lundi 9 septembre 2013

Cheikh Salâma Râdi - Aperçus biographiques- Règles « canoniques » de son ordre. Son lien avec René Guénon - II - Le Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî


                                   René Guénon et son épouse Fatma au Caire
 
 


Muhammed hassan Chadli



II - Le Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî
 

Rapportons tout d’abord ce que Chacornac a écrit : « Guénon vivait au Caire discrètement, n’ayant aucune relation avec le milieu européen : il n’était plus  le Français René Guénon  mais le Cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, ayant adopté us et coutumes de sa nouvelle patrie .
René Guénon, islamisé et parlant l’arabe sans accent, sut incarner l’esprit de pauvreté en vivant une vie des plus modestes ; il alla habiter pendant quelques temps à l’Hôtel Dar al Islam, situé en face de la mosquée Sayyidnâ El-Hussein, qui renferme les tombeaux de plusieurs descendants du Prophète .

 

                                                              Mosquée Al-Hussein
 
Un matin, dans cette mosquée, il fit connaissance avec le Cheikh Salâma Râdî qui appartenait à la branche shâdhilite, la même dont fit parti le Cheikh Elîsh, son initiateur par personne interposée .
Guénon alla pendant un temps à ses réunions, discutant avec lui des problèmes religieux . Le Cheikh Salâma Râdî mourut en 1940 » 26.

Ce Cheikh reste toujours assez peu connu aujourd’hui des lecteurs s’intéressant aux doctrines traditionnelles . L’étude de Michael Gilsenan 27, pourtant consacrée à ce Maître du Soufisme et à la tarîqa Hâmidiyya Shâdhiliyya qu’ il a fondée, semble n’avoir été lue que dans les milieux universitaires . Nous nous proposons de rassembler ici quelques données biographiques et documentaires concernant ce Cheikh qui a entretenu avec René Guénon des relations discrètes bien mystérieuses . Dans ce but, nous utiliserons les informations concernant la vie du Cheikh Salâma Hasan ar-Râdi, contenues principalement dans le livre de M. Gilsenan 28, en les complétant par les précisions apportées par F. De Jong dans l’une de ses études précitées 29 .
D’origine modeste, le cheikh est né en 1867 (30) à Bûlâq, l’un des quartiers pauvres du Caire . Ses ancêtres, qui viennent du Hijaz 31, font remonter leur généalogie à Hussein . C’est donc un sharîf, un descendant du Prophète . Son biographe écrit qu’il serait apparenté à Abû Tâqiyya, riche négociant cairote (fin XVIè-début XVIIè siècles), chef de la guilde des marchands (shâhbandâr at-tujjâr) . Son grand-père, Hamîd ar-Râdî, est enterré à Minyâ, où il avait une mosquée . Son oncle paternel, ‘Abd ar-Rahmân, est connu comme ascète (zâhid) . Son père priait chaque nuit cent raka’ât 32, et il fit à pied le pèlerinage et les visites pieuses dans les villes saintes du Hijaz .

 

    Vue du Port et de la grande mosquée de Boulaq (Gravure datant de 1809) Artiste : Charles-Louis Balzac


Âgé de six ans, il pouvait écrire le persan . Entre sept et dix ans, il apprit par cœur le Coran, ainsi que les principes des mathématiques . A neuf ans, il rédigea un opuscule d’éthique, toujours conservé dans la bibliothèque de la tarîqa . Trouvant l’enseignement scolaire peu satisfaisant, il s’orienta alors, pour sa formation intellectuelle et spirituelle, vers les sciences ésotériques du Soufisme (‘ulûm at-Tasawwuf), afin d’obtenir « la satisfaction de l’âme et de l’esprit »33.
C’est aussi à la même époque qu’il commença à gagner sa vie .

