mercredi 28 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - II Le Baruk



                       COMBAT D’UN CHEVALIER CHRÉTIEN ET D’UN CHEVALIER MUSULMAN                                              
Médaillon central supérieur du vitrail de Roland à Chartres, XIIIe siècle





Maintenant, quelle peut-être la signification exacte de l'accusation portée contre Chrétien ? Ce n'est certainement pas sans motif grave qu'au terme de l'ouvrage, et alors que rien n'appelait spécialement une référence à l'auteur du Conte del Graal, Wolfram, appuyé de l'autorité de Kyot, tient à marquer un désaccord qui, pour n'être pas précisé, est clairement donné comme engageant le sens de l'oeuvre. Un des récents commentateurs, M. Jean Fourquet, pense que « ce qui fait la différence entre le Conte del Graal et le Parzival, ce n'est pas l'objet de la présentation littéraire, mais c'est la manière dont il est présenté. Chrétien, dit-il, ne nous laisse pas oublier que son récit est un jeu, dont il reste le souverain maître. Wolfram joue le jeu avec tant de passion que son poème se présente à nous comme l'expression d'une foi (20) ».

 

Cette remarque a une part de justesse en ce qu'elle marque, en faveur de Wolfram, une différence en effet assez nette dans la profondeur et l'intensité de l'intention. Mais Chrétien n'était pas le « souverain maître » de son ouvrage et ne se donnait pas pour tel, comme on l'a vu, - et le poème de Wolfram n'offre pas l'expression d'une foi, mais d'une certitude. Non plus pour l'un que pour l'autre, la légende du Graal n'était un jeu, si l'on entend par là une fantaisie littéraire sans autre signification que celle d'un divertissement de cour. Ce serait leur prêter une mentalité mondaine et profane parfaitement étrangère à l'esprit traditionnel, et qui n'existait pas à cette époque. Chrétien est, il le dit lui-même, l'éditeur et non pas l'auteur d'un thème dont il reste tributaire, faute de quoi d'ailleurs l'attaque de Wolfram ne se comprendrait pas. Qu'il ait pris son sujet au sérieux, on le voit assez dans le passage où il décrit le cortège du Graal, ou celui où l'ermite enseigne à Perceval l'invocation secrète :

 

Assez des noms Nostre Seigneur

Les plus puissants et les meilleurs

Que nommer ose bouche d'homme,

Si par peur de mort ne les nomme.

Quand l'oraison lui eut apprise

Il lui défend qu'en nulle guise

La dise sinon en péril.

 

On peut seulement, par comparaison avec les textes correspondants de Wolfram, reprocher leur laconisme à ces passages capitaux : Chrétien livre les données symboliques à l'état brut, telles, semble-t-il, qu'il les a reçues en canevas, et son art, qu'on ne discute pas, porte plutôt sur la mise en oeuvre poétique que sur l'élaboration intellectuelle. Mais rien ne permet de dire qu'il n'en a pas pénétré le sens et qu'il n'ait pas voulu rester sur al réserve, s'il est vrai pourtant que, dans l'ensemble, son récit soit loin d'offrir les aperçus symboliques et l'ampleur intellectuelle de celui de Wolfram. En tout cas il ne s'agirait là que d'une déficience, et non d'une altération. Quant aux différences de forme concernant le Graal lui-même, coupe chez l'un et pierre précieuse chez l'autre, elles sont le fait de perspectives symboliques distinctes mais étroitement liées. Elles ne sont, au surplus, que d'apparence : la coupe de Chrétien est sertie de pierres précieuses d'un caractère unique, comme celle de Wolfram :

 

Totes autres pierres passoient

Celles del Graal sans dotance.

 

La présence, dans les deux cas, d'une hostie miraculeuse affirme l'identité du symbolisme eucharistique. Sans doute, en tant que symbole, la Pierre a-t-elle un caractère plus universel que la Coupe, encore que celle-ci soit chargée de significations propres ; et l'on se souviendra ici des récits selon lesquels cette Coupe aurait été taillé dans l'émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Mais il s'agit là d'une particularisation normal et non pas d'un amoindrissement, encore moins d'une altération.

