Eric Geoffroy
«
Quelle est la forme la plus élevée du tawhîd [reconnaissance-attestation de
l'Unicité divine] ? C'est que Dieu proclame Lui-même Son Unicité, et que rien
de contingent n'interfère : ni science, ni raison, ni compréhension, ni perception,
ni signe, ni allusion, ni indice, ni preuve. “ Gloire à ton Seigneur ! Le
Seigneur de la Toute- Puissance, très éloigné de ce qu'ils imaginent ! ” 1. La
créature qui cherche à parvenir à un tel tawhîd demande l'impossible et sera
refoulée immédiatement » 2.
I. LA THÉOLOGIE NÉGATIVE DE L'ISLAM
Lâ ilaha illâ Llâh : « Pas de dieu si ce n'est
Dieu ». L'affirmation de l'Unicité divine, dogme central de l'islam, s'ouvre
sur une négation. Ce paradoxe, qui n'est qu'apparent, nous introduit de plein pied
dans l'apophatisme qui caractérise l'islam au plus haut point, dans son versant
exotérique comme ésotérique. Le but du soufisme, de la spiritualité islamique,
est-il d'ailleurs autre que d'expérimenter intérieurement les enseignements
dogmatiques de l'islam ?
Se fondant sur les sources scripturaires, le Coran
et le hadîth (tradition prophétique), les théologiens musulmans exotéristes ont
fortement mis l'accent sur la transcendance divine, c'est-à-dire l'inaccessibilité,
pour la créature, à l'Essence divine (dhât). L'école mu‘tazilite tout
particulièrement, qui joua un grand rôle au IXe siècle, propose une approche
négative de Dieu, en niant la pluralité de Ses attributs (nafî ou ta‘tîl
al-sifât) : Dieu est savant, puissant, voulant, vivant, non par Sa science, Sa
puissance, Sa volonté ou Sa vie, mais par Son Essence. La transcendance que les
mu‘tazilites entendent ainsi protéger, se dit en arabe tanzîh, ce qui signifie
« purification », « dépouillement ». Il s'agissait donc pour ces théologiens de
purifier au maximum la représentation que l'homme se fait du divin, et ceci notamment
en réaction contre le dogme chrétien de l'Incarnation. Dans ce souci
d'épurement, les mu‘tazilites ont même été jusqu'à nier la possibilité de la
vision de Dieu dans l'Au-delà, qui est pourtant admise par les autres courants
théologiques.
On sait que l'islam, pour lutter contre les
diverses formes de l'idolâtrie et de l'anthropomorphisme, refuse toute
figuration, tout support sensible (images, statues...). Cela est surtout vrai
de l'islam sunnite, largement majoritaire. Seules la calligraphie et
l'arabesque trouvent grâce à ses yeux, pour leur pouvoir à suggérer l'infini, l'insaisissable.
Il est frappant de constater que l'atmosphère générale de l'islam répond tout à
fait à l'exigence de « désimagination » (Entbildung) formulée par Maître
Eckhart 3. Ce dépouillement conceptuel est pour le musulman la meilleure façon
de poser l'Absolu divin. « Toute affirmation directe, remarque René Guénon, est
forcément une affirmation particulière et déterminée, l'affirmation de quelque
chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut l'affirmer.
Toute détermination est une limitation, donc une négation; par suite, c'est la négation
d'une détermination qui est une véritable affirmation » 4.
II. « SEUL DIEU PEUT TÉMOIGNER DE SON UNICITÉ ».
Les soufis partent du constat, fait en théologie,
de l'impossibilité pour l'humain, pour le temporel (hâdith), de concevoir le divin,
l'éternel (qadîm). « La connaissance de l'Unicité divine (tawhîd) propre aux
soufis, affirme Junayd, le grand maître de Bagdad (m. 911), consiste à dépouiller
l'éternité de la temporalité, à quitter sa demeure, à rompre les liens avec ce
que l'on aime, à laisser de côté ce que l'on sait et ce que l'on ignore...» 5.
