dimanche 1 septembre 2013

L’hermétisme et les cycles cosmiques - Gauthier Pierozak








                           L’hermétisme et les cycles cosmiques


 
par Gauthier Pierozak
 
I
 
On dirait que l’humanité tout entière a oublié et cherche à se rappeler on ne sait quelle Loi Perdue.
Villiers de l’Isle Adam
 
L’étude de la doctrine métaphysique, et en particulier de ce qui se rapporte à la manifestation en tant que détermination d’une possibilité particulière dans l’Absolu du Principe suprême, permet de remarquer des lois cosmiques générales, que l’on peut particulièrement comparer à des fractales mathématiques[1].
René Guénon en parle clairement dans son œuvre, en particulier lorsqu’il présente la doctrine des cycles cosmiques. Il dit ainsi qu’un cycle quelconque peut être
« considéré comme une fraction d’un autre cycle plus étendu[2] ; mais, en vertu d’une certaine loi de correspondance, chacun des cycles secondaires reproduit, à une échelle plus réduite, des phases qui sont comparables à celle des grands cycles dans lesquels il s’intègre. Ce qui peut être dit des lois cycliques en général trouvera donc son application à différents degrés : cycles historiques, cycles géologiques, cycles proprement cosmiques, avec des divisions et des subdivisions qui multiplient encore ces possibilités d’application. D’ailleurs, quand on dépasse les limites du monde terrestre, il ne peut plus être question de mesurer la durée d’un cycle par un nombre d’années entendu littéralement ; les nombres prennent alors une valeur purement symbolique, et ils expriment des proportions plutôt que des durées réelles. »[3]
 
[1] Terme mathématique, provenant de la racine latine fractus, ou « fraction », et  désignant un objet dont la structure est invariante par changement d’échelle. En d’autres termes, on retrouve la même structure générale quelle que soit la distance où l’observateur se place par rapport au sujet, de l’indéfiniment petit à l’indéfiniment grand.

[2] C’est nous qui soulignons.
[3] René Guénon, L’Ésotérisme de Dante, Les Cycles cosmiques, Gallimard, 1957, p. 62.
 
 
Il s’agit bien ici de la description d’un principe fractal et c’est ce qui permet de justifier, si besoin était encore, l’emploi de l’analogie ou de la correspondance, et l’usage de symboles pour signifier des concepts métaphysiques élevés et souvent inexprimables, par le constat que le plus petit peut symboliser le plus grand, par loi d’analogie.
Mais penchons-nous maintenant sur la « structure » même du cycle cosmique. René Guénon dit ainsi qu’
 
« un cycle quelconque peut être partagé en deux phases, qui sont, chronologiquement, ses deux moitiés successives […] ; mais en réalité, ces deux phases représentent respectivement l’action de deux tendances adverses, et d’ailleurs complémentaires ; et cette action peut évidemment être simultanée aussi bien que successive. »[4]
Et de préciser
« On peut […] diviser l’ensemble en deux phases, l’une descendante, allant dans le sens d’une différenciation de plus en plus accentuée, et l’autre ascendante, en retour vers l’état principiel. Ces deux phases, que la doctrine hindoue compare à celles de la respiration, se retrouvent également dans les théories hermétiques, où elles sont appelées ‘coagulation’ et ‘solution’ »[5]
 
 
Fig. 1: le nautilus est un exemple de fractale dans la nature. Quel que soit la distance où on l’observe, on obtient la même structure géométrique.
 
 
Le principe même de la dualité dans tout cycle cosmique symbolise en fait le Principe suprême et absolu, Infini indescriptible et inexprimable, Possibilité universelle dont une des déterminations, l’Être métaphysique, est la source de notre manifestation. Par opposition, ce qui n’est pas Être peut être appelé Non-Être, ou l’ensemble de possibilités non-manifestables, ou manifestables mais non encore déterminées…
Les cycles cosmiques symbolisent donc le passage du non-manifesté au manifesté, et le retour du manifesté à l’indétermination du non-manifesté. C’est pourquoi nous retrouvons ces deux phases de manière symbolique dans la correspondance avec la circulation sanguine (sang neuf partant du cœur, vieux sang retournant au cœur), dans la respiration (expiration du souffle, inspiration du souffle), dans la digestion (excrétion, ingestion), dans le flux et le reflux de la marée des océans, dans l’expansion et la concentration, dans l’alternance entre la vie et de la mort pour toutes les espèces animales, dans le va et vient du métier à tisser, dans l’araignée tissant et réabsorbant sa toile, dans le Phénix mourant et ressuscitant, dans l’alternance de l’éveil et du sommeil profond… pour n’en citer que quelques-uns parmi une indéfinité d’autres.
Car tout ce qui est naturel en ce monde suit cette loi des cycles cosmiques, quelle que soit sa dimension ou sa durée. Tout est ainsi en harmonie avec le Principe suprême, de l’indéfiniment petit à l’indéfiniment grand…

