Pierre Lory, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire de mystique musulmane
Il pourrait sembler paradoxal de rapprocher le thème de
l’humour des données de la religion musulmane. L’Islam offre en effet une
apparence générale de gravité, de sérieux, voire de sévérité. Cette impression
est en partie justifiée. Toute la tradition lettrée insiste sur le ‘principe de
sérieux’ (jidd) qui anime la vie religieuse, opposé au pôle de la distraction
vaine, mondaine et délétère (hazl). L’homme a été créé pour rendre un culte à
Dieu sur terre, sa récompense principale lui sera accordée dans l’au-delà. Sans
valoriser pour autant le dolorisme ou la componction, les thèmes de la morale
islamique tournent autour de cette idée essentielle : tous les avantages et
plaisirs que l’homme recherche si ardemment sur terre sont périssables, seules
demeureront les joies du Paradis. L’adoption de cette attitude de ‘sérieux’
reprend tout bonnement des thèmes fréquents dans le Coran : Nous n’avons pas
créé ce monde « en jouant », dit Dieu dans le texte sacré (XXI 16 ; XLIV 38),
lequel attaque violemment les mondains prenant à la légère les avertissements
des prophètes.
Mais il serait faux d’imaginer toute la communauté
musulmane plongée dans une lugubre attente de l’au-delà. Le modèle suprême de
tout croyant, le prophète Muhammad, n’est pas présenté comme un ascète austère
et triste. En fait, il eut un débat sur la question de savoir si le Prophète
riait, et comment. Car la question était de taille, comme le fut au Moyen Age
celle du rire de Jésus mentionnée par Umberto Eco dans son roman Le nom de la
rose. Définir le rire du Muhammad revenait à donner un modèle de comportement à
toute la communauté musulmane. Or nous trouvons dans les recueils de traditions
prophétiques - les hadîths, qui relatent les dires et actes du Prophète - des
attestations divergentes. Selon les unes, Muhammad ne riait pas vraiment, il ne
faisait que sourire, on ne voyait jamais ses gencives ; c’est l’attitude de
gravité des chefs bédouins que l’on retrouve de nos jours chez les dignitaires
séoudiens ou émiratis. Mais selon d’autres traditions, attestées notamment par
Bukhârî dans son recueil de hadîths le Sahîh, Muhammad était « le plus rieur
des hommes » ; au point que lorsqu’il riait, on pouvait voir ses molaires –
tout autre profil humain, on le constate, que dans le premier tableau.
En fait, il existe des rires d’origine et d’intentions
très différentes. Le rire de simple détente n’est nullement blâmé dans la
bienséance sociale de l’Islam. Ce qui est par contre violemment dénoncé, c’est
la raillerie, la dérision, en matière de religion plus précisément. Muhammad
pardonna à plusieurs de ses grands adversaires païens mecquois qui l’avaient
rejeté et combattu par les armes ; mais il se montra intraitable contre tous
ceux qui s’étaient moqué de sa prédication, des poètes satyriques persifleurs
cherchant à ridiculiser sa mission notamment. Le rire dans cette forme précise
de dérision plutôt, représente pour l’ordre religieux une attaque plus grave
que la polémique des adversaires des autres religions. De nos jours, les
attaques virulentes de certains missionnaires ou évangélistes chrétiens contre
l’Islam donnèrent lieu à de multiples réfutations de la part d’essayistes
musulmans ; mais le roman de Salman Rushdie Les versets sataniques, dont le ton
et le contenu persifleur était manifeste, donna lieu à la fatwa que l’on sait.
Bref, l’humour n’est pas absent de la culture arabo-islamique classique, il s’y
trouve simplement canalisé. Il est multiple, occupant plusieurs fonctions dans
le système symbolique et social des pays musulmans. On pourrait consacrer
plusieurs volumes à ses différentes facettes. Nous nous bornerons ici à en
évoquer très schématiquement trois qui nous paraissent jouer un rôle essentiel.
