L'une
des preuves incomparables de la haute intellectualité des romans du Graal est
la conjonction parfaite des deux thèmes sur lesquels ils reposent. Sur le thème
primitif d'Arthur et de la Table Ronde, celui du Graal, jusqu'alors ignoré ou
tu, est venu en effet s'imposer, non pas tant comme une suite que comme une
révélation nouvelle. « Les premiers introducteurs des traditions bardiques et
du cycle d'Arthur en France, dit l'historien Henri Martin, Geoffroy de Monmouth,
Wace, l'auteur, quel qu'il soit, de la Vie de Merlin, en vers latins,
l'auteur ou les auteurs des fragments du Tristan en vers français, et
même Chrétien de Troyes dans le Chevalier au Lion et le Chevalier à
la Charette, n'avaient pas dit un mot de la légende (du Graal). Elle paraît
être arrivée parmi les clercs et les trouvères de la cour de Henri II quelques
années après la rédaction du Brut par Wace... A peine la légende
est-elle dans les mains des lettrés de la cour anglo-normande, parmi lesquels,
chose remarquable, figurent plusieurs chevaliers, qu'ils la développent en
vastes amplifications, et opèrent, entre elle et le cycle de la Table Ronde,
une combinaison qui n'avait jamais eu lieu chez les Gallois (98). » Nous
ignorons si cette « combinaison » a été faite effectivement à la cour de Henri
II ou si, plutôt, les organisations initiatiques qui en sont responsables n'ont
pas trouvé là un lieu favorable à sa mise au jour. Le point important est que,
comme le dit ailleurs Henri Martin, le rameau du Graal a été « enté » à un
certain moment sur l'arbre vénérable grandi en terre celtique; et, si la
soudure entre les deux thèmes est aussi invisible que celle de l'épée de
Perceval, au point que le second apparaît comme l'accomplissement, la « mise à
chef » du premier, c'est qu'elle répond à une nécessité intime de logique
symbolique, et non pas parce que le Graal figurait primitivement dans la
finalité apparente de l'empire d'Arthur et de l'institution de la Table
Ronde. Lorsque, vers 1180, le Graal est apparu pour la première fois avec
l'ouvrage de Chrétien de Troyes, la grande légende arthurienne était déjà
répandue dans tout le monde occidental depuis de nombreuses années, durant
lesquelles, se suffisant apparemment à elle-même, elle avait apporté grâce aux
troubadours et aux trouvères, une contribution majeure à l'essor de la
Chevalerie. Elle n'avait pas fait en cela, que relayer dans leur fonction les
Chansons de Geste du cycle de Charlemagne ou les romans antiques (Romans
d'Alexandre, Roman de Thèbes, d'Enéas, de Troie,
etc.): elle en avait transposé l'objet sur un plan plus strictement légendaire,
c'est-à-dire plus intellectuellement lisible et plus directement initiatique.
Ceci est, pensons-nous, le motif réel de l'avènement triomphal de la « matière
de Bretagne », et appelle quelques observations.
Contrairement à ce que l'on croit généralement, la tradition celtique
n'a pas disparu lors de l'évangélisation de la Gaule et de la Bretagne
insulaire. On trouve des traces de son activité, non seulement lors du
renouveau celtico-chrétien du XIe siècle que l'on a appelé le Néo-Druidisme,
mais jusqu'au XIVe et même au XVe siècle. Les oracles de Merlin, notamment, ont
été entendus durant tout le Moyen-Âge, et écoutés, non seulement par le peuple,
mais par les princes et même les clercs (tel Orderic Vital, Suger, Alain de
Lille), sans opposition de l'Église, qui ne les a prohibés qu'après le Concile
de Trente, alors qu'ils ne subsistaient plus que comme de simples superstitions
(99). Les pays celtiques sont les seuls où le Christianisme a été accueilli spontanément
et à peu près sans effusion de sang, et il dut à cette synthèse doctrinale, où
il n'est pas exagéré de voir une sorte de miracle intellectuel, avec une
tradition à forme de Sagesse ou de Connaissance analogue à bien des égards à
l'Hindouisme, de conserver son imprégnation ésotérique primitive, beaucoup plus
que le Christianisme de juridiction romaine, dont il était indépendant. C'est
cette synthèse qui explique en particulier que l'Armorique ait été évangélisée,
non par des missionnaires de Rome, mais par le Christianisme celtique, comme
faisant partie du domaine traditionnel, c'est-à-dire spirituel, de la Bretagne
sacrée.
