Le rôle du Temple en Europe, on l'aura sans doute reconnu, ne se
conçoit que comme une extension et un achèvement de son rôle oriental de
gardien de la « Terre Sainte », et cela montre encore que ses fonctions
militaires n'étaient pour lui que l'aspect extérieur et le symbole de la
véritable Guerre Sainte, dont la fin est la Paix dans tous les ordres, mais
d'abord dans l'ordre spirituel. C'est dans cette perspective que l'on doit se
placer si l'on veut juger exactement son attitude à l'égard de l'Islam, dont
l'ambiguïté apparente n'est autre que celle d'un trait d'union qui dut se
maintenir jusqu'au sein de la guerre. On doit d'ailleurs se souvenir que les
deux populations chrétienne et musulmane d'Asie vivaient dans la meilleure
intelligence, comme d'ailleurs celles d'Espagne et de Sicile, et entretenaient
d'étroites relations dont on trouve la trace dans la création d'une monnaie
commune, de même titre que le dinar et portant à la fois des devises latines et
coraniques, dans les alliances, les mariages, les traités commerciaux, les
permis de chasse que se délivraient réciproquement les chefs des deux camps,
etc. (72).
Que les Templiers aient joué un rôle important
dans cette entente, on peut le voir d'après l'anecdote suivante, tirée de la
chronique de l'Erachs, où parle l'émir Ousâma, ambassadeur du vizir de
Damas: « Lorsque je visitais Jérusalem, dit cet auteur, j'entrai dans la
mosquée Al-Aqsâ qu'occupaient mes amis les Templiers. A côté se trouvait
une petite mosquée que les Francs avaient convertie en église. Les Templiers
m'assignèrent cette petite mosquée pour y faire mes prières. Un jour j'y
entrai, je glorifiai Allâh. J'étais plongé dans la prière lorsqu'un Franc
bondit sur moi, me saisit et me tourna le visage vers l'Est en me disant: «
voici comment l'on prie! » Une troupe de Templiers se précipita sur lui, se
saisit de lui et l'expulsa. Puis ils s'excusèrent auprès de moi et me dirent:
"C'est un étranger qui vient d'arriver du pays des Francs; il n'a jamais
vu quelqu'un prier sans être tourné vers l'Est (73). »
« En Orient, dit E. Rey, les grands maîtres étaient de véritables
princes indépendants, ayant leurs officiers, leurs forteresses et leurs armées
particulières (74). » Ils parlaient fréquemment l'arabe, et comptaient dans
leurs troupes et parmi leurs commensaux de nombreux musulmans (75). Cette
indépendance les mettait en situation, non seulement de traiter de leur chef
avec les émirs, mais encore de servir habituellement d'arbitres dans les
traités que ceux-ci passaient avec les latins, les Musulmans exigeant leur garantie
« parce qu'ils les considéraient comme hommes purs, incapables de faillir à
leur parole (76) ». Dans plus d'un cas, on voit les Grands Maîtres liés
d'amitié personnelle avec les sultans, tel Guillaume de Sonnac avec le sultan
du Caire, au temps de saint Louis: « Pour telle contenance et pour plusieurs
autres les crestiens de Syrie estoient en soupçon que le mestre du Temple ne
feust leur contraire. Mais les Templiers disoient que telle amour monstroit-il
et telle honneur lui portoit por tenir la terre des crestiens en pais et
qu'elle ne feust guerroiée du Soudan ne des Sarrasins (77). »
Qu'il se fût agi d'autre chose que la paix au sens ordinaire, on peut s'en rendre compte à travers l'accusation portée contre eux d'avoir conclu des pactes secrets (pactiones secretas) avec les Musulmans, notamment d'avoir obtenu, moyennant l'introduction d' « erreurs » dans leur Règle, leur appui matériel et leur « recommandation ». Imputation apparemment absurde, mais qui ne fait que défigurer un fait réel, à savoir l'existence de fondements doctrinaux à cette attitude délibérément pacifique. On en a la preuve la plus éloquente dans la résolution que prirent de nombreux Templiers d'Espagne, au début des persécutions, et retenue au procès comme l'un des signes de « connivence », de « passer tout entiers aux Sarrasins » (se transtulerunt omnino), alors qu'il leur était possible d'entrer dans d'autres ordres (78).