[4] Ibid., p. 65.

[5] Ibid., p. 70.



 
II
 
Toute porte a deux faces, donnant de deux côtés,
Ovide
 
Le point de passage d’un cycle à un autre apparaîtra, selon le point de vue où l’on se place, à la fois comme le point de destruction de l’ancienne manifestation ou comme la source de la nouvelle manifestation. Comme le dit Guénon
« toute ‘transformation’ apparaît comme une ‘destruction’ quand on la considère au point de vue de la manifestation ; et ce qui est en réalité un retour à l’état principiel semble, s’il est vu extérieurement et du côté ‘substantiel’, n’être qu’un ‘retour au chaos’, de même que l’origine, bien que procédant immédiatement du Principe, prend sous le même rapport l’apparence d’une ‘sortie du chaos’ »[6]
 
 

[6] René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, La jonction des extrêmes, Éditions Traditionnelles, 1967, p. 225-226.
 

 

On se rappellera, comme illustration symbolique de ce point de passage, l’Ouroboros, serpent se mordant la queue, dont la gueule est à la fois lieu de destruction et source de génération. C’est parce que l’acte de dévorer/digérer est à la fois destructeur et générateur selon la perspective où l’on se place. Dans ce cas précis, le serpent dévore sa propre queue (destruction) et se régénère (génération) à cause de cela dans un cycle sans fin.
 
 

 
Louis Charbonneau-Lassay explique ainsi que


« Le sens le plus ésotérique de l'ouroboros part de cette fiction, chère aux Anciens, et d'après laquelle le serpent jouit d'une longévité sans rivale, il rajeunit en vieillissant, et renaît en lui-même à l'instant où s'achève sa croissance et devrait commencer son déclin. En réalité, son nom indique qu'il se nourrit de sa chair même : Boros-oura, ‘il dévore sa queue’ ; ainsi, c'est de sa propre substance que le serpent, d'après la vieille fiction, se reconstitue à mesure que l'usure du temps et de la vie agit sur lui. […] Cette restauration de l'être par lui-même a fait de l'Ouroboros, dans l'ancien monde, l'emblème de la perpétuité du renouvellement de la vie, de l'éternel recommencement des choses. »[7]

 
[7] Louis Charbonneau-Lassay, Bestiaire du Christ, L’Ouroboros, Desclée & De Browser, 1940,  p. 805
 
 

On trouvera aussi la figure du dieu romain Janus-bifrons aux deux visages, l’un vieux tourné vers le passé et l’autre jeune tourné vers l’avenir, le présent étant le point de passage, point sans durée et par conséquent troisième visage de Janus invisible.
 
 
 
Ce lieu de transformation, ou point de passage du non-manifesté au manifesté, peut être symbolisé par un nombre illimité de figurations. Pour n’en citer que quelques-unes, on mentionnera tout d’abord le point géométrique, existant mais sans dimension, et source de l’étendue de l’espace. Du point de vue du Principe, c’est le point de départ de la phase de différenciation de plus en plus accentuée mentionnée au début de cet article par Guénon. Ce point de départ est aussi rappelé dans le premier mois de l’année solaire (janvier provient du nom du dieu Janus, dieu du passage et des portes). C’est la porte basse ou étroite au début de toute initiation d’où le profane renait en initié, le chas de l’aiguille biblique. C’est le point déterminant la renaissance du Soleil dans l’année, correspondant au solstice d’hiver (appelé aussi Janua Cœli ou Porte du Ciel), instant cosmique correspondant à la naissance du Christ, au Saint-Jean d’hiver, au Jean qui rit. C’est l’alpha biblique [8]. C’est aussi symboliquement la bouche humaine, qui permet l’expression du Verbe divin et sa diffusion dans l’espace par le son. C’est le nez de la face, qui permet l’expiration du souffle divin dans le monde. C’est la cavité du Sacré Cœur du Christ, ouverte par la blessure causée par la lance de Longinus. C’est le baptême, dont l’eau symbolise le chaos initial d’où sort le nouveau chrétien.
On pourrait d’ailleurs rajouter que ce symbole du point de passage est toujours associé à la couleur noire, qui symbolise les ténèbres supérieures, un des symboles apophatiques de la non-manifestation, comme le souligne Guénon :
« Tout changement d’état est dit ne pouvoir s’accomplir que dans l’obscurité, la couleur noire étant, dans sa signification supérieure, le symbole du non-manifesté ; mais, dans sa signification inférieure, cette même couleur noire symbolise aussi l’indistinction de la pure potentialité ou de la materia prima ; et, ici encore, ces deux aspects, bien qu’ils ne doivent aucunement être confondus, se correspondent cependant analogiquement et s’associent d’une certaine façon, suivant le point de vue sous lequel on envisage les choses. »[9]



