Francesco da Barberino Tractatus de Amore
[René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Chap. IV : Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » (I)]
Sous ce titre : Il
Linguaggio segreto di Dante a dei « Fedeli d’Amore » (1), M. Luigi
Valli, à qui on devait déjà plusieurs études sur la signification de l’oeuvre
de Dante, a publié un nouvel ouvrage qui est trop important pour que nous nous
contentions de le signaler par une simple note bibliographique. La thèse qui y
est soutenue peut se résumer brièvement en ceci : les diverses « dames »
célébrées par les poètes se rattachant à la mystérieuse organisation des «
Fidèles d’Amour », depuis Dante, Guido Cavalcanti et leurs contemporains
jusqu’à Boccace et à Pétrarque, ne sont point des femmes ayant vécu réellement
sur cette terre ; elles ne sont toutes, sous différents noms, qu’une seule et
même « Dame » symbolique, qui représente l’Intelligence transcendante (Madonna Intelligenza de Dino
Compagni) ou la Sagesse divine. À l’appui de cette thèse, l’auteur
apporte une documentation formidable et un ensemble d’arguments bien propres à
impressionner les plus sceptiques : il montre notamment que les poésies les
plus inintelligibles au sens littéral deviennent parfaitement claires avec
l’hypothèse d’un « jargon » ou langage conventionnel dont il est arrivé à
traduire les principaux termes ; et il rappelle d’autres cas, notamment celui
des Soufis persans, ou un sens similaire a été également dissimulé sous les
apparences d’une simple poésie d’amour. Il est impossible de résumer toute
cette argumentation, basée sur des textes précis qui en font toute la valeur ;
nous ne pouvons qu’engager ceux que la question intéresse à se reporter au
livre lui-même.
À vrai
dire, ce dont il s’agit nous avait toujours paru, quant à nous, un fait évident
et incontestable ; mais il faut croire cependant que cette thèse a besoin
d’être solidement établie. En effet, M. Valli prévoit que ses conclusions
seront combattues par plusieurs catégories d’adversaires : d’abord, la critique
soi-disant « positive » (qu’il a tort de qualifier de « traditionnelle », alors
qu’elle est au contraire opposée à l’esprit traditionnel, auquel se rattache
toute interprétation initiatique) ; ensuite, l’esprit de parti, soit
catholique, soit anticatholique, qui n’y trouvera point sa satisfaction ;
enfin, la critique « esthétique » et la « rhétorique romantique », qui, au
fond, ne sont pas autre chose que ce qu’on pourrait appeler l’esprit «
littéraire ». Il y a là tout un ensemble de préjugés qui seront toujours
forcément opposés à la recherche du sens profond de certaines œuvres ; mais, en
présence de travaux de ce genre, les gens de bonne foi et dégagés de tout parti
pris pourront voir très facilement de quel côté est la vérité. Nous n’aurions,
en ce qui nous concerne, d’objections à faire que sur certaines interprétations
qui n’affectent nullement la thèse générale ; l’auteur, du reste, n’a pas eu la
prétention d’apporter une solution définitive à toutes les questions qu’il
soulève, et il est le premier à reconnaître que son travail aura besoin d’être
corrigé ou complété sur bien des points de détail.
1 — Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza,
Casa éditrice « Optima », 1928.
Le
principal défaut de M. Valli, celui dont procèdent presque toutes les
insuffisances que nous remarquons dans son ouvrage, c’est, disons-le tout de
suite très nettement, de n’avoir pas la mentalité « initiatique » qui convient
pour traiter à fond un tel sujet. Son point de vue est trop exclusivement celui
d’un historien : il ne suffit pas de « faire de l’histoire » (p. 421) pour
résoudre certains problèmes ; et d’ailleurs nous pouvons nous demander si ce
n’est pas là, en un sens, interpréter les idées médiévales avec la mentalité
moderne, comme l’auteur le reproche très justement aux critiques officiels ;
les hommes du moyen âge ont-ils jamais « fait de l’histoire pour l’histoire » ?
Il faut, pour ces choses, une compréhension d’un ordre plus profond ; si l’on
n’y apporte qu’un esprit et des intentions « profanes », on ne pourra guère
qu’accumuler des matériaux qu’il restera toujours à mettre en œuvre avec un
tout autre esprit ; et nous ne voyons pas très bien de quel intérêt serait une
recherche historique s’il ne devait pas en sortir quelque vérité doctrinale.
Il est
vraiment regrettable que l’auteur manque de certaines données traditionnelles,
d’une connaissance directe et pour ainsi dire « technique » des choses dont il
traite. C’est ce qui l’a empêché notamment de reconnaître la portée proprement
initiatique de notre étude sur l’Ésotérisme
de Dante (p. 19) ; c’est ainsi qu’il n’a pas compris que peu
importait, au point de vue où nous nous placions, que telles « découvertes »
soient dues à Rossetti, Aroux ou à tout autre, parce que nous ne les citions
que comme « point d’appui » pour des considérations d’un ordre bien différent ;
il s’agissait pour nous de doctrine initiatique, non d’histoire littéraire. À propos
de Rossetti, nous trouvons assez étrange l’assertion d’après laquelle il aurait
été « Rose-Croix » (p. 16), les vrais Rose-Croix, qui d’ailleurs n’étaient
nullement de « descendance gnostique » (p. 422), ayant disparu du monde
occidental bien avant l’époque où il vécut ; même s’il fut rattaché à quelque
organisation pseudo-rosicrucienne comme il y en a tant, celle-ci, très
certainement, n’avait en tout cas aucune tradition authentique à lui
communiquer ; du reste, sa première idée de ne voir partout qu’un sens purement
politique va aussi nettement que possible à l’encontre d’une pareille
hypothèse. M. Valli n’a du Rosicrucianisme qu’une idée bien superficielle et
même tout à fait « simpliste », et il ne semble pas soupçonner le symbolisme de
la croix (p. 393), pas plus qu’il ne paraît avoir bien compris la signification
traditionnelle du cœur (pp. 153-154), se rapportant à l’intellect et non au
sentiment. Disons, sur ce dernier point, que le cuore gentile des « Fidèles d’Amour » est
le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets
extérieurs, et par là même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ; ce
qui est remarquable, c’est qu’on trouve une doctrine identique dans le Taoïsme.