 

M. Jean Frappier nous paraît assez proche de la vérité quand il remarque, dans son étude très détaillée sur le Cortège du Graal : « Le Conte del Graal, même augmenté d'une partie de ses Continuations... ne saurait rendre compte d'étrange particularités du poème allemand, comme, par exemple, tout son côté arabe et oriental, l'histoire de l'origine du Graal, l'identification des chevaliers de Montsalvage avec l'Ordre des Templiers, et surtout l'exaltation de la famille d'Anjou à laquelle Wolfram n'avait aucune raison de s'intéresser. L'hypothèse d'une seconde source française, qui s'ajouterait à celle de Chrétien, reste encore la plus plausible (21). »

C'est bien là, en effet, qu'il faut chercher, quant au fond, la différence spécifique des deux ouvrages, par ailleurs si étroitement semblables, et il est impossible de faire abstraction de ces « particularités » du Parzival sans en briser la trame ni en défigurer les intentions.

 

En l'absence de données traditionnelles précises, la question de la famille d'Anjou reste d'interprétation délicate. Il semble peu probable que Wolfram ait voulu honorer spécialement la dynastie historique. Que celle-ci ait emprunté à la légende, en se prétendant issue d'une fée, n'implique pas que la légende ait dû, elle aussi, emprunter à l'histoire. Même si l'on concédait que Gahmuret puisse devoir quelque trait à tel ou tel membre de cette famille (on a invoqué à son propos la figure de Richard Coeur de Lion, et l'un au moins des ducs d'Anjou, le roi Foulques de Jérusalem, a été affilié à l'Ordre du Temple), il reste que la qualification d' « Angevin », pour Feirefiz comme pour Gahmuret, est manifestement celle d'une race spirituelle, « faée » au sens de prédestinée (fata), dont les lointaines origines celtiques sont les mêmes que celle de la race d'Arthur. Elle était inconnue au temps de Kyot, puisqu'il n'en trouve trace que dans les « anciennes chroniques », et nous rappellerons que, si Arthur figure en tête des Chroniques historiques d'Anjou, il s'agit là, en tout cas, d'une autre lignée que celle d'où devaient sortir les Plantagenets. L'Anjou de Wolfram est en fait un Anjou légendaire, comme sa capitale, Béalzenan, ce qui n'exclut d'ailleurs pas un lien géographique, sinon historique, avec la province de ce nom.

 

M. Bodo Mergell nous semble avoir apporté un commencement de solution à cette énigme : « Le nom d'Anschouwe, tout en étant dérivé de celui d'Anjou, dit-il, ne signifie ni les Angevins historiques, ni les Anschauer de Stîre, mais représente, par le nom même, une allusion à la vision (das schouwen, beschouwen) du Graal. Le caractère spirituel et chrétien de cette vison est mis en relief par Feirefiz, d'Anschouwe lui aussi, mais incapable de voir le Graal : an den grâl was er ze sehen blint : où le même jeu de mots Anschouwe-schouwen-an sehen sert d'introduction à son baptême... » Plus loin, cet auteur apporte une contribution extrêmement intéressante à l'élucidation de ce problème en mettant en évidence une liaison entre la race de Gahmuret et la race primordiale : « Mazadan et Terdelaschoye, aïeux de Gahmuret, sont un autre exemple de ce symbolisme des noms dont Wolfram se montre épris : l'évocation du Père des hommes et du Paradis terrestre (Terre de la Joie) est évidente dans ces noms vénérables qui font pressentir une première notion du wunsch von pardis qu'est le Graal (22). »

 

Le lien avec l'Anjou géographique est peut-être fourni par ce passage de la Chronique d'Anjou de Jehan de Bourdigne, chanoine de l'église d'Angers (1529) : « En Gaule celtique nommé Egada (Anjou), plusieurs habitants bien nés, sous bénin horoscope et partie du ciel douce et tempérée, se adonnèrent aux lettres et études de la philosophie esquelles tant profitèrent que le bruyt fut incontinent que par toutes les Gaules n'avait plus doctes théologiens que les Égadiens. Sarron les appela, les trouva de trop plus savants que on avait rapporté et les congédia (autorisa) pour construire une ville. Ils allèrent dans la foret de Nyd d'Oiseau ou de Merle, cherchant le lieu où étaient le plus d'oysillons, et là construisirent leur ville qu'ils appelèrent Andes, l'an du monde 2000 et après le Déluge l'an 344. » Andes devaient donner son nom aux peuples de la basse Loire, Andécavi ou Andegavi, d'où vient Anjou. Sarron est le troisième roi de la dynastie de Japhet, fils de Noé, qui régna, d'après la tradition, sur le Nord et l'Est de la Gaule. Peuple élu, fondation d'une « ville », symboles significatifs (le Nid est un équivalent symbolique du Coeur et de la Coupe ; les Oiseaux représentent les anges ou états supérieurs de l'Être), on a là, incontestablement, le récit de la fondation d'un Centre spirituel, donné comme remontant à trois siècle après le Déluge... Peut-être même faut-il voir entre le Merle et Merlin un de ces rapprochements non étymologiques, mais par assonance, qui sont communs dans le symbolisme traditionnel. Pour en terminer avec cette question, nous citerons enfin les lignes suivantes du regretté L. Charbonneau-Lassay, particulièrement averti des traditions de cette région de la France : « ... il y eut trois centres principaux où fut particulièrement intense le culte du Graal, si l'on peut ainsi parler : le centre d'Irlande et d'Angleterre, Somerset et Clamorgan ; le centre de la France occidental, Anjou, Poitou, Bretagne ; le centre franco-espagnol au nord et au midi des Pyrénées-Orientales (23). »