Il va sans dire que les relations du Temple
avec l'Islam étaient avant tout d'ordre initiatique. « Dans les pays d'Orient,
dit à ce propos Armand Bédarride, (les Templiers) armaient chevaliers des
catholiques grecs, hostiles à la papauté, et même, chose plus extraordinaire,
des Musulmans appartenant à certaines sectes ésotériques pourvues d'une
initiation analogue à la leur (79)... » Tel fut le cas de Saladin lui-même à
qui, d'après l'Ordène de Chevalerie, poème du début du XIIIe siècle,
l'Ordre fut donné par Hugues de Tabarie en 1187. Tel fut aussi celui de son
frère Malik el-Adîl, que Richard Coeur de Lion arma chevalier en 1192. Malik
el-Adîl était celui-là même qui, en pleine bataille, avait envoyé deux chevaux
à Richard démonté, « parce qu'il n'est pas convenable qu'un roi combatte à pied
», et auquel ce dernier, sans l'opposition de Rome, aurait donné sa soeur en
mariage, avec le projet de réaliser un condominium chrétien-musulman sur
Jérusalem.
Parmi les ordres musulmans avec lesquels le
Temple contracta ces liens de fraternité spirituelle, l'histoire a gardé
surtout le souvenir de celui des Assassins. Celui-ci était une branche
ismaélienne du Shiisme des Indes, très fermée et fortement hiérarchisée, que
l'on appelait en Orient les Batinyiah (les « intérieurs » ou
ésotériques). Fondée une cinquantaine d'années avant lui, elle s'était établie
en Perse en 1090 pour s'étendre rapidement jusqu'en Irak et en Syrie. On a
signalé à plusieurs reprises les étonnantes ressemblances des deux ordres: tous
deux étaient à la fois initiatiques et militaires; tous deux portaient le titre
de "gardiens de la Terre Sainte" (le mot "assassin", que
l'on a voulu faire dériver de haschichin, est beaucoup plus probablement
une transcription du pluriel de l'arabe assas, gardien; on le trouve au
XIIIe siècle sous la forme assasi), et le Jihâd des Assassins
avait la même signification que la guerre sainte du Temple, si les méthodes
différaient. Ils jouaient auprès des pouvoirs constitués le même rôle de
surveillance et de conseil. Leur hiérarchie, double dans les deux cas
(extérieure et secrète), présentait des caractères communs, et leurs couleurs
emblématiques, blanche et rouge, étaient les mêmes. Dès la fondation du Temple
en 1118, alors que celui-ci ne comptait encore que neuf membres, on constate
son alliance avec les Assassins, alliance qui ne devait pas se démentir jusqu'à
la disparition de ces derniers au début du XVIe siècle. Les Templiers,
moyennant un tribut symbolique, avaient autorisé leurs confrères musulmans à se
fortifier dans le Liban, ce qui est assez significatif si l'on se souvient du
principe médiéval de la justitia terre concernant l'immunité de toute
terre chrétienne, correspondant d'ailleurs à un principe identique visant la
terre musulmane (80).
L'histoire et la doctrine de cet Ordre, défigurées par ce qu'Henry
Corbin appelle les « romans des historiens anti-ismaéliens », sont beaucoup
mieux connues grâce aux travaux récents. Nous nous bornerons à signaler ici que
l'eschatologie ismaélienne de l'Imâm invisible, hypostase permanente du Verbe,
est substantiellement identique à celle de l'Empire universel dans l'ésotérisme
médiéval de tradition templière, et qu'il en est de même de la notion du Temple
spirituel, comme en témoigne ce passage du Diwân de Nasir-e Khosraw que cite
Henry Corbin: « La signification apparente (exotérique, zâhir) de la
prière, c'est adorer Dieu avec des postures du corps, en orientant son soprs
vers la qibla des corps, laquelle est la Kaaba, le Temple du Dieu
Très-Haut sis à la Mekke. L'exégèse spirituelle du sens ésotérique (ta'wîl-e
bâtin) de la Prière, c'est adorer Dieu avec son âme pensante, en
s'orientant, pour la recherche de la gnose du Livre et de la Religion positive,
vers la qibla des esprits, laquelle est le Temple de Dieu, ce Temple en
qui est renfermé la Gnose divine, je veux dire l'Imâm en Vérité, - sur lui soit
le salut.(81) » On a noté plus haut, d'autre part, l'assimilation, dans le même
texte, de la Quête de l'Imâm à la Quête de la Pierre de la Kaaba céleste, l'un
de ceux dont s'est autorisé Henry Corbin pour conclure: « Je crois que l'on
peut dire que la « quête de l'Imâm » représentait pour un Ismaélien ce que la «
quête du Graal » représentait pour nos chevaliers mystiques et nos ménestrels (82).