Signalons
encore d’autres points que nous avons relevés au cours de notre lecture : il y
a, par exemple, quelques références assez fâcheuses et qui déparent un ouvrage
sérieux. C’est ainsi qu’on aurait pu trouver facilement de meilleures autorités
à citer que Mead pour le gnosticisme (p. 87), Marc Saunier pour le symbolisme
des nombres (p. 312), et surtout... Léo Taxil pour la Maçonnerie (p. 272) ! Ce
dernier est d’ailleurs mentionné pour un point tout à fait élémentaire, les
âges symboliques des différents grades, qu’on peut trouver n’importe où. Au
même endroit, l’auteur cite aussi, d’après Rossetti, le Recueil précieux de la
Maçonnerie Adonhiramite ; mais la référence est indiquée d’une façon tout à
fait inintelligible, et qui montre bien qu’il ne connaît pas par lui-même le
livre dont il s’agit. Du reste, il y aurait de fortes réserves à faire sur tout
ce que M. Valli dit de la Maçonnerie, qu’il qualifie bizarrement de « modernissima » (pp. 80
et 430) ; une organisation peut avoir « perdu l’esprit » (ou ce qu’on appelle
en arabe la barakah),
par intrusion de la politique ou autrement, et garder néanmoins son symbolisme
intact, tout en ne le comprenant plus. Mais M. Valli lui-même ne semble pas
saisir très bien le vrai rôle du symbolisme, ni avoir un sens très net de la
filiation traditionnelle ; en parlant de différents « courants » (pp. 80-81),
il mélange l’ésotérique et l’exotérique, et il prend pour sources d’inspiration
des « Fidèles d’Amour » ce qui ne représente que des infiltrations antérieures,
dans le monde profane, d’une tradition initiatique dont ces « Fidèles d’Amour »
procédaient eux-mêmes directement. Les influences descendent du monde
initiatique au monde profane, mais l’inverse ne se peut pas, car un fleuve ne
remonte jamais vers sa source ; cette source, c’est la « fontaine d’enseignement
» dont il est si souvent question dans les poèmes étudiés ici, et qui est
généralement décrite comme située au pied d’un arbre, lequel, évidemment, n’est
autre que l’« Arbre de Vie » (1) ; le symbolisme du « Paradis terrestre » et de
la « Jérusalem céleste » doit trouver ici son application.
Il y a
aussi des inexactitudes de langage qui ne sont pas moins regrettables : ainsi,
l’auteur qualifie d’« humaines » (p. 411) des choses qui, au contraire, sont
essentiellement « supra-humaines », comme l’est d’ailleurs tout ce qui est
d’ordre véritablement traditionnel et initiatique. De même, il commet l’erreur
d’appeler « adeptes » les initiés d’un grade quelconque (2), alors que cette
appellation doit être réservée rigoureusement au grade suprême ; l’abus de ce
mot est particulièrement intéressant à noter parce qu’il constitue en quelque
sorte une « marque » : il y a un certain nombre de méprises que les « profanes
» manquent rarement de commettre, et celle-là en est une. Il faut relever
encore, à cet égard, l’emploi continuel de mots comme « secte » et « sectaire
», qui, pour désigner une organisation initiatique (et non religieuse) et ce
qui s’y rapporte, sont tout à fait impropres et vraiment déplaisants (3) ; et
ceci nous amène directement au plus grave défaut que nous ayons à constater
dans l’ouvrage de M. Valli.
Ce
défaut, c’est la confusion constante des points de vue « initiatique » et «
mystique », et l’assimilation des choses dont il s’agit à une doctrine «
religieuse », alors que l’ésotérisme, même s’il prend sa base dans des formes
religieuses (comme
c’est le cas pour les Soufis et pour les « Fidèles d’Amour », appartient en réalité à un ordre tout différent.
1 — Cet
arbre, chez les « Fidèles d’Amour », est généralement un pin, un hêtre ou un
laurier ; l’« Arbre de Vie » est représenté souvent par des arbres qui
demeurent toujours verts.
2 — Les
« Fidèles d’Amour » étaient divisés en sept degrés (p. 64) ; ce sont les sept
échelons de l’échelle initiatique, en correspondance avec les sept cieux
planétaires et avec les sept arts libéraux. Les expressions « terzo cielo »
(ciel de Vénus), « terzo loco » (à comparer avec le terme maçonnique de «
troisième appartement ») et « terzo grado » indiquent le troisième degré de la
hiérarchie, dans lequel était rendu le saluto (ou la salute) ; ce rite avait
lieu, semble-t-il à l’époque de la Toussaint, de même que les initiations à
celle de Pâques, où se situe l’action de la Divine Comédie (pp. 185-186).
3 — Il
n’en est pas de même, quoique certains puissent en penser de « jargon » (gergo)
; qui, comme nous l’indiquions (Le Voile d’Isis, oct. 1928, p. 652), fut un
terme « technique » avant de passer dans le langage vulgaire où il a pris un
sens défavorable. Faisons remarquer, à cette occasion, que le mot « profane »
aussi est toujours pris par nous dans son sens technique, qui, bien entendu,
n’a rien d’injurieux.
Une tradition vraiment initiatique ne peut pas être «
hétérodoxe » ; la qualifier ainsi (p. 393), c’est renverser le rapport normal
et hiérarchique entre l’intérieur et l’extérieur. L’ésotérisme n’est pas
contraire à l’« orthodoxie » (p. 104), même entendue simplement au sens
religieux ; il est au-dessus ou au delà du point de vue religieux, ce qui,
évidemment, n’est pas du tout la même chose ; et, en fait, l’accusation
injustifiée d’« hérésie » ne fut souvent qu’un moyen commode pour se
débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs.
Rossetti et Aroux n’ont pas eu tort de penser que les expressions théologiques,
chez Dante, recouvraient quelque chose d’autre, mais seulement de croire qu’il
fallait les interpréter « à rebours » (p. 389) ; l’ésotérisme se superpose à
l’exotérisme, mais ne s’y oppose pas, parce qu’il n’est pas sur le même plan,
et il donne aux mêmes vérités, par transposition dans un ordre supérieur, un
sens plus profond. Assurément, il se trouve qu’Amor est le renversement de Roma (1) ; mais il ne
faut pas en conclure, comme on a voulu le faire parfois, que ce qu’il désigne
est l’antithèse de Roma,
mais bien que c’est ce dont Roma
n’est qu’un reflet ou une image visible, nécessairement inverse comme l’est
l’image d’un objet dans un miroir (et c’est ici l’occasion de rappeler le « per speculum in Ænigmate
» de Saint Paul). Ajoutons, en ce qui concerne Rossetti et Aroux, et quelques
réserves qu’il convienne de faire sur certaines de leurs interprétations, qu’on
ne peut dire, sans risquer de retomber dans les préjugés de la critique «
positive », qu’une méthode est « inacceptable parce qu’incontrôlable » (p. 389)
; il faudrait alors rejeter tout ce qui est obtenu par connaissance directe, et
notamment par communication régulière d’un enseignement traditionnel, qui est
en effet incontrôlable... pour les profanes ! (2)
La
confusion de M. Valli entre ésotérisme et « hétérodoxie » est d’autant plus
étonnante qu’il a tout au moins compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs,
que la doctrine des « Fidèles d’Amour » n’était nullement « anticatholique »
(elle était même, comme celle des Rose-Croix, rigoureusement « catholique » au
vrai sens de ce mot), et qu’elle n’avait rien de commun avec les courants
profanes dont devait sortir la Réforme (pp. 79-80 et 409). Seulement, où a-t-il
vu que l’Église ait fait connaître au vulgaire le sens profond des « mystères »
? (p. 101). Elle l’enseigne au contraire si peu qu’on a pu douter qu’elle-même
en ait gardé la conscience ; et c’est précisément dans cette « perte de
l’esprit » que consisterait la « corruption » dénoncée déjà par Dante et ses
associés (3). La plus élémentaire prudence leur commandait d’ailleurs, quand
ils parlaient de cette « corruption », de ne pas le faire en langage clair ;
mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie
symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens
d’une doctrine ; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas
être exprimées autrement que sous cette forme, et ce côté de la question, qui
est de beaucoup le plus important, ne semble guère avoir été envisagé par l’auteur.