 

Mais ce qui fait la véritable singularité du Parzival, c'est, d'une part l'attribution aux Templiers de la garde du Graal, d'autre part, ce que M. Jean Frappier appelle son « coté arabe et oriental ». Celui-ci, dont nous nous occuperons d'abord, apparaît dans maint détail, dont nous donnerons seulement quelques exemples caractéristiques : les vêtements des vierges du Graal, le manteau de Repanse de Joye, le tissu d'achmardi (transcription de l'arabe azzamradi, ou mieux az-zumurrud(ah), émeraude) sur lequel elle porte l'Objet très saint, le substitut en soie de la Table Ronde, sont en étoffe précieuse de « païennie » et cette origine fait partie intégrante de leur symbolisme. La preuve de qualité ou de vertu des armes, des chevaux, des métaux, des pierres, eux aussi chargés de significations symboliques, est constamment appuyée sur leur provenance arabes. Les planètes dont la course délimite le royaume futur de Parzival sont désignées par leur nom arabe. Cundrie, messagère du Graal, connaît l'arabe et se dit au service de Secondille, raine « païenne » des Indes. Non seulement Arthur admet des « païens » (Ecuba, reine de Janfouse, Feirefiz) à prendre place à la Table Ronde, lieu réservé par excellence, mais encore Feirefiz est accepté à Montsalvage et dans l'intimité du Graal sans que sa qualité de musulman fasse aucunement problème.

Par un contraste remarquable avec les autres ouvrages contemporains, on ne relève, à pat telle ou telle prise de position d'ordre purement théologique et visiblement de commande, aucune marque d'hostilité à l'égard de l'Islam, mais au contraire maint indice, et des plus apparents, d'admiration et de respect pour son esprit et sa civilisation.

 

Mais si étonnante que puisse paraître une telle attitude, si l'on songe que l'ouvrage a été écrit à l'époque de la Vème Croisade, l'intérêt pourrait n'en paraître que de curiosité, si l'auteur ne donnait sur sa véritable pensée des précisions d'une tout autre portée : on lit au livre Ier que Gahmuret, père de Parzival et frère cadet du roi d'Anjou, refuse l'apanage que celui-ci lui offre, et Wolfram en indique le motif : « Pourtant ce héros si bien instruit de toute bienséance ne pensait pas qu'il y eût au monde de souverain couronné, roi, empereur ou impératrice, dont il dût être le serviteur. Il ne voulait servir que Celui qui exerce le pouvoir suprême sur tous les royaumes de la terre. Tel état le dessein qu'il portait dans son coeur. Or, il apprit qu'à Bagdad régnait un calife si puissant que son autorité s'étendait sur les deux tiers de la terre, ou même encore au delà. Les païens le vénéraient tant qu'ils l'appelaient dans leur langue le « baruk ». Il s'était rendu maître de tant de peuples qu'il comptait parmi ses vassaux des rois nombreux ; ces rois avaient beau porter couronne, ils ne lui en étaient pas moins soumis. Ce pouvoir et cette dignité de calife existent encore aujourd'hui. De même qu'à Rome on veille à l'observation des principes chrétiens que nous enseigne la religion de notre baptême, on obéit en ce pays à une loi païenne. A Bagdad, les habitants reçoivent de leur pape les bienfaits qu'ils sont en droit d'attendre de lui ; ... c'est le « baruk » qui leur accorde la rémission de leurs péchés... En ce temps-là arriva le jeune prince d'Anjou. Le calife le prit en grande affection et Gahmuret, le preux chevalier, lui offrit ses services et devint son soudoyer (24) ».