[8] « Je suis la Voie » a dit le Christ. Selon la perspective où l’on se place, le Christ est l’alpha du point de vue du Principe, et l’omega du point de vue de la manifestation, pour reprendre l’explication de Guénon en note 6.

[9] Ibid., p. 225.




 
 
III
 
Les cycles cosmiques peuvent aussi être divisés en quatre phases, au lieu de deux. Ces phases correspondent alors à la naissance de la manifestation à partir du non-manifesté, à l’expansion de la manifestation jusqu’à un point d’arrêt, puis à la contraction et au retour vers la source, se terminant par l’extinction de la manifestation et la réintégration au Non-Être.
Guénon dit ainsi que
« [la] division quaternaire d’un cycle est susceptible d’applications multiples, et elle se retrouve en fait dans beaucoup de cycles d’ordre plus particulier : on peut citer comme exemples les quatre saisons de l’année, les quatre semaines du mois lunaire, les quatre âges de la vie humaine ; […] il y a correspondance avec le symbolisme spatial, rapporté principalement en ce cas aux quatre points cardinaux. »[10]
Ainsi la première phase du cycle, ou la naissance de la manifestation, correspond symboliquement à l’Est, la direction du Soleil levant vers où toutes les églises chrétiennes sont tournées ; c’est le matin du jour, le printemps de l’année, période où la vie renaît ; c’est la première phase de la lune. C’est la jeunesse chez l’homme. C’est le Fiat Lux du premier jour de la Genèse.
La seconde phase du cycle est la période de croissance, c’est l’expansion de la manifestation, symbolisée par le soleil atteignant son zénith à midi, au sud ; c’est l’été ; c’est la pleine lune. C’est la période adulte chez l’homme ; le plein éveil.
La troisième phase du cycle correspond à la période de décroissance. C’est la contraction de la manifestation, le soleil se couche le soir à l’ouest ; c’est l’automne ; c’est la dernière lune. C’est la vieillesse chez l’homme, les feuilles des arbres se dessèchent et changent de couleur. C’est le Christ sur la croix…
Enfin la quatrième phase du cycle correspond à la mort, caractérisée par l’obscurité, le silence total, l’absence de mouvement. C’est l’hiver, l’absence de soleil ; c’est la direction du nord ; c’est la nouvelle lune. Les êtres et végétaux morts sont enterrées, et décomposés, la chair quitte les os : c’est le retour au chaos originel, à la materia prima, la terre noire du compost, la matière première des alchimistes… C’est le sommeil profond sans rêve et sans pensée. Les arbres sont dépouillés de leurs feuilles. C’est le septième jour de la Genèse, lorsque Dieu se reposa après avoir achevé la Création. Cette phase symbolise la non-manifestation.
 
