Par Denis Gril
La vie et l’oeuvre d’Ibn ‘Arabi sont jalonnées de voyages
terrestres et célestes, ou intérieurs. Nombre de ses oeuvres portent, dans leur
titre même, la mémoire de ses parcours horizontaux et verticaux, comme le Isrâ’
ila l-maqâm al-asrâ “Le voyage nocturne vers la station sublime “ ou le Isfâr
‘an natâ’ ig al-asfar, “Le dévoilement des effets du voyage “. L’oeuvre centrale,
à tous égards, les Futûhât al-makkiyya, constitue l’aboutissement du voyage par
excellence, le pèlerinage à La Mecque, le retour au centre et sa reconquête, par
l’illumination intérieure, auprès de la Kaaba, le Coeur de l’existence (qalb
al-wugûd).
Tout cheminement spirituel, à partir de l’être corporel
et ordinaire vers son propre être spirituel et sanctifié est en réalité le
voyage de toute une vie. Ibn ‘Arabi, dans le livre dont il va être question,
fait remarquer au disciple impatient que , lorsqu’on demanda à Gunayd, le grand
maître des soufis de Baghdad au 3ème/9ème siècle, comment il avait atteint un
tel degré, il répondit simplement : “en étant resté assis sous cet escalier
(dans sa maison) durant trente années “
Grâce à l’auteur, nous savons qu’il fut composé à
l’attention de son disciple Badr al-Habasî, un affranchi éthiopien, durant le
mois de Ramadan 595/1199 dans la ville d’Almeria, l’un des principaux centre de
spiritualité d’al-Andalus à l’époque, sous l’influence d’Ibn al-‘Arîf et de ses
successeurs. Ibn ‘Arabi avait atteint l’âge de 35 ans et sa pleine maturité
spirituelle et intellectuelle, après avoir parcouru al-Andalus et tout le Maghreb,
pour recevoir l’enseignement de nombreux maîtres . Ce traité est sans doute
l’un des derniers de la première partie de sa vie, suivi de peu,
vraisemblablement, par le ‘Anqâ mughrib fi sifât hatm al awliyâ ‘ wa-sams
al-Maghrib, “Le Phénix occidental au sujet du Sceau des saints et du Soleil de
l’Occident “.Cet ouvrage, composé selon
Gerald T. Elmore en 596, à Almeria également , traite des deux personnages par
lesquels la sainteté doit être scellée et parachevée à la fin des temps, le
sceau des saints et le Mahdî qui doit apparaître à l’Occident, dans leur
dimension non seulement eschatologique, mais aussi microcosmique et intérieure.
Les Mawâqi’ al-nugûm font plusieurs
fois allusion à la hiérarchie initiatique et aux plus hauts degrés de la
connaissance. Cet ouvrage est destiné toutefois à un public plus large que le
‘Anqâ’ mughrib et appartient aux traités sur la voie spirituelle . Il concerne
donc le voyage intérieur, selon un rythme particulier, comme nous allons le
montrer, assez différent de celui des traités classiques de soufisme.. Au
moment où il écrit, Ibn ‘Arabi vient de recueillir auprès de ses maîtres cet
héritage . Il est frappant qu’il y cite un certain nombre d’auteurs comme Qusayrî
ou Sulamî , tout en affirmant par
ailleurs, comme il le fait souvent, le caractère inspiré du livre : “Je reçois,
dit-il, du Roi ce que m’apporte l’Ange “. Il y mentionne à plusieurs reprises
et élogieusement Ghazâlî dont les enseignements lui ont été transmis par ses
maîtres.
Son modèle et sa principale référence reste cependant Abû
Madyan, mort près de Tlemcen en 594 H., l’année précédent la rédaction des
Mawaqi’ al-nugum, “maître des maîtres de l’Occident” (sayh suyuh al-Maghrib),
tout comme Abû Yazîd a été le maître des maîtres de l’Orient. A un stade crucial
de sa vie, avant le passage d’Occident en Orient où il sera reconnu comme “le
plus grand des maîtres “, Ibn ‘Arabi fait le point sur son expérience de la
Voie et la transmet à Badr, son proche disciple. Il accordait une importance toute particulière à
ce livre, comme on le sait par plusieurs chapitres des Futûhât al-makkiyya. Il
dit ainsi, dans le chapitre sur la pureté, à propos des huit membres concernés
par elle :
“Nous en avons parlé exhaustivement et en précisant les
lumières, les charismes, les demeures spirituelles, les secrets et les
théophanies attachés à chacun de ces membres dans notre livre intitulé “les
couchants des étoiles”. A notre connaissance, personne n’a écrit avant nous au
sujet de la voie selon une telle ordonnance. Nous l’avons rédigé en onze jours
Durant le mois de Ramadan dans la ville d’Almeria en l’an 595. Ce livre
dispense du maître ou plutôt, le maître lui aussi en a besoin, car parmi les
maîtres, il en est de plus ou moins haut rang. Or ce traité est au plus haut
degré que puisse atteindre le maître. . il n’y a pas au delà de station dans
cette Loi sacrée par laquelle nous avons été soumis à l’adoration de Dieu.
