Le Voile d'Isis, décembre 1933, article signé René Guénon
Publication posthume dans Articles et Comptes Rendus, Tome 1
Comme complément à nos précédentes études sur la question de
l’initiation, et plus spécialement en ce qui concerne la différence essentielle
qui existe entre les méthodes de l’enseignement initiatique et celles de
l’enseignement profane, nous reproduisons ici, sans y rien modifier, un article
que nous avons fait paraître autrefois dans la revue Le Symbolisme (n° de
janvier 1913). Comme la plupart des lecteurs actuels du Voile d’Isis n’ont sans
doute jamais eu connaissance de cet article, nous pensons que sa reproduction
ne sera pas inopportune ; et elle montrera en même temps que, quoi que puissent
imaginer certains, qui jugent trop facilement d’après eux-mêmes, notre façon
d’envisager ces choses n’a jamais varié.
Il semble que, d’une façon assez générale, on ne se rende
pas un compte très exact de ce qu’est, ou de ce que doit être, l’enseignement
initiatique, de ce qui le caractérise essentiellement, en le différenciant
profondément de l’enseignement profane. Beaucoup, en pareille matière, envisagent
les choses d’une façon trop superficielle, s’arrêtent aux apparences et aux
formes extérieures, et ainsi ne voient rien de plus, comme particularité digne
de remarque, que l’emploi du symbolisme, dont ils ne comprennent nullement la
raison d’être, on peut même dire la nécessité, et que, dans ces conditions, ils
ne peuvent assurément trouver qu’étrange et pour le moins inutile. Cela mis à
part, ils supposent que la doctrine initiatique n’est guère, au fond, qu’une
philosophie comme les autres, un peu différente peut-être par sa méthode, mais
en tout cas rien de plus, car leur mentalité est ainsi faite qu’ils sont
incapables de concevoir autre chose. Et ceux qui consentiront tout de même à
reconnaître à l’enseignement
d’une telle doctrine quelque valeur à un point de vue ou à
un autre, et pour des motifs quelconques, qui n’ont habituellement rien
d’initiatique, ceux-là même ne pourront jamais arriver qu’à en faire tout au
plus une sorte de prolongement de l’enseignement profane, de complément de
l’éducation ordinaire, à l’usage d’une élite relative. Or, mieux vaut peut-être
encore nier totalement sa valeur, ce qui équivaut en somme à l’ignorer purement
et simplement, que de le rabaisser ainsi et, trop souvent, de présenter en son
nom et à sa place l’expression de vues particulières, plus ou moins
coordonnées, sur toutes sortes de choses qui, en réalité, ne sont initiatiques
ni en elles-mêmes, ni par la façon dont elles sont traitées.
Et, si cette manière pour le moins défectueuse d’envisager
l’enseignement initiatique n’est due, après tout, qu’à l’incompréhension de sa
vraie nature, il en est une autre qui l’est à peu près autant, bien
qu’apparemment toute contraire à celle-là. C’est celle qui consiste à vouloir à
toute force l’opposer à l’enseignement profane, tout en lui attribuant
d’ailleurs pour objet une certaine science spéciale, plus ou moins vaguement
définie, à chaque instant mise en contradiction et en conflit avec les autres
sciences, et toujours déclarée supérieure à celles-ci sans qu’on sache trop
pourquoi, puisqu’elle n’est ni moins systématique dans son exposé, ni moins
dogmatique dans ses conclusions. Les partisans d’un enseignement de ce genre,
soi-disant initiatique, affirment bien, il est vrai, qu’il est d’une tout autre
nature que l’enseignement ordinaire, qu’il soit scientifique, philosophique ou
religieux ; mais de cela ils ne donnent aucune preuve et, malheureusement, ils
ne s’arrêtent pas là en fait d’affirmations gratuites ou hypothétiques. Bien
plus, se groupant en écoles multiples et sous des dénominations diverses, ils
ne se contredisent pas moins entre eux qu’ils ne contredisent, souvent de
parti-pris, les représentants des différentes branches de l’enseignement
profane, ce qui n’empêche pas chacun d’eux de prétendre à être cru sur parole
et considéré comme plus ou moins infaillible.