»
L'Ordre des Assassins, malgré ses
caractéristiques spéciales, n'était d'ailleurs pas un fait isolé en Islam à
cette époque, et des institutions chevaleresques existaient chez les Musulmans
d'Orient et d'Espagne bien avant l'apparition de la Chevalerie en Europe. Nous
nous référerons d'abord, à ce sujet, à l'étude de Hammer-Purgstall, intitulée Sur
la Chevalerie des Arabes antérieure à celle de l'Europe et sur l'influence de
la première sur la seconde (83). Hammer étudie d'abord la signification
exacte du mot arabe ghaloub, passé dans la langue provençale sous la
forme galaubia: « espèce d'exaltation qui porte un homme à rechercher la
gloire dans le combat, bravoure des armes. En arabe, selon Hammer, ghâleb doit
se traduire, non par « vainqueur », mais par « celui qui prévaut ». C'est une
des désignations d'Alî, de même que le mot fatâ, chevalier, héros, selon
le hadîth: « Il n'est point d'épée que Dhû-l-Faqâr (surnom de
l'épée d'Alî) et point de fatâ qu'Alî. » Le substantif futouwwat se
traduit par chevalerie, libéralité, générosité, mais le sens de base, qui
semble avoir échappé à Hammer, est celui d' « abnégation ». La futouwwat est
une institution de chevalerie, et le fatâ est le grade de chevalier, «
conféré, non par les princes, mais par les sheiks » (maîtres spirituels,
chefs d'organisations initiatiques). Hammer ajoute: « Le calife de Bagdad
Nassir lî dîni-Llâh, dont le règne de quarante-cinq ans embrasse la période de
1180 jusqu'à 1225 de l'ère chrétienne, était l'un des princes les plus
romanesques et les plus chevaleresques dont l'histoire orientale fasse mention.
L'Histoire d'Abûl Feda et les tablettes chronologiques de Hadj Khalfa font deux
fois mention de l'acte de futouwwat, conféré, la première fois, l'an 578
(1182): « Le calife Nassir revêtu du vêtement de la Chevalerie par le Sheik
Abdu-l-Djabbar. » Cette cérémonie était accompagnée d'un toast bu dans la Coupe
de Chevalerie (ka'su-l-futouwwat). Ce passage, extrêmement important
pour l'histoire de la Chevalerie, donne en même temps l'explication la plus
naturelle du Graal, ce vase merveilleux confié à la garde des Templiers, auquel
ceux-ci n'ont pas manqué d'attacher un sens gnostique, comme les inscriptions
arabes de ces vases le prouvent... » Hammer poursuit: « Le temps qui s'est
écoulé entre le mot du Prophète, qui déclarait... son gendre Alî le chevalier
par excellence à la bataille d'Ohoud (624) et les ambassades chevaleresques du
calife Nassir lî-dîni-Llâh (1210) embrasse six siècles, de sorte que la
chevalerie arabe est de quatre siècles plus ancienne que l'européenne... Il est
bon de remarquer que le calife Nassir... était contemporain de Saladin, auquel
il avait envoyé un diplôme de prince, un an plus tôt qu'il n'avait été reçu
lui-même du grade de chevalier par le sheikh Abdul-Djebbar. Or le temps de
Saladin, de Richard Coeur de Lion, du duc Léopold d'Autriche et du roi Philippe-Auguste,
c'est-à-dire la fin du XIIe siècle, est la plus belle époque de la chevalerie
chrétienne. Cette époque, datant de la fondation des Templiers, après la prise
de Jérusalem, était à son apogée cent ans après, à la prise d'Acre par les
Croisés, et finit avec la perte de cette place et l'évacuation de toute la
Syrie en 690 (1291). » Hammer ajoute enfin: « Comme Alî est la fleur et le
prototype des chevaliers arabes, et que Ghâlib, c'est-à-dire celui qui
prévaut, est un de ses noms, la liaison qu'il y a entre les idées et les
sentiments de chevalerie, attachés par les Provençaux aux différentes formes de
galoubié et le nom du premier chevalier de l'Islam, saute aux yeux. »
Citons d'autre part, sur la chevalerie musulmane d'Espagne dont on
relève l’existence un siècle avant la fondation du Temple, la note suivante
d'Antonio Conde dans son Histoire de la domination des Arabes en Espagne,
rapportée par Fauriel: « Ces musulmans rabites ou garde-frontières menaient une
vie très austère, se consacraient volontiers à l'exercice perpétuel des armes,
et s'obligeaient par voeu à défendre leurs frontières contre les attaques des
guerriers chrétiens. C'étaient tous des chevaliers d'élite. Il ne leur était
pas permis de fuir; ils devaient combattre intrépidement, et mourir plutôt que
d'abandonner leur poste. Il est très probable qu'à l'exemple de ces rabites se
formèrent, tant en Espagne que parmi les chrétiens d'Orient, ces ordres militaires
si célèbres par leur bravoure et les services qu'ils rendirent au
Christianisme. Il y a une grande ressemblance entre les deux institutions (84).