Or, l'être créé, contingent (muhdath) ne saurait professer le réel tawhîd, car
le tawhîd qui émane de lui est, à son instar, créé, contingent et donc
déficient. Pour cette raison, les mystiques de l'islam ont conclu de leur
expérience apophatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité
» (mâ wahhada Allâh ghayr Allâh); à ce niveau, l'homme n'est qu'un intrus (tufaylî)
6. Ibn ‘Arabî, le “Grand Maître" mort en 1240, écrit en ce sens : « Le tawhîd consiste en ce que ce soit Lui
[Dieu] qui contemple et qui soit contemplé » 7.
L'exigence qui caractérise la voie des soufis est
telle que, selon eux, l'homme ne peut faire acte de tawhîd sans commettre le
péché majeur de l'islam : le shirk, c'est-à-dire le fait d' « associer » une
divinité ou un être à Dieu. En effet, quand il atteste de l'Unicité divine,
l'homme affirme par là-même la conscience d'un "je" qui est autre que
Dieu. Il s'agit bien sûr ici non pas d'un polythéisme grossier (shirk jalî),
mais d'un « associationnisme subtil » (shirk khafî) 8.
D'où la réponse abrupte faite par Abû Bakr
al-Shiblî (m. 945), autre maître de l'école de Bagdad, à celui qui
l'interrogeait sur le sens profond du tawhîd : “ Malheur à toi ! Celui qui
définit le tawhîd de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion
est un bithéiste, celui qui l'évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur
lui est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un ignorant,
celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase est déficient;
tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce que vous saisissez par votre
intelligence, tout cela est rejeté, vous est retourné, car contingent et créé
comme vous-mêmes ” 9. On comprend que, selon un disciple ayant côtoyé Shiblî
durant vingt ans, celui-ci n'ait « jamais prononcé un seul mot » sur le
tawhîd... 10. Relevons les similitudes avec l'apophase exprimée tant par Saint
Augustin que par Maître Eckhart : « Tout
ce que tu imagines n'est pas lui, tout ce que tu comprendras par la réflexion n'est
pas lui...», dit le premier. « Si tu comprends quelque chose, Dieu n'est rien
de cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes dans
l'incompréhension », dit le second 11.
La via negativa de Shiblî s'illustre encore dans
ce propos : « Ne respire pas les effluves
du tawhîd celui qui s'en forge sa propre conception (tasawwur) en s'attachant
aux noms et aux attributs divins. A vrai dire, celui qui affirme ces noms et attributs
comme celui qui les nie ne fait que proclamer un tawhîd tout formel, qui n'est
pas le fruit d'une "gustation" (dhawq) » 12. La Réalité divine
(Haqîqa) est donc au-delà de nos schémas binaires de pensée, car même celui qui
nie les noms et attributs pour mieux exhausser l'Essence est encore pris aux
rets de sa conscience individuelle.
L'enseignement par l'art du paradoxe se révèle
ainsi la seule manière de se libérer de ce mode de conscience. C'est pourquoi ‘Abdallâh
al-Ansârî (m. 1089) se montre tout aussi péremptoire que Shiblî dans son
énonciation du tawhîd de l' "élite spirituelle" : « Nul ne peut unifier l'Unique, car celui
qui s'y essaie est un apostat (jâhid) » 13.
Cette négation de toute démarche d'ordre mental
s'érige chez les soufis en méthode initiatique devant mener à l'illumination
(fath). Sous cet angle s'éclaire la remarque de Junayd : « La parole la plus sublime sur la connaissance de l'Unicité (tawhîd)
est celle qui a été prononcée par Abû Bakr le Juste (al-Siddîq) 14 : “ Gloire à
Celui qui n'a pas octroyé à Ses créatures d'autre voie pour Le connaître que
l'impuissance à Le connaître ! ” 15. Relevons encore ce témoignage d'un
maître anonyme : « Les mystiques
prétendent à la connaissance, mais j'avoue mon ignorance : c'est là ma connaissance
» 16.
Cette méthode initiatique se rencontre dans
d'autres climats spirituels : elle consiste à annihiler le petit
"soi" humain, à l'immerger en totalité dans le "Soi" divin.