La dérision ‘anticléricale’
Il a existé depuis les premiers siècles de l’ère
musulmane un humour frondeur. Nous ne considérons pas ici celui des
‘anti-religieux’, considérant les prophètes comme des imposteurs et les
prescriptions de la Loi comme des absurdités nuisibles, car ils se placent par
définition en–dehors du champ communautaire musulman (v. notre article « Islam
: l’athéisme est-il pensable ? » dans le Bulletin de la SASR n°1). Nous
envisageons plutôt un courant que l’on pourrait appeler faute de mieux
‘anticlérical’. Le terme n’est pas adéquat, car on sait qu’il n’existe pas de
clergé à proprement parler dans la société musulmane. Mais il existe cependant
des ‘hommes de religion’ occupant des fonctions divers : juges et hommes de Loi
(la Loi était pour l’essentiel d’origine religieuse), enseignants dans les
medersas, personnel des mosquées etc, sans parler des membres des confréries
soufies, ou des derviches ne relevant parfois d’aucune organisation précise.
Un certain humour s’est donc porté sur ces groupes,
accusés de d’être composés d’hypocrites ne respectant pas les interdits qu’ils
imposent aux autres. De multiples histoires épinglent les professeurs des
écoles, rapaces à la recherche de cadeaux de la part de leurs élèves, ou encore
essayant d’abuser d’eux sexuellement. La vénalité des juges est également un
des thèmes les plus anciens et les plus répandus. Les fonctions religieuses,
selon ces récits inventés ou caricaturant des faits réels, seraient devenues de
simples sources de revenus. Même les Soufis, qui devraient avoir tout abandonné
pour la prière continuelle de Dieu, se présenteraient souvent comme de simples
feignants cherchant à trouver une justification à une lucrative mendicité.
Revêtus d’un froc rapiécé, habit distinctif des derviches, ils parcourent
villes et campagne pour échanger leurs bénédiction contre des aumônes ou des
repas. « Vends ton froc » aurait-on conseillé à l’un d’entre eux. « Si le
pêcheur vend son filet, avec quoi pêchera-t-il ? » aurait répondu l’intéressé
(Obeyd-e Zâkânî, Risâle-ye delgûsheh). Leur malhonnêteté se double de bêtise,
selon le prosateur rationalisant Jâhiz (m. 868), car l’intelligence se
développe par la fréquentation des hommes, et eux cultivent l’isolement
(al-Bayân wa-al-tabyîn).
Plus grave, le rite est devenu pour eux un comportement
mécanique, privé de toute intention ou ferveur religieuse, et en cela ils
contaminent les autres croyants. Un pèlerin s’étant rendu à La Mecque
s’assoupit au moment de la station sur le plateau de ‘Arafât ; il entendit deux
anges se lamenter de ce que sur les 70.000 pèlerins, seule la prière de 7
d’entre eux serait agréée par Dieu – par bonheur, la ferveur de ces sept saints
venait compenser l’indifférence des autres (Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr). Parfois,
la critique se fait plus incisive. Les religieux sont accusés de prêcher des
attitudes qui abrutissent le peuple. Sharaf al-dîn Dâmgânî voit le gardien de
la mosquée expulser un chien qui s’y était introduit. Il aide le chien à
s’enfuir, puis dit au gardien : « Lui est un animal sans raison, c’est pour
cela qu’il est entré dans ta mosquée ; nous, tu ne nous y vois jamais ». La
raillerie s’étend bien sûr à tous les bigots qui masquent leurs propres
impuissances ou mensonges sous un voile de piété. Le ‘héros comique’ de
plaisanteries populaires turques Molla Nasreddine, selon une histoire, se rend
chez un tailleur et lui demande :
- Pourrais-tu me faire un manteau dans ce tissu gris ?
- Certainement, avec l’aide de Dieu, répond le
tailleur.
- Quand sera-t-il prêt ?
- Dans une semaine, avec l’aide de Dieu !
- Veux-tu être payé maintenant ?
- Avec l’aide de Dieu, oui, j’aimerais bien !
Nasreddine lui règle ce qu’il lui doit puis revient la
semaine suivante.
- Mon manteau est-il prêt ?
- Non, je n’ai pas pu. Ma femme est tombée malade. Mais
elle a guéri maintenant, avec l’aide de Dieu.