Âgé de treize ans, il devint petit commis dans l’un des organismes de l’ Administration des domaines (Maslaha al-amlâk) . Son grade était le plus inférieur, et médiocrement payé ; il deviendra finalement chef de service, poste qu’il occupera alors qu’il était d’autre part à la tête de sa tarîqa 34 . Il adoptait le costume et les habitudes des lieux où il se trouvait : à son travail, il s’habillait à l’ européenne ; le reste du temps, il portait des vêtements traditionnels, et était coiffé d’un tarbouch orné d’un ruban vert . L’intégralité de son salaire servait à l’entretien de son logement et au local des réunions 35 . Très attaché à son travail, auquel il apportait le plus grand soin, il traitait ceux qui étaient sous ses ordres avec beaucoup d’ égards, quelle que soit la religion à laquelle ils appartenaient . Beaucoup de chrétiens prirent ainsi  l’ habitude de lui rendre visite, même durant sa retraite professionnelle, afin de le solliciter pour qu’il les aide, ou pour bénéficier de sa grâce spirituelle .
Parmi les renseignements recueillis oralement par M. Gilsenan, nous rapporterons l’ « anecdote » suivante : le supérieur hiérarchique du Cheikh dans l’Administration des domaines, un Anglais, ne supportait pas que ses disciples vinssent le voir sur son lieu de travail . Il s’en plaignit au Cheikh . Puis, tandis qu’il descendait les escaliers, ce directeur dut se pencher pour attacher le lacet de l’une de ses chaussures . Il fut alors dans l’incapacité de se redresser . Les médecins ne parvinrent ni à le soulager ni à le guérir . Son épouse fit chercher le Cheikh, qui pria pour lui . Le directeur recouvrit la santé, et aménagea bientôt un local spécial au bureau où le Cheikh put recevoir ses disciples 36 .

Le Cheikh se maria deux fois . Sa première épouse décéda après avoir enfanté quatre fils 37 et deux filles, qui se marièrent avec des membres de la tarîqa . Il eut de son deuxième mariage des filles et trois fils : Ibrâhim, l’aîné, lui succèdera à la tête de la tarîqa ; le second décéda en bas-âge ; le benjamin qui fut dénommé Hamîd .
Il considérait ses enfants comme ses fils et filles dans le cadre familial ; comme des frères (ikhwân) lors des réunions (majâlis) de la tarîqa ; et comme des disciples (murîdûn) au sein de celle-ci, lui-même étant alors dans sa fonction de Maître spirituel dispensant son enseignement .

C’ est donc jeune adolescent que Salâma entreprend, selon ‘Amirî, son jihâd, sa guerre sainte, « d’ordre purement intérieur et spirituel »38, comme nous allons le voir . En effet, sous la guidance de son Cheikh, qui dirigeait la tarîqa Fâsiyya Shâdhiliyya 39, puis sous la maîtrise d’un autre Cheikh, al-Qâwuqajî, il s’ adonna assidûment au dhikr, à l’invocation qui lui avait été conférée : il récita toute les nuits  12 000 fois la formule Lâ ilâha illâ Allâh, « Nulle divinité sauf Allâh » . Pendant six ans, chaque nuit, il répéta 30 000 fois le Nom Allâh . Toujours de nuit, pendant deux heures, il priait sur le Prophète, qu’il vénérait profondément . Il pratiqua aussi la khalwa, la retraite cellulaire . Il vécut dans la continence  durant deux ans, évitant de plus la promiscuité des femmes . Par son jihâd, il purifia son âme et son tempérament . Mais cette discipline spirituelle eut sur son corps certains effets, puisqu’elle provoqua des saignements et le rendit d’une maigreur extrême . A une date qui n’est pas précisée, il se résolut enfin à « modérer » ses pratiques ; il mena cependant une vie ascétique jusqu’à son décès .


 
L’importance d’al-Qâwuqajî (1809-1887) dans la formation spirituelle, intellectuelle et fonctionnelle de Salâma dit être mise en évidence 40, alors que la biographie écrite par ‘Amirî ne mentionne pas que c’est ce Cheikh qui rattacha Salâma à la tarîqa Qâwuqajiyya Shâdhiliyya 41, organisation initiatique dont Salâma sera l’un des khulafâ’ . Muhammad al-Qâwuqajî fit le pacte initiatique avec Muhammad al-Bahî, khalîfa très réputé de la tarîqa Nâsiriyya Shâdhiliyya, alors qu’il étudiait à El-Azhar dans les années 1830 .

En 1849, il entra dans d’autres turuq, notamment dans la Sammâniyya Khalwatiyya,  par l’intermédiaire d’ad-Dajânî, le muftî de Jaffa, en Palestine . Dans les années 1860, il était considéré comme l’un des meilleurs représentants de la Shâdhiliyya dans tout le Moyen Orient . Chaque année, il vivait au Caire, puis à Beyrouth, et enfin à La Mekke, passant quatre mois dans chacune de ces villes . Il est connu comme Abû-l-Mahâsin, « Père des bonnes qualités » ou « des beaux mérites ». Il est aussi renommé en tant que « Pôle des arrivants et Secours des cheminants » (Qutb al-wâsilîn wa Ghawth as-sâlikîn) . Salâma Râdî le vénérait comme le plus éminent de ses Maîtres 42.