1 — À
titre de curiosité, si on écrit cette simple phrase : « In Italia è Roma », et
si on la lit en sens inverse, elle devient : « Amore ai La tini » ; le « hasard » est
parfois d’une surprenante ingéniosité !
2 — Il
faut croire qu’il est bien difficile de ne pas se laisser affecter par l’esprit
de l’époque : ainsi, la qualification de certains livres bibliques comme «
pseudo-salomonici » et « mistico-platonici
» (p. 80) nous apparaît comme une fâcheuse concession à l’exégèse moderne,
c’est-à-dire a cette même « critique positive » contre laquelle l’auteur
s’élève avec tant de raison.
3 — La
tête de Méduse, qui change les hommes en « pierres » (mot qui joue un rôle très
important dans le langage des « Fidèles d’Amour »), représente la corruption de
la Sagesse ; ses cheveux (symbolisant les mystères divins suivant les Soufis)
deviennent des serpents, pris naturellement au sens défavorable, car, dans
l’autre sens, le serpent est aussi un symbole de la Sagesse elle-même.
Il y a
même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit
bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de
ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus
particulièrement le symbole du vin chez les Soufis (dont l’enseignement,
disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste » que par une
erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et
104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète
ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn
et sôd sont
numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la «
boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément
(1).
Mais
venons-en à la confusion des points de vue « mystique » et « initiatique » :
elle est solidaire de la précédente, car c’est la fausse assimilation des
doctrines ésotériques au mysticisme, lequel relève du domaine religieux, qui
amène à les mettre sur le même plan que l’exotérisme et à vouloir les opposer à
celui-ci. Nous voyons fort bien ce qui, dans le cas présent, a pu causer cette
erreur : c’est qu’une tradition « chevaleresque » (p. 146), pour s’adapter à la
nature propre des hommes à qui elle s’adresse spécialement, comporte toujours
la prépondérance d’un principe représenté comme féminin (Madonna) (2), ainsi que
l’intervention d’un élément affectif (Amore).
Le rapprochement d’une telle forme traditionnelle avec celle que représentent
les Soufis persans est tout à fait juste ; mais il faudrait ajouter que ces
deux cas sont loin d’être les seuls où se rencontre le culte de la « donna-Divinità »,
c’est-à-dire de l’aspect féminin de la Divinité : on le trouve dans l’Inde
aussi, où cet aspect est désigné comme la Shakti,
équivalente à certains égards de la Shekinah
hébraïque ; et il est à remarquer que le culte de la Shakti concerne surtout
les Kshatriya.
Une tradition « chevaleresque », précisément, n’est pas autre chose qu’une
forme traditionnelle à l’usage des Kshatriya,
et c’est pourquoi elle ne peut pas constituer une voie purement intellectuelle
comme l’est celle des Brâhmanes ; celle-ci est la « voie sèche » des
alchimistes, tandis que l’autre est la « voie humide » (3), l’eau symbolisant
le féminin comme le feu le masculin, et la première correspondant à l’émotivité
et le second à l’intellectualité qui prédominent respectivement dans la nature
des Kshatriyas
et dans celle des Brâhmanes.
C’est pourquoi une telle tradition peut sembler mystique extérieurement, même
quand elle est initiatique en réalité, si bien qu’on pourrait même penser que
le mysticisme, au sens ordinaire du mot, en est comme un vestige ou une «
survivance » demeurant, dans une civilisation telle que celle de l’Occident,
après que toute organisation traditionnelle régulière a disparu.
1 —
L’expression proverbiale « boire comme un Templier », prise par le vulgaire
dans le sens le plus grossièrement littéral, n’a sans doute pas d’autre origine
réelle : le « vin » que buvaient les Templiers était le même que celui que
buvaient les Kabbalistes juifs et les Soufis musulmans. De même, l’autre
expression « jurer comme un Templier » n’est qu’une allusion au serment
initiatique, détournée de sa véritable signification par l’incompréhension et
la malveillance profanes. — Pour mieux comprendre ce que dit l’auteur dans le
texte, on observera que le vin au sens ordinaire n’est pas une boisson permise
en Islam ; quand on en parle donc, dans l’ésotérisme islamique, il doit être
entendu comme désignant quelque chose de plus subtil, et, effectivement, selon
l’enseignement de Mohyiddin ibn Arahi, le « vin » désigne la « science des
états spirituels » (ilmu-l-ahwâl),
alors que l’« eau » représente la « science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq), le «
lait », la « science des lois revélées » (ilmu-ch-chrây’i)
et le « miel », la « science des normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs). Si l’on
remarque en outre que ces quatre « breuvages » sont exactement les substances
des quatre sortes de fleuves paradisiaques selon le Coran 47, 17, on se rendra
compte que le « vin » des Soufis a, comme leurs autres boissons initiatiques,
une autre substantialité que celle du liquide connu qui lui sert de symbole.
(Note de M. Vâlsan.)
2 — L’«
Intellect actif », représenté par Madonna,
est le « rayon céleste » qui constitue le lien entre Dieu et l’homme et qui
conduit l’homme à Dieu (p. 54) : c’est la Buddhi
hindoue. Il faudrait d’ailleurs prendre garde que « Sagesse » et « Intelligence
» ne sont pas strictement identiques ; il y a là deux aspects complémentaires à
distinguer (Hokmah
et Binah dans
la Kabbale).
3 — Ces
deux voies pourraient aussi, en un autre sens et suivant une autre corrélation,
être respectivement celle des initiés en général et celle des mystiques, mais
cette dernière est « irrégulière » et n’a pas à être envisagée quand on s’en
tient strictement a la norme traditionnelle.