 

Ainsi Gahmuret (fils, comme Arthur, d'une race « faée », prédestinée, indique ailleurs Wolfram), pour accomplir son voeu de chevalerie céleste, se met au service de la plus haute autorité spirituelle connue, et cette autorité est islamique. Wolfram l'identifie au calife de Badgad, mais son titre de Baruk (le « Béni » en hébreu ; en arabe el-Mubârak ou Mabrûk) et la nature de ses pouvoirs font voir en lui une autorité d'un ordre beaucoup plus profond, et d'un caractère nettement polaire, dont la juridiction, qui s'étend aux « deux tiers de la terre et même au-delà », semble d'ailleurs déborder le cadre de l'Islam. Le mot Calife (el-Khalifah) peut s'entendre à la fois dans le sens de « successeur du Prophète » et de « lieutenant d'Allâh ». Si Bagdad est le siège du Calife, elle est aussi symboliquement, pour Mohyiddîn Ibn Arabî, celui du « Pôle suprême, manifestation parfaite de la forme de la Divinité ». Le mot Bagdad signifie en iranien « don de Dieu ». Il a sept variantes, dont celle employé par le Sheikh el-Akbar, Bughdan, a la même signification. Un autre nom de Bagdad est Dar es-Salam, la « Maison de la Paix », qui est aussi une désignation du Centre spirituel suprême. Or voici ce que dit Mohyiddîn à ce propos : « Le pays d'Allâh le plus aimé de moi après Taybah (la Médine), la Mekke et Jérusalem, c'est la ville de Bughdan. Qu'aurais-je à ne pas désirer la « Paix », alors que là se trouve l'Imam qui dirige ma religion, mon intelligence et ma foi » (Tarjuman el-Achwâq, ch. XXXVIII). Cette dernière phrase pourrait, sans changement, être mise dans la bouche du père de Parzival. Et l'on pourra dès lors comprendre comment Gahmuret, bien que chrétien et le demeurant, a pu se mettre au service de l'autorité islamique suprême pour réaliser sa vocation spirituelle : c'est que celle-ci, bien que s'exerçant normalement dans le cadre et par le moyen de l'Islam, se situait par son degré et par tel aspect de sa fonction au delà de la distinction des formes traditionnelles.

 

Au nom de cette autorité, il combat victorieusement au Maroc, en Perse, en Syrie, en Arabie. Il délivre le royaume mauresque de Zazamane, met fin à tout un système de conflits où sont impliqués notamment des princes chrétiens, et épouse la reine Bélacâne, « noire comme la nuit », de qui il engendrera Feirefiz, le chevalier noir et blanc. Puis, quittant en secret Bélacâne et l'orient, il vient en Galles où il apporte également la paix en épousant la reine Herzeloïde, « claire comme la lumière du soleil », soeur du roi « méhaigné » du Graal, et de qui naîtra Parzival. Mais il doit bientôt répondre à un appel du Calife (preuve que dans tous ces travaux il demeurait son soudoyer) et meurt en Orient en combattant pour lui.

 