Au Cheikh al-Qâwuqajî succéda en 1887 Muhammad Abû-l-Fath . Salâma devint, vers la fin du XIXè siècle, son khalîfa 43, « lieutenant », pour le secteur de Bûlâq dans lequel il vivait . Compte tenu de l’enseignement initiatique qu’il avait reçu et assimilé, et de ses qualités « personnelles » exceptionnelles, il était tout à fait à même de remplir toutes les fonctions inhérentes à son statut de khalîfa, et « tenir lieu » effectivement de Maître spirituel .

Lors d’une assemblée rituelle, un incident survint entre Muhammad Abû-l-Fath et son khalîfa, et ce Cheikh exclut de cette réunion Salâma Râdî 44 : celui-ci aurait eu une « attitude provocante » . F. De Jong, qui rapporte ce fait, s’appuie sur des témoignages de responsables actuels de la tarîqa Qâwuqajiyya .

Il s’abstient de mentionner ceux des chefs de la tarîqa Hâmidiyya .

Il ne faut tout de même pas oublier que Salâma Râdî, comme tout Maître authentique, possédait un sens exemplaire des convenances traditionnelles (adab) . A supposer que le grief reproché soit avéré, il faudrait, pour pouvoir l’interpréter correctement, connaître l’intention réelle et l’ « état » (hâl) de Salâma Râdî à ce moment : certains « écarts », chez tel Maître, ne sont pas toujours faciles à comprendre, même par d’autres Maîtres . Nous rappellerons, par exemple, l’ « état  déplaisant » montré par Ibn ‘Arabî au Cheikh Mahdawî et à ses compagnons : sans l’explication fournie par le Cheikh al-Akbar lui-même, chacun aurait pu être convaincu que celui-ci avait eu alors une attitude inadmissible, et donc condamnable .
 
Or, parlant de lui  et du Cheikh Mahdawî, Ibn ‘Arabî précise : « il y eut un manque d’intérêt (‘adam iltifât) à mon égard et une répugnance (nufûr) à être en accord avec mes desseins et mes comportements (ou : mes doctrines, madhâhibî) , à cause du défaut (naqs) qu’il constata en eux . Mais je lui trouvai une excuse en cela, car ce qui était apparu de mon état, et le témoignage de ce qui fut dit, l’amenèrent à cela . En effet, je lui avais caché, et à ses fils, ce que j’étais en moi-même en leur montrant un état déplaisant (sû’ hâlî) » 45 .

Cette exclusion, qui pouvait n’apparaître que comme une mesure disciplinaire temporaire, incita Salâma à cesser toute relation d’avec le Cheikh Muhammad Abû-l-Fath, et à déclarer sa tarîqa indépendante de la tarîqa Qâwuqajiyya . Il confirma cette rupture en ne retenant désormais que la « chaîne initiatique » (silsila) de la tarîqa Fâsiyya dans laquelle il avait été initialement rattaché . Le fait d’adopter cette silsila présentait en outre un double avantage : elle le reliait à une tarîqa respectée et très célèbre, même si elle avait cessé d’exister en tant que tarîqa légalement reconnue depuis 1895 ; de plus, depuis le décès du Cheikh ‘Abd al-Bâqî qui dirigeait la tarîqa Fâsiyya, il n’y avait plus de Maître à sa tête pouvant revendiquer une quelconque autorité sur Salâma Râdî . Les membres appartenant au Conseil Soufi (Majlis as-Sûfî) - sur lequel nous reviendrons – décidèrent de reconnaître officiellement Salâma comme Cheikh d’une tarîqa indépendante 46 avant la fin de l’année 1906, malgré l’opposition de Muhammad Abû-l-Fath qui continua à considérer Salâma comme l’un de ses khulafâ’, et donc soumis à son autorité . 47

Lorsque Tawfîq El-Bakrî démissionna du poste qu’il occupait au Conseil Soufi comme « Maître des Maîtres »48, il fut remplacé par son neveu ‘Abd al-Hamîd El-Bakrî . En 1912, celui-ci annula la décision prise en 1906, ce qui eut comme conséquence de soumettre à nouveau le Cheikh Salâma à l’autorité du Cheikh dirigeant la tarîqa Qâwuqajiyya, organisation dans laquelle il n’était que khalîfa .