Le rôle
du principe féminin dans certaines formes traditionnelles se remarque même dans
l’exotérisme catholique, par l’importance donnée au culte de la Vierge. M Valli
semble s’étonner de voir la Rosa
Mystica figurer dans les litanies de la Vierge (p. 393) ; il y a
pourtant, dans ces mêmes litanies, bien d’autres symboles proprement
initiatiques, et ce dont il ne paraît pas se douter, c’est que leur application
est parfaitement justifiée par les rapports de la Vierge avec la Sagesse et
avec la Shekinah
(1). Notons aussi, à ce propos, que saint Bernard, dont on connaît la connexion
avec les Templiers, apparaît comme un « chevalier de la Vierge », qu’il
appelait « sa dame » ; on lui attribue même l’origine du vocable « Notre-Dame »
: c’est aussi Madonna, et, sous un de ses aspects, elle s’identifie à la
Sagesse, donc à la Madonna même des « Fidèles d’Amour » ; voilà encore un
rapprochement que l’auteur n’a pas soupçonné, pas plus qu’il ne paraît
soupçonner les raisons pour lesquelles le mois de mai est consacré à la Vierge.
Il est
une chose qui aurait dû amener M. Valli à penser que les doctrines en question
n’étaient point du « mysticisme » : c’est qu’il constate lui-même l’importance
presque exclusive qui y est attachée à la « connaissance » (pp. 421-422), ce
qui diffère totalement du point de vue mystique. Il se méprend d’ailleurs sur
les conséquences qu’il convient d’en tirer : cette importance n’est pas un
caractère spécial au « gnosticisme », mais un caractère général de tout
enseignement initiatique, quelque forme qu’il ait prise ; la connaissance est
toujours le but unique, et tout le reste n’est que moyens divers pour y
parvenir. Il faut bien prendre garde de ne pas confondre « Gnose », qui
signifie « connaissance », et « gnosticisme », bien que le second tire
évidemment son nom de la première ; d’ailleurs, cette dénomination de «
gnosticisme » est assez vague et paraît, en fait, avoir été appliquée
indistinctement à des choses fort différentes (2).
1 — Il
faut même remarquer que, dans certains cas, les mêmes symboles représentent à
la fois la Vierge et le Christ ; il y a là une énigme digne d’être proposée à
la sagacité des chercheurs, et dont la solution résulterait de la considération
des rapports de la Shekinah avec Metatron.
2 — M.
Valli dit que la « critique » apprécie peu les données traditionnelles des «
gnostiques » contemporains (p. 422) ; pour une fois la « critique » a raison,
car ces « néo-gnostiques » n’ont jamais rien reçu par une transmission
quelconque, et il ne s’agit que d’un essai de « reconstitution » d’après des
documents, d’ailleurs bien fragmentaires. qui sont à la portée de tout le monde
; on peut en croire le témoignage de quelqu’un qui a eu l’occasion d’observer
ces choses d’assez près pour savoir ce qu’il en est réellement.
Il ne
faut pas se laisser arrêter par les formes extérieures, quelles qu’elles
puissent être ; les « Fidèles d’Amour » savaient aller au-delà de ces formes,
et en voici une preuve : dans une des premières nouvelles du Décaméron de Boccace,
Melchissédec affirme que, entre le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, «
personne ne sait quelle est la vraie foi ». M. Valli a vu juste en interprétant
cette affirmation en ce sens que « la vraie foi est cachée sous les aspects
extérieurs des diverses croyances » (p. 433) ; mais ce qui est le plus
remarquable, et cela il ne l’a pas vu, c’est que ces paroles soient mises dans
la bouche de Melchissédec, qui est précisément le représentant de la tradition
unique cachée sous toutes ces formes extérieures ; et il y a là quelque chose
qui montre bien que certains, en Occident, savaient encore à cette époque ce
qu’est le véritable « centre du monde ». Quoi qu’il en soit, l’emploi d’un
langage « affectif », comme l’est souvent celui des « Fidèles d’Amour », est
aussi une forme extérieure par laquelle on ne doit pas être illusionné ; il
peut fort bien recouvrir quelque chose de bien autrement profond, et, en particulier,
le mot « Amour » peut, en vertu de la transposition analogique, signifier tout
autre chose que le sentiment qu’il désigne d’ordinaire. Ce sens profond de l’«
Amour », en connexion avec les doctrines des Ordres de chevalerie, pourrait
résulter notamment du rapprochement des indications suivantes : d’abord, la
parole de saint Jean, « Dieu est Amour » ; ensuite, le cri de guerre des
Templiers, « Vive Dieu Saint Amour » ; enfin, le dernier vers de la Divine
Comédie, « L’Amor che
muove il Sole e l’altre stelle » (1). Un autre point intéressant, à
cet égard, c’est le rapport établi entre l’« Amour » et la « Mort » dans le
symbolisme des « Fidèles d’Amour » ; ce rapport est double, parce que le mot «
Mort » lui-même a un double sens. D’une part, il y a un rapprochement et comme
une association de l’« Amour » et de la « Mort » (p. 159), celle-ci devant
alors être entendue comme la « mort initiatique », et ce rapprochement semble
s’être continué dans le courant d’où sont sorties, à la fin du moyen âge, les figurations
de la « danse macabre » (2) ; d’autre part, il y a aussi une antithèse établie
à un autre point de vue entre l’« Amour » et la « Mort » (p. 166), antithèse
qui peut s’expliquer en partie par la constitution même des deux mots : la
racine mor leur
est commune, et, dans a-mor,
elle est précédée d’a privatif, comme dans le sanscrit a-mara, a-mrita, de sorte qu’«
Amour » peut s’interpréter ainsi comme une sorte d’équivalent hiéroglyphique
d’« immortalité ». Les « morts » peuvent en ce sens, d’une façon générale, être
regardés comme désignant les profanes, tandis que les « vivants », ou ceux qui
ont atteint l’« immortalité », sont les initiés ; c’est ici le lieu de rappeler
l’expression de « Terre des Vivants », synonyme de « Terre Sainte » ou « Terre des
Saints », « Terre Pure », etc. ; et l’opposition que nous venons d’indiquer
équivaut sous ce rapport à celle de l’Enfer, qui est le monde profane, et des
Cieux, qui sont les degrés de la hiérarchie initiatique.
1 — À
propos des Ordres de chevalerie, disons que l’« Église Johannite » désigne la
réunion de tous ceux qui, à un titre quelconque, se rattachaient à ce qu’on a
appelé au moyen âge le « Royaume du Prêtre Jean », auquel nous avons fait
allusion dans notre étude sur Le Roi du Monde.