La tâche du « héros pur » aura été de pacification de l'Orient et de l'Occident, mais surtout de préparation d'une oeuvre plus haute, symbolisée par la semence jetée dans chacune des deux régions traditionnelles rivales, en la personne des deux demi-frère, d'un principe de restauration et de réconciliation apparemment double, mais qui se fera reconnaître pour un au dernier acte de l'Aventure, en amenant aussitôt le dénouement : après son premier échec au Château du Graal, condamné à une errance de cinq ans, Parzival disparaît du poème pendant plus de 6000 vers (25). A part une ou deux apparitions furtives et purement occasionnelles, il ne revient en scène que pour rencontrer, sans le connaître, son frère Feirefiz. C'est alors un combat « effrayant et prodigieux » où ils ne peuvent se vaincre, et où d'ailleurs Feirefiz semble bien l'emporter en sagesse et en générosité. Ce combat ne prend fin que par leur reconnaissance comme fils d'un même père, et plus encore comme membre d'une triade spirituelle consciente d'elle-même : « Mon père et toi et moi-même, dit Feirefiz, nous n'étions qu'un même être en trois personnes. » Si l'on objecte que Feirefiz invoque à ce propos Jupiter et Junon, on redira ici ce qui a été dit de Flégétânis. Si d'ailleurs il ne s'agissait d'une couverture, l'attribution de divinités gréco-latines à Feirefiz serait contradictoire, non seulement avec sa qualité de chevalier musulman, mais encore avec le fait qu'il est un « héros pur et sans tache » : l'impureté spirituelle du polythéisme est en soi une disqualification qui, de par la nécessité du symbolisme même, ne pouvait lui permettre de tenir tête victorieusement au plus pur des héros chrétiens, ni de s'asseoir à la Table Ronde, ni d'entrer avec lui à Montsalvage, où seuls sont admis les élus. Wolfram, au reste, tient à ne laisser aucune équivoque sur sa véritable pensée quant au lien qui unit les deux héros et par suite quant à la signification de leur combat et de ses conséquences : « Ces deux, dit-il, ne font qu'un. Mon frère et moi ne sommes qu'un être unique. » Un peu plus loin, non seulement il les unit, mais il ne les distingue pas dans une invocation à Dieu : « Car, je vous le dis, ces deux ne font qu'un », c'est pourquoi « ce voeu (Dieu vienne au secours du fils de Gahmuret) je le forme pour tous les deux, pour le païen (heiden) comme pour le chrétien (26) ». On sait la suite : aussitôt après le combat, Cundrie vient annoncer au camp d'Arthur que la Pierre a désigné Parzival comme roi du Graal. Parzival, qui n'a le droit d'emmener qu'un seul compagnon à Montsalvage, choisit son frère entre tous les chevaliers présents, y compris les initiés de la Table Ronde. C'est à l'intérieur seulement de Montalvage, au Centre même, que Feirefiz se soumettra au baptême afin d'épouser Repense de Joie, ce qui lui permettra de voir de ses yeux la Pierre sainte. Douze jour après, il rentre dans son royaume des Indes, près du Paradis terrestre, où Repanse de Joie mettra au monde un fils qui sera appelé le Prêtre Jean. Plus tard, d'après le Titurel d'Albrecht, continuateur de Wolfram, Parzival, avec les Templiers de Montsalvage, quittera l'Europe, de plus en plus livrée au péché, pour rejoindre Feirefiz aux Indes, et obtiendra de Dieu que Montsalvage et le Graal y fussent transportés. Il s'agit donc là, sans conteste, d'une résorption du Centre du Graal dans le Centre spirituel désigné sous le nom de « Royaume du Prêtre Jean », comme le confirme d'ailleurs le fait que Parzival assume dès lors le titre et la fonction du Prêtre Jean .

 

On ne saurait se méprendre sur le sens de ce combat : les deux héros intemporels sont les types exemplaires, l'essence des chevaleries chrétienne et arabe. Or l'exigence du symbolisme chevaleresque est que la victoire revienne à celui qui l'emporte en vérité et en vertu. S'ils ne peuvent se vaincre, n'est-ce pas que les forces qui les inspirent sont égales ? Et si le fruit de leur combat est l'unité, n'est-ce pas qu'elles sont les mêmes ? S'il n'en était pas ainsi, le Graal, que Wolfram invoque en faveur de Parzival (« Détourne ce péril, o noble et puissant Graal ! ») serait tenu en échec par autre chose que le Graal. Ce combat de reconnaissance est donc bien celui de deux principes qui, s'étant éprouvés égaux en vertu quand l'armure de leur forme extérieure était close, ne rompent cette forme que pour découvrir leur identité. C'est ce que Wolfram donne à entendre lorsqu'il dit, par la bouche de Gauvain : « Puisque vous vous êtes affrontés les armes à la main, vous savez mieux qu'auparavant quels hommes vous êtes. » On reconnaît là, appliquée au Christianisme et à l'Islam, la conception traditionnelle de la Guerre et de la Paix comme « résolution des oppositions ».

 

Mais il va sans dire que cette bataille d'archétype n'a pas lieu sur le plan terrestre. Il s'agit en réalité d'une pure opération spirituelle d'où Parzival sortira changé, et qui répond exactement, sous les deux aspects micro et macrocosmique, à cette « conjonction » que les alchimistes définissent comme la « réunion des natures répugnantes et contraires en unité parfaite ».