»
Que
doit-on conclure de tout cela? On peut écarter d'abord l'idée d'une imitation
de l'extérieur, comme incompatible avec la notion même d'initiation. On ne peut
retenir davantage celle d'une filiation directe, pour plusieurs raisons dont la
première est l'existence avérée d'un ésotérisme chrétien. La vérité est, selon
nous, dans cette conjonction des deux ésotérismes, au sens spirituel et
technique du mot, que nous avons essayé de définir plus haut. Seule elle
explique l'extraordinaire perméabilité du monde chrétien aux influences
islamiques, et la ressemblance paradoxale des institutions chevaleresques de
part et d'autre. Il faut, en effet, ne pas perdre de vue que les modes
d'expression d'une spiritualité vivante ne s'importent ni ne s'improvisent. Ils
supposent des possibilités préexistantes faute desquelles ils n'auraient qu'une
existence factice et rapidement caduque. Le rôle d'une tradition fraternelle ne
saurait être que d'en provoquer l'actualisation ou régénération. Il est normal
et nécessaire qu'elle lui prête pour cela l'aide de ses propres formules; et
c'est là ce qui explique que des institutions indiscutablement chrétiennes à
tous égards puissent s'affirmer avec des traits apparemment empruntés. Ce rôle,
l'Islam l'a très consciemment joué, et l'on peut penser qu'il s'est étendu bien
au-delà de ses signes visibles. C'est là, en particulier, la pactio secreta véritable
du Temple, grâce à laquelle « en cele religion est florie et réssucitée ordre
de Chevalerie ».
Tout ceci n'implique pas que l'on doive suivre Hammer quand il
fait dériver le Graal de la Coupe de Chevalerie. Leur rapport réel n'est pas
celui d'une dérivation, mais d'une analogie: la coupe se rattache en effet,
ici, au symbolisme des breuvages initiatiques (85), tandis que la donnée du
Graal, complexe en elle-même et par ses origines, qui remontent
vraisemblablement à la Tradition primordiale, concerne directement le
symbolisme des Centres spirituels; et c'est pourquoi son véritable
correspondant islamique est la Pierre noir de la Kaaba.
Il
reste d'autres traces d'une influence directe de l'ésotérisme islamique sur les
Templiers. Citons pour mémoire les inscriptions arabes figurant sur certains
objets d'usage rituel, dont l'authenticité est douteuse. Un indice plus
énigmatique est la mention d'une invocation du Nom Allâh dans les dépositions à
l'enquête de Carcassonne, - à propos de la prétendue idole devenue fameuse sous
le nom de Baphomet -, mention qui se trouve rapportée également dans un
témoignage à l'enquête de Florence. Un dignitaire, le précepteur d'Aquitaine,
fait allusion à cette occasion à « un ami de Dieu, qui parlait à Dieu quand il
voulait, et qui était le protecteur de l'Ordre (86) ». Quel pouvait être ce Protecteur,
à qui était reconnu un si haut degré spirituel? Ce titre même implique une
fonction supérieure à celle de la plus haute autorité de l'Ordre, et débordant
le cadre de celui-ci. On ne peut s'empêcher de songer ici à ce que, d'après les
lamas thibétains, F. Ossendowski rapporte du Roi du Monde, « qui peut parler à
Dieu comme je vous parle (87) ». S'agissant de documents d'instruction, donc a
priori fort sujets à caution, nous nous abstiendrons de tirer quelque
conclusion de ce rapprochement entre une invocation du Nom Allâh et ce
mystérieux Protecteur de l'Ordre, encore que des détails de ce genre soient
plus probablement déformés qu'entièrement inventés. Il est en tout cas
vraisemblable que l'on touche ici de près au fameux Secret des Templiers.