Un soufi a eu cette formule : « La
réalisation de l'Unicité divine (tawhîd) passe par la suppression des
"je" : ne dis plus “à moi”, “par moi”, “de moi”, “vers moi” » 17.
Nous retrouvons à nouveau un archétype fondamental de l'islam, celui de la «
servitude ontologique » (‘ubûdiyya) de l'homme, par laquelle il réalise paradoxalement
sa grandeur. Selon le Prophète en effet, l'homme n'est jamais aussi proche de
Dieu que lors de la prosternation (sujûd) durant la prière : c'est quand il
s'abaisse, face contre terre, que Dieu l'élève.
Dans cette expérience de l' « extinction de l'ego
» (fanâ'), le mystique perd la conscience de son individualité contingente et
illusoire; il voit alors que « disparaît
ce qui n'a jamais été [la créature], et que subsiste ce qui n'a jamais cessé
d'être [Dieu] », comme le notent Junayd, Ansârî et d'autres. « Tout ce qui
se trouve sur la terre est évanescent.
Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de
majesté et de munificence » (Coran, 55 : 26).
III. LA CRÉATION COMME « PUR NÉANT »
«
... Que disparaisse ce qui n'a jamais été, et que subsiste ce qui
n'a jamais cessé d'être ». Pour les spirituels musulmans, le véritable enjeu du
tawhîd - et de la formule « il n'y a de dieu que Dieu »
- n'est pas de nier la dualité ou la multiplicité de la divinité. Ce
polythéisme grossier a été vécu dans des stades antérieurs de l'humanité, et ne
constitue plus désormais un réel danger. Non, cet enjeu, d'ordre ésotérique,
consiste bien plutôt à nier toute réalité ontologique à autre que Dieu : l'Être
n'appartient qu'à Dieu seul et, sous ce rapport, les créatures sont « pur néant
», le ‘adam mahd auquel fait directement écho la formule eckhartienne ein luter
nicht 18. Ici encore, les soufis se sont nourris de sources scripturaires
telles que cette parole du Prophète : « Dieu
est, et rien n'est avec Lui ».
Le tawhîd ainsi compris a donné lieu à de
multiples développements métaphysiques, au sein de la doctrine de l' « unicité
de l'Être » (wahdat al-wujûd). On attribue souvent la formulation de cette doctrine
à Ibn ‘Arabî et son école, mais elle est déjà en germe chez les soufis anciens.
Pour aussi élaborée qu'elle soit, elle n'est pas une philosophie abstraite mais
l'aboutissement de l'expérience du fanâ', de l' « extinction en Dieu ». Dans
cette expérience en effet, le mystique ne voit plus que Dieu, ne sent plus que
Dieu, ne goûte plus que Dieu. Il devient donc pour lui évident qu'il n'y a
d'être qu'en Dieu : c'est « l'unicité de l'Être ». « Ce qui définit tel étant
particulier, c'est la privation d'être qui lui est propre et en raison de
laquelle il est un cheval, une fleur, un homme, et non pas Être pur, ou, si
l'on préfère, en raison de laquelle il n'est pas Dieu » 19. « L'existence de
l'homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui
qui la suivra; l'être humain est donc lui-même pur néant (‘adam) », disait Abû
l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287).
Son successeur à la tête de l'ordre shâdhilî, Ibn
‘Atâ' Allâh al-Iskandarî (m. 1309) commente ainsi cette parole : « En effet, les créatures ne détiennent en
aucune manière l'Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n'appartient qu'à
Dieu; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à
eux, n'existent que dans la mesure où Il les dote d'un être relatif. Or, celui
dont l'existence puise sa source chez autrui n'a-t-il pas pour attribut foncier
le néant ? 20 ». On relève incontestablement ici des affinités avec la « métaphysique augustinienne de la relation
» 21.
Les créatures sont donc potentiellement amenées à
l'existence du fait qu'elles sont contenues de toute éternité dans la Science
divine, mais cette existence n'a qu'une valeur relative, voire nulle. Les
maîtres shâdhilis les comparent tantôt à la poussière qui se trouve dans l'air,
tantôt à l'ombre : elles n'ont aucune consistance, aucune essence autonome.
