’il possédait et avec lequel il pensait acheter quelque chose pour sa famille. Ibrāhīm se tait. Au coucher du soleil, ils s’arrêtent dans un village et Ibrāhīm demande au muezzin de la mosquée s’il y a un champ à moissonner. Il lui apprend qu’il ne reste que deux grands champs appartenant à un chrétien. Après la prière, ils se rendent chez ce dernier et se mettent d’accord sur un salaire d’un dinar. Le chrétien confie le dinar au muezzin qui se porte garant et qui touchera sa part le travail achevé. Après la prière de la nuit, Ibrāhīm emprunte deux faucilles au muezzin et se rend aux champs pour moissonner à la clarté de la lune. Après avoir prié quatre rak‘a, il laisse le choix à Abū Sulaymān de moissonner avec lui ou de prier. Ce dernier choisit de prier, mais ne tarde pas à s’endormir. Peu avant l’aube, Ibrāhīm le réveille et lui annonce qu’il a fini de moissonner les deux champs. Ils vont accomplir la prière de l’aube à la mosquée. Le muezzin apprenant la nouvelle est catastrophé ; il pense qu’ils ont saccagé le champ car il aurait fallu normalement cinq jours pour venir à bout des deux champs. Il va chercher le chrétien et tous deux constatent que la moisson est parfaite et que les gerbes sont en place. Ravi, le propriétaire veut donner un second dinar, ce que refuse Ibrāhīm. Il prend le dinar, le donne à Abū Sulaymān mais lui déclare qu’il ne l’accompagnera pas à Jérusalem. Il lui laisse le choix entre retourner avec lui à Ascalon et l’autre à Jérusalem ou l’inverse. Abū Sulaymān se met à pleurer et l’implore : « Ô Abū Isḥāq, le compagnonnage (al-ṣuḥba) ! » Ibrāhīm lui réplique : « Si tu n’avais pas répété : Les dirhams ! Les dirhams ! Retourne chez les tiens, Dieu te bénisse. » Il continue sa route vers Jérusalem et l’autre repart pour Ascalon.

Chaque détail souligne que le candidat à la ṣuḥba a échoué successivement à toutes les épreuves. En emportant avec lui, ne serait-ce que des quignons de pain, il révèle son peu de confiance dans la Providence. En hésitant à vider sa bourse, il montre combien son âme est attachée non seulement aux biens matériels mais aussi aux créatures puisqu’il part en pensant à sa famille. De plus il insiste, ce qui contredit son engagement envers celui qu’il a pris comme guide. Enfin, non seulement il choisit la facilité, mais se montre incapable de veiller en prière. En fin de compte, le bilan de ce voyage initiatique est-il si négatif ? Le maître n’a-t-il pas transmis son message, comme, toutes proportions gardées, al-Ḫaḍir expliquant à Moïse la signification de ses gestes, avant de le quitter ? On a l’impression qu’Ibrāhīm n’a cherché un champ à moissonner que pour inculquer une leçon à son compatriote. Il lui démontre par sa prouesse le pouvoir extraordinaire de celui qui a renoncé à tout. Il donne à son avarice et son attachement à l’argent une leçon de détachement et de générosité. En le forçant à reconnaître son incapacité à assumer les exigences du compagnonnage, il lui fait prendre conscience des défauts et de la faiblesse de son âme. N’est-ce pas déjà une avancée sur la voie de la connaissance ?

Le travail saisonnier qui permet de gagner sa subsistance de manière licite sans se fixer à un endroit joue un rôle important dans la relation d’Ibrāhīm avec ses compagnons. Faisant la moisson durant le mois de ramadan avec un groupe d’entre eux, dont un certain Abū Yūsuf al-Ġasūlī qui lui semble particulièrement attaché, ce dernier lui suggère de passer les dix derniers jours en ville pour se retirer dans une mosquée dans l’attente de la Nuit du « Destin » (laylat al-qadr). Il lui répond : « restez ici et faites du bon travail (aǧīdū l-‘amal) ; chaque nuit vous sera comptée comme la Nuit du Destin 49. » Il leur apprend donc à dépasser la recherche du mérite des œuvres d’adoration, pourtant encouragée par le Coran et la Sunna, et à réaliser une autre forme de perfection, celle de l’acte en soi et celle d’une vie collective où les prétentions et les désirs individuels s’effacent. C’est donc bien plus qu’à un renoncement aux biens de ce monde qu’Ibrāhīm forme ceux qui l’entourent et le prennent pour modèle.