Pendant plusieurs siècles les deux
traditions subsistèrent côte à côte, le Christianisme prenant peu à peu en
charge la communauté générale des peuples bretons, tandis que le Druidisme
proprement dit se retirait dans un ordre d'activité de plus en plus cachée, de
forme principalement érémitique. « A côté de l'enseignement public du clergé
(chrétien), dit encore Henri Martin, les bardes ont un enseignement secret,
inconciliable, non avec la métaphysique chrétienne, mais avec le Christianisme
romain du Moyen-Âge, et avec une grande partie des doctrines accréditées par
l'Église, surtout depuis saint Augustin. Ils ont conservé quelque chose des
symboles et des rites d'initiation du Druidisme... Là (dans le sanctuaire
doctrinal celtique) reposent ces arcanes qui, transmis durant des
siècles par la tradition orale, seront, grâce à une heureuse transgression des
antiques maximes, livrées à l'écriture au moment où les rites bardiques seront
sur le point de disparaître... C'est là (dans le Livre des Arcanes, Cyfrinac'h)
que la pensée celtique, avant de dépouiller ses formes particulières et
périssables, a déposé ce qu'elle contenait d'immortel, son grand système des
destinées de l'âme et de la personnalité divine et humaine, ravivé par une
flamme d'amour divin allumé au flambeau du Christ (100). »
Les Druides, dans leur grande majorité, s'étaient ralliés à la religion
nouvelle, formant notamment ces mystérieux moines Kuldées sur lesquels
l'histoire est à peu près muette, mais dont il est du moins certain qu'ils
contribuèrent à assurer au Christianisme l'héritage sacré du Celtisme expirant.
Que cet héritage ait participé aux « enfances » du Graal, c'est ce que
montrent, non seulement la présence d'éléments celtiques purs dans la structure
de la légende, mais aussi l'existence antérieure, chez les Bretons, d'une
tradition originale de la coupe salutaire, contenant l' « eau de résurrection
». Cette coupe figurait depuis des dizaines de siècles dans le zodiaque de
pierre du temple stellaire de Glastonbury, et se retrouve dans les poèmes
bardiques. Taliésin notamment, le grand barde du VIe siècle, disait qu'elle "inspire
le génie poétique, donne la sagesse, découvre à ses adorateurs la science de
l'avenir, les mystères du monde (101) ». « Ses bords, dit encore Taliésin, sont
ornés de rangées de perles et de diamants », ce qui, au prix du changement de
ses vertus prophétiques en vertus eucharistiques, permet de voir en elle le
prototype du vase décrit par Chrétien de Troyes, lequel, comme on le sait, ne
reçut que chez les continuateurs de celui-ci sa spécification christique
exclusive.
Comment concilier ces faits avec la donnée chrétienne proprement
dite et la donnée orientale? Il faut d'abord préciser que, comme le dit Henri
Hubert, « les Celtes ne sont pas une race, mais un groupe de peuples, plus
exactement parlant un groupe de sociétés », dont le fondement et le lien était
le sacerdoce druidique, « institution panceltique, ciment de la société celtique
(102) ». Plutôt qu'une caste à proprement parler, les Druides formaient un
ordre fortement hiérarchisé, et distribué en trois classes: les Druides
proprement dits (dont le nom paraît dériver des deux racines dhru, «
force », et vid, « voyance », « connaissance »), les Files ou Filid et
les Bardes; cet ordre, ajoute Henri Hubert, « constitue une confrérie (sodaliciis
adstricti consortiis)... où il devait y avoir une initiation, une
préparation, des degrés dont nous retrouvons la trace chez les Filid »,
et qui « chevauche sur les tribus et les états ».
Les
Druides s'étant toujours refusés à fixer leur enseignement par écrit, le peu
que l'on en connaît repose sur les fameuses Triades bardiques et les
rares données transmises par les auteurs anciens. On peut y distinguer
toutefois des bases métaphysiques rigoureuses, et une forme de Sagesse
prophétique et "mystique" qui l'a fait parfois rapprocher du
prophétisme juif, mais qui l'apparente surtout à l'Hindouisme. On y discerne en
effet une doctrine de la transmigration, une doctrine de la réalisation
ascendante et descendante, une doctrine des cycles cosmiques, ainsi qu'une
anthropologie et une cosmologie qui, par plus d'un trait, rappellent celles du Védânta.
