Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIème siècle, est passé très
vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées.
Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un
héros national ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi
des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur
à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme
de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée :
il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé
au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il
réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la
Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type
même du génie héroïque des Celtes, le type élevé jusqu'à la substitution
d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la
guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde
héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des
amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations.
Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne
mourra pas ; neuf fées le gardent dans l'Ile sainte d'Avallon, d'où il viendra
venger son peuple, ses deux Bretagnes (113) ». Disparu, il n'est pas réellement
absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu
d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de
son retour béni (114).
Héros
polaire (son nom vient de Art, l'Ours, qui présente un étroit rapport
avec le symbolisme celtique du Pôle) (115), ses traits de prototype impérial se
précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui
donne l'Empire du Monde, symbolisé l'épée Excalibur, et dont les
limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes
Artus, qui sont, d'une part à l'extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman
d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême
Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était
d'ailleurs souvent assimilé). Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse
dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit
conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire
n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou
subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A
ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous
ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne. En
tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue
pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils
d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des «
divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort
de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou
Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les
directives de Merlin qu'il institue la
Table
Ronde
Qui
tournoie comme le monde,
ce
qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme
Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de
régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé
comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution
duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des
douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur
lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante.
C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise
ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui
permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son
union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale
des deux pouvoirs dans leur Source commune.
Par ces rapides indications, on voit que le
thème arthurien offre par lui-même indépendamment de celui du Graal, un
véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se
souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée
et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de
Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et
nécessaire de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à
l'Homme par le « Roi du Ciel ». Il ne s'agit donc pas là d'une formule
politique, même teintée de mysticité, mais de la communication au monde
chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut
donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique
dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car
l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa
manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où
les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste
tête, l'Empire demeure, comme l'Église, réalité transcendantale, archétypique
vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.
Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne,
elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le
temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à
l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette,
à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé
dans les faits (après 476), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les
traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique.
L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme
éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection.
Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu
Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion,
paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale,
fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier
plan dans les préoccupations des souverains et des peuples (116). »
Entre
autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale,
citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environs de
1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un
instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de
saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois
personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire
comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à
Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement
sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit
ainsi directement. On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or
de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince
des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l'Église, mais dans la Fonction
spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi,
Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une
telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concourent trois
symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l'Etendard. C'est
pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ
guerrier. La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre
qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Émile Mâle (117), ce
qui achève de montrer l'association étroite, dans la pensée médiévale, entre l'
« idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la
notion traditionnelle du Christ-Roi.
C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence
du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate
de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et
eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le
Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits
messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de
Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de
moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours
le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute
souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement
de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de
douze membres. Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne
(Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole
évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist
: la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P.
Alphandéry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant
les traits de l'Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête de
tous les peuples, ou plutôt à la tête du peuple universel des saints (118). Il
s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse
impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions
rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Mahdî et du retour de
Seyidnâ Aïssa. Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la
tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et
théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes
racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur
ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source
duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.
On voit sur quel contexte, à la fois historique et «
trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute la Chevalerie terrestre,
venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son
but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste,
il définissait aussi les bornes de son propre domaine - que marque, en particulier,
la discontinuité entre son royaume et Montsalvage - , et, entre le terrestre et
le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La
théophanie du Graal achève la Terre. C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est
la voie d'accès
normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et,
si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la
seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment,
la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de
cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.
On
discerne dès lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain plan, être
valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dès l'annonce du Graal,
que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur
s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum impérium attendu à la fin
du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure
lointaine et une espérance finalement déçue. S'il est futur pour le monde,
c'est qu'il n'est pas de ce monde, bien qu'il en soit proche, et tout en étant
sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce passage à la limite, cette relation de
mystère dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode
de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une
chose ne peut pas ne pas être l'actualité permanente de son Principe, et sa
Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec
ses « saisons ».
113 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 360. Le Dragon est
symbole polaire très répandu. Hu-Cadarn (Hu le Puissant) est le Prêtre-Roi qui
guida la grande migration celtique des VIe-VIIe siècle depuis le « Pays de
l'été ». Bel ou Belen est l'Apollon celtique.
114 « Einsi (Artus) se fist porter en Avallon et les Bretons démonstrèrent
que oncques puis n'en oïrent novelles, ne ne firent roi, quar il cuidèrent que
il deust venir ; mès il ne revint oncques puis, mès li Bretons ont oï dire que
il ont oï corner en cest forest et ont oï ses cors et véu les plusor et ont véu
son hernois et encore cuident li plusors qu'il doit venir » (Perceval,
Ms Didot, ap. Hucher, op. cit. t. I, p. 502).
115 αρχτος : Ours, Grande Ourse, Nord. Ce mot entre dans la racine
du nom d'Artémis, fille de Zeus et de Letho, soeur jumelle d'Apollon. Il
désignait les jeunes filles consacrées à la déesse. L'Ourse joue un rôle
important dans la mythologie d'Artémis ; la légende voulait, en particulier,
qu'une ourse ait été substituée à Iphigénie quand elle lui fut sacrifiée.
116 J. Calmette et
C. Higounet, Le Monde féodal, Presse Universitaires, Paris, 1951, p. 91.
117
Émile Mâle, L'Art religieux au XIIIè siècle en France, A. Collin, Paris,
1923, p. 263.
118 P. Alphandéry, op.
cit., pp. 13 sq. Des
confusions inévitables se sont parfois produites entre les divers aspects, exotérique
et ésotérique, historique et eschatologique de l'Empire. Cf. le curieux ouvrage
de Paul Vuillaud, La Fin du Monde, Payot, Paris, 1952.
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