- Quand penses-tu le finir alors ?
- Dans trois jours, avec l’aide de Dieu.
Trois jours plus tard :
- Alors, mon manteau ?
- Il me manque du tissu, mais avec l’aide de Dieu …
- Ecoute, interrompt Nasreddine, maintenant je suis
pressé. Essaie de travailler sans l’aide de Dieu, ça te retarde !
Ces récits ne traduisent pas un rejet de la religion en
tant que telle, mais le refus d’une attitude sociale qui conduit précisément à
en adultérer l’intention religieuse. On pourrait citer ici ce vers du corpus
attribué à Omar Khayyam :
« Mieux vaut Te parler (= à Dieu) dans l’intimité au
fond du cabaret
que venir sans Toi prier au pied d’un minaret »
La dérision pieuse
L’humour ne servit toutefois pas seulement d’armes aux
esprits forts. Les religieux l’utilisèrent à leur tour. L’exemple le plus
fameux est constitué par les Récits des imbéciles et des stupides (Akhbâr
al-hamqâ wa-al-mughaffalîn) d’Ibn al-Jawzî (m. 1201), qui fut un savant,
juriste, prédicateur de premier plan à Baghdad. Son œuvre colossale porte sur
le droit, l’histoire, la morale, mais comprend aussi plusieurs recueils
d’anecdotes légères ou comiques qui sont intéressantes pour l’histoire de la
pensée. Dans l’introduction de ces Récits des imbéciles…, Ibn al-Jawzî répond
par avance aux lecteurs qui s’étonneraient qu’un des hommes de religion les
plus en vue du monde musulman de cette époque entreprennent de recueillir des
anecdotes frivoles. Trois raisons, répond-il, poussent un Musulman à
s’intéresser à l’humour et à la bêtise. Elles sont ‘sérieuses’, utiles pour la
foi :
1) Le lecteur, lisant ces récits, est conduit à
remercier Dieu de ne pas être un stupide, d’être doté de la raison qui lui
permettra d’obtenir la félicité post mortem ; cette reconnaissance envers Dieu
est un des piliers de l’attitude religieuse.
2) Un tel ouvrage fait comprendre quelles sont les
causes de la bêtise, ce qui est très salutaire pour l’obtention du salut
éternel
3) La détente et l’humour sont licites et même utiles.
Ibn al-Jawzî cite ici le récit de Hanzala, un des Compagnons du Prophète, qui
écouta les larmes aux yeux un sermon de Muhammad sur les peines de l’Enfer.
Rentré chez lui, il se mit à plaisanter avec les membres de sa famille. Soudainement,
il eut honte de son attitude et revint voir le Prophète pour s’excuser d’avoir
ri si peu de temps après le sermon. Muhammad lui répondit : « O Hanzala, il y a
un temps pour tout ! » En effet, poursuit Ibn al-Jawzî, un travailleur qui ne
se reposerait jamais s’épuiserait et finirait par mal travailler. De même, un
croyant qui ne se détend jamais devient aussi un mauvais pratiquant.
En fait, on s’aperçoit vite qu’Ibn al-Jawzî obéit à une
stratégie culturelle à peine masquée : il s’agit de disqualifier tous ceux qui
échappent au contrôle moral des religieux, et c’est eux dont la bêtise est
dénoncée ici. Il fait le partage entre les ‘imbéciles’ et les ‘stupides’. Sa
dérision porte d’abord sur les ‘imbéciles’. Ces gens ne comprennent rien en
matière religieuse, ils sont bornés dès leur naissance, ce sont des incurables.