« Après la destruction de l'Ordre du Temple, dit René Guénon, les
initiés à l'ésotérisme chrétien se réorganisèrent, d'accord avec les initiés à
l'ésotérisme islamique, pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui
avait été apparemment rompu par cette destruction. » Ce lien fut à nouveau
rompu au XVIIe siècle, époque où les derniers Rose-Croix se retirèrent en
Orient. René Guénon remarque à ce sujet dans le même passage: « Il serait tout
à fait inutile de chercher à déterminer « géographiquement » le lieu de
retraite des Rose-Croix; de toutes les assertions qu'on rencontre à ce sujet,
la plus vraie est certainement celle d'après laquelle ils se retirèrent au «
royaume du Prêtre Jean », celui-ci n'étant autre chose qu'une représentation du
Centre spirituel suprême, où sont en effet conservées à l'état latent, jusqu'à
la fin du cycle actuel, toutes les formes traditionnelles qui, pour une raison
ou pour une autre, ont cessé de se manifester à l'extérieur (88). »
C'est
cette notion de Centre suprême qui donne à tous ces faits leur véritable
portée, comme elle commande l'ensemble du symbolisme du Parzival. C'est
là la véritable Terre Sainte de l'ésotérisme médiéval, chrétien, judaïque ou
islamique. Ce dernier, en ce qui le concerne, s'y réfère assez souvent,
quoique, bien entendu, d'une façon toujours plus ou moins voilée. On l'a vu
plus haut à propos de la « Terre céleste ». L'enseignement des Frères de la
Pureté (Ikhwân-ç-Çafâ) en offre un autre exemple sous le symbole de la «
Ville spirituelle ». Cet ordre, de lignée shiite comme les Assassins,
professait ouvertement, comme lui, l'universalité traditionnelle, et, notons-le
en passant, faisant une large place aux sciences cosmologiques, en particulier
à l'Alchimie (de al-Kîmyâ, la terre noire, substance médiatrice des
transmutations, appelée aussi Ilm al-Hadjar, Science de la Pierre,
celle-ci étant le Moyen de l'OEuvre, al-Iksîr, Iksîru-l-falâsifa,
dont l'Occident a fait « élixir »). On trouve encore la mention du Centre
suprême chez de grands maîtres du Çufisme comme Mohyddîn Ibn Arabî et
Abdul-Karim al-Djili. Le premier y fait allusion dans plusieurs poèmes, et
surtout dans la Préface de ses Futûhâtu-l-Mekkiyah, traduites et
présentées pour la première fois en français par M. Michel Vâlsan dans son
étude intitulée L'investiture du Sheikhu-l-Akbar au Centre Suprême. Les
passages qui nous intéressent ne pouvant que difficilement s'isoler de leur
contexte, nous prierons le lecteur de s'y reporter et citerons seulement les
lignes suivantes de l'introduction de M. Vâlsan: « ... Le Sheikh al-Akbar
expose sous la forme relativement incantatoire qui caractérise les textes
liminaires des écrits islamiques, son accès au Centre Suprême de la Tradition
Primordiale et Universelle, qu'il désigne ici plusieurs fois par le terme d'Al
Mala'u-l-A'lâ, le « Plérôme Suprême » ou l' « Assemblée Sublime ». Cette
Assemblée, située dans une région subtile dont les désignations rappelleront ce
que les traditions de l'Asie Centrale disent de l'Agarttha, le Royaume
caché du Roi du Monde, est présidée par l'Être mohammédien primordial dont la
nature et les attributs, compte tenu des particularités de formulation
islamiques, correspondent assez clairement à ceux que René Guénon a indiqué
pour la personnification du Manu primordial et que la doctrine chrétienne...
présente sous la figure du mystérieux Melki-Tsedeq « qui est sans père,
sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui
est fait ainsi semblable au Fils de Dieu » et qui « demeure prêtre à perpétuité
» (Hébreux, VII, 1-3) (89).
Il y a d'autant moins lieu de s'étonner
d'une participation commune consciente du Christianisme et de l'Islam au
Mystère prophétique permanent désigné par l'Écriture sous la figure de
Melki-Tsedeq, que c'est précisément celui-ci qui investit et bénit Abraham au
nom du Dieu Très-Haut, et en lui les trois traditions monothéistes dont il est
la racine. L'écriture dit qu'il demeure à perpétuité et son Ordre avec lui. Et
c'est parce qu'ils sont membres de cet Ordre, et co-participant à ce qu'Esaïe
appelle la "substance des mystères", qu'on a pu voir l'Islam et le
Christianisme, l'un donner et l'autre recevoir cette assistance secrète qui a
permis au Graal, c'est-à-dire à cette substance même cachée au coeur de toute
tradition authentique et intacte, de refleurir un moment à découvert en
Occident. Que l'Ordre du Graal ne fût rien d'autre qu'une expression de l'Ordre
même de Melki-Tsedeq ou Roi du Monde, la seule mention du Prêtre Jean dans le Parzival
suffit à l'attester, et l'on sait que, selon le Titurel, c'est
auprès du Prêtre Jean que le Graal trouvera un refuge qui n'est en fait qu'un
rapatriement90.