                                                       IV
 
C’est au sein de ce chaos originel symbolique qu’est renfermé le germe contenant les possibilités de manifestation pour le nouveau cycle.
René Guénon indique d’ailleurs comment il faut appréhender le symbolisme métaphysique du germe :
« dans le monde supérieur, c’est le principe, qui contient toutes choses ; dans le monde inférieur, c’est le germe, qui est contenu dans toutes choses ; c’est le point de vue de la transcendance et celui de l’immanence, conciliés dans l’unique synthèse de l’harmonie totale. Le point est à la fois principe et germe des étendues ; l’unité est à la fois principe et germe des nombres ; de même, le Verbe divin, suivant qu’on l’envisage comme subsistant éternellement en soi-même ou comme se faisant le ‘Centre du Monde’, est à la fois principe et germe de tous les êtres. »[11]
Ce germe est donc symbolisé par le point géométrique pour l’espace, l’unité numérique pour les nombres ; mais il s’agit aussi de l’œuf dans le nid, du noyau dans le fruit, de la graine dans la terre contenant la plante ou l’arbre entier dans toute sa virtualité, c’est l’Arche de Noé flottant sur les eaux du Déluge ayant anéanti le monde, symbolisant le même type de virtualité que celui contenu dans la germe. C’est la Pensée non encore verbalisée. C’est la semence dans la matrice. C’est le Christ dans le sein de la Vierge Noire ; c’est l’étoile polaire dans la nuit; c’est le Centre du Monde duquel l’univers entier fut symboliquement développé et par lequel il sera résorbé…
 
 

[10] René Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques, Gallimard, 1957, p. 19.


[11] René Guénon, Symboles de la Science sacrée, Le grain de sénevé, Gallimard, 1962, p. 418.
 

 


     
 
 
 
V
 
On peut maintenant appliquer ces considérations cycliques à l’analyse du nom divin יהוה en associant chacune des quatre lettres hébraïque à une phase du cycle cosmique (fig. 2). Bien entendu la lettre principe yod correspond à la non-manifestation du Père (on le retrouve ainsi au nord du diagramme, dont l’obscurité symbolise la non-manifestation). De même que le yod est traditionnellement considéré comme la source de toutes les lettres hébraïques, il symbolise aussi le germe contenant la manifestation en sa potentialité. Les trois autres lettres הוה représentent le verbe « être » en hébreu et suivent ainsi les étapes de la naissance, de la croissance et du retour au Principe, par l’intermédiaire du Fils (qui est symbolisé par la lettre verticale vav placée au sud, la station du Soleil à son zénith, qui s’applique bien au Christ).


Fig. 2 : figuration cruciale du Tétragramme hébraïque יהוה.[12]
 
 
1.     י est le Père, le Principe, le germe, non-manifesté.
2.     ה est l’émanation du Père, de la Création
3.     ו est le Fils
4.     ה est le retour au Père avec le Fils comme médiateur (« Je suis la Voie »)
Le silence suit la prononciation du non divin : c’est l’état non-manifesté. Au sein de cet état se retrouve le germe, la potentialité qui sera la source du prochain cycle[13].
On pourra faire une conclusion similaire dans le cas du monosyllabe sacré AUM, pour lequel Guénon fait ainsi remarquer que celui-ci
« est considéré comme le symbole idéographique d’Âtmâ, et, de même que cette syllabe a quatre éléments (mâtras), dont le quatrième, qui est le monosyllabe lui-même considéré synthétiquement sous son aspect principiel, est ‘non-exprimé’ par un caractère, Âtmâ a quatre conditions (pâdas) dont la quatrième n’est aucune condition spéciale, mais Âtmâ envisagé en Soi-même, indépendamment de toute condition, et qui, comme tel, n’est susceptible d’aucune représentation. »[14]
Ces deux exemples parmi d’autres montrent bien la dimension métaphysique de certains noms divins et l’on peut comprendre en effet pourquoi, traditionnellement, les prêtres du Temple de Jérusalem étaient seuls habilités à prononcer le nom יהוה. Ce nom divin condense en effet, en un souffle, l’intégralité d’un cycle cosmique : la manifestation du monde, sa croissance, sa déchéance et son retour dans le non-manifesté…





 


[12] René Guénon, Recueil, Le symbolisme de la croix, Rose-Cross Books, 2013, p. 214.


[13] Mathématiquement parlant, ceci peut aussi être représenté par la formule 1 + 2 + 3 + 4 = 10 où 10 symbolise le début d’une nouvelle série de nombres (10 peut aussi être réduit à 1 + 0 = 1 ce qui rend le début de cycle encore plus clair).


[14] Ibid., La constitution de l’être humain et son évolution posthume selon le Vêdanta, p. 56, note 3.




  Lire aussi René Guénon - Correspondance avec Louis Charbonneau-Lassay (25 février 1925)






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