 

Ce combat, qui est la dernière des aventures de Parzival, est en lui-même un aboutissement, car il marque la fin de son errance « labyrinthique » et clôt le cycle de la Quête, au point que la suite apparaît comme un simple dénouement et presque comme une formalité. Il achève d'autre part la manifestation de cette triade où, dans un certain sens tout au moins, Wolfram a voulu, comme d'autres acteurs du Graal, évoquer la « benoîte Trinité ». On peut se demander si, dans cette triade, et compte tenu des traits « salomoniens » que, comme nous le verrons plus loin, certains ont reconnus à Gahmuret, Wolfram n'a pas voulu signifier aussi celle des trois traditions d'origine abrahamique. En tout cas, l'apparition de Feirefiz à la fin de l'Aventure, dont l'action vient « cristalliser » et sanctionner les résultats de la Quête, et permettre qu'ils apportent le fruit espéré, a quelque chose du rôle « paraclétique » reconnu à l'Islam par rapport aux deux traditions antécédentes. Ce fruit étant l'accès de Parzival au but ultime pour y poser la question libératrice, la prise de conscience effective de l'unité essentielle du Christianisme et de l'Islam (et, implicitement au moins, du Judaïsme) se trouve ainsi posée, de façon aussi apparente que possible, comme condition de la restauration de la souveraineté du Graal, c'est-à-dire de l'accomplissement de ce « mystère impérial » dont le Moyen-Age attendit pendant des siècles, et finalement en vain, le salut de l'Occident.

 

Cette conclusion étonnera peut-être. En voici pourtant une preuve qui semble d'autant plus décisive que l'auteur l'a très consciemment tissé lui-même sur la trame de son récit : la valeur symbolique du combat tend à ce qu'il réalise un binaire prototypique qui trouve dans son propre équilibre la révélation de son unité. Ceci répond à une notion métaphysique simple mais fondamentale, à savoir que l'équilibre d'un couple quelconque est le signe suffisant de l'unité transcendante à la distinction de ses termes. S'agissant de deux réalités et fonctions spirituelles, cette unité est celle du Principe lui-même, et le « lieu » réel de sa manifestation est ce point au centre et au delà de l'espace et du temps que les différentes traditions désignent sous les noms de « Centre du Monde », de « Pays de la Paix », d' « Invariable Milieu ». Ce « lieu » est aussi celui du Graal, qui se trouve dès lors virtuellement conquis par les deux partenaires du combat prodigieux, désormais indissociables.

 

 

Mais, d'autre part, ce binaire fait explicitement partie d'un ternaire, c'est-à-dire d'un autre système d'équilibre : celui de ce « même être en trois personnes » dont parle Feirefiz, et qui se présente sous la forme d'un triangle à pointe supérieure dont Gahmuret, père ou principe immédiat des deux autres, occupe le sommet. Cette figure est celle du triangle initiatique, qui est, dans le symbolisme universel, l'un des signes du Pôle. Les symboliques chrétienne et maçonnique inscrivent en son centre le Tétragramme ou l'Iod hébraïque, le Nom divin par excellence, comme signe de la Présence divine (en hébreu Shekinah, correspondant au Messie comme Emmanuel ou « Dieu en nous »). L'Iod est alphabétiquement l'origine des lettres, et hiéroglyphiquement le principe de toutes choses. Son siège au centre du triangle est le point où l'Axe du Monde, vecteur de la « Volonté du Ciel », atteint le plan de l'existence considéré et s'y manifeste. Il est donc l'ouverture centrale sur le Manifesté et sur le Principe. C'est pourquoi on l'appelle aussi l' « OEil qui voit tout ». Le triangle droit est un symbole du Principe en analogie directe. En analogie inverse, ou par reflet dans le Manifesté, sa pointe étant en bas, il donne une figure qui est, très généralement, le schéma géométrique du Coeur et de la Coupe. L'Iod s'y inscrit également, soit comme « germe d'immortalité », soit comme ouverture sur le Principe. Dans ce dernier cas, c'est l' « OEil du Coeur » qui voit Dieu directement, ou encore la Blessure divine dans le Coeur, que la symbolique médiévale a rapprochée de celle du Coeur du Christ par la lance de Longin, par où jaillirent l'Eau et le Sang, Fontaine de Vie dont Joseph d'Arimathie recueillit le flot dans le Saint Vessel. Ce symbolisme se rattache directement à celui du Graal selon les deux directions conceptuelles définies respectivement par la Coupe et par la Pierre : la première, plus spécialement christique, par la Blessure, représentée dans l'iconographie médiévale, en association avec le Vaisseau, comme un thème isolé de la contemplation ; la seconde, par les rapports intimes entre l'Iod et le lapsît exillis, l'Iod étant à la fois « descendu du Ciel » (comme présent dans le Manifesté), « germe d'immortalité » et « OEil qui voit tout » (lequel est, selon sa localisation, soit l' « oeil frontal », ou « troisième oeil », correspondant à l'émeraude tombée du front de Lucifer, soit l' « OEil du Coeur »).