Ce n’est qu’au décès du dernier Maître de cette tarîqa, en 1926, que le Cheikh Salâma sera, pour la seconde fois, reconnu officiellement comme Maître d’une tarîqa indépendante .

                                                              Carte postale de 1898

 
Les détails relatifs aux premières années de la tarîqa Hâmidiyya sont peu abondants dans la biographie d’’Amirî . Le fait majeur à retenir réside en ce que le Cheikh a établi sa tarîqa sur Ordre divin (Amru-Llâh), lors d’une vision authentique (ru’ya sâdiqa) 49 . Dans cette vision unique, le Cheikh entendit un locuteur invisible (hâtif) qui lui commanda, dans son for intérieur le plus secret, de suivre la voie des awliyâ’ et de créer une nouvelle tarîqa (au sein de la Shâdhiliyyah) . Il se rattacha à cette voie compte tenu de son « affinité spirituelle » personnelle 50 avec Junayd (vers 830-911) 51, que les shâdhilites vénèrent plus particulièrement, le considérant comme Shaykh at-Tâ’ifa, « Cheikh de l’Ordre initiatique » . Sous ce rapport, ils sont les héritiers de Junayd . Mais il est dit aussi que Junayd est devenu shâdhilite, son « type » spirituel étant semblable à celui du Cheikh fondateur de la tarîqa, le Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî (1196-1258) .


Les premiers disciples du Cheikh Salâma furent choisis par lui en fonction de critères précis : bénéficiant de son éducation spirituelle (tarbiyya), de sa sagesse et de sa science, ils devaient constituer une véritable élite chargée d’attirer des adhérents pour la nouvelle tarîqa, tout en étant capables de transmettre l’enseignement du Cheikh . D’où leur petit nombre initial, dû à une sélection particulièrement sévère . La sincérité et véracité des intentions des aspirants à s’agréger à la nouvelle communauté étaient prises en compte, comme leurs capacités à servir les desseins du Cheikh qui les guidait progressivement sur le chemin menant à la tarîqa . Les postulants devaient attendre souvent de longs mois avant d’y entrer éventuellement . Les premiers disciples formés eurent la responsabilité de propager l’Ordre à travers l’Egypte, établissant des zawâyâ (plur. De zâwiya) dans tout le pays . Le Cheikh Salâma se rendait régulièrement dans les centres nouvellement implantés, rencontrant personnellement les disciples attirés par les responsables locaux de la tarîqa .

On a émis des réserves sur cette intention originelle, à partir de 1906, qu’avait eue le Cheikh de s’appuyer sur une telle élite, prétextant que, dans ses premiers écrits, il s’adressait à un public plus large . C’est oublier que la constitution d’une telle élite est indépendante de la diffusion plus ou moins répandue d’ouvrages . Ainsi, par exemple, même si ses livres sont publiés et distribués dans de nombreux pays, René Guénon a précisé que, dans tout ce qu’il expose, il a toujours entendu s’adresser exclusivement au « petit nombre de ceux qui seront destinés à préparer dans une mesure ou dans une autre, les germes du cycle futur » 52 . Et dans le cas du Cheikh Salâma, F. De Jong, qui fait état de ces réserves, reconnaît, avec M. Gilsenan 53, que  « ce n’est que vers 1930 qu’il se mit à accueillir chaleureusement comme membre de l’organisation toute personne sans condition » 54, c’est-à-dire alors qu’il était âgé de plus de soixante ans, et après plusieurs années suivant la seconde officialisation de la tarîqa (1926) . Un tel changement ne s’est opéré, d’ailleurs, que suite à un nouvel Ordre divin .