On
se demandera peut-être si, en dehors des indices convergents que nous avons
relevés dans cette étude - qui n'a du reste pas la prétention d'être complète -
il existe une certitude positive quant à une volonté consciente d'assistance de
la part de l'ésotérisme islamique à l'égard de l'ésotérisme chrétien. Cette
certitude existe en effet, car, comme l'indique M. Michel Vâlsan encore dans
son étude sur Les derniers hauts grades de l'écossisme et la réalisation
descendante, « dans l'ésotérisme islamique, et selon sa « perspective »
propre, il est dit que le Qutb (Pôle ou chef suprême de la hiérarchie
initiatique et héritier spirituel du Prophète dont la fonction est représentée
en permanence en Islam) accorde son secours providentiel, non seulement aux
Musulmans, mais encore aux Chrétiens et aux Juifs... » (91). Pour montrer
d'autre part comment, dans la doctrine de l'ésotérisme islamique, la notion du
Pôle s'articule avec celle du Centre suprême, nous citerons cet autre passage
de la même étude où l'auteur se réfère encore aux Futûhât al-Mekkiyah de
Mohy ed-dîn Ibn Arabî: « D'après le Cheikh al-Akbar (Futûhât, ch. 73),
le Pôle islamique et ses Imâms ne sont que des représentants de certains
prophètes vivants qui constituent la hiérarchie fondamentale et perpétuelle de
la tradition dans notre monde. Cette correspondance est indiquée selon une
configuration spéciale de la hiérarchie supérieure islamique, dans laquelle le
Pôle et les deux Imâms sont comptés dans le quaternaire des Awtâd, les
Piliers, fonctions sur lesquelles repose l'Islam et dont les positions
symboliques sont aux quatre points cardinaux. Ces Awtâd sont les «
vicaires » (nuwwâb, sing. naïb) des quatre prophètes que la
tradition islamique générale reconnaît comme n'ayant pas été atteints par la
mort corporelle: Idrîs (Hénoch), Ilyâs (Élie), Aïssa (Jésus) et Khidr. Les
trois premiers sont proprement des rusul, c'est-à-dire des «
législateurs », mais qui n'ont plus le rôle de formuler quelque loi nouvelle du
fait que le cycle légiférant est fermé avec la révélation mohammédienne. Le
quatrième, Khidr, au sujet duquel il y a communément divergence quant à savoir
s'il est un « prophète » (nabî) ou un saint (walî), correspondant,
d'après le Cheikh al-Akbar, à une fonction de Prophétie générale qui, par
définition normale du reste, ne comporte pas d'attribut légiférant. Ces êtres,
ou plutôt ces fonctions, sont les Piliers (al-Awtâd) de la Tradition
Pure (as-Dînu-l-Hanîfî) qui évidemment la Tradition primordiale et
universelle avec laquelle l'Islam s'identifie en son essence. Il faut ajouter
que si ces fonctions primordiales sont désignées ainsi par des Prophètes qui ne
sont apparus que dans le cours du cycle humain actuel, ce n'est là, chez le
Cheikh al-Akbar, qu'une façon d'appuyer, par des faits reconnus par la
tradition islamique en général, l'affirmation de l'existence d'un Centre
suprême hors de la forme particulière de l'Islam et au-dessus du centre
spirituel islamique (92). »
Ces indications sont propres, croyons-nous, à achever de situer le rôle providentiel de l'Islam à l'égard du Christianisme dans sa véritable perspective. S'il était besoin d'autres preuves de ce rôle nous rappellerons les voyages en terre islamique (Syrie, Arabie, Maroc) attribués à Christian Rosenkreutz, le fondateur légendaire des Rose-Croix, héritiers spirituels du Templarisme, voyages où René Guénon, dans un passage déjà cité, voyait précisément la confirmation d'un accord des deux ésotérismes chrétien et islamique en vue d'un rétablissement des organisations initiatiques d'Occident après la destruction de l'Ordre du Temple, et de « maintenir dans la mesure du possible le lien apparemment rompu par cette destruction ». René Guénon ajoutait: « Cette collaboration dut se continuer par la suite... Nous irons même plus loin: les mêmes personnages, qu'ils soient venus du Christianisme ou de l'Islamisme, ont pu, s'ils ont vécu en Orient et en Occident (et les allusions constantes à leurs voyages, tout symbolisme à part, donnent à penser que ce dut être le cas de beaucoup d'entre eux), être à la fois Rose-Croix et Sûfis (ou mutaçawwifûn des degrés supérieurs), l'état spirituel qu'ils avaient atteint impliquant qu'ils étaient au-delà des différences qui existent entre les formes extérieures et qui n'affectent en rien l'unité essentielle et fondamentale de la doctrine traditionnelle (93). »
Bien que René Guénon, en écrivant ces lignes, n'ait
sans doute pas pensé à Gahmuret et à Feirefiz, ne semble-t-il pas qu'il
s'agisse là d'une explication, sous son aspect le plus précis, de leur
ambiguïté spirituelle, et la traduction en clair d'un des thèmes principaux du Parzival?