2 — Nous
avons vu, dans un ancien cimetière du XVe siècle des chapiteaux dans les
sculptures desquels sont curieusement réunis les attributs de l’Amour et de la
Mort.
Quant à
la « vraie foi » dont il a été parlé tout à l’heure, c’est elle qui est
désignée comme la Fede
Santa, expression qui, comme le mot Amore, s’applique en même temps à
l’organisation initiatique elle-même. Cette Fede
Santa, dont Dante était Kadosch,
c’est la foi des Fedeli
d’Amore ; et c’est aussi la Fede
dei Santi, c’est-à-dire l’Emounah
des Kadosch,
ainsi que nous l’avons expliqué dans l’Ésotérisme
de Dante. Cette désignation des initiés comme les « Saints », dont Kadosch est l’équivalent
hébraïque, se comprend parfaitement par la signification des « Cieux » telle
que nous venons de l’indiquer, puisque les Cieux sont en effet décrits comme la
demeure des Saints ; elle doit être rapprochée de beaucoup d’autres
dénominations analogues, comme celles de Purs, Parfaits, Cathares, Soufis, Ikhwan-es-Safa, etc.,
qui toutes ont été prises dans le même sens ; et elle permet de comprendre ce
qu’est véritablement la « Terre Sainte » (1).
Ceci
nous amène à signaler un autre point, auquel M. Valli ne fait qu’une trop brève
allusion (pp. 323-324) : c’est la signification secrète des pèlerinages, se
rapportant aux pérégrinations des initiés, dont les itinéraires, d’ailleurs,
coïncidaient en effet le plus souvent avec ceux des pèlerins ordinaires, avec
qui ils se confondaient ainsi en apparence, ce qui leur permettait de mieux
dissimuler les vraies raisons de ces voyages. Du reste, la situation même des
lieux de pèlerinage, comme celle des sanctuaires de l’antiquité, a une valeur
ésotérique dont il y a lieu de tenir compte à cet égard (2) ; ceci est en
relation directe avec ce que nous avons appelé la « géographie sacrée », et
doit d’autre part être rapproché de ce que nous écrivions à propos des
Compagnons et des Bohémiens (3) ; peut-être reviendrons-nous là-dessus en une
autre occasion.
La
question de la « Terre Sainte » pourrait aussi donner la clef des rapports de
Dante et des « Fidèles d’Amour » avec les Templiers ; c’est là encore un sujet
qui n’est que très incomplètement traité dans le livre de M. Valli. Celui-ci
considère bien ces rapports avec les Templiers (pp. 423-426), ainsi qu’avec les
alchimistes (p. 248), comme d’une incontestable réalité, et il indique quelques
rapprochements intéressants, comme, par exemple, celui des neuf années de
probation des Templiers avec l’âge symbolique de neuf ans dans la Vita Nuova (p. 274) ;
mais il y aurait eu bien d’autres choses à dire. Ainsi, à propos de la
résidence centrale des Templiers fixée à Chypre (pp. 261 et 425), il serait
curieux d’étudier la signification du nom de cette île, ses rapports avec Vénus
et le « troisième ciel », le symbolisme du cuivre qui en a tiré son nom, toutes
choses que nous ne pouvons, pour le moment, que signaler sans nous y arrêter.
De
même, à propos de l’obligation imposée aux « Fidèles d’Amour » d’employer dans
leurs écrits la forme poétique (p. 155), il y aurait lieu de se demander
pourquoi la poésie était appelée par les anciens la « langue des Dieux »,
pourquoi vates
en latin était à la fois le poète et le devin ou le prophète (les oracles
étaient d’ailleurs rendus en vers), pourquoi les vers étaient appelés carmina (charmes,
incantations, mot identique au sanscrit karma
entendu au sens technique d’« acte rituel ») (4), et aussi pourquoi il est dit
de Salomon et d’autres sages, notamment dans la tradition musulmane, qu’ils
comprenaient la « langue des oiseaux », ce qui, si étrange que cela puisse
sembler, n’est qu’un autre nom de la « langue des Dieux » (5).
1 — Il
n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer en outre que les initiales F. S.
peuvent aussi se lire Fides
Sapientia, traduction exacte de la Pistis Sophia gnostique.
2 — M.
Grillot de Givry a donné sur ce sujet une étude intitulée : Les Foyers du mysticisme populaire,
dans Le Voile d’Isis d’avril 1920.
3 — Cf. Le Voile d’Isis, octobre
1926.
4 — Rita, en sanscrit, est
ce qui est conforme à l’ordre, sens que l’adverbe rite a gardé en latin ;
l’ordre cosmique est ici représenté par la loi du rythme.
5 — La
même chose se trouve aussi dans les légendes germaniques.
Avant
de terminer ces remarques, il nous faut encore dire quelques mots de
l’interprétation de la Divine Comédie que M. Valli a développée dans d’autres
ouvrages et qu’il résume simplement dans celui-ci : les symétries de la Croix
et de l’Aigle (pp. 382-384), sur lesquelles elle est basée entièrement, rendent
certainement compte d’une partie du sens du poème (d’ailleurs conforme à la
conclusion du De Monarchia)
(1) ; mais il y a dans celui-ci bien d’autres choses qui ne peuvent trouver par
là leur explication complète, ne serait-ce que l’emploi des nombres symboliques
; l’auteur semble y voir à tort une clef unique, suffisante pour résoudre
toutes les difficultés. D’autre part, l’usage de ces « connexions structurales
» (p. 388) lui paraît être personnel à Dante, alors qu’il y a au contraire dans
cette « architecture » symbolique quelque chose d’essentiellement traditionnel,
qui, pour ne pas avoir fait partie peut-être des modes d’expression habituels
aux « Fidèles d’Amour » proprement dits, n’en existait pas moins dans des
organisations plus ou moins étroitement apparentées à la leur, et se reliait à
l’art même des constructeurs (2) ; il semble pourtant y avoir une intuition de
ces rapports dans l’indication de l’aide que pourrait apporter aux recherches
dont il s’agit « l’étude du symbolisme dans les arts figuratifs » (p. 406). Il
faudrait d’ailleurs, là comme pour tout le reste, laisser de côté toute
préoccupation « esthétique » (p. 389), et on pourrait alors découvrir bien
d’autres points de comparaison, parfois fort inattendus (3).
Si nous
nous sommes étendu si longuement sur le livre de M. Valli, c’est qu’il est de
ceux qui méritent vraiment de retenir l’attention, et, si nous en avons surtout
signalé les lacunes, c’est que nous pouvions ainsi indiquer, pour lui-même ou
pour d’autres, de nouvelles voies de recherches, susceptibles de compléter
heureusement les résultats déjà acquis. Il semble que le temps soit venu où le
vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de
Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est
peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés
qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être
gardé pendant six siècles (le Naros
chaldéen) ; M. Valli parle souvent de ces six siècles pendant lesquels Dante
n’a pas été compris, mais évidemment sans y voir aucune signification
particulière, et cela prouve encore la nécessité, pour les études de ce genre,
d’une connaissance des « lois cycliques », si complètement oubliées de
l’Occident moderne.
