L'enseignement
du Graal ne posait pas ouvertement le problème des rapports de la Papauté et de
l'Empire, et n'avait pas à le faire au plan qui était le sien. En tant que tel,
ce problème n'existait que par la fatalité du siècle. Quant à la dualité même
des deux grandes fonctions exotériques, elle a des raisons complexes dont
l'étude sortirait du cadre de ce travail, et qui tiennent avant tout aux
modalités particulières de la manifestation christique et de l'extension du
Christianisme à la Gentilité. Quoi qu'il en soit, cette dualité impliquait par
elle-même un principe commun, imposé métaphysiquement par leur unité
essentielle, et traditionnellement par l'appartenance du Christianisme à
l'Ordre de Melki-Tsedeq. Un moment devait venir pourtant où la fatalité
imposerait aux héritiers du Temple de prendre position dans cette perspective,
aussi ouvertement que le permettaient la nature profonde de la doctrine et le
secret initiatique. Ce moment marqué, à l'orée du XIVème siècle, par ces deux
symptômes majeurs du mal dont la Chrétienté devait mourir, non pas, bien
entendu comme Église, mais comme « Cité » humaine et divine : la disparition de
l'Ordre du Temple, et le conflit plus grave que jamais entre la Papauté et
l'Empire, d'apparence d'autant plus irrémédiable qu'il n'était plus depuis
longtemps d'attributions seulement, mais de principe. De cette prise de
position, l'oeuvre de Dante est le témoin le plus hardi, le plus complet, et,
pour nous, le plus précieux. Le De Monarchia, en particulier, publié à
l'occasion de la descente d'Henri VII en Italie, expose, à peine voilée sous sa
forme scolastique, une doctrine qui est bien loin d'être purement abstraite et
théorique, comme on pourrait le croire à une lecture tant soit peu
artificielle. Parmi les passages où l'auteur laisse voir le plus clairement sa
pensée profonde, nous citerons celui où il réfute l'argument d'après lequel, le
Pape et l'Empereur étant hommes, et tous les hommes étant ordonnés à un seul
homme, qui est leur mesure et leur type, l'Empereur est nécessairement ordonné
au Pape, dès lors que celui-ci ne peut être ordonné à un autre homme. Voici ce
que dit Dante :
«
En tant qu'ils sont des êtres relatifs (le pontificat et le pouvoir impérial étant
des relations, et non des formes substantielles comme l'humanité), ou bien ils
doivent être ordonnés l'un à l'autre, si l'un est subordonné à l'autre ; ou
bien ils appartiennent à une même espèce de relation ; ou bien ils sont
ordonnés à un troisième être, comme à leur archétype. Or, on ne peut soutenir
que l'un soit subordonné à l'autre, car, dans ce cas, l'un serait attribué à
l'autre, ce qui est faux. Nous ne disons pas, en effet, que l'Empereur est
Pape, ni réciproquement. On ne peut soutenir davantage qu'ils appartiennent à
la même espèce, car l'essence de la Papauté n'est pas celle de l'Empire. Donc
ils sont ordonnés à un être, en qui ils trouvent leur unité.
«
Pour comprendre cette troisième assertions, rappelons-nous que la relation se
comporte vis-à-vis de la relation comme le relatif vis-à-vis du relatif. La
Papauté et l'Empire, puisqu'ils sont des relations de prééminence, doivent être
ordonnés à une relation de prééminence dont ils découlent ; donc, le Pape et
l'Empereur, puisqu’ils sont des relatifs, doivent être ordonnés à un être chez
qui se trouve, sans caractéristiques particulières, la relation même de
prééminence. Ainsi est-il évident que le Pape et l'Empereur, en tant qu'hommes,
sont ordonnés à un être unique ; en tant que Pape et en tant qu'Empereur, ils
sont ordonnés à un autre être (119) » La conclusion apparente est que
l'Empereur ne peut être ordonné au Pape. Mais il en est une autre qui, pour
n'être pas exploitée, n'en est pas moins explicite : si l'Empereur et le Pape
sont ordonnés, d'une part en tant qu'hommes, et d'autre part en tant que Pape
et Empereur, à deux êtres distincts, ils ne le sont pas immédiatement à Dieu ;
autrement dit, il existe bien, à la source de leurs fonctions, cette «
substance inférieure à Dieu » en qui « se trouve, sans caractéristiques
particulière, la relation de prééminence ». Dante n'était pas homme à se payer
de mots ni à poursuivre des chimères, et l'on peut penser plutôt qu'en cette année
1311 où le destin semblait encore en suspens, il était difficile et sans doute
inutile d'en dire davantage. Cependant nous n'aurions pas cité ce curieux
passage si, quelle que soit la grandeur intellectuelle de son auteur, il
n'exprimait qu'une thèse personnelle. Mais l'on sait aujourd'hui qu'il n'en est
rien. Comme Wolfram à une autre époque, mais avec une autorité propre à
laquelle celle du bon chevalier ne peut se comparer, Dante parlait au nom des
organisations initiatiques héritières de l'Ordre du Temple, et en particulier
de la Fede Santa dont il était sans doute l'un des chefs. Entre la
sereine réserve du premier et l'ardente apologie du second, les événements
survenus depuis 1307 font toute la différence.