Un premier point est donc acquis: le Celtisme n'est pas un fait ethnique
ou sociologique, mais une tradition, au sens précis où nous avons pris ce mot à
la suite de René Guénon. Les manifestations premières de cette tradition
remontent bien en deçà de l'arrivée des peuples brittoniques (Goïdels et
Brittons ou Kymris) sur les côtes atlantiques de l'Europe, au VIe siècle avant
notre ère. Les différences dialectales de ces peuples montrent, à elles seules,
que leur séparation était déjà très ancienne, et que, pour retrouver l'unité
celtique, « il faut aller jusqu'à ce que beaucoup appellent encore l'époque
néolithique, c'est-à-dire la très longue suite de siècles pendant laquelle
l'usage des métaux s'introduisit lentement dans l'Europe occidental et
septentrionale (103) ».
La question des origines du Celtisme n'est
d'ailleurs que l'un des aspects du grand problème indo-européen, par lequel se
signale à travers les millénaires l'un des plus intenses foyers de lumière qui
aient jamais éclairé l'histoire humaine. Il nous faut ici en rappeler
brièvement les termes: on s'est aperçu, depuis le milieu du siècle dernier,
qu'il existe, entre toutes les vieilles langues de civilisation de l'Europe et
de l'Asie occidentale et centrale, une parenté telle qu'elle impose indiscutablement
la certitude d'une source commune, appelée par convention « indo-européen
commun ». Ces langues comprennent le groupe celtique, le groupe italique, le
groupe germanique, le groupe balto-slave, le grec, l'albanais, l'arménien,
l'indo-iranien (sanscrit, vieux perse épigraphique, zend), le hittite d'Asie
Mineure, le tokharien d'Asie centrale, sans parler des langues disparues
(thrace, phrygien, etc.). Les similitudes morphologiques, syntaxiques et
phonétiques de ces diverses familles ont conduit les linguistes à conclure,
avec Jean Naudou, qu'il a « nécessairement existé un peuple indo-européen,
peut-être une confédération de sociétés dispersées sur un vaste domaine et
soumises à des influences diverses, mais entre lesquelles l'unité linguistique
constituait un lien conscient (104) ». L'étude des affinités des différents
idiomes, qui a permis de les distribuer en deux grands groupes (un groupe
oriental avec l'indo-iranien, l’arménien, le balto-slave, et un groupe
occidental avec l'italo-celtique, le germanique et le grec, auquel se rattache
curieusement le tokharien) a conduit à une autre constatation, guère moins
importante: c'est que « la dispersion des groupes indo-européens doit se
concevoir comme un rayonnement à partir de l'aire initiale d'occupation (105)
».
Il y a lieu de noter d'autre part qu'aucune des langues en question
n'a pu être considérée comme la langue souche, ou même comme le tronc direct et
principal de celle-ci, dont les autres ne seraient que des ramifications. Si
Jean Naudou estime, avec Antoine Meillet, qu' « il faut considérer (les langues
indo-européennes) comme le développement ultérieur de dialectes d'une même
langue », la qualification conventionnelle d' « indo-européen commun » qu'on a
dû lui donner montre bien que celle-ci n'a pu être reconnue en aucune de ses
dérivées. Pour Henri Hubert, l'indo-européen n'est d'ailleurs « pas même
l'ombre d'une langue parlée », mais seulement « un système de faits linguistiques
», vestiges d'une langue perdue. On retiendra de cette confrontation d'opinions
que la notion d'une langue primitive unique correspond à une réalité indiscutable,
et non à une simple hypothèse de travail; mais que, d'autre part, cette notion
ne peut d'appréhender que par synthèse, comme une intégrale dont seules les
dérivées peuvent être saisies. Il va de soi que les faits linguistiques ne sont
que les reflets d'évènements beaucoup plus profonds, et la notion d'une langue
mère, en particulier, n'est pas dissociable de celle d'une tradition primitive.
On se souviendra, en effet, qu'il s'agissait de langues sacrées, comme en
témoignent encore le zend et le sanscrit, et comme l'étaient d'ailleurs toutes
les langues archaïques. Or une langue sacrée n'est pas telle par sa destination
liturgique, mais par sa constitution symbolique, au sens réel du mot, qui en
fait une hiérophanie, une hypostase véritable, en Lumière et en Nombre, des
Idées ou Formes (είδος) et les Énergies éternelles du Verbe. De là vient
son efficacité transcendante, notamment dans l'invocation rituelle, et son rôle
de support de la Révélation. Le mystère de l'origine des langues touche ainsi
directement à celui de la Source divine du langage, du symbole et du rite, et à
celui de la constitution de l'Homme comme imago Dei, qui lui confère,
selon les paroles de Mohyiddîn Ibn Arabî, l' « aptitude à embrasser toutes les
Vérités essentielles », et par suite à les exprimer en symboles, parce que «
tout ce qu'implique la « Forme divine », c'est-à-dire tout l'ensemble des Noms
divins (ou Qualité universelles) se manifeste dans cette constitution humaine,
qui, de ce fait, se distingue (des autres créatures) par l'intégration de tout
l'existence (106) ». Le pouvoir de nommer qui en découle, et qui est le même
que le pouvoir de bénir (benedicere), est donc, par excellence, une
spécification de la forme et de la fonction adamique; il suppose l'intégrité de
cette forme et de cette fonction.