Mais, si l’enseignement initiatique n’est ni le prolongement
de l’enseignement profane, comme le voudraient les uns, ni son antithèse, comme
le soutiennent les autres, s’il n’est ni un système philosophique ni une
science spécialisée, on peut se demander
ce qu’il est, car il ne suffit pas d’avoir dit ce qu’il n’est pas, il
faut encore, sinon en donner une définition à proprement parler, ce qui est
peut-être impossible, du moins essayer de faire comprendre en quoi consiste sa
nature. Et faire comprendre sa nature, du moins dans la mesure où cela peut
être fait, c’est expliquer en même temps, et par là même, pourquoi il n’est pas
possible de le définir sans le déformer, et aussi pourquoi on s’est si
généralement, et en quelque sorte nécessairement, mépris sur son véritable
caractère. Cela, l’emploi constant du symbolisme dans la transmission de cet
enseignement, dont il forme comme la base, pourrait cependant, pour quiconque
réfléchit un peu, suffire à le faire déjà entrevoir, dès lors qu’on admet,
comme il est simplement logique de le faire sans même aller jusqu’au fond des
choses, qu’un mode d’expression tout différent du langage ordinaire doit avoir
été créé pour exprimer, au moins à son origine, des idées également autres que
celles qu’exprime ce dernier, et des conceptions qui ne se laissent pas
traduire intégralement par des mots, pour lesquelles il faut un langage moins
borné, plus universel, parce qu’elles sont elles-mêmes d’un ordre plus
universel.
Mais, si les conceptions initiatiques sont autres que les
conceptions profanes, c’est qu’elles procèdent avant tout d’une autre mentalité
que celles-ci, dont elles diffèrent moins encore par leur objet que par le
point de vue sous lequel elles envisagent cet objet. Or, si telle est la
distinction essentielle qui existe entre ces deux ordres de conceptions, il est
facile d’admettre que, d’une part, tout ce qui peut être considéré du point de
vue profane peut l’être aussi, mais alors d’une tout autre façon et avec une
autre compréhension, du point de vue initiatique, tandis que, d’autre part, il
y a des choses qui échappent complètement au domaine profane et qui sont
propres au domaine initiatique, puisque celui-ci n’est pas soumis aux mêmes
limitations que celui-là.
Que le symbolisme, qui est comme la forme sensible de tout
enseignement initiatique, soit en effet, réellement, un langage plus universel
que les langages vulgaires, il n’est pas permis d’en douter un seul instant, si
l’on considère seulement que tout symbole est susceptible d’interprétations
multiples, non point en contradiction entre elles, mais au contraire se
complétant les unes les autres, et
toutes également vraies quoique procédant de points de vue différents ; et,
s’il en est ainsi, c’est que ce symbole est la représentation synthétique et
schématique de tout un ensemble d’idées et de conceptions que chacun pourra
saisir selon ses aptitudes mentales propres et dans la mesure où il est préparé
à leur intelligence. Et ainsi le symbole, pour qui parviendra à pénétrer sa
signification profonde, pourra faire concevoir bien plus que tout ce qu’il est
possible d’exprimer par les mots ; et ceci montre la nécessité du symbolisme :
c’est qu’il est le seul moyen de transmettre tout cet inexprimable qui
constitue le domaine propre de l’initiation, ou plutôt de déposer les
conceptions de cet ordre en germe dans l’intellect de l’initié, qui devra
ensuite les faire passer de la puissance à l’acte, les développer et les
élaborer par son travail personnel, car on ne peut rien faire de plus que de
l’y préparer en lui traçant, par des formules appropriées, le plan qu’il aura
par la suite à réaliser en lui-même pour parvenir à la possession effective de
l’initiation qu’il n’a reçue de l’extérieur que symboliquement.
Mais, si l’initiation symbolique, qui n’est que la base ou
le support de l’initiation véritable et effective, est la seule qui puisse être
donnée extérieurement, du moins peut-elle être conservée et transmise même par
ceux qui n’en comprennent ni le sens ni la portée. Il suffit que les symboles
soient maintenus intacts pour qu’ils soient toujours susceptibles d’éveiller,
en celui qui en est capable, toutes les conceptions dont ils figurent la
synthèse. Et c’est en cela que réside le vrai secret initiatique, qui est
inviolable de sa nature et qui se défend de lui-même contre la curiosité des
profanes, et dont le secret relatif de certains signes extérieurs n’est qu’une
figuration symbolique. Il n’y a pas d’autre mystère que l’inexprimable, qui est
évidemment incommunicable par là même ; chacun pourra le pénétrer plus ou moins
selon l’étendue de son horizon intellectuel ; mais, alors même qu’il l’aurait
pénétré intégralement, il ne pourra jamais communiquer à un autre ce qu’il en
aura compris lui-même ; tout au plus pourra-t-il aider à parvenir à cette
compréhension ceux-là seuls qui y sont actuellement aptes.