Seul Dieu leur « confère l'être », comme le note Maître Eckhart 22. « Le soufi,
affirmait le cheikh Abû l-Hasan al-Shâdhilî, est celui qui, en son être intime,
considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l'air : ni
existantes ni inexistantes; seul le Seigneur des mondes sait ce qu'il en est
[...] Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il
dans l'univers quelqu'un d'autre que Dieu, le [seul] Réel ? Certes les
créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans
l'atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien ». « Lorsque tu
regardes les créatures avec l'oeil de la clairvoyance, écrit à son tour Ibn
‘Atâ' Allâh, tu remarques qu'elles sont totalement comparables aux ombres [...]
Les "traces" (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc
l'aspect d'ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent dans l'Unicité de Celui qui
imprime ces traces (almu'aththir)» 23.
Les soufis reconnaissent généralement un degré
d'existence relatif à la création, mais les tenants de l' « Unicité absolue »
(al-wahda al-mutlaqa), avec à leur tête Ibn Sab‘în (m. 1270), ne font aucune concession
et considèrent l'univers comme une pure illusion. Ils transposent d'ailleurs la
formule « il n'y a de dieu que Dieu » en
« il n'y a rien si ce n'est Dieu » (laysa illâ Allâh). Ibn Sab‘în résorbe
le monde manifesté en observant la progression suivante dans le dhikr (remémoration-invocation
de Dieu) : « il n'y a de dieu que Dieu »,
puis « pas d'agent sinon Dieu » (lâ fâ‘il illâ Allâh), puis « pas d'étant sinon
Dieu » (lâ mawjûd illâ Allâh), et enfin « Dieu, Dieu » (Allâh, Allâh) 24.
C'est par la négation totale du relatif que je
peux goûter et donc affirmer l'Absolu, que je peux me débarrasser totalement de
l' « associationnisme » entrevu plus haut. Cette conclusion extrême, condamnée
par les exotéristes de l'islam et même par certains soufis postérieurs à Ibn Sab‘în,
est pourtant contenue dans l'enseignement des premiers maîtres.
Voici ce que disait, au IXe siècle, Ruwaym de
Bagdad : « Le tawhîd consiste à effacer toute trace d'humanité (mahw âthâr
al-bashariyya), afin que ressorte, dépouillée, la divinité (tajarrud
al-ulûhiyya) 25.
IV. ESQUISSE D'UNE APPROCHE COMPARATIVE :
LE SOUFISME ET MAÎTRE ECKHART.
Résumons et précisons les affinités spirituelles
qui, d'évidence, relient les mystiques de l'islam et Maître Eckhart. Ils partagent
une tension extrême vers la purification de nos représentations du divin : pour
eux, la « nudité de Dieu » - le tajarrud al-ulûhiyya évoqué précédemment - ne
peut être pressentie par l'homme que dans le plus grand détachement 26,
c'est-à-dire par « un décapement progressif et implacable de tout notre être »
27. L'expérience soufie du fanâ', de la mort initiatique, est décrite en termes
similaires chez Eckhart, qui appelait le moi individuel « le vieil homme » 28.
Le maître rhénan aurait souscrit à ce constat fait par Abû Yazîd al-Bistâmî (m.
874) sur lui-même : « Je me suis desquamé de mon moi, comme un serpent
dépouille sa peau » 29.
Toutefois, à la différence de Maître Eckhart, les
soufis ne franchissent pas le seuil ultime de la nescience, là où Dieu est
envisagé comme Néant, comme Non-être. Sous ce rapport, nous semble-t-il, Maître
Eckhart est plus proche du bouddhisme, dans lequel la Réalité ultime est
appréhendée en termes de vacuité. Il est impossible, en contexte islamique, de
qualifier Dieu de Non-être. Dieu est au contraire le seul Être, et c'est
pourquoi les soufis Le nomment al-Haqq, le Vrai, le Réel; ou plutôt "le
seul Vrai", "le seul Réel", étant donné l'inanité ontologique de
la création. On peut certes réduire ces divergences à une question de
formulation, car, en vertu de la coincidentia oppositorum, définir Dieu comme
l'Être plénier ou comme le Vide revient au même : nous sommes ici en présence
des deux polarités corrélatives qui semblent les plus aptes à affirmer l'Absolu
en termes humains.