On a pu voir que ce thème, qui se rapporte à la constitution profonde de
l'Ordre traditionnel universel, ne relève pas de la fiction, mais de réalités
spirituelles qui s'expriment dans une doctrine inspirée directement d'un
enseignement sacré, et transmise par des maîtres dont la connaissance de ces
choses ne saurait pas plus être mise en doute que la sainteté. On a pu voir
aussi que l'assistance que peuvent se prêter à un moment quelconque telles
formes traditionnelles particulières n'implique aucune supériorité essentielle
de l'une sur l'autre; qu'elle n'est nullement le fait d'individus ou de groupes
isolés ou sans mandat, et ne relève enfin d'aucun dessein proprement humain de
compétition religieuse ou politique. Il s'agit ici du mystère permanent de la Présence
divine (Shekinah), de son instance dans l'homme et dans le monde, sans
laquelle le monde s'évanouirait, et des modes de son actualité providentielle à
tel moment de l'histoire, selon que les hommes et les nations s'en approchent
ou s'en éloignent; selon, aussi, que certaines déficiences cycliques, non
forcément accidentelles, peuvent amener tels éléments de l'Ordre total, mieux
conservés et plus agissants, à prêter leur aide à tels autres, afin de
maintenir sur des bases et avec des formules nouvelles. Le Graal était et
demeure le symbole réel de cette Présence. Pas plus qu'elle, il n'est une
fiction.
72 V. par exemple A. Luchaire, Innocent III, t. II,
Hachette, Paris, 1907; E. Rey, Les colonies franques de Syrie aux XIIe et
XIIe siècle, Paris, 1883. V. aussi les Extraits des historiens arabes
des Croisades de Reinaud et l"Histoire des Croisades de Michaud,
Paris, 1811-1822. Plus récemment J. Richard, Le Royaume latin de Palestine,
Presses Universitaires, Paris, 1954.
73 René Grousset, qui cite ce passage dans son Épopée des Croisades
(Plon, Paris, 1939), ajoute: « Les rapports entre émirs et chevaliers
étaient si confiants qu'une seigneur franc proposa de prendre chez lui le fils
d'Ousâma pour l'élever dans la 'science de la Chevalerie'. »
74
E. Rey, op. cit.
75
Le Grand Maître était notamment assisté réglementairement d'un « écrivain sarrazinois
» et d'un turcople. Cf. Règle, op. cit., p. XVII.
76 Aboul-Faradj, Chronicum
Ecclesiasticum, J.-B. Abeloos et T. J. Lamy, Lovanii, excud. C. Preters,
1872-1877, p.360.
77
Grandes Chroniques de France, pub. par J. Viard, Champion, Paris, 1932,
t. VII, p. 135. Dans l'exemple cité cette amitié va jusqu'au lien rituel
consacré par le mélange des sangs. Autre exemple, qui montre, sinon de
l'amitié, du moins une considération exceptionnelle: en 1291, lors de la prise
d'Acre, le sultan Malik el-Asraf annonce le prochain assaut au Grand Maître,
Guillaume de Beaujeu, dans les termes suivants: « ... A vous, le Maître, noble
Maître du Temple, salut et notre bonne volonté. Parce que vous avez été homme
véritable, nous vous mandons lettres de notre volonté… » M. Melville, op. cit., p. 240.
78 Cf. G. Lizerand,
op. cit., p. 122.
79 Bédarride, Le livre d'instruction du Chevalier Kadosh,
Gloton, Paris, p. 15.
80 Sur les Assassins, v. J. de Hammer, Histoire de l'Ordre des
Assassins, trad. Hellert et de la Nonais, Paris, 1833; Defrémery, Documents
sur l'histoire des Ismaëliens ou Batîniens de la Perse, plus connus sous
le nom d'Assassins, in Journal Asiatique, février-mars 1860; St.
Guyard, Un Grand Maître des Assassins au temps de Saladin, Imp. Nat.,
Paris, 1877; Encyclopédie de l'Islam, Leyden-Paris, 1908, s. v. Assassins.
Sur les doctrines ismaëliennes, v. les ouvrages d'Henry Corbin déjà cités,
auxquels on peut joindre le Livre du Glorieux, in Eranos Jahbrich (band
XVII), Rhein-Verlag, Zürich, 1950, et ceux de W. Ivanow, notamment, sur la
hiérarchie ésotérique dans l'Ismaëlisme d'Alamût, On the Recognition of the
Imâm, Bombay, 1947.
81
Henry Crobin, Études préliminaire, op. cit., p. 144.
82
Ibid., p. 30.
83
Journal Asiatique, janvier 1849.