De
Wolfram à Dante, la filiation doctrinale n'a pas à être démontrée. La
constatation de traces d'influence islamique chez le grand Gibelin, analogues à
celles que nous avons révélées chez son prédécesseur, prend dès lors une
signification qui n'aura pas besoin d'être soulignée. Cette influence n'est
plus en question aujourd'hui, et, si l'on en discute, c'est seulement sur sa
nature. Voici ce que dit B. Landry dans l'Introduction à son édition française
du De Monarchia : « Un philosophe imprégné d'averroïsme autant qu'un
chrétien peut l'être, tel apparaît Dante en son De Monarchia.
D'ailleurs, n'a-t-il pas toujours et partout aimé les Arabes ; rappelons-nous
que Dante n'a pas voulu placer en enfer celui que les Augustiniens appellent le
Maudit, et que, lui, appelle l'Auteur du Grand Commentaire ; rappelons-nous
encore que Siger de Brabant, l'averroïste parisien que Saint Thomas combattit
avec une si grande force, siège au Paradis avec son illustre adversaire. Enfin,
n'oublions pas que Dante avait lu et médité la littérature arabe ; il savait
les voyages que Muhammad avait faits dans l'autre monde, et on a montré que les
cercles de l'Enfer dantesque sont très semblables à ceux de l'Enfer musulman.
«
Dante est fortement imprégné de la pensée arabe ; il habite un pays que
Frédéric II a pétri, et il a été ébloui, comme beaucoup de ses contemporains,
par la doctrine qu'à travers Avicenne et surtout Averroès, le Philosophe
révélait au monde occidental (120). »
A
la vérité, si Dante est imprégné de la pensée arabe (il serait plus exact de
dire islamique), ce n'est pas seulement par l'averroïsme mais aussi et surtout
par l'ésotérisme çufi, et en particulier par l'enseignement de Ibn Masârra et
de Mohyiddîn Ibn Arabî. Les travaux de Miguel Asin Palacios ont montré
l'influence indiscutable d'oeuvres comme les Futûhât el-Mekkyiah et le Kitâb
el-Isrâ sur la Divine Comédie, la Vita Nuova et le Convito
(121). Le mot « imprégné » est juste en ce qu'il sous-entend un partage
intellectuel se situant aux sources mêmes de la pensée, et dont l'ésotérisme
incontesté des oeuvres respectives suffit à exclure tout caractère extérieur ou
« profane ». René Guénon a fait observer combien est significatif à cet égard
le silence gardé par Dante sur celui auquel il a emprunté le principal du
symbolisme de la Divine Comédie, alors qu'il ne se fait pas faute de
nommer dans ses oeuvres nombres d'auteurs exotériques comme Avicenne, Averroès,
Alfarabi, Albumazar, Al Fergani, Al-Ghazzâli (ce dernier, bien que Maître çufi,
était surtout connu en Occident comme docteur), etc.
La doctrine de l'Empire universel chez Dante, en ce qui
la concerne, trouve effectivement chez Aristote, à travers les docteurs
musulmans, un répondant et une caution. Mais quand il dit, à propos de
l'Empereur, que « Dieu seul choisit, Dieu seul investit, car Dieu seul n'a pas
de supérieur », ou encore que « l'autorité temporelle du Monarque descend sur
lui de la Source universelle de l'autorité, sans aucun intermédiaire (122) »,
il ne s'agit pas là seulement de la transposition dans un ordre social « idéal
» d'une philosophie de l'ordre cosmique : il s'agit d'une réalité vénérable,
actuellement vivante et menacée, qu'il importait de défendre à la fois contre
ceux qui prétendaient la nier et contre ceux qui la détournaient dans un
intérêt de parti, et de promouvoir, en union et équilibre avec l'autorité spirituelle,
sur les bases d'authenticité et de régularité que pouvait seule fournir la
Sagesse traditionnelle universelle.