La renommée de Salâma s’étendit alors rapidement, et il devint « le point de mire de tous les regards » : il eut bientôt de nombreux disciples, les hommes venant à lui de toute l’Egypte, conformément à la fonction qui lui était dévolue . Selon son biographe, Allâh « avait écarté de lui le voile des causes secondes  . Il devait « descendre » en ce monde et se fondre dans le peuple, afin d’aider les gens rencontrant des difficultés, soigner leurs maladies, rectifier leurs déviations du « chemin droit », les prenant par la main pour les mener au paradis de, la perfection » 55 . La « descente en ce monde » correspond à la réalisation descendante, l’être « missionné » « procédant directement d’un ordre transcendant et principiel, et exprimant dans le monde manifesté quelque chose de cet ordre même . Comme la « redescente » présuppose la « montée » préalable, une telle « mission » présuppose nécessairement la parfaite réalisation intérieure » 56 . « Se fondre dans le peuple » indique que le Cheikh appartenait à la catégorie des Malâmatiyya : « l’apparence « populaire » revêtue par les initiés constitue à tous les degrés comme une image de la « réalisation descendante » ; c’est pourquoi l’état des Malâmatiyya est dit « ressembler à l’état du Prophète, lequel fut élevé aux plus hauts degrés de la Proximité divine », mais qui, « lorsqu’il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures », de telle sorte que, « de son entretien intime avec Dieu, rien ne parut sur sa personne »  57 .

 
                                              Carte postale de 1920
 

‘Amirî dresse un portrait (pp. 25-27) plutôt « classique » du Cheikh Salâma, puisqu’il le compare au thérapeute soignant le disciple de la maladie des vices et des passions, et purifiant son cœur . Quiconque est dépourvu de Maître, poursuit-il, est semblable à celui qui voudrait obtenir la guérison en s’adressant à quelqu’un qui n’est pas médecin . En tant que Maître de la Voie d’Allâh, le Cheikh Salâma devait être vénéré (ihtirâm) et servi (khidma) par ses disciples ; mais, comme tout Maître authentique, il savait que la maîtrise spirituelle n’est pas uniquement un privilège, mais qu’elle est aussi un service, ce qui explique son appellation de « serviteurs des pauvres » en Allâh (khâdimu-l-fuqarâ’), titre bien proche, d’ailleurs, de celui de « serviteur des serviteurs de Dieu » attribué au pape depuis le VIè siècle 58 . Le Cheikh est évidemment un père spirituel qui prend intégralement en charge le disciple, celui-ci s’en remettant à lui en toute affaire : il favorise ainsi l’ « arrivée » à Allâh  (wusûl ilâ-Llâh) . Il lui arrivait aussi d’agir tel un policier poursuivant un criminel qui, une fois arrêté, ne serait pas puni, mais amené devant Allâh : au contact du Cheikh Salâma, plusieurs voleurs cessèrent d’ailleurs leur coupable industrie (pp. 164 et 180) . C’est pourquoi ce Guide parcourait les rues des villes et des villages : il était chargé de rassembler tous ceux qui s’écartaient de la Loi, et les ramenait dans le « chemin droit » (sirâta-l-mustaqîm) .

Cet aspect de sa fonction s’inscrit dans le processus de la réalisation descendante, les saints renvoyés vers les créatures ayant pour mission de rappeler celles-ci à Allâh .

Médecin, le Cheikh était aussi docteur, possédant à la fois la science (‘ilm) et la connaissance (ma’rîfa) . Son enseignement concernait les sciences de la Vérité ésotérique et les sciences de la Loi (‘ulûm al-Haqîqa wa ‘ulûm ash-Sharî’a) .

Vis-à-vis de l’ensemble de ses disciples, il privilégiait principalement l’interprétation des lois religieuses, des prières et des œuvres d’adoration . En comité plus restreint, il dégageait le sens des distinctions doctrinales constatables entre les quatre écoles juridiques orthodoxes de l’Islam, celles d’Ibn Hanbal, d’Abû Hanîfa, Mâlik et Shâfi’î 59 ; il s’intéressait aussi aux Traditions prophétiques et aux commentaires coraniques . Et pour ceux capables d’entendre des enseignements ésotériques, il traitait des questions relatives au rejet des passions mondaines, à l’assainissement de l’âme et à la purification du cœur . Il considérait le Soufisme comme la connaissance permettant de purifier l’âme des ses caractères blâmables, et d’orienter le cœur dans la meilleure direction . Il enseignait qu’il faut aimer Allâh parce qu’Il est Allâh, et non par crainte de l’Enfer ou par désir ardent du Paradis . Il insistait sur le caractère sans importance de ce monde , même s’il est fait d’or, et sur le fait qu’il est préférable de se tourner vers l’autre monde, même s’il est constitué d’argile : « ne t’attache pas au monde, et ne le néglige pas ; prends uniquement ce qui t’est nécessaire, et abandonne le reste à quiconque le désire » .