On objectera peut-être que ce qui est dit
ici ne saurait valoir que pour la langue primordiale ou « syriaque » (en arabe loghah
sûryaniyah) à laquelle nous ne prétendons d'ailleurs nullement identifier
la langue indo-européenne primitive. Nous répondrons que toute langue sacrée
est « primordiale » en son essence, même si, historiquement, elle descend d'une
autre langue sacrée. Cette descendance même est hiératique dans ses moyens et
dans ses voies, car elle correspond nécessairement à une nouvelle forme de la
Tradition s'adaptant aux conditions cycliques spéciales, mentales et physiques,
de la partie de l'humanité à laquelle elle est destinée. Elle suppose donc
toujours l'exercice conscient de la fonction adamique.
Ceci permet d'entrevoir la signification de faits dont la science
officielle n'a pas été en mesure de rendre compte: « d'abord la « perte »
mystérieuse de la langue mère, qui traduit la résorption de la tradition dont
elle était le support; ensuite la diffusion, à partir d'un même foyer, de
plusieurs langues qui constituaient da descendance, et non pas seulement sa
dégénérescence dialectale; en outre, la co-extensivité entre les divers types
de civilisation issus de ce foyer et leurs idiomes respectifs; enfin, le
développement de ces civilisations et de ces langues en aires d'expansion
distinctes, sous la conduite ou l'inspiration de prêtres et de prophètes.
Quelle que soit l'obscurité dont ces faits s'enveloppent, ils apparaissent
comme la trace d'évènements immenses dans l'ordre spirituel et dans l'ordre
humain, échappant à toute date, mais dont l'influence n'a pas cessé de se faire
sentir sur le destin des peuples. Ils supposent une organisation théocratique
des sociétés primordiales, que l'archéologie est obligée d'admettre également:
« A l'Orient de l'aire d'expansion des Indo-Européens, dit encore Henri Hubert,
nous retrouvons des sociétés de prêtres tout à fait comparables par leur crédit
et leur puissance aux Druides: ce sont les Mages iraniens et les Brahmanes de
l'Inde. Les Druides ne paraissent différer de ces derniers que parce qu'ils ne
constituent pas une caste fermée... Il ne s'agit pas seulement de sacerdoces
comparables, mais de sacerdoces identiques... Toutes ces identités prouvent que
les institutions auxquelles même les textes de basse époque font allusion sont
de très haute antiquité », et que les sociétés indo-européennes primitives «
étaient déjà des sociétés d'un type élevé: elles avaient des chefs, des
prêtres, un droit formel (107) ». Jean Naudou précise de son côté: « La
religion et la société indo-européennes étaient hiérarchisées et comportaient
trois niveaux: un niveau sacerdotal et souverain, lui-même à deux aspects, l'un
violent et magique, l'autre bienveillant et juridique; un niveau guerrier; un
niveau populaire et producteur (108)". Quant aux deux aspects du
sacerdoce, nous dirions plutôt qu'ils sont l'un de rigueur et l'autre de
miséricorde, à l'image de la Divinité, et l'on a pu comprendre par ce qui
précède qu'il s'agit plutôt ici de théurgie que de « magie ». On notera d'autre
part que l'autorité sacerdotale était en même temps souveraine, autrement dit
qu'il s'agissait de ces Prêtres-Rois dont les Védas disent qu'ils
étaient « au-delà des castes » (ativarnâshramî): autre indice de
primordialité.
Toutes
ces données permettent de voir dans le « berceau » indo-européen un très haut
Centre spirituel, et l'une des principales stations de la Tradition primordiale
dans sa marche sacrée depuis l'indistinction polaire originelle jusqu'à son
siège oriental, à l'aurore de l'Histoire. L'origine hyperboréenne de la
Tradition, à une époque où les conditions climatiques étaient entièrement
différentes de celles qui ont prévalu depuis les temps historiques, est
attestée par les Védas, les plus anciens textes sacrés, comme l'ont
montré les travaux de B.G. Tilak, complétant ceux de Warren et de Rhys (109).