1 — Cf. Autorité spirituelle et pouvoir
temporel, chap. VIII.
2 — Nous
rappellerons l’expression maçonnique de « morceau d’architecture » ; elle
s’applique, au sens le plus vrai, à l’œuvre de Dante.
3 — Nous
pensons notamment à certaines des considérations contenues dans le très curieux
livre de M. Pierre Piobb sur Le
Secret de Nostradamus, Paris, 1927.
Nous avons consacré le précédent chapitre à l’important ouvrage
publié en 1928, sous ce titre, par M. Luigi Valli ; en 1931 nous apprîmes la
mort soudaine et prématurée de l’auteur dont nous espérions d’autres études non
moins dignes d’intérêt ; puis nous parvint un second volume portant le même
titre que le premier, et contenant, avec les réponses aux objections qui
avaient été faites à la thèse soutenue dans celui-ci, un certain nombre de
notes complémentaires (1).
Les objections,
qui témoignent d’une incompréhension dont nous n’avons pas lieu d’être surpris,
peuvent, comme il était d’ailleurs facile de le prévoir, se ramener presque
toutes à deux catégories : les unes émanent de « critiques littéraires » imbus
de tous les préjugés scolaires et universitaires, les autres de milieux
catholiques où l’on ne veut pas admettre que Dante ait appartenu à une
organisation initiatique ; toutes s’accordent en somme, quoique pour des
raisons différentes, à nier l’existence de l’ésotérisme là même où il apparaît
avec la plus éclatante évidence. L’auteur semble attacher une plus grande
importance aux premières, qu’il discute beaucoup plus longuement que les
secondes ; nous aurions été tenté, pour notre part, de faire exactement le contraire,
voyant dans ces dernières un symptôme bien plus grave encore de la déformation
de la mentalité moderne ; mais cette différence de perspective s’explique par
le point de vue spécial auquel M. Valli a voulu se placer, et qui est
uniquement celui d’un « chercheur » et d’un historien. De ce point de vue trop
extérieur résultent un certain nombre de lacunes et d’inexactitudes de langage
que nous avons déjà signalées dans le chapitre précédent ; M. Valli reconnaît,
précisément à propos de celui-ci, qu’« il n’a jamais eu de contact avec des
traditions initiatiques d’aucun genre », et que « sa formation mentale est
nettement critique » ; il n’en est que plus remarquable qu’il soit arrivé à des
conclusions aussi éloignées de celles de la « critique » ordinaire, et qui sont
même assez étonnantes de la part de quelqu’un qui affirme sa volonté d’être «
un homme du XXe siècle ». Il n’en est pas moins regrettable qu’il se refuse de
parti pris à comprendre la notion de l’orthodoxie traditionnelle, qu’il
persiste à appliquer le terme déplaisant de « sectes » à des organisations de
caractère initiatique et non religieux, et qu’il nie avoir commis une confusion
entre « mystique » et « initiatique », alors que précisément il la répète
encore tout au long de ce second volume ; mais ces défauts ne doivent point
nous empêcher de reconnaître le grand mérite qu’il y a, pour le « profane »
qu’il veut être et demeurer, à avoir aperçu une bonne partie de la vérité en
dépit de tous les obstacles que son éducation devait naturellement y apporter,
et à l’avoir dite sans crainte des contradictions qu’il devait s’attirer de la
part de tous ceux qui ont quelque intérêt à ce qu’elle reste ignorée.
1 — Il Linguaggio segreto di Dante e dei
« Fedeli d’Amore », vol. II (Discussione
e note aggiunte) ; Roma,
Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa editrice « Optima ».
Nous
noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des «
critiques » universitaires : certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie
qui est belle ne peut être symbolique ; il leur paraît qu’une œuvre d’art ne
peut être admirée que si elle ne signifie rien, et que l’existence d’un sens
profond en détruit la valeur artistique ! C’est bien là, exprimée aussi
nettement que possible, cette conception « profane » que nous avons signalée
dernièrement en plusieurs occasions, à propos de l’art en général et de la
poésie en particulier, comme une dégénérescence toute moderne et comme
contraire au caractère que les arts aussi bien que les sciences avaient à l’origine
et qu’ils ont toujours eu dans toute civilisation traditionnelle. Notons à ce
propos une formule assez intéressante citée par M. Valli : dans tout l’art
médiéval, par opposition à l’art moderne, « il s’agit de l’incarnation d’une
idée, non de l’idéalisation d’une réalité » ; nous dirions d’une réalité
d’ordre sensible, car l’idée est aussi une réalité, et même d’un degré
supérieur ; cette « incarnation de l’idée » dans une forme, ce n’est pas autre
chose que le symbolisme même.
D’autres
ont émis une objection vraiment comique : il serait « vil », prétendent-ils,
d’écrire en « jargon », c’est-à-dire en langage conventionnel : ils ne voient
évidemment là qu’une sorte de lâcheté et de dissimulation. À vrai dire,
peut-être M. Valli lui-même a-t-il insisté trop exclusivement, comme nous
l’avions déjà noté, sur la volonté qu’avaient les « Fidèles d’Amour » de se
cacher pour des motifs de prudence ; il n’est pas contestable que cela ait
existé en effet, et c’était une nécessité qui leur était imposée par les
circonstances ; mais ce n’est là que la moindre et la plus extérieure des
raisons qui justifient l’emploi qu’ils ont fait d’un langage qui n’était pas
seulement conventionnel, mais aussi et même avant tout symbolique. On
trouverait des exemples analogues dans de tout autres circonstances, où il n’y
aurait eu aucun danger à parler clairement si la chose avait été possible ; on
peut dire que, même alors, il y avait avantage à écarter ceux qui n’étaient pas
« qualifiés », ce qui relève déjà d’une autre préoccupation que la simple
prudence ; mais ce qu’il faut dire surtout, c’est que les vérités d’un certain
ordre, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer que symboliquement.
Enfin,
il en est qui ont trouvé invraisemblable l’existence de la poésie symbolique
chez les « Fidèles d’Amour », parce qu’elle constituerait un « cas unique »,
alors que M. Valli s’était attaché à montrer que, précisément à la même époque,
la même chose existait aussi en Orient, et notamment dans la poésie persane. On
pourrait même ajouter que ce symbolisme de l’amour a parfois été employé
également dans l’Inde ; et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez
singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie
persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la
poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn
El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres « voiles » ont été employés également dans
les expressions poétiques du Soufisme, y compris celui du scepticisme, dont on
peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce
dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité
un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part
jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous
occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân
pourrait être regardée comme une des principales « sources » islamiques de la
Divine Comédie.