Compte tenu des exemples précédents, on peut donc parler d’une ṣuḥba à plusieurs niveaux : tout d’abord avec des compagnons aspirant à la vie spirituelle mais encore trop peu maîtres de leurs âmes. Ibrāhīm les ménage et se met à leur service pour qu’ils s’imprègnent progressivement des exigences d’un tel engagement. Avec les autres, il se montre plus exigeant, les mettant à l’épreuve ou élevant leur aspiration vers un détachement plus intérieur.

Il faut aussi mentionner une troisième forme de ṣuḥba, celle de deux compagnons qui s’entraident et s’enrichissent de leur expérience respective. C’est ce lien d’amitié qui réunit Ibrāhīm à des savants célèbres comme Sufyān al-Ṯawrī ou encore al-Awza‘ī à qui il transmet cet enseignement de Mālik b. Dīnār : « Celui qui connaît Dieu est sans cesse à une occupation (fī šuġl šāġil) ; malheur à celui dont la vie passe en vain 50 ». Mais Ibrāhīm a aussi, comme d’autres saints, des accointances avec des compagnons d’entre les djinns. Deux anecdotes, l’une se déroulant à Médine, l’autre à La Mecque en 150 H., racontent la présence parmi ses compagnons d’un personnage qui se révèle être un djinn, trahi par son régime alimentaire et contraint alors de disparaître. Dans les deux cas, Ibrāhīm exprime son regret de leur départ, disant de l’un : « il me tient compagnie et m’apporte de l’aide » (yu’nisu-nī wa-yu‘īnu-nī) et de l’autre qu’il est le dernier des « lecteurs du Coran » (qurrā’) qui sont venus en délégation trouver le Prophète 51. D’une certaine manière, le compagnonnage insolite de ces êtres subtils, apparaissant sous une forme humaine, révèle que le maître parmi ses compagnons reste solitaire puisque seuls des êtres d’exception, d’un degré comparable, ou des djinns peuvent pénétrer son intimité.
Conclusion

Hormis ces derniers cas, la ṣuḥba aboutit d’une manière ou d’une autre à une forme d’éducation spirituelle, même si le terme de tarbiya n’est pas encore employé. Certes, la relation maître-disciples n’est pas formalisée et on n’a pas non plus l’impression qu’elle est destinée à perdurer. Même si certains noms reviennent parmi ceux qui rapportent les dires ou les faits et gestes d’Ibrāhīm b. Adham, les relations qu’il entretient avec les uns et les autres semblent temporaires, au rythme de ses déplacements incessants et des pérégrinations de tous ces ascètes en quête de modèles à imiter. Néanmoins la raison ultime du compagnonnage et de la Voie, prendre Dieu comme véritable compagnon, est aussi présente dans toutes ces anecdotes que dans les ouvrages de taṣawwuf qui détailleront par la suite les règles qui président aux relations entre le maître et les disciples et entre ces derniers (ādāb al-ṣuḥba). Exemplaires, les récits qui illustrent les activités diverses d’Ibrāhīm n’en rendent pas moins, par leurs détails concrets, un ton assez authentique et reflètent un milieu de dévotion et d’ascèse, entre la Syrie et le Hedjaz, moins central que l’Iraq mais qui participera au tournant des iie et iiie siècles de l’hégire à l’éclosion du taṣawwuf. Aussi bien par son enseignement que par son attitude, Ibrāhīm incarne à sa manière la figure du maître. Pourrait-il en être autrement, alors que le compagnonnage dans son principe et sa finalité s’inscrit dans un modèle coranique et prophétique qui n’a cessé d’alimenter la spiritualité musulmane ? Les modalités pratiques en ont certes évolué avec le temps et de ce point de vue, le modèle du IIe siècle n’est ni celui du iiie ni celui des siècles suivants. L’histoire a ses droits tout comme les réalités profondes et permanentes de la spiritualité.