Cette indication est corroborée par l'Avesta, et rejointe d'autre part
par les traditions post-atlantéennes de l'ancien Mexique. De fréquentes
allusions à cet habitat nordique primitif sont fournies par les mythologies
celtiques, germaniques, scandinaves et finnoises, et on en trouve également la
trace dans les textes homériques (la « Série au delà d'Ortygie », où sont les «
révolutions du Soleil »), chez divers auteurs anciens (Hérodote, IV, 24,
Diodore de Sicile, II, 47, d'après Hécatée d'Abdère, Plutarque, etc.) et dans la
tradition hébraïque, comme on l'a vu plus haut.
Le
plan de réalité prophétique où se situait cette « descente » de la Tradition ne
permet d'en rien dire, sinon qu'elle était une « marche avec Dieu » au sens de
la Génèse, c'est-à-dire une marche avec la Shekinah, et que par elle
devait se maintenir l'intégration spirituelle du cycle humain à travers les
conditions nouvelles nées de son éloignement inéluctable des origines et du
Principe. Ses stations correspondaient en fait à des périodes cycliques couvrant
un nombre indéterminé de siècles et de millénaires. Celle à laquelle se
rattache le « mystère indo-européen » n'est pas la première d'entre elles, et
elle est certainement postérieure au détachement du rameau atlantéen. Si,
d'autre part, il est difficile de situer par rapport à elle les civilisations
pré-celtiques, ibères et ligures, ce que l'abbé Breuil appelle justement l' «
idée mégalithique » les relie au même courant traditionnel, car la continuité
de cette « idée » dans le Druidisme implique une continuité de tradition et de
sacerdoce. Quoi qu'il en soit, le Celtisme fut, en Occident, la forme majeure
de cette remanifestation universelle de la Tradition hyperboréenne qui marque
la station indo-européenne, et son hégémonie spirituelle s'exerça directement
ou indirectement sur tous les peuples de l'Europe du Centre, de l'Ouest et du
Nord, tandis qu'un autre courant indo-européen, qui semble distinct, quoique
étroitement apparenté, venait par les Thraces (Gètes et Daces, proches des
Cimmériens) donner naissance à la tradition gréco-romaine (les Grecs
attribuaient aux Thraces l' « invention » de la Musique, de la Poésie et des
Mystères), et l'on sait que, comme le culte même de l'Apollon delphien,
l'Orphisme et plus tard le Pythagorisme se réclamaient d'origines
hyperboréennes. Quant à la jonction entre le courant atlantéen et le courant
hyperboréen proprement dit, elle pose, toute certaine qu'elle soit, une énigme
dont la solution devrait, semble-t-il, être recherchée à la fois en Celtide, en
Kaldée (mot de même racine que « Celte », témoin d'une même origine
traditionnelle) et en Égypte.
Quoi qu'il en soit de ce dernier problème, que nous ne pouvons évoquer
ici que pour mémoire, le regard que nous venons de jeter sur le grand passé
traditionnel permet d'apporter une première réponse à la question que nous nous
étions posée: ce que les Druides, les Brahmanes, les Mages, les Kaldéens ont détenu
et transmis, c'est, au-delà du temps, de l'espace et de ses différentes expressions
sacrées, pour méconnue qu'elle soit aujourd'hui, n'a pas été étrangère à la
pensée gercque dite classique, car elle n'affirmait rien d'autre lorsque, avec
Platon et Aristote, elle voyait dans les peuples « barbares » les initiateurs
vénérables de la Philosophie, c'est-à-dire de la Sophia divine, de la
Sagesse transcendante et des Mystères. Là où les modernes veulent voir une «
fable », tout en reconnaissant assez contradictoirement les fondements
ésotériques de cette Philosophie, il y eut en réalité une tradition constante
que l'on trouve encore affirmée aux premiers siècles de notre ère. Ainsi le
pythagoricien Numérius d'Apamée dans son traité Sur le Bien: « Pour traiter
du problème de Dieu, il ne faudra pas seulement s'appuyer sur les témoignages
de Platon, mais reculer plus au delà et lier ses affirmations aux enseignements
de Pythagore, que dis-je, en appeler aux peuples de beau renom, conférant leurs
initiations, leurs dogmes, leurs cérémonies cultuelles qu'ils accomplissent en
plein accord avec les principes de Palton, tout ce que les Brahmanes, les
Juifs, les Mages et les Égyptiens ont établi. » Et Diogène Laërce, en préambule
à ses Vies des Philosophes: « D'aucun veulent que la Philosophie ait
commencé par les Barbares: il y a eu en effet les Mages chez les Perses, les
Kaldéens chez les Babyloniens ou Assyriens, les Gymnosophistes (Brahmanes) dans
l'Inde, les Druides chez les Celtes et les Galates. » Il n'est pas jusqu'aux
apologistes chrétiens des premiers siècles, Tertullien, Arnobe, saint Jérôme,
saint Augustin, qui ne l'admettent encore comme une vérité notoire et ne prêtant
pas à discussion (110). On observera d'ailleurs que, malgré la multiplicité des
sources et des formes d'expression, tous ces auteurs parlent de la « Philosophie
» comme d'une réalité consistante et unique. Ce seul fait, si l'on voulait le
méditer, suffirait à lui seul à ruiner la thèse de la « fable ».