Ainsi, le secret initiatique est quelque chose qui réside
bien au-delà de tous les rituels et de toutes les formes sensibles en usage
pour la transmission de l’initiation extérieure et symbolique, ce qui n’empêche
pas que ces formes aient pourtant, surtout dans les premiers stades de
préparation initiatique, leur rôle nécessaire et leur valeur propre, provenant
de ce qu’elles ne font en somme que traduire les symboles fondamentaux en
gestes, en prenant ce mot dans son sens le plus étendu, et que, de cette façon,
elles font en quelque sorte vivre à l’initié l’enseignement qu’on lui présente,
ce qui est la manière la plus adéquate et la plus généralement applicable de
lui en préparer l’assimilation, puisque toutes les manifestations de
l’individualité humaine se traduisent, dans ses conditions actuelles
d’existence, en des modes divers de l’activité vitale. Mais on aurait tort
d’aller plus loin et de prétendre faire de la vie, comme beaucoup le
voudraient, une sorte de principe absolu ; l’expression d’une idée en mode
vital n’est après tout qu’un symbole comme les autres, aussi bien que l’est,
par exemple, sa traduction en mode spatial, qui constitue un symbole
géométrique ou un idéogramme. Et, si tout processus d’initiation présente en
ses différentes phases une correspondance, soit avec la vie humaine
individuelle, soit même avec l’ensemble de la vie terrestre, c’est que l’on
peut considérer l’évolution vitale elle-même, particulière ou générale, comme
le développement d’un plan analogue à celui que l’initié doit réaliser pour se
réaliser lui-même dans la complète expansion de toutes les puissances de son
être. Ce sont toujours et partout des plans correspondant à une même conception
synthétique, de sorte qu’ils sont identiques en principe, et, bien que tous
différents et indéfiniment variés dans leur réalisation, ils procèdent d’un
Archétype idéal unique, plan universel tracé par une Force ou Volonté cosmique
que, sans rien préjuger d’ailleurs sur sa nature, nous pouvons appeler le Grand
Architecte de l’Univers.
Donc tout être, individuel ou collectif, tend, consciemment
ou non, à réaliser en lui-même, par les moyens appropriés à sa nature
particulière, le plan du Grand Architecte de l’Univers, et à concourir par-là,
selon la fonction qui lui appartient dans l’ensemble cosmique à la réalisation
totale de ce même plan, laquelle n’est, en somme, que l’universalisation de sa
propre réalisation personnelle. C’est au point précis de son évolution où un
être prend effectivement conscience de cette finalité que l’initiation
véritable commence pour lui ; et, lorsqu’il a pris conscience de lui-même, elle
doit le conduire, selon sa voie personnelle, à cette réalisation intégrale qui
s’accomplit, non dans le développement isolé de certaines facultés spéciales et
plus ou moins extraordinaires, mais dans le développement complet, harmonique
et hiérarchique, de toutes les possibilités impliquées virtuellement dans
l’essence de cet être. Et, puisque la fin est nécessairement la même pour tout
ce qui a même principe, c’est dans les moyens employés pour y parvenir que
réside exclusivement ce qui fait la valeur propre d’un être quelconque,
considéré dans les limites de la fonction spéciale qui est déterminée pour lui
par sa nature individuelle, ou par certains éléments de celle-ci ; cette valeur
de l’être est d’ailleurs relative et n’existe que par rapport à sa fonction,
car il n’y a aucune comparaison d’infériorité ou de supériorité à établir entre
des fonctions différentes, qui correspondent à autant d’ordres particuliers
également différents, bien que tous également compris dans l’Ordre universel,
dont ils sont, tous au même titre, des éléments nécessaires.