Quoi qu'il en soit, le personnalisme de Dieu dans
les religions monothéistes crée un lien positif entre Dieu et l'homme. Chaque être
y établit une relation particulière avec son Seigneur, avec son rabb.
Il va de soi que ce rabb personnel, par lequel le
musulman invoque presque affectivement Dieu, se situe sur le plan métaphysique
à un niveau bien inférieur à celui de l'Essence. De même l'homme a-t-il accès à
certains noms divins (l'Entendant, le Voyant...), dont Dieu a bien voulu l'investir;
par contre, le nom de l'Essence (Allâh) exclut tout rapport avec qui ou quoi
que ce soit, et donc toute symbolisation. Abû Yazîd al-Bistâmî, plus que
d'autres soufis, a éprouvé le vertige du vide, et dans le témoignage suivant,
on peut en apparence déceler l'expérience eckhartienne de Dieu comme Non-être :
« J'atteignis l'esplanade du Non-être (laysiyya) et ne cessai d'y voler durant
dix ans, jusqu'à passer du “n'est pas” (laysa) dans le “n'est pas” par le
“n'est pas”. Puis j'atteignis l'égarement (tadyî‘) qui est l'esplanade du
tawhîd, et ne cessai d'y voler par le “n'est pas” jusqu'à m'égarer dans
l'égarement : par le “n'est pas” dans le “n'est pas”, je perdis alors même
l'égarement. J'atteignis ainsi le tawhîd, dans le distancement de la création
d'avec l'initié (‘ârif) [c'est-à-dire Bistâmî luimême], et dans le distancement
de l'initié d'avec la création » 30.
Junayd, qui critiquait la tendance de Bistâmî à se
complaire dans l'ivresse spirituelle, commente ces paroles en les ramenant implacablement
à l'expérience fondatrice du fanâ'. Dans le langage très dépouillé qui lui est
propre, il analyse chaque terme ou membre de phrase, pour montrer que les
tribulations de Bistâmî se résument dans l'anéantissement du "soi"
dans le "Soi". Chez certains mystiques, dont Bistâmî, la perte de
conscience au monde et au "soi" est telle que l'on a dû parler à leur
égard d' « extinction de l'extinction » (fanâ' ‘an al-fanâ') : c'est ce qu'a
exprimé Bistâmî de façon allusive par l'égarement de l'égarement. Pour Junayd,
Bistâmî a donc simplement témoigné ici du vertige qui saisit l'âme-conscience -
pour autant qu'elle subsiste - lors de son périple initiatique 31. En aucun
cas, cette sensation de vide ne saurait faire aboutir l'initié à la conclusion
- quoique tentante - que Dieu est vacuité ou néant. Bien au contraire, l'homme
"éteint" à lui-même est alors totalement immergé dans la Présence
divine (hadra), mais cette plénitude est si enveloppante qu'elle peut être
perçue par le mystique comme un vide dans lequel il ne cesse d'errer.
L'apophatisme de l'islam réside donc tout entier
dans la négation du "soi" individuel, créé, au profit de
l'affirmation du "Soi" divin, éternel; nous y avons vu le secret de
la spiritualité islamique, c'est-à-dire la réalisation de la « servitude ontologique
» (‘ubûdiyya) qui est celle de l'homme. La « soumission » que signifie sur un
plan exotérique le terme islâm doit se muer pour l'initié en totale
transparence de l'étant créaturel par rapport à l'Être de Dieu. L'affirmation
positive du Soi divin (nafs) est énoncée notamment dans ce verset : « Dieu vous
met en garde contre Lui-même (nafsa-hu) ” (Coran 3 : 30). Selon ‘Abd al-Ghanî
al- Nâbulusî (m. 1730), représentant tardif de l'école d'Ibn ‘Arabî, Dieu met en
fait en garde ceux qui attribueraient la nafs à leur personne, à leur ego : il
n'y a réellement de nafs que la nafs divine, le Soi 32. Certes l'Identité
divine est insondable (ghayb al-Huwiyya); elle se dérobe constamment à la
perception, et c'est peut-être ce qui a amené Maître Eckhart, au terme de son
expérience, à la qualifier de Non-être. Mais l'acte de "soumission"
propre à l'islam consiste précisément à préserver le "secret" divin;
il fait partie des convenances spirituelles (adab) de la Voie soufie de ne pas
chercher à soulever tous les voiles qui nous séparent de la Présence divine. «
Ne méditez pas sur l'Essence de Dieu, disait le Prophète, mais sur les signes
de Dieu ».