Il prônait l’amour (al-mahabba) dans toutes les formes de relations, non seulement dans celle concernant les disciples de sa tarîqa, de frère à frère 60, mais surtout dans celle que chacun doit avoir pour Allâh, cet amour logé perpétuellement dans le cœur de l’amant (al-muhibb) envers son Bien-Aimé (al-Mahbûb) . Cet amour porté à Allâh est l’origine de toute œuvre en ce monde, et on dit du Cheikh Salâma qu’il rappela, au sein de la Shâdhiliyya, l’importance de l’amour du prochain et de la piété qui avaient décliné depuis le Cheikh Abû-L-Hasan ash-Shâdhilî . Il était aussi rempli de dévotion pour le Prophète, et nous avons vu plus haut qu’il priait sur lui pendant deux heures chaque nuit . Cette vénération s’accompagnait d’une connaissance parfaite de sa « réalité » (haqîqa muhammadiyya) 61 . Il considérait les awliyâ’, les « saints » ou « amis de Dieu », comme appartenant à sa famille spirituelle, et célébrait, avec ses disciples, les jours anniversaires de leurs naissances (mawâlid) .
 


 

Parmi les ouvrages écrits par le Cheikh Salâma, nous allons plus particulièrement nous intéresser à celui qu’il publia en 1345 H. (=1926), et intitula : Qânûn (Droit « canonique », Norme, règlement) . C’est lorsque la tarîqa Hâmidiyya fut à nouveau reconnue officiellement cette année-là que le Cheikh en rédigea la « charte », en accord avec les principes de l’Islam et ceux du Soufisme, et inévitablement avec les « Règlements internes des Ordres soufis » de 1905, dont nous allons nous occuper .

A cette époque, sa tarîqa fait partie de la trentaine de turuq environ officiellement reconnues comme ayant un statut légal .  Celui-ci était conféré par une administration centrale réglementant l’ensemble des Ordres initiatiques de l’Islam, le Conseil Soufi (Majlis as-Sûfî), chaque tarîqa bénéficiant ainsi d’une autonomie relative pour sa propre organisation 62 . Compte tenu de son importance en Egypte, pays dans lequel vivra pendant près de vingt-et-un ans René Guénon ou, plus exactement, le Cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, et de ce que nous rapporterons plus loin, il nous semble opportun de nous arrêter tout d’abord sur ces aspects administratifs et juridiques, quelque peu surprenants pour bien des lecteurs de l’œuvre de Guénon ayant naturellement tendance à privilégier, à juste titre, les aspects initiatiques, spirituels et intellectuels de ces Ordres . Avant de revenir en détail sur les incidences de ce processus de « fixation », nous traiterons tout d’abord de ces aspects institutionnels et réglementaires des organisations soufies, utilisant des renseignements et précisions contenues dans le livre déjà cité de Frederik De Jong : Turuq and turuq-linked institutions in nineteenth century Egypt .





Ce qui est en bleu sont des liens consultables sur Al-Simsimah

26. Michel Vâlsan a précisé  que les termes «  branche shâdhilite » indiquent une branche de l’organisation initiatique (tarîqa) fondée au VIIè siècle de l’Hégire par le Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhili, une des plus grandes figures spirituelles de l’Islam, qui fut aussi Pôle ésotérique de la tradition » (op. cit. , p. 30) .
27. Saint and Sufi in modern Egypt, Clarendon Press, Oxford, 1973 .

28. Elles sont elles-mêmes tirées de la biographie du Cheikh, achevée en 1956 : Sîra al-Hâmidiyya ( Histoire de la Hâmidiyya ), écrite par Sayf an-Nasr Muhammad al-‘Amirî (Le Caire, 1956), et reposent sur des renseignements recueillis oralement par l’auteur en 1964-1966 auprès du Cheikh Ibrâhîm Salâma ar-Râdî, qui succéda à son père à la direction de la tarîqa, et des membres de celle-ci . Cf. aussi, de Michael Gilsenan, Recognizing Islam, pp. 82 et suiv., et pp. 229 et suiv., I.B Tauris, London, New-York, 1993 .

29. Turuq, pp. 175 et suiv. Elles proviennent de la biographie d’al-Amirî, et aussi des écrits du Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî, Al-Minah al-Hâmidiyya fi-l-hikam wa-l-mawâ’iz ash-shâdhiliyya wa ba’d ahâdith nabawiyya (Les faveurs de la Hâmidiyya concernant les sagesses et conseils spirituels shâdhilites, et quelques traditions prophétiques, Le Caire, 1326), et de son fils, Murshid al-murîd fi-l-fiqh wa-t-tasawwuf wa-t-tawhîd (Le Guide du disciple dans le droit, le Soufisme et la doctrine de l’Unité, Le Caire, 1962) auxquels il faut ajouter des informations obtenues oralement par F. De Jong .