Ainsi, l’instruction initiatique, envisagée dans son
universalité, doit comprendre, comme autant d’applications, en variété
indéfinie, d’un même principe transcendant et abstrait, toutes les voies de
réalisation particulières, non seulement à chaque catégorie d’êtres, mais aussi
à chaque être individuel ; et, les comprenant toutes ainsi, elle les totalise
et les synthétise dans l’unité absolue de la Voie universelle. Donc, si les
principes de l’initiation sont immuables, leur représentation symbolique peut
et doit cependant varier de façon à s’adapter aux conditions multiples et
relatives de l’existence, conditions dont la diversité fait que,
mathématiquement, il ne peut pas y avoir deux choses identiques dans tout
l’univers, parce que, si elles étaient vraiment identiques en tout, ou, en
d’autres termes, si elles étaient en parfaite coïncidence dans toute l’étendue
de leur compréhension, elles ne seraient évidemment pas deux choses distinctes,
mais bien une seule et même chose.
On peut donc dire, en particulier, qu’il est impossible
qu’il y ait, pour deux individus différents, deux initiations absolument
semblables, même au point de vue extérieur et rituélique, et, a fortiori, au point de vue du travail
intérieur de l’initié. L’unité et l’immutabilité du principe n’exigent
nullement l’uniformité et l’immobilité, d’ailleurs irréalisables, des formes
extérieures, et ceci permet, dans l’application pratique qui doit en être faite
à l’expression et à la transmission de l’enseignement initiatique, de concilier
les deux notions, si souvent opposées à tort, de la tradition et du progrès,
mais en ne reconnaissant toutefois à ce dernier qu’un caractère purement
relatif. Il n’y a que la traduction extérieure de l’instruction initiatique et
son assimilation par telle ou telle individualité qui soient susceptibles de
modifications, et non cette instruction envisagée en elle-même ; en effet, dans
la mesure où une telle traduction est possible, elle doit forcément tenir
compte des relativités, tandis que ce qu’elle exprime en est indépendant dans
l’universalité idéale de son essence, et il ne peut évidemment être question de
progrès à un point de vue qui comprend toutes les possibilités dans la
simultanéité d’une synthèse unique.
L’enseignement initiatique, extérieur et transmissible dans
des formes, n’est en réalité et ne peut être qu’une préparation de l’individu à
recevoir la véritable instruction initiatique par l’effet de son travail
personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie à suivre, le plan à réaliser, et
le disposer à acquérir l’attitude mentale et intellectuelle nécessaire à
l’intelligence des conceptions initiatiques ; on peut encore l’assister et le
guider en contrôlant son travail d’une façon constante, mais c’est tout, car
nul autre, fût-il un Maître dans l’acception la plus complète du mot, ne peut
faire ce travail pour lui. Ce que l’initié doit forcément acquérir par
lui-même, parce que personne ni rien d’extérieur à lui ne peut le lui
communiquer, c’est précisément ce qui échappe par sa nature même à toute
curiosité profane, c’est-à-dire la possession effective du secret initiatique
proprement dit. Mais, pour qu’il puisse arriver à réaliser cette possession
dans toute son étendue et avec tout ce qu’elle implique, il faut que
l’enseignement qui sert en quelque sorte de base et de support à son travail personnel
s’ouvre sur des possibilités illimitées, et lui permette ainsi détendre
indéfiniment ses conceptions, au lieu de les enfermer dans les limites plus ou
moins étroites d’une théorie systématique ou d’une formule dogmatique
quelconque.
Maintenant, ceci étant établi, jusqu’où peut aller cet
enseignement quand il s’étend au-delà des premières phases de préparation
initiatique avec les formes extérieures qui y sont plus spécialement attachées
? Dans quelles conditions peut-il exister tel qu’il doit être pour remplir le
rôle qui lui est dévolu et aider effectivement dans leur travail ceux qui y
participent, pourvu seulement qu’ils soient par eux-mêmes capables d’en
recueillir les fruits ? Comment ces conditions sont-elles réalisées par les
différentes organisations revêtues d’un caractère initiatique ? Enfin, à quoi
correspondent d’une façon précise, dans l’initiation réelle, les hiérarchies
que comportent de telles organisations ? Ce sont là autant de questions qu’il
n’est guère possible de traiter en peu de mots, et qui toutes mériteraient au
contraire d’être amplement développées, sans d’ailleurs qu’il soit jamais
possible, en le faisant, de fournir autre chose qu’un thème à réflexion et à
méditation, et sans avoir la vaine prétention d’épuiser un sujet qui s’étend et
s’approfondit de plus en plus à mesure qu’on avance dans son étude, précisément
parce que, à qui l’étudie avec les dispositions d’esprit requises, il ouvre des
horizons conceptuels réellement illimités.
[1] Publié dans le
numéro de décembre 1933 du Voile d’Isis. [Note de l’Éditeur].
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