« Al-Awzâ‘î rapporte que l’on avait demandé à Jésus fils de Marie : - O esprit
de Dieu, peux-tu ressusciter les morts ? Il répondit : - Certes, avec la
permission de Dieu. On lui dit : - Peux-tu guérir un lépreux ? Il répondit : -
Oui, avec la permission de Dieu. - Et comment soigner un imbécile ? lui
demanda-t-on. - Cela, reprit Jésus, je n’en ai pas la capacité ». Qui sont ces
imbéciles ? Au fond, tous ceux qui refusent le dogme sunnite : les Mazdéens
avec leur croyance absurde en deux dieux, les Chrétiens qui croient que Dieu
est devenu un homme et a eu besoin de manger et boire, les Juifs qui ont vu
Moïse accomplir des miracles stupéfiants devant eux et qui lui ont quand même
désobéi par la suite, ainsi que Chiites qui dénoncent les premiers califes
alors que leur premier Imam, ‘Alî, leur avait fait allégeance, etc. Un
‘imbécile’ peut être quelqu’un de cultivé, mais qui est privé d’un élémentaire
bon sens dans le domaine de la religion. Une telle conception ne relève ni de
l’invective ni de la simple plaisanterie. Elle pose la question de la
prédestination et du libre arbitre. Certains hommes sont fondamentalement
aveuglés à l’égard des vérités de la religion. Ainsi est expliqué leur refus de
l’évidence du monothéisme islamique.
A la différence des ‘imbéciles’ incurables, les
‘stupides’ le sont par éducation ou fréquentation. Ils peuvent donc être
amendés. Les victimes de la dérision d’Ibn al-Jawzî sont ici :
- les bédouins frustes, qui sont restés à moitié
païens. Tel celui qui, parti en pèlerinage, se précipite au petit matin vers la
Kaaba pour transmettre à Dieu sa demande, avant que Celui-ci ne soit trop
sollicité par la foule des autres pèlerins. Un autre – durant le pèlerinage
également – priait ardemment pour sa mère seule. A qui lui demanda pourquoi il
ne priait pas pour son père, il répondit : « C’est un homme, il sait se
débrouiller seul ! ».
- les ascètes ignares, qui récitent le Coran sans le
comprendre Ibn al-Jawzî cite un récit d’après Jâhiz d’un homme dont le voisin
était ultra-pratiquant et récitait indéfiniment un verset du Coran en pleurant
et se frappant la tête. Impressionné et intrigué, l’homme s’approcha de la
maison de son voisin et entendit qu’il récitait le verset II 222 : «
Ils t’interrogent au sujet de la menstruation des femmes. Réponds :
c’est une souillure … ». Un autre ascète ignorant, fut scandalisé lorsqu’il
comprit enfin le sens du récit de Joseph en Egypte et de la tentative de
séduction par la femme de son maître, et se mit à exhorter les Musulmans à ne
pas lire ces versets de débauche. Un autre serait enduit un œil de goudron pour
le tenir fermé, jugeant le monde d’ici-bas trop vil pour mériter d’être regardé
avec deux yeux.
- les semi-lettrés, qui se servent uniquement de livres
et n’ont pas accès à la transmission
orale en présence d’un maître, et commettent de ce fait des fautes de
langue et de compréhension grossières.
- les gouverneurs de province qui ne connaissent rien
du droit, tels celui qui, embarrassé par les réquisitoires de deux plaignants
s’accusant mutuellement, les aurait fait flageller tous les deux, se félicitant
d’avoir ainsi certainement châtié le coupable.
Toute
autre est la dérision religieuse transmise dans les milieux populaires. Dans
ces histoires et mises en scène, le petit peuple prend une revanche. Les
princes et les grands de ce monde, eux aussi, sont mortels, faibles, pervers,
vicieux, et en tant que tel soumis au Jugement de celui qui est plus grand et
plus puissant que tous. Les héros de ces types d’anecdotes sont les ‘fous
sages’ ; une de nos sources principales à leur endroit est le traité Les fous
sensés (‘Uqalâ’ al-majânîn) rédigé par
Abû al-Qâsim al-Naysâbûrî (m. 1015) Leurs comportements sont erratiques : ils sont souvent présentés
comme de pauvres hères nus, chevauchant un bâton comme si c’était une monture,
vivant dans les cimetières « où je fréquente des gens qui ne me font aucun mal,
qui ne me calomnient pas derrière mon dos » précise Bahlûl, l’une des plus
célèbres de ces figures. Ils tiennent des discours délirants mais où pointe
souvent une sagesse insolente. Pénalement irresponsable, le fou ne peut se voir
imputer aucun crime de lèse-majesté ou de blasphème. Pas plus, par conséquent,
que celui qui rapporte ses dires réels ou supposés.