Quant à
l’obligation imposée à tous les membres d’une organisation initiatique d’écrire
en vers, elle s’accordait parfaitement avec le caractère de « langue sacrée »
qu’avait la poésie ; comme le dit très justement M. Valli, il s’agissait de
tout autre chose que de « faire de la littérature », but qui n’a jamais été
celui de Dante et de ses contemporains, lesquels, ajoute-t-il ironiquement, «
avaient le tort de n’avoir pas lu les livres de la critique moderne ». À une
époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes,
chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid
du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de
la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond.
Pour ce
qui est des remarques nouvelles faites par M. Valli et qui ouvrent la voie à
d’autres recherches, l’une d’elles concerne les rapports de Joachim de Flore
avec les « Fidèles d’Amour » : Fiore
est un des symboles les plus usités dans la poésie de ceux-ci, comme synonyme
de Rosa ; et,
sous ce titre de Fiore,
une adaptation italienne du Roman
de la Rose a été écrite par un Florentin nommé Durante, qui est
presque certainement Dante lui-même (1). D’autre part, la dénomination du
couvent de San Giovanni in Fiore, d’où Giocchino di Fiore prit son nom,
n’apparaît nulle part avant lui ; est-ce lui-même qui la lui donna, et pourquoi
choisit-il ce nom ? Chose remarquable, Joachim de Flore parle dans ses œuvres
d’une « veuve » symbolique, tout comme Francesco da Barberino et Boccace, qui
appartenaient l’un et l’autre aux « Fidèles d’Amour » ; et nous ajouterons que,
de nos jours encore, cette « veuve » est bien connue dans le symbolisme
maçonnique. À ce propos, il est fâcheux que des préoccupations politiques
semblent avoir empêché M. Valli de faire certains rapprochements pourtant très
frappants ; il a raison, sans doute, de dire que les organisations initiatiques
dont il s’agit ne sont pas la Maçonnerie, mais, entre celle-ci et celles-là, le
lien n’en est pas moins certain ; et n’est-il pas curieux, par exemple, que le
« vent » ait, dans le langage des « Fidèles d’Amour », exactement le même sens
que la « pluie » dans celui de la Maçonnerie ?
1 —
Dante n’est en effet qu’une contraction de Durante, qui était son véritable
nom.
Un
autre point important est celui qui concerne les rapports des « Fidèles d’Amour
» avec les alchimistes : un symbole particulièrement significatif à cet égard
se trouve dans les Documenti
d’Amore de Francesco da Barberino. Il s’agit d’une figure dans
laquelle douze personnages disposés symétriquement, et qui forment six couples
représentant autant de degrés initiatiques, aboutissent à un personnage unique
placé au centre ; ce dernier, qui porte dans ses mains la rose symbolique, a
deux têtes, l’une masculine et l’autre féminine, et est manifestement identique
au Rebis
hermétique. La seule différence notable avec les figures qui se rencontrent
dans les traités alchimiques est que, dans celles-ci, c’est le côté droit qui
est masculin et le côté gauche féminin, tandis qu’ici nous trouvons la
disposition inverse ; cette particularité semble avoir échappé a M. Valli, qui
pourtant en donne lui-même l’explication, sans paraître s’en apercevoir,
lorsqu’il dit que « l’homme avec son intellect passif est réuni à
l’Intelligence active, représentée par la femme », alors que généralement c’est
le masculin qui symbolise l’élément actif et le féminin l’élément passif. Ce
qui est le plus remarquable, c’est que cette sorte de renversement du rapport
habituel se trouve également dans le symbolisme employé par le tantrisme hindou
; et le rapprochement s’impose plus fortement encore lorsque nous voyons Cecco
d’Ascoli dire : « onde io
son ella », exactement comme les Shâktas,
au lieu de So’ham,
« Je suis Lui » (le Ana
Hoa de l’ésotérisme islamique), disent Sâ’ham, « Je suis Elle ». D’autre part, M.
Valli remarque que, à côté du Rebis
figuré dans le Rosarium
Philosophorum, on voit une sorte d’arbre portant six couples de
visages disposés symétriquement de chaque côté de la tige et un visage unique
au sommet, qu’il identifie avec les personnages de la figure de Francesco da
Barberino ; il semble bien s’agir effectivement, dans les deux cas, d’une
hiérarchie initiatique en sept degrés, le dernier degré étant essentiellement
caractérisé par la reconstitution de l’Androgyne hermétique, c’est-à-dire en
somme la restauration de l’« état primordial » ; et ceci s’accorde avec ce que
nous avons eu l’occasion de dire sur la signification du terme de « Rose-Croix
», comme désignant la perfection de l’état humain. À propos de l’initiation en
sept degrés, nous avons parlé, dans notre étude sur L’Ésotérisme de Dante, de l’échelle à sept
échelons ; il est vrai que ceux-ci, généralement, sont plutôt mis en
correspondance avec les sept cieux planétaires, qui se réfèrent à des états
supra-humains ; mais, par raison d’analogie, il doit y avoir, dans un même
système initiatique, une similitude de répartition hiérarchique entre les «
petits mystères » et les « grands mystères ». D’autre part, l’être réintégré au
centre de l’état humain est par là même prêt à s’élever aux états supérieurs,
et il domine déjà les conditions de l’existence dans ce monde dont il est
devenu maître ; c’est pourquoi le Rebis
du Rosarium Philosophorum
a sous ses pieds la lune, et celui de Basile Valentin le dragon ; cette
signification a été complètement méconnue par M. Valli, qui n’a vu là que des
symboles de la doctrine corrompue ou de « l’erreur qui opprime le monde »,
alors que, en réalité, la lune représente le domaine des formes (le symbolisme
est le même que celui de la « marche sur les eaux »), et le dragon est ici la
figure du monde élémentaire.
M.