 

Notes

1. Al-Ri‘āya li-ḥuqūq Allāh, éd. ‘A. H. Maḥmūd et T. ‘Abd al-Bāqī Surūr, Le Caire, s.d., p.456-60.
2. Voir Sarrāǧ, Luma‘, éd. ‘A. H. Maḥmūd et T. ‘Abd al-Bāqī Surūr, Le Caire, 1960, p. 272 sqq : bāb fī ādāb al-mašāyiḫ wa-rifqi-him bi-l-aṣḥāb wa-‘aṭfi-him ‘alay-him, bāb fī ḏikr ādāb al-murīdīn wa-l-mubtadi’īn. Toutefois aucun chapitre n’est consacré explicitement à la relation maître-disciple ni dans le Ta‘arruf de Kalābāḏī ni dans le Qūt al-qulūb d’Abū Ṭālib al-Makkī ni même dans l’Adab al-mulūk, anonyme, édité par Bernd Radtke.

3. Adab muǧālasat al-mašāyiḫ wa-ḥifẓ ḥurumāti-him, éd. K. Honerkamp in Maǧmū’e-y-athār Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī (N. Pourjavardi éd.), Téhéran 1388 H., III, p. 89-120.

4. Voir Ādāb al-ṣuḥba wa-ḥusn al-‘išra, éd. M. J. Kister, Jérusalem, 1954.

5. Par exemple, ‘Abd al-Qādir al-Ǧīlānī dans le dernier chapitre de la Ġunya li-ṭālibī ṭarīq al-Ḥaqq : kitāb ādāb al-murīdīn, Le Caire, 1346 H., p.175-223, qui se présente comme un petit traité de soufisme ; ‘Umar al-Suhrawardī dans les chapitres 51 à 55 des ‘Awārif al-ma‘ārif, éd. ‘A. H. Maḥmūd et Maḥmūd Ibn al-Šarīf, Le Caire, rééd. 2000, p. 206-40; Ibn al-‘Arabī, le dernier chapitre des Tadbīrāt al-ilāhiyya fī iṣlāḥ al-mamlakat al-insāniyya, éd. H. S. Nyberg, Leiden, 1919, p. 226-40 : al-waṣiyya li-l-murīd, trad. M. Vâlsan, « Conseil à l’aspirant », Études traditionnelles, 370-1 (1962), ou le chapitre 181 des Futūḥāt al-makkiyya : « la vénération des maîtres spirituels », trad. M. Vâlsan, Études traditionnelles, 372-3 (1962), etc.

6. Coran 18 : 28 ; 80 : 1-12.

7. Sur le Prophète comme modèle de sainteté et de maîtrise spirituelle, voir Michel Chodkiewicz, « Le modèle prophétique de la sainteté en islam », al-Masaq, Studia Arabo-Islamica Mediterranea, vol. 7, Leeds, p. 201-226 ; Denis Gril, « Le modèle prophétique du maître spirituel en islam », Maestro e disciple. Temi e problemi della direzione spirituale tra VI secolo a.C. e vii secolo d.C. (G. Filoramo éd.), Morcelliana, Brescia, 2002, p. 345-60.

8. Entre autres, la parole d’Abū Hurayra : « J’ai reçu de l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – deux récipients [de science] ; l’un, je l’ai divulgué, l’autre, si je l’avais divulgué, on m’aurait tranché la gorge », Buḫārī, Ṣaḥīḥ, ‘ilm, 42.

9. Coran 73 : 20. Voir aussi 48 : 29.

10. Sur le zuhd en islam et ses différents aspects présentés de manière analytique mais non historique, voir Richard Gramlich, Weltverzicht. Grundlagen und Weisen islamischer Askese, Wiesbaden, 1997.

11. Édition Ḥabīb al-Raḥmān al-A‘ẓamī, Beyrouth, 1386 H.

12. Édition Raif Georges Khoury, Wiesbaden, 1976.

13. Reprod. Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, s. d.

14. Sur les milieux spirituels de Basra, voir Christopher Melchert, « Basran Origins of Classical Sufism », Der Islam, 82 (2005), p. 221-40.

15. Ḥilyat al-awliyā’ wa-ṭabaqāt al-aṣfiyā’, Le Caire, 1974, II, 131-61. Sur Ḥasan al-Baṣrī, voir L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, rééd. 1968, p. et Helmut Ritter, « Studien zur Geschischte der islamischen Frömmigkeit », Der Islam, 21 (1933), p. 1-83.