Dans
la perspective ainsi ouverte, ce qu'Abraham emportait avec lui en sortant de
Kaldée n'était pas essentiellement différent de ce que les Druides devaient
confier plus tard au Christianisme celtique avant de disparaître, et qui
s'identifiait d'ailleurs au coeur du message chrétien: le secret de la
Tradition pure (ed-dîn el-hanîfî ou hanifyyiah), que Melki-Tsedeq
devait lui confirmer au nom du Dieu Très-Haut. Et la persistance chez les deux
légataires directs du testament abrahamique, le Judaïsme et l'Islam, d'éléments
symboliques ou doctrinaux tels que le breuvage d'immortalité, l'emploi rituel
des pierres brutes ou des bétyles, la notion de la Montagne sacrée et de la
Contrée suprême, celle des cycles cosmiques, etc., sont autant d'indices de cet
héritage traditionnel immémorial.
Mais l'Islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes les formes
de révélation authentiques, prophétiques ou sapientiales, a joué en outre d'un
rôle d'intégration à l'égard, non seulement du Mazdéisme et de l'Hermétisme
kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement
à ce qui avait eu lieu en Europe, s'était maintenu dans le milieu arabo-persan
avec une continuité qui lui avait permis de conserver vivants ses fondements
ésotériques (111). Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle
d'accueil et de synthèse de tous les modes de la Prophétie universelle, c'est
l'Islam qui pouvait, entre tous, discerner le nom du Graal écrit dans les
étoiles.
Car
le Graal, dans sa signification macrocosmique la plus générale, représente le
dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition primordiale. Tel est le sens de la
légende qui le fait recouvrer par Seth au Paradis terrestre. Si donc il n'est
pas inexact d'attribuer aux Celtes sa conservation jusqu'à l'époque du Christ,
comme le font certains, cela signifie que les Celtes comptent parmi les
détenteurs réguliers de la Tradition primordiale, mais non pas qu'ils furent
les seuls, ce qui serait d'ailleurs trop évidemment inexact. Il est donc
parfaitement légitime, du point de vue traditionnel, d'admettre conjointement
la validité des trois généalogies distinctes qui se laissent discerner dans sa
légende: celtique, chrétienne et orientale de filiation islamique. Ce point de
vue, qui, en de telles matières, ne peut que récuser tous les autres, est le
seul qui puisse rendre compte de l'apparente opposition entre les données
également valables qui lui assignent tour à tour l'une ou l'autre de ces
origines. Il est vrai qu'en venant en terre celtique par le commandement divin,
le Graal se rejoignait en quelque sorte lui-même. Mais il est aussi vrai, comme
le montre son retrait final, que sa véritable patrie est dans cet Orient à la
fois physique et spirituel où toutes les traditions, depuis les temps
historiques, s'accordent pour situer le Centre du Monde. Il n'est peut-être pas
indifférent de signaler à ce propos que, dans les visions d'Anne-Catherine
Emmerich, le Vaisseau qui recueillit le Corps et le Sang divins est celui-là
même qui servit à Melki-Tsedeq pour instituer le sacrifice du Pain et du Vin en
présence du père des trois traditions monothéistes. On notera enfin que,
d'après Robert de Boron, le motif donné d'En-Haut pour la migration du Graal à
l'extrême Occident est que « le monde va et ira en avalant », ou, selon la
version en vers, que ...
li
monz va avant
Et
tous jours en amenuisant.
Cette
mise en relation de l'Occident, lieu où le soleil se couche, avec
l'accélération et la déchéance fatales du siècle, pose implicitement l'Orient
comme lieu de primordialité et de retour aux origines. Pour en saisir toute la
signification, il faut savoir que l' "orientation" sacrée de la
Chrétienté n'avait pas seulement la valeur d'une réminiscence paradisiaque,
mais aussi, et surtout, celle d'une intention spirituelle et eschatologique en
rapport avec la notion d'une structure sacrale du monde, ordonnée au « Paradis
» comme à son propre Centre et au principe de sa rénovation apocalyptique.