1 Coran 37 :
180.
2 Cheikh Muhammad al-DÂMIRDÂSH (m. 1524), Rasâ'il,
Le Caire, s.d., p.11.
3 E. ZUM BRUNN, « Dieu comme Non-être d'après
Maître Eckhart », in Revue des Sciences Religieuses (RevSR) 258 (1993), p.21.
4 R. GUÉNON, L'homme et son devenir selon le
Vêdânta, Editions Traditionnelles, Paris, 1978, p.124-125.
5 AL-QUSHAYRÎ, al-Risâla al-qushayriyya, Damas,
1988, p.300.
6 AL-SARRÂJ AL-TÛSÎ, al-Luma‘ fî l-tasawwuf,
édition de Nicholson, Leiden, 1914, p.32.
7 Kitâb al-tajalliyât, in Rasâ'il Ibn ‘Arabî,
Haydarabad, 1948, p.34.
8 Cf. notre ouvrage Djihad et contemplation - Vie
et enseignement d'un soufi au temps des croisades , éd. Dervy, Paris, 1997,
p.65.
9 Cf. notamment AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.301;
AL-SARRÂJ, Luma‘, p.30.
10 AL-SARRÂJ, Luma‘, p.397.
11 M. A. VANNIER, « Création et négativité chez
Eckhart », in RevSR 258 (1993), p.57.
12 Luma‘, p.32.
13 Manâzil al-sâ'irîn, ou Etapes des itinérants
vers Dieu, éditées par S. de Laugier de Beaurecueil, IFAO, Le Caire, 1962,
p.113 du texte arabe.
14 Ami intime du prophète Muhammad, et son
beau-père; il fut son premier « successeur » (khalîfa). Il est mort en 634.
15 Notamment AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.300.
16 AL-HUJWIRÎ, Somme spirituelle traduit du
persan, présenté et annoté par D. Mortazavi, Sindbad, Paris, 1988, p.319.
17 AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.302.
18 E. ZUM
BRUNN, op. cit., p.12.
19 CL. ADDAS, Ibn ‘Arabî et le voyage sans retour,
Paris, éd. du Seuil, 1996, p.86.
20 IBN ‘ATÂ' ALLÂH, Latâ'if al-minan fî manâqib
al-shaykh Abî l-‘Abbâs al-Mursî wa shaykhi-hi al-Shâdhilî Abî l-Hasan, Le
Caire, 1993, p.198.
21 M. A.
VANNIER, op. cit., p.54.
22 M. A.
VANNIER, op. cit., p.58.
23 IBN ‘ATÂ'
ALLÂH, Latâ'if al-minan, p.198-199.
24 A. W.
AL-TAFTÂZÂNÎ, Ibn Sab‘în wa falsafatu-hu al-sûfiyya, Beyrouth, 1973, p.429.
25
AL-QUSHAYRÎ, Risâla, p.302.
26 E. ZUM
BRUNN, op. cit., p.14.
27 L. MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique
technique de la mystique musulmane, J. Vrin, Paris, 1922, p.306.
28 E. ZUM
BRUNN, op. cit., p.19.
29 Cité par MASSIGNON, Essai, p.276.
30 Luma‘,
p.387.
31 Luma‘,
p.388.
32 I.
HASRIYYA, Shurûh risâlat shaykh Arslân, Damas, 1969, p.150.
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