30. Comme les rites anniversaires de sa naissance commencent le 23 du mois sacré de rajab, le septième de l’année islamique, nous pouvons en déduire qu’il est né le 20 novembre 1867 ( =23 rajab 1284). Certains retiennent l’année 1866, ce qui ferait naître le Cheikh le 1er décembre 1866 (=23 rajab 1283) .

31. « Barrière » montagneuse occidentale de l’actuelle Arabie Saoudite, située le long de la Mer Rouge .

32. « La rak’a est l’unité fondamentale des formules et des gestes dont se compose la prière légale appelée salât » (note de Michel Vâlsan à sa traduction de La Parure des Abdâl d’Ibn ‘Arabî, p. 18, Editions de l’œuvre-Archè, Paris, 1992) .

33. Sîra al-Hâmidiyya, p. 11. Ar-ridâ’, la satisfaction, provient de la même racine que le nom de famille du Cheikh, ar-Râdî .
34. Il tenait à ce que chaque membre de sa tarîqa « trouve un travail ou ait une occupation pour sa propre subsistance », plutôt que d’être en charge pour la tarîqa (Qânun, art. 43 . Sur ce livre du Cheikh Salâma, cf . infra) .

35 . Il possédait aussi quelques hectares de terres, mais qui ne lui rapportaient rien puisqu’il n’avait pas le temps de les entretenir .
36. Non sans raison, M. Gilsenan classe ce qui précède dans la rubrique concernant les miracles (karâmât) du saint (p. 24) .  .

37. L’un d’ eux décédera dans sa jeunesse .
38. René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, chap. 8 . Il s’agit ici de « la grande guerre sainte » (al-jihâdu-l-Akbar), qui est « la lutte de l’ homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’ est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ ordre et à l’unité . Il ne s’ agit pas, d’ ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt […] de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte »(Ibid.) .

39. Les responsables de cette tarîqa précisent que c’est avec Muhammad Ahmad al-Makkâwî qu’il fit le pacte initiatique . Cette tarîqa remonte à Muhammad al-Fâsî (décédé en 1872), Maître marocain vivant à la Mekke, qui avait été rattaché au Soufisme par al-Madanî, un disciple direct du célèbre Cheikh Darqâwî .
40. Cela a déjà été fait par F. De jong (cf. Turuq, op. cit., pp. 176-177) .

41. Ce qui explique probablement que certains membres actuels de la tarîqa Hâmidiyya refusent d’admettre ce fait .

42. Cf. Salâma Hasan ar-Râdî, Al-Minah al-Hâmidiyya, op. cit., p. 102 .

43. Notons qu’il est d’usage, en Egypte, d’appeler Cheikh celui qui exerce la fonction de khalîfa .

44. De Jong, op., cit., p. 176, n. 209.

45. Futûhât al-Makkiyya, vol. I, pp. 69-70, Ed. Osman Yahya. Claude Addas analyse ce passage dans Ibn ‘Arabî ou la quête du Soufre Rouge, pp. 145 et suiv., Gallimard, Paris, 1989 .

46. Quand un khalîfa devient le chef d’une tarîqa indépendante comme c’est le cas ici pour Salâma, il y remplit la fonction de Cheikh, ce qui implique notamment pour lui la possibilité de nommer à son tour d’autres khulafâ’ . D’autre part, la condition nécessaire pour constituer valablement une branche d’une tarîqa est d’être le représentant d’une chaîne initiatique (silsila) authentique, (et non pas, selon Guénon, d’une « personnalité » quelconque) pour lui, en effet, seul compte le Maître fondateur de chaque tarîqa . D’ailleurs, la baraka d’un tel Maître peut fort bien, lorsqu’il n’y a pas de Cheikh présentement vivant, suffire dans certains cas, par la seule « vertu de ce simple rattachement à la silsila » (Initiation et réalisation spirituelle, chap. 24) .