Cette migration providentielle apparaît donc bien, en définitive, comme visant,
au plein sens du mot, une « ré-orientation » de l'Occident.
Que la révélation du Graal ait été pour le
monde chrétien un évènement nouveau et saisissant, on peut le voir dans sa
soudaineté, dans fécondité extraordinaire, dans le changement de niveau
spéculatif avec les enseignements légendaires antérieurs, y compris celui de la
Table Ronde, et surtout dans le caractère direct de son affirmation
théophanique. Si la filiation avec le bassin ou « chaudron », celtique est hors
de doute (Taliésin parle d'une descente d'Arthur aux enfers à sa recherche),
c'est au prix d'une transfiguration, car celui-ci n'apparaissait plus alors que
dans les contes populaires gallois et dans un état de dégradation magique. Le
cycle arthurien proprement dit, d'origine bretonne, n'en fait aucune mention.
Aussi a-t-on pu dire qu' « il n'existe dans aucune des littératures celtiques
si riches qu'elles soient, aucun récit qui ait pu servir de modèle aux
compositions si variées que notre littérature médiévale a tirées de ce sujet (le
Graal) (112) ». Quant au légendaire chrétien, si l'on y trouve la première
partie de l'histoire de Joseph d'Arimathie, il garde un silence complet au
sujet du Graal, et le passage souvent cité à son propos de la Gemma animae d'Honorius
d'Augsbourg ne ferait que confirmer ce silence plutôt que le rompre. Il est
d'ailleurs remarquable de constater que la légende sur l'apostolat de Joseph en
Grande-Bretagne y demeure inconnue jusqu'au milieu du XIIe siècle. Sans doute,
l'auteur anonyme de l'une des versions en prose assure-t-il que le Livre du
Graal lui fut surnaturellement « baillé » sept cent dix-sept ans après la
Passion, et Hélinand, en 1205, après avoir dit: Hanc historiam latine
scriptam invenire non potui, ajoute-t-il : sed tantum gallice scipta
habetur a quibusdam proceribus. Mais ce sont là des indications après coup
ne changent rien à l'évènement lui-même.
Cet évènement, on l'a vu, se présente comme
lié aux sources les plus profondes, non seulement de la spiritualité
chrétienne, mais de la communauté traditionnelle universelle. On ne saurait se
tromper sur sa nature, qui est l'un des rares points sur lesquels toutes les
versions montrent une unanimité invariable: il s'est agi de la revivification
du Centre spirituel chrétien et de son dépôt sacré. Or il n'y a ici que deux
hypothèses possibles: ou bien cette revivification est le seul fait des
organisations initiatiques occidentales, chrétiennes ou celtico-chrétienne, ou
bien elle a été inspirée et aidée par une intervention extérieure, c'est-à-dire
de l'Orient, quels qu'aient pu en être les modes. Si la première hypothèse
était la bonne - et pour nous en tenir à ce seul argument -, trouverait-on,
pour le Graal, une autre forme et une autre « estoire » que celle du Vase
christique? Il suffit, nous semble-t-il, de poser la question pour y répondre,
et pour découvrir du même coup l'explication et la portée véritables de
l'influence de l'Islam sur l'une des branches majeures de l' « Aventure
souveraine ».
On objectera peut-être que, précisément,
cette influence ne se constate que sur une seule branche. Nous répondrons que
l'on doit plutôt s'étonner de la trouver aussi patente, alors qu'elle n'a été découverte
que de nos jours sur l'oeuvre de Dante, où elle n'est plus discutée. On ne doit
d'ailleurs pas attacher une importance décisive, soit à l'hostilité de
certaines versions à l'égard des « Sarrasins », soit à leurs silences. L'action
de l'Islam se situait sur un tout autre plan, et ne s'exerçait certainement pas
sur les rédacteurs, dont l'anti-islamisme est probablement sincère, ni même,
peut-être, si l'on excepte le cas de Wolfram, sur leurs inspirateurs directs.
Il reste toutefois que la co-existence et peut-être la rivalité de deux
courants doctrinaux séparés par de telles différences d'expression et
d'intention symboliques a certainement été d'une extrême importance pour la
destinée du Graal, et par contrecoup pour celle d'Occident. Car, comme nous
allons le voir maintenant, le Graal, par sa présence, n'était pas seulement un
principe de renouvellement spirituel, mais aussi une solution de l'histoire, et
celle-ci impliquait, de la part du monde chrétien, des options
qui, l'évènement l'a prouvé, n'étaient déjà plus à sa mesure.