Il s’agit là pour des cas assez nombreux de prétextes
littéraires pour attaquer les riches, les puissants sous l’angle de la
religion. Pauvre parmi les pauvres –il n’a même pas sa raison – le ‘fou sage’
peut rappeler aux grands de ce monde leur condition essentielle de pauvres
devant la mort et devant Dieu. Bahlûl, qui aurait habité Bassora, aurait eu un
entretien mémorable avec le calife Hârûn al-Rashîd au moment où celui-ci se
rendait en pèlerinage à La Mecque. Par humilité réelle ou piété feinte, le
souverain écouta la harangue de Bahlûl qui l’accusait de folie pour vivre dans
tant de richesse alors que le Jugement de Dieu était imminent. Puis Hârûn
transmit une bourse d’argent à Bahlûl, à quoi le fou répondit en offrant un
quignon de pain au calife ; mais celui-ci était si sec et dur que le calife ne
put y mordre, et le rendit à Bahlûl en lui disant : « Je ne peux le digérer ».
Bahlûl lui rendit alors la bourse en lui disant : « Moi non plus, je ne peux
pas digérer ton cadeau ». Au final, il s’agit donc de montrer que les vrais
fous, ce sont les hommes immergés dans les plaisirs ou les soucis du monde.
Le ‘fou sage’, lui, est souvent un homme immergé dans
la présence divine, et c’est ce qui rend ses comportement incompréhensibles au commun
des hommes. A un intellectuel qui lui disait qu’on le prenait pour un dément
(majnûn), le ‘fou’ Sa‘dûn répondit : « Les gens affirment que je suis dément,
alors que nulle folie ne m’affecte. Mais l’amour pour mon Seigneur a envahi mon
cœur et mes entrailles, il circule dans ma chair, mon sang et mes os. Et moi,
je suis emporté de passion pour Lui ». Cette dernière affirmation nous permet
de passer à un dernier versant de l’humour religieux en Islam : celui qui
concerne la mystique et ses paradoxes.
Les paradoxe des mystiques
Le rire n’est en effet pas du tout absent de la
littérature mystique. Certes, la mystique musulmane connut des individualités
assez sombres, tels Fudayl ibn ‘Iyâd qui, paraît-il, ne rit qu’une seule fois
durant sa vie : le jour de la mort prématurée de son fils. A qui l’interrogeait
sur ce comportement surprenant, il répondait : « J’avais aimé une chose, et
Dieu l’a aimée aussi ». Toutefois, les anecdotes humoristiques sont fréquentes
dans les milieux soufis. Les porte-paroles de cette tendance sont des
extatiques qui sont ‘restés sur l’autre rive’, les ravis en Dieu, ceux qui ont
connu une expérience d’illumination soudaine et qui sont restés commotionnés
pour le restant de leurs jours. Le grand historien et penseur Ibn Khaldoun (m.
1406) s’interroge dans sa Muqaddima sur cette question paradoxale : un fou
peut-il éventuellement être un saint, sachant que pour être un croyant
ordinaire, il est nécessaire de jouir de toutes ses facultés mentales ? Il
répond qu’il existe deux formes de raison : un raison ‘logique’, qui permet de
vivre en société, exercer une profession et des responsabilités etc ; et une
raison métaphysique, qui permet de saisir les vérités d’ordre religieux. Les
fous ‘ravis’ ont perdu leurs facultés rationnelles ordinaires, mais ils restent
conscients, pleinement, face au monde divin. Ils peuvent donc éventuellement
être considérés comme des saints. De tels saints peuvent parler ‘en-dehors’ de
la Loi, tenir des propos des plus surprenants, provocants. Grâce à eux, la Loi
n’est plus un absolu.