Ce
serait voir les choses sous un jour bien superficiel que de croire que l'aide
doctrinale que Dante a trouvée chez les Arabes s'est limitée au Péripatétisme,
quand l'on sait qu'il a connu et utilisé l'enseignement de Mohyddîn Ibn Arabî,
et alors que le Maître avait formulé, sur l'objet même auquel, lui, Dante,
avait voué sa vie, la doctrine la plus profonde et la plus complète qui se soit
jamais, sans doute, offerte à l'Occident.
Dans
des ouvrages d'exposition directe tels que le De Monarchia ou le Convito,
destinés à une large diffusion, et qui devaient compter avec la vigilance du
Saint-Offce (on sait que le De Monarchia devait être brûlé en 1327 sur
l'ordre du cardinal Du Puget, légat du Pape), on ne peut s'attendre à trouver
autre chose que des rapports de fond avec la doctrine du Califat telle que
Mohyddîn la présente, notamment au Chapitre 73 de ses Futûhât (123).
Mais les notions capitales s'y trouvent : celle de l'universalité de l'Empire,
et celle de l'investiture divine directe. La dernière, tout au moins, ne doit
rien à Aristote, et on leur chercherait vainement, d'autre part, des sources
patristiques, sans parler de la doctrine officielle de l'Église, qui, avec les
Augustiniens, visait à établir la primauté absolue du Siège pontifical.
On
notera que Dante, vraisemblablement pour les motifs indiqués ci-dessus, laisse
subsister, complète, l'ambiguïté entre les aspects exotérique et ésotérique de
l'Empire comme de la Papauté. Cette ambiguïté se retrouve dans la notion et le
mot de Khalifah, par lesquels le Sheikh el-Akbar entend aussi bien le
Pôle suprême que l'autorité extérieure islamique. Mais celui-ci, qui n'avait
pas les mêmes motifs de silence, distingue nettement un Califat intérieur et un
Califat extérieur, le premier seul véritablement universel, en indiquant du
reste que les deux fonctions peuvent exceptionnellement coïncider, comme ce fut
le cas pour les quatre premiers Califes (Abu Bakr, Omar, Othman et Alî) ainsi
que pour quelques autres plus tardifs. On verra peut-être une coïncidence analogue,
en ce qui concerne l'Empire, dans la personne du « grand Henri » que Dante
place au plus haut degré du Paradis, c'est-à-dire de la « Science"
initiatique » (124). Mais il est difficile de dire si cette coïncidence était
effective ou seulement symbolique, Henry VII pouvant n'avoir été, comme
Empereur et comme initié, que le représentant de l'autorité invisible que le
Rosicrucianisme devait désigner plus tard sous le nom d'Impérator. Si
Dante garde à ce sujet une réserve compréhensible, il n'hésite pourtant pas à
livrer, sous une forme, il est vrai, énigmatique, des indices significatifs sur
l'aspect profond de la tradition impériale et sa finalité spirituelle et
eschatologique. Nous voulons parler des mystérieux Veltro (Inferno,
I, - 100-111) et « cinquecento diece e cinque, messo di Dio » (Purgatorio,
XXXIII, 43-44), héritier de l'Aigle impériale, en qui est annoncée une mission restauratrice
à la fois temporelle et spirituelle, d'un caractère nettement apocalyptique.
Sans préjudice d'application plus restreintes que Dante pouvait avoir
accessoirement en vue, il s'agit ici, sans aucun doute, de la transfiguration
de l'Empire dans le sacrum Impérium véritable et universel, attendu à la
fin des temps. Or cet « envoyé de Dieu » a un correspondant précis dans
l'eschatologie islamique, en la personne du Mahdî (le « Guidé » de
Dieu), Précurseur de la Seconde Venue.
Une
autre notion fondamentale dans l'enseignement de Mohyiddîn est celle de l'unité
transcendante de la Prophétie ou de la Tradition universelle. Or, aussitôt
après avoir affirmé l'universalité de la fonction impériale, dans la dernière
de nos citations, Dante ajoute : « La bonté débordante de cette Source, une et
simple en elle-même, se répand en une multitude de ruisseaux. » S'il s'agissait
seulement d'affirmer la distinction d'origine du « ruisseau » impérial par
rapport au « ruisseau » apostolique, parlerait-il d'une « multitude » ? Même
alors la doctrine serait claire, car l'affirmer pour deux suffit pour poser le
principe. Et pourrait-il, d'autre part, proclamer l'universalité de l'Empire
sans reconnaître cette unité traditionnelle essentielle dont elle n'est qu'un
corollaire ? L'enseignement de Wolfram et celui de Dante peuvent, à cet égard,
s'éclairer l'un l'autre.