Valli, tout en n’ayant aucun doute sur les rapports de Dante avec les
Templiers, dont il existe des indices multiples, soulève une discussion au
sujet de la médaille du musée de Vienne, dont nous avons parlé dans L’Ésotérisme de Dante ;
il a voulu voir cette médaille, et il a constaté que ses deux faces avaient été
réunies postérieurement et avaient dû appartenir tout d’abord à deux médailles différentes ; il reconnaît d’ailleurs que cette étrange opération n’a pas dû
être faite sans quelque raison. Quant aux initiales F.S.K.I.P.F.T. qui figurent
au revers, elles sont pour lui celles des sept vertus : Fides, Spes, Karitas, Justitia,
Prudentia, Fortitudo, Temperantia, bien qu’il y ait une anomalie
dans le fait qu’elles sont disposées en deux lignes par quatre et trois, au
lieu de l’être par trois et quatre comme le voudrait la distinction des trois
vertus théologales et des quatre vertus cardinales ; comme elles sont
d’ailleurs jointes à des rameaux de laurier et d’olivier, « qui sont proprement
les deux plantes sacrées des initiés », il admet que cette interprétation
n’exclut pas forcément l’existence d’une autre signification plus cachée ; et
nous ajouterons que l’orthographe anormale Karitas,
au lieu de Charitas,
pourrait bien avoir été nécessitée précisément par ce double sens. Du reste,
nous avions signalé par ailleurs, dans la même étude, le rôle initiatique donné
aux trois vertus théologales, et qui a été conservé dans le 18e degré de la
Maçonnerie écossaise (1) ; en outre, le septénaire des vertus est formé d’un
ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, ce qui indique suffisamment
qu’il est constitué selon des principes ésotériques ; et enfin il peut, tout
aussi bien que celui des « arts libéraux » (divisé, lui aussi, en trivium et quadrivium),
correspondre aux sept échelons auxquels nous faisions allusion tout à l’heure,
d’autant plus que, en fait, la « Foi » (la Fede
Santa) figure toujours au plus haut échelon de l’« échelle
mystérieuse » des Kadosch
; tout cela forme donc un ensemble beaucoup plus cohérent que ne peuvent le
croire les observateurs superficiels.
D’un
autre côté, M. Valli a découvert, au même musée de Vienne, la médaille
originale de Dante, et le revers de celle-ci présente encore une figure fort
étrange et énigmatique : un cœur placé au centre d’un système de cercles qui a
l’apparence d’une sphère céleste, mais qui n’en est pas une en réalité, et que
n’accompagne aucune inscription (2). Il y a trois cercles méridiens et quatre
cercles parallèles, que M. Valli rapporte encore respectivement aux trois
vertus théologales et aux quatre vertus cardinales ; ce qui nous donnerait à
penser que cette interprétation doit être exacte, c’est surtout la justesse de
l’application qui est faite, dans cette disposition, du sens vertical et du
sens horizontal aux rapports de la vie contemplative et de la vie active, ou de
l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel régissant l’une et l’autre,
auxquels correspondent ces deux groupes de vertus, qu’un cercle oblique,
complétant la figure (et formant avec les autres le nombre 8 qui est celui de
l’équilibre), relie en une parfaite harmonie sous l’irradiation de la «
doctrine d’amour » (3).
Une
dernière note concerne le nom secret que les « Fidèles d’Amour » donnaient à
Dieu : Francesco da Barberino, dans son Tractatus
Amoris, s’est fait représenter dans une attitude d’adoration devant
la lettre I ; et, dans la Divine Comédie, Adam dit que le premier nom de Dieu
fut I (4), le nom qui vint ensuite étant El.
Cette lettre I, que Dante appelle la « neuvième figure » suivant son rang dans
l’alphabet latin (et l’on sait quelle importance symbolique avait pour lui le
nombre 4), n’est évidemment autre que le iod,
bien que celui-ci soit la dixième lettre dans l’alphabet hébraïque ; et, en
fait, le iod,
outre qu’il est la première lettre du Tétragramme, constitue un nom divin par
lui-même, soit isolé, soit répété trois fois (5). C’est ce même iod qui, dans la
Maçonnerie, est devenu la lettre G, par assimilation avec God (car c’est en
Angleterre que s’opéra cette transformation) ; ceci sans préjudice des autres
significations multiples qui sont venues secondairement se concentrer dans
cette même lettre G, et qu’il n’est pas dans notre propos d’examiner ici.
1 — Dans
le 17e degré, celui de « Chevalier d’Orient et d’Occident », on trouve aussi
une devise formée de sept initiales, qui sont celles d’un septénaire
d’attributs divins dont l’énumération est tirée d’un passage de l’Apocalypse.
2 — Ce
cœur ainsi placé nous rappelle la figure, non moins remarquable et mystérieuse,
du cœur de Saint-Denis d’Orques, représenté au centre des cercles planétaire et
zodiacal, figure qui fut étudiée par M. L. Charbonneau-Lassay dans la revue Regnabit.
3 — On
pourra, à ce propos, se reporter à ce que nous avons dit au sujet du traité De Monarchia de Dante
dans Autorité spirituelle
et pouvoir temporel.
4 — Paradis, XXVI, 133.
5 —
Est-ce par une simple coïncidence que le cœur de Saint Denis d’Orques, dont
nous venons de parler, porte une blessure (ou ce qui paraît tel) en forme de iod ? Et n’y aurait-il
pas quelques raisons de supposer que les anciennes figurations du « Sacré-Cœur
» antérieures à son adoption « officielle » par l’Église, ont pu avoir certains
rapports avec la doctrine des « Fidèles d’Amour » ou de leurs continuateurs ?
Il est
à souhaiter vivement, tout en déplorant la disparition de M. Luigi Valli, qu’il
trouve des continuateurs dans ce champ de recherches aussi vaste que peu
exploré jusqu’ici ; et il semble bien qu’il doive en être ainsi, puisque,
lui-même nous apprend qu’il a déjà été suivi par M. Gaetano Scarlata, qui a
consacré un ouvrage (1) à l’étude spéciale du traité De vulgari eloquentia de
Dante, livre « plein de mystères » aussi, comme Rossetti et Aroux l’avaient
bien vu, et qui, tandis qu’il semble parler simplement de l’idiome italien, se
rapporte en réalité à la langue secrète, suivant un procédé également en usage
dans l’ésotérisme islamique, où, comme nous l’avons signalé en une autre
occasion, une œuvre initiatique peut revêtir les apparences d’un simple traité
de grammaire. On fera sans doute encore bien d’autres découvertes dans le même
ordre d’idées ; et, même si ceux qui se consacrent à ces recherches n’y
apportent personnellement qu’une mentalité « profane » (à la condition qu’elle
soit pourtant impartiale) et n’y voient que l’objet d’une sorte de curiosité
historique, les résultats obtenus n’en seront pas moins susceptibles en
eux-mêmes, et pour ceux qui sauront en comprendre toute la portée réelle, de
contribuer efficacement à une restauration de l’esprit traditionnel : ces
travaux ne se rattachent-ils pas, fut-ce inconsciemment et involontairement, à
la « recherche de la Parole perdue », qui est la même chose que la « queste du
Graal » ?
1 — Le origini della letteratura
italiana nel pensioro di Dante, Palermo 1930.
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