Un thème qui leur est souvent attribué est le paradoxe
du mal ; Helmut Ritter, dans Das Meer der Seele, y consacre un chapitre
éloquent. De même qu’un fou comme Bahlûl a pu faire des remontrances au calife,
de même arrive-t-il que le ‘ravi’ en fasse à Dieu. Un fou accuse Dieu de
gouverner le monde comme s’Il avait perdu la raison. Le plus grave problème de
la créature, dit un autre ‘saint’, c’est son Créateur. Son excuse, lorsqu’il
fait mourir des enfants en bas âge, dira un homme qui vient d’apprendre le
décès d’un de ses fils, c’est qu’Il n’a pas d’enfant et ne peut comprendre la
souffrance d’un père. « Si tu te conduis ainsi avec ceux que Tu aimes, dit un
Soufi pauvre et souffrant, qu’est-ce que cela sera avec tes ennemis ! ». Un
autre encore, vivant dans la misère et la maladie : « Surtout, ne me donne
rien, prends moi plutôt ce que Tu m’as donné, cette vie ne me convient plus ».
Un autre vivait en Egypte à un moment où le pays fut frappé par une terrible
famine : « Si Tu n’arrives pas à nourrir tout ce monde, Tu n’as qu’à en créer
moins ! ». A un Soufi à qui l’on demandait s’il connaissait Dieu, il répondit
par l’affirmative : cela faisait tant d’années que Celui-ci le faisait souffrir
de mille manières par la faim, la nudité, la honte. Sur un registre moins
pathétique, on raconte que Molla Nasreddine fut placé en position d’arbitre
pour partager équitablement neuf dattes entre trois enfants qui se disputaient
à ce sujet. Il leur proposa de délaisser l’imparfaite justice des hommes, et
d’agir « selon la parfaite justice de Dieu », ce que les enfants acceptèrent. «
Vous êtes de bons Musulmans, répondit Nasreddine. Tiens, Ahmet, tu auras cinq
dattes. Malik en aura trois. Quant à toi, mon pauvre Mahmut, tu n’auras rien du
tout ».
La clé de tous ces dires paradoxaux voire choquants
réside, selon l’optique des mystiques, dans le caractère équivoque de toute la
création. Dieu ne peut se montrer aux hommes tel qu’Il est en Lui-même :
l’univers serait pulvérisé en un clin d’œil s’Il Se manifestait ainsi. Il doit
passer par la médiation d’un monde limité. Dieu est partout présent, mais
masqué. Il Se manifeste ainsi dans le mal, la souffrance, le manque, lesquels
sont inhérents à la création. Le fou vient clamer haut et fort que c’est bien Dieu
Qui a voulu cela, qu’il n’y a pas à adoucir la cruauté de cette vie en
cherchant des excuses au Tout-Puissant, et que c’est en vivant totalement cette
souffrance qu’on peut atteindre quelque chose du Vrai.
Conclusion
L’humour permet ainsi de parler du plus inconcevable.
Il exprime une vérité non logique. C’est toute la littérature religieuse de
l’Islam qui se trouve traversée par des éléments humoristiques. L’exemple vient
de haut, puisque selon des textes traditionnels, Dieu Lui-même rit. Daniel Gimaret,
dans son livre Dieu à l’image de l’homme sur les anthropomorphismes dans le
hadîth, consacre même un chapitre complet à ce sujet. Ces thèmes de l’humour
rappellent un point essentiel : malgré tout l’effort des juristes, des
théologiens et des philosophes pour ‘rationaliser’ la foi, pour lui donner un
cachet clair et accepté par tous, il restera toujours un pivot essentiel
relevant de la foi seule, d’une expérience qu’au fond rien ne peut justifier
complètement par de simples arguments. Naysâbûrî raconte qu’un lettré, sortant
de chez lui, aperçoit des enfants en train de jeter des pierres sur un vieux
mendiant – il s’agissait du ‘fou’ Sa‘dûn. Il se met à morigéner les enfants
pour se montrer aussi durs envers le vieillard. « Mais c’est un hérétique, disent
les enfants pour se justifier ; il dit qu’il a vu Dieu ! ». Le lettré se tourne
alors vers Sa‘dûn : « Malheureux ! comment pourrais-tu voir Dieu ? ». Et le
pauvre hère de répondre : « Mais comment pourrais-je ne pas Le voir ? ».
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