84 Fauriel, op. cit., t. III, p. 319.
85
V. à ce sujet la note de M. Michel Vâlsan dans l'ouvrage posthume de René
Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, op. cit., p. 47. Ces
breuvages désignent symboliquement les quatre Sciences, qui sont, selon
Mohyddîn Ibn Arabî, la « Science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl) à
laquelle correspond le « Vin »; la « Science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq)
à laquelle correspond l' « Eau »; la « Science des lois révélées » (ilmu-ch-charây'î)
représentée par le « Lait », et la « Sciences des Normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs)
représentée par le « Miel ». Ces quatre substances, fait remarquer M. Vâlsan,
sont celles des quatre sortes de ruisseaux paradisiaques, selon Cor., XLVII,
16-17. Il s'agit donc là de bien autre chose que d'un « toast » comme le voudrait
Hammer.
86
Henri Martin, Histoire de France, Paris, 1871, t. IV.
87 Ferdinand Ossendowski, Bêtes, Hommes et
Dieux, Plon, Paris, 1953, 2e éd., p. 242.
88
René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., p. 249.
89 Michel Vâlsan, L'investiture du Sheikh el-Akbar au Centre suprême,
in Études Traditionnelles, 1953, n° 311.
90 Nous ne traiterons pas plus à fond ici la question du Prêtre
Jean, qui sortirait du cadre de ce travail et mérite une étude spéciale.
Précisons seulement que l'on ne doit pas voir dans ce souverain, à la fois roi
et prêtre, le Roi du Monde lui-même, mais l'un de ses représentants, et ce que
René Guénon appelle le Chef de la « couverture extérieure » du Centre suprême.
A l'époque qui nous occupe, et jusqu'à l'avènement de Gengis Khan et de ses
successeurs, qui semblent avoir assumé dès lors certaines de ses fonctions
temporelles, cette haute fonction traditionnelle prenait appui sur l'Église
nestorienne, qui, durant cinq siècles, étendit son autorité sur la majeure
partie de l'Asie, de la Perse jusqu'à la Chine. L'inscription de l'admirable
stèle de Si-ngan-Fou, à laquelle nous avons déjà fait allusion, témoigne de
rapports directs des Nestoriens avec la Contrée suprême, la mystérieuse Ts'in
ou Syrie primordiale, et c'est vraisemblablement pourquoi le Nestorianisme
était connu en Asie sous le nom de "religion lumineuse" (cf. F. Nau, op.
cit.). Or la notion de cette "Syrie" symbolique revient à
plusieurs reprises dans les écrits des Fidèles d'Amour, et de Dante en particulier.
D'autre part, on constate que la croix à huit pointes du Temple et de
l'Hôpital, et celle qui figure dans les armes du Languedoc, dont la réplique
exacte de croix nestoriennes relevées sur des pierres tombales en Asie centrale.
Les Nestoriens, qui s'appelaient eux-mêmes Chaldéens et disaient que Nestorius
avait professé leur doctrine, et non l'inverse, eurent une part importante dans
l'essor intellectuel islamique en Proche-Orient, et c'est par eux que les
Arabes connurent les Grecs avant de les faire connaître à l'Occident. Depuis le
temps du Prophète, que le maître nestorien Sergius Bahira fut le premier à
reconnaître, jusqu'à la fin du Califat, les Musulmans leur accordèrent une
amitié sans démenti qui allait beaucoup plus loin que la simple tolérance
religieuse, et qui ne s'explique que par un accord profond sur le plan
ésotérique. Nous en citerons seulement pour preuve ces indications d'Henry
Corbin: « Il me paraît important de signaler... une constatation qui illustre les
rapports entre mystiques de l'Islam et mystiques chrétiens syriaques, en ce
domaine de l'expérience illuminative. Certes, notion et lexique remontent à des
origines communes et lointaines, mais il y a plus. Wensinck s'était déjà
attaché à montrer les concordances (et les emprunts) entre l'oeuvre d'Al
Ghazâlî (+ 1111) et celle du grand docteur jacobite Bar-Hebraeus (+ 1286). Or,
les allusions auxquelles recourt Suhrawardi dans le prologue de son Epître
(Epître de la modulation du Sîmorgh, trad. partielle par H. Corbin, in revue
Hermès, 3e série, III, 1939) pour décrire le Sîmorgh mystique, sont
précisément reprises, et jusqu'à la concordance littérale, par Bar-Hébraeus
dans le prologue du Book of the Dove (trad. Wensinck, Leyden, 1919, pp.
3-4). Il ne s'y agit plus évidemment du Sîmorgh, ni même de la colombe
mortelle, messagère de Noé, mais du symbole mystique de l'Esprit-Saint » (Suhrawardi
d'Alep, fondateur de la doctrine illuminative, G.-P. Maisonneuve, Paris,
1939, p. 45).
91
Michel Vâlsan, Les derniers hauts grades de l'Écossisme et la Réalisation
descendante, in Études Traditionnelles, 1953, n° 309, p.225.
92
Ibid., n° 308, pp. 166-167.
93
René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., pp. 252-253.
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