47. Les statuts de la tarîqa Hâmidiyya, en dépit de leur légitimation officielle depuis plus d’un siècle, ne sont toujours pas reconnus par les responsables et membres de la tarîqa Qâwuqajiyya (cf. De Jong, Turuq, op. cit., p. 177, et n. 211) . On perçoit encore (cf. Ibid., n. 212) chez les chefs et les disciples de celle-ci, voire chez des membres d’autres turuq, et malgré tout ce temps, une certaine acrimonie envers le Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî …

48. Nous reparlerons plus loin de ce Maître et de la signification « administrative » de sa fonction au sein de ce Conseil .

49. On rapporte les traditions prophétiques suivantes : « Les visions viennent d’Allâh et les rêves de Satan » ; « La vision d’un croyant est la quarante sixième partie de la prophétie » ; « « Le Prophète a dit : « de la prophétie, il ne reste plus maintenant que les porteuses de bonnes nouvelles » . On lui dit : « quelles sont les porteuses de bonnes nouvelles ? » Il répondit : « ce sont les visions des hommes pieux » » .  On se souviendra de l’importance des « visions » pour la désignation du Cheikh al-‘Alâwî à la tête de la tarîqa dirigée précédemment par le Cheikh Bûzîdî (cf. Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, Editions Traditionnelles, pp. 75-80, Paris, 1967 ; Michel Vâlsan, op. cit., pp. 48-50) . Toutefois dans le cas du Cheikh ar-Râdî, il ne semble pas que d’autres visions confirmatives aient été mentionnées .

50. La notion d’  « affinité spirituelle » repose sur une base qui s’intègre dans le cadre plus général de la « technique » initiatique, et ne se réduit donc pas à un simple choix d’ordre individuel .

51. Sur ce Maître, cf. Ali Hassan Abdel-Kader, The life, personality and writings of al-Junayd (éd. Arabe et trad. Anglaise, Luzac, London, 1976) ;  Junayd, Enseignement spiritual (trad. française par Roger Deladrière, Sindbad, Paris, 1983) .

52. Avant-propos du Règne de la quantité . Fondamentalement, Guénon n’écrit que pour des « exceptions individuelles », pour quelques « rares exceptions » . Bien sûr, « chacun se croit volontiers destiné  à être parmi les exceptions » ! (Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, chap. 2) .

53. Op. cit., p. 40.

54. Sufi orders, op. cit., p. 258 .

55. ‘Amirî, op. cit., p. 149 .

56. René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, chap. 32 . Il poursuivait : « il n’est pas inutile d’y insister, surtout à une époque où tant de gens s’imaginent trop facilement avoir des « missions » plus ou moins extraordinaires, qui faute de cette condition essentielle, ne peuvent être que de pures illusions » .

57. Ibid., chap. 28 ; les citations faites par Guénon proviennent de la traduction partielle du traité Principes des Malâmatiyya reproduite dans l’article d’ ‘Abdu-L-Hâdî (Aguéli) : « El-Malâmatiyya » (La Gnose, mars 1911 ; Le Voile d’Isis, octobre 1933) .

58. Selon une tradition prophétique, « le chef (ou : seigneur, sayyid) d’un groupe est leur serviteur (khâdimu-hum) » .

59. Ce qui suggère qu’il expliquait, dans son enseignement oral, ces distinctions, ou divergences juridiques en fonction de son propre effort d’interprétation de la Loi (ijtihâd) . Sur cette question, chez Ibn ‘Arabî comme fondateur d’une « école juridique akbarienne », cf . Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage, pp. 76-80, Le Seuil, Paris, 1992 .

60. Il désapprouvait grandement ceux de ses disciples fortunés qui n’utilisaient pas leurs richesses pour le bien de tous . La cohésion de la tarîqa se remarque notamment dans l’aide apportée par le Cheikh, par ses délégués et, d’une façon générale, par n’importe lequel de ses membres, à quiconque en a besoin, sur les plans spirituel et matériel, « personnel » et familial, ect…

61. En termes hindous, nous dirions qu’il était à la fois un bhakta, empli d’adoration pour Allâh, de vénération pour le Prophète et les saints, d’amour pour ses disciples et envers les créatures, « participant » effectivement de l’essence divine (pour ce dernier point, cf. Etudes sur l’Hindouisme, p. 228), et un authentique jnânî, un pur connaissant .

62. René Guénon suggère qu’il avait connaissance de l’organisation de ces Ordres initiatiques, puisqu’il reproche à Goldziher de n’en avoir pas parlé dans Le Dogme et la Loi de l’Islam (cf. compte rendu, publié dans la Revue de Philosophie, n° de sept.-oct. 1921) .

 

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