99 Cf. le commentaire d'Auguste Le Prévost sur le
passage où Orderic Vital rapporte ces prophéties, au livre XII de son Histoire
Ecclésiastique, à l'année 1128 : « Les prédictions de Merlin, admises sans
discussion, dès qu'elles parurent, furent placées, comme celles des Sybilles, à
peu près sur la même ligne que les Livres Saints, soigneusement commentées dès
le XIIème siècle et sans cesse citées respectueusement pendant toute la durée
du Moyen-Age. » Cités par Hucher, op. cit., t. I, p. 504.
100 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 353.
101 Cité par Hucher, op. cit., t. I, p. 3.
102 Henri Hubert, Les Celtes, Renaissance du
Livre, Paris, 1932, t. I, p. 40. Cit. suivantes, t. II, pp. 273 et 281.
103 Ibid., t. I, p. 217.
104 Jean Naudou, Protohistoire, in Histoire
Universelle, t. I, Encyclopéde de la Pléiade, Paris, 1956, p. 68.
105 Ibid., p. 69. C'est nous qui soulignons.
106 Mohyddîn Ibn Arabî, Fuçûç el-Hikam, trad. T.
Burckhardt, op. cit., pp. 25 et 26.
107 Henri Hubert, op. cit., t. II, pp. 230 et
231.
108 Jean Naudou, op. cit., p. 73.
109 B. G. Tilak, The
artic Home in the Vêdas, Poona, 1925. Résumé dans Études
Traditionnelles, n° 221, octobre 1938 et suiv. Sur tout ceci; v. aussi René
Guénon, Le Roi du Monde, ch. IX ; La terre du Soleil, in Études
Traditionnelles, janvier 1936, n° 193 ; Le symbolisme des Cornes, ibid.,
novembre 1936, n° 203. Sur les origines hyperboréennes de l'Orphisme et du
Pythagorisme, par l'intermédiaire d'un Centre géto-thrace, v. Geticus, La
Dacie hyperboréenne, in Études Traditionnelles, avril 1936, n° 196
et suiv. L'auteur n'hésite pas à voir là la localisation du Centre suprême à
une certaine époque, d'après les indices tirés de l'archéologie et du folklore
roumains.
110 Pour ces citations et références détaillées, cf.
Festugière, La Révélation d'Hermès Trimégiste, op. cit., t. I,
ch. II.
111 Cet aspect ésotérique du Platonisme et du
Néo-Platonisme est mis particulièrement en évidence dans les écrits ismaëliens
et ceux des Ikhwân eç-Çafa. Certains maitres musulmans voyaient dans
Platon le Pôle de son époque, Abdul Karîm al-Jilî situe symboliquement sa
station posthume sur le Demâwend, point culminant de l'Alborj-Qâf,
résidence du Sîmorgh mystique. Sur la conjonction des courants
néo-platonicen et indo-iraniens (hindou, mazdéen et autres), et leur récurrence
dans l'ésotérisme islamique, cf. Reitzenstein, Plato und Zarathoustra,
Leipzig, 1927, Reitzenstein, et Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus
aus Iran und Griechenland, Leipzig, 1926 ; Henri Corbin, Étude
préliminaire, op. cit., pp. 52 sq. ; Suhrawardî d'Alep, op. cit.,
pp. 10-11 ; terre Céleste, op. cit. ; aussi W. Iwanow, Brief Survey of the
evolution of Ismaïlism, Bombay-Leyden, 1952. On trouvera dans ces ouvrages
une bibliographie plus complète sur le sujet. Rappelons à ce propos les
affinités relevés par divers érudits, tels J. Strzygowski, H. Glück. F.
Kampers, F. von Suhtschek, entre le symbolisme du Graal et certaines données
traditionnelles orientales (Iran et Inde en particulier). L'existence de ces
affinités n'autorise pas à parler d' « emprunts », et la nature même du
symbolisme traditionnel doit faire exclure, par exemple, l'idée du Parzival comme
traduction ou imitation d'un hypothétique Parzivalnamah. Il ne s'agit
pas ici, disons-le, encore de littérature, mais de symbolique sacrée, et
l'échange n'est visible dans les symboles que parce qu'il a porté d'abord sur
les réalités symbolisées. Cet échange n'a pu évidemment se faire avec des
traditions éteintes ; il implique les voies et les moyens d'une spiritualité
vivante, ceux-là mêmes que, par situation et par vocation, l'Islam était seul
en mesure d'offrir.
112 J. Vendryes, Le Graal dans le cycle breton,
in Lumière du Graal, op. cit., p. 74.
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