Mais
si l'on voulait leur chercher à tous deux des références scripturaires
explicites, ce n'est pas dans la Bible qu'on les trouverait : c'est dans le
Coran, avec des textes tels que celui-ci, qui résume en quelques mots toute
cette séquence doctrinale, et qui est comme le suprême message de l'Islam aux
Gens du Livre, c'est-à-dire aux Chrétiens et aux Juifs :
« Dis : O Gens du Livre ! Élevez-vous jusqu'à
une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n'adorions que
Dieu, que nous ne Lui associions rien, que nous ne prenions pas certains
d'entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu. » (Cor., III, 57.)
Par cette Parole, données comme point de rencontre de
la Thorah, de l'Évangile et du Coran, le texte sacré définit la Voie du
Monothéisme pur (Hanîfyyiah) ou de l'Unité absolue (Tawhîd) qui
était celle d'Abraham (Cor., XIII, 29), et qui, au sens métaphysique et
initiatique, est celle de l'Identité Suprême, affirmée ouvertement ou
ésotériquement par toutes les doctrines traditionnelles. Elle se situe au
niveau synthétique de la « Mère du Livre » (Omm el-Kitâb), prototype
éternel de tous les Livres révélés, qui est « auprès d'Allâh » (Cor., XIII, 39)
(125). Dans les perspectives judaïque et chrétienne elle est reçue
respectivement sous l'aspect principiel de la Thorah et du Verbe ; - or, pour
l'Islam, « le Messie, Jésus, fils de Marie, est l'Envoyé de Dieu et sa Parole
qu'Il a projeté dans Marie » (Cor., IV, 169), comme aussi la confirmation de la
Thorah (Cor., V, 50). Mais dans la vision islamique elle s'explicite en outre
comme synthèse finale et totalisante des Verbes prophétiques antérieurs : celui
en qui Allâh l'a « projetée » comme telle, Seyidnâ Mohammed, est le « Sceau de
la Prophétie universelle », et c'est pourquoi, selon le Hadîth, il a pu
dire : « J'ai reçu les Sommes des Paroles (Jawâmi'u-l-Kalim) et j'ai été
suscité pour parfaire les Vertus les plus nobles. » C'est à cette
caractéristique spécifique de totalisation prophétique que l'Islam devait et
doit sa qualification surnaturelle pour porter aux Gens du Livre un tel message,
et pour travailler avec eux à sa réalisation.
Si l'on reprend à ce propos la terminologique de
Mohyiddîn Ibn Arabî dans ses Fuçûç el-Hikam, on observera que la Parole
également valable répond exactement à la Pierre précieuse christique descendue
du Ciel avec les Empreintes de la Royauté divine, mais sous l'aspect spécial de
synthèse universelle qui est celui de la Seconde Venue, laquelle marquera la
clôture du cycle humain actuel, alors que la synthèse mohammédienne marquait la
clôture de la prophétie légiférante. C'est bien cette Pierre dont Flégétânis
avait lu le nom dans les étoiles, et que Kyot, par ouï-dire, avait aussitôt
reconnue.
Comme Trévrizent le disait à Parzival, « elle n'a pas
cessé d'être pure ».
120 Ibid., introd., pp. 52-53.
121 Miguel Asin Palacios, El Averroismo teologico de
Sto Thomas de Aquino, Zaragoza, 1904 ; La Escatologia musulmana en la
Divina Comedia, seguida de la historia y critica de una polemica,
Madrid-Granada, 1943. Cf. en français André Bellessort, Dante et Mahomet,
in Revue des Deux Mondes, avril 1920 ; Louis Gillet, Dante,
Flammarion, Paris, 1941 ; M. Rodinson, « Dante et l'Islam d'après des
travaux récents », Revue de l'histoire des Religions,
octobre-décembre 1951.
122 De Monarchia, 1. III, ch. XVI, p. 194 de
l'éd. Landry.
123 V. plus haut, ch. VI, p. 128, un aperçu de cette
doctrine, d'après M. Michel Vâlsan. 124 Paradiso, XXX, 124-148. Cf. Convito, II, ch. XIV : « ... per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze. »
125 A la « Mère du Livre » ou « Coran éternel »
répondent notamment le « Vêda primordial », le « Sepher éternel », l' «
Évangile éternel ».
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