16. II, 140 : « …j’ai entendu al-Ḥasan exhorter ses compagnons… », 156 : « …J’ai entendu Abū Mūsā dire : nous étions auprès d’al-Ḥasan… », 158 : « … Aš‘aṯ disait : quand nous entrions auprès d’al-Ḥasan, nous ressortions de chez lui sans plus accorder à ce monde la moindre valeur ».

17. Sur la valeur de la Ḥilyat al-awliyā’ comme source biographique et de son auteur comme traditionniste, voir Raif Georges Khoury, « Importance et authenticité des textes de Ḥilyat al-awliyā’… d’Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī », Studia Islamica, 46 (1977), p. 73-113 ; pour une présentation succincte de l’auteur et du texte, voir M. Luṭfî al-Sabbāġ, Abū Nu‘aym, ḥayātu-hu wa-kitābu-hu al-Ḥilya, Le Caire, 1978. Sur la relation entre zuhd et transmission du hadith, d’après la Ḥilyat, notamment, voir Christopher Melchert, « Early renunciants as Hadīth transmitters », The Muslim World, 92 (2007), p. 407-18. Sur le passage du zuhd au taṣawwuf, voir id. « The Transition from Ascetism to Mysticism at the Middle of the Ninth Century C.E. », Studia Islamica, 83 (1996), p. 51-70.

18. Ḥilya, vii, p. 367 et viii, p. 3-58. Sur lui, voir EI2 iii, p. 1010-1 (Russel Jones).

19. Sur la relation entre la Ḥilya et les Ṭabaqāt, voir R. G. Khoury, « Importance et authenticité des textes de Ḥilyat al-awliyā’ … d’Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī », p. 100-5.

20. Ṭabaqāt al-ṣūfiyya, éd. Nūr al-Dīn Šurayba, Le Caire, 1969, p. 27.

21. Ḥilya, viii, p. 27-8.

22. Ṭabaqāt al-ṣūfiyya, p. 29-30.

23. Ibid., p. 33.

24. Ibid., p. 37.

25. Ibid., p. 40 et 48.

26. Ibid., p. 61.

27. Ibid., p. 91 et 103.

28. Ṭabaqāt al-ṣūfiyya, p. 115-6.

29. Ibid., p. 73.

30. Kitāb ādāb al-ṣuḥba, éd. M. J. Kister, Jérusalem, 1954.

31. Cette expression pour une époque qui correspond à la fin de l’époque omeyyade a de quoi surprendre et s’explique par un certain développement de la « légende » recueillie par les deux auteurs. Ibn Adham est dit dans Ḥilya, VII, p. 373 appartenir aux Banū ‘Iǧl (des Bakr b. Wā’il, voir EI2 III, 1048), donc sans doute à l’aristocratie arabe qui dirigeait la région du Ḫurāsān jusqu’à Balḫ, au nord de l’actuel Afghanistan.

32. Ḥilya, VII, p. 371-2.
 
33. Ḥilya, VII, p. 372.

34. Ḥilya, VII, p. 381.

35. Ḥilya, VII, p. 384.

36. Ḥilya, VII, p. 391-2.

37. Ḥilya, , VII p. 383-4.
38. Ḥilya, VII, p. 370.

39. Ḥilya, VII , p. 382.

40. Ibid.

41. Ḥilya, VII , p. 384.

42. Ḥilya, VII, p. 391.

43. Selon un ḫabar, Ibrāhīm aurait participé à deux expéditions en territoire byzantin et à deux autres sur mer. Il serait mort de dysenterie au cours d’une expédition maritime, (Ḥilya, VII, p. 388).

44. Ḥilya, VII, p. 388.

45. Ḥilyat, VII, p. 373.

46. Ḥilyat, VII , p. 380-1.

47. Ḥilyat, VII, p. 373-4.

48. Le terme employé ici, ṣahāba et non ṣuḥba, est de même schème que certains contrats comme qabāla, hawāla, wakāla, etc. Il souligne le caractère contractuel de l’engagement auquel sont assorties certaines clauses (šurūṭ).

49. Ḥilya, VII , p. 378.

50. Ḥilya, VII, p. 23.

51. Ḥilya, VII , p. 394-5.

Auteur

Denis Gril

Université de Provence

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