 

On peut apercevoir déjà que la Blessure et la Coupe, si elles font partie intégrante du thème de la Passion, appartiennent à un symbolisme qui est loin d'être spécifiquement chrétien, et qui répond, au contraire, à une doctrine très précise dans les traditions hébraïque et islamique sur le Coeur comme habitacle de la Présence divine (en hébreu Shekinah, en arabe Sakînah). Dans cette dernière notamment on retrouve les notions du « Coeur ouvert » (el-qalbul-maftûh) et de l' « OEil du Coeur » (aynul-qalb), celui-ci à la fois comme organe de la Vision divine, et, par le second sens du mot ayn, comme « Fontaine d'immortalité (aynul-khuld). De même la Pierre, comme principe et germe d'immortalité, a des analogues médiats dans le luz hébraïque et islamique et dans la Pierre philosophale. Mais en outre, en ce qui concerne plus spécialement le lapsît exillis de Wolfram, on verra plus loin que toute la configuration du mystère telle qu'il la décrit, si insolite dans le contexte celtique et chrétien de la légende, trouve des répondants islamiques rigoureux dans le symbolisme du Pôle et celui de la hiérarchie des degrés de l'Existence universelle (27).

 

Tels sont, brièvement exposés, les liens organiques entre le triangle droit, le triangle inversé et leur centre commun, et les quelques considérations que l'on en peut tirer pour notre propos. Rappelons en passant que leur superposition donne la figure connue du sceau de Salomon, représentation de l'Homme Universel. Nous reviendrons maintenant au triangle droit pour signaler que le ternaire principiel dont il est le symbole s'exprime traditionnellement dans celui des fonctions initiatiques suprêmes, et secondairement comme type d'organisation hiérarchique des diverses traditions. C'est ainsi qu'il se retrouve en Islam avec le Qutb el-Gawth, ou Pôle suprême, assisté des deux Imams de la Droite et de la Gauche (28). Or la triade Gahmuret-Feirefiz-Parzival, ce « même être en trois personnes » centré sur le Graal, est, elle aussi, un ternaire initiatique. Et c'est là, finalement, ce qui donne tout son sens au lien spirituel contracté par Gahmuret envers le Pôle de son époque, expressément représenté comme islamique. Voilà, pensons-nous, tout ce que, pour Wofram, Chrétien avait tu. Nous examinerons maintenant si les données symboliques centrales du poème viennent, en quelque mesure, à l'appui de ces conclusions.

 

 

 

 

20 Jean Fourquer, L'ancien et le nouveau Titurel, in Lumière du Graal, op. cit., p. 234.

21 Jean Frappier, Le cortège du Graal, ibid., p. 194.

22 Bodo Mergell, in Les Romans du Graal aux XIIe et XIIIe siècles, éd. du C.N.R.S., Paris, 1956. Cet ouvrage collectif, groupant les travaux d'un Colloque international, présente l'état actuel de la problématique du Graal du point de vue de l'exégèse littéraire, que l'on confrontera utilement avec le point de vue traditionnel auquel nous nous plaçons ici. Le wunsch von pardis est le « désir du Paradis », l'une des qualifications du Graal par Wolfram.

23 L. Charbonneau-Lassay, Le Saint Graal, in Le Rayonnement intellectuel, mars 1938.

24 Tonnelat, op. cit., t. I, pp. 13-14.

25 Cet intermède a pour objet la « voie indirecte » de Gauvain, où la solution finale est d'ailleurs apportée par Parzival en personne au livre XIV.

26 Tonnelat, op. cit., t. II, pp. 265 et 374 pour les trois dernières citations.

27 Sur tout ceci, cf. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. VII; L'OEil qui voit tout, in Études Traditionnelles, avril-mai 1948; Le Grain de Sénevé, ibid., janvier-février 1949. Sur la Blessure sacrée dans l'iconographie chrétienne, cf. L. Charbonneau-Lassay, loc. cit. 28 Sur les trois Fonctions suprêmes, cf. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. IV.

 

 



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