Celui qui possède ce livre, qu’il s’appuie sur lui, avec l’assistance de Dieu,
car son profit est immense. Ce qui me pousse à faire connaître son rang est le
fait que j’ai vu Dieu par deux fois en songe m’ordonner : “Conseille mes
serviteurs !”. Or ce livre est le meilleur conseil que je puisse donner et
c’est Dieu qui assiste et en Sa main est la guidance. Nous n’y pouvons rien
(laysa lanâ min al-amr say’). Iblis le Menteur, dit vrai à l’Envoyé de Dieu-Sur
lui la grâce et la paix-lorsqu’il le rencontra et que ce dernier lui demanda :
-Qu’as-tu à dire ? (mâ ‘indaka).
-Sache, ô Envoyé de Dieu, répondit Iblis, que Dieu t’a
créé pour la guidance et que tu ne détiens rien de la guidance et que Dieu m’a
créé pour la perdition et que je ne détiens rien de la perdition.Il n’ajouta rien, se détourna et les anges l’éloignèrent de l’Envoyé de Dieu “.
·
1er degré
(martaba): l’assistance conférée par la sollicitude divine (tawfiq
al-‘inâya)
·
1er couchant (mawqi’): l’assistance ou grâce divine:
étoile de sollicitude divine se couchant dans le Coeur de l’imam régissant le
monde visible = 1ère sphère : l’islam
·
1er lever (matla’): la conformité (wifâq ou muwâfaqa)
:dernier croissant (hilâl mahâq) se levant dans l’âme de l’imam régissant le
monde supérieur (gabarût et malakût ) = 2ème sphère : la foi (imân)
·
1er lever divin : premier croissant (hilâl irtiqâb), se
levant dans l’esprit du pôle dans le monde intermédiaire de la Miséricorde et
de la Rigueur (barzah al-rahamût wa-l-rahabût) = 3ème sphère :la perfection
(ihsân).
·
2ème degré : la science de la guidance (hidâya)
·
2ème couchant, de la science (‘ilmî) : étoile de guidance
se levant dans le Coeur de l’imam régissant le monde visible = 4ème sphère :
l’islam.
·
2ème lever, de vision direct (‘iyânî), dernier croissant
se levant dans l’âme de l’imam régissant le monde supérieur = 5ème sphère
(imân) : lever des huit lumières saintes : soleil, croissant, lune, pleine
lune, astre fixe, éclair, feu, lampe .
·
2ème lever transcendant et divin (illi wa-ilâhi ):
premier croissant, se levant dans l’esprit du Pôle dans le mode intermédiaire
de la Miséricorde et de la Rigueur = 6ème sphère (ihsân).
·
3ème degré : la science de la sainteté (‘ilm al-walâya)
·
3ème couchant de science : étoile de sainteté se couchant
dans le Coeur de l’imam régissant le monde sensible = 7ème sphère (islâm) :
couchant des sphères des huit lumières : ouïe, vue, langue, main, ventre, sexe,
pied, coeur.
·
3ème lever de vertu (huluqî) : dernier croissant, se
levant dans l’âme de l’imam régissant le monde supérieur = 8ème sphère (imân).
·
3ème lever transcendant et divin : premier croissant, se
levant dans l’esprit du pôle, dans le monde intermédiaire de la Miséricorde et
de la Rigueur = 9ème sphère (ihsân).
Il ressort donc de cette première analyse du titre que le
voyage initiatique auquel Ibn ‘Arabi convie son disciple ne suit pas un tracé
linéaire mais cyclique et ascendant, selon un rythme ternaire, par un jeu de
correspondances entre les diverses phases de la progression spirituelle. Le
recours à une symbolique astronomique situe d’emblée le lecteur, et donc le
voyageur, au Coeur d’une réalité à trois dimensions : l’Homme, le Livre, le
Cosmos, dans leur interdépendance et leur relation à Dieu. C’est respectivement
dans le Coeur, l’âme et l’esprit de chaque imam situé au centre des neufs sphères
que s’accomplissent le coucher et le lever des luminaires. Tout homme devrait
donc pouvoir retrouver en lui-même la projection de ces lumières. Comme
l’indiquent les trois phases de chaque degré: islâm, imân et ihsân, par
l’intériorisation progressive de la pratique de la Loi et de la foi dans la
Révélation, la vision de l’Adoré devient possible. Intériorisation et union ou
plutôt l’extinction dans la contemplation constituent donc le viatique de
l’itinérant vers Dieu. Voyons maintenant plus précisément en quoi il consiste .
La matière de l’ouvrage.
L’ordonnance de ce plan, si régulièrement structuré, ne
donne toutefois qu’une idée imprécise du contenu réel des mawâqi’ al-nugûm. En
effet la longueur respective des 9 chapitres est très disproportionnée, selon
l’importance donnée par l’auteur à tel ou tel développement . On reviendra sur
les deux notions de tawfîq et muwâfaqa, l’assistance de Dieu et la conformité à
son ordre, qui occupent les deux premiers chapitres. Nous ne dirons rien du
troisième dont la prose rimée et les deux poèmes exigeraient un examen plus
attentif. Tout au plus peut-on remarquer qu’il y est fait allusion à la
perfection muhammadienne et au Pôle, ce qui en explique peut-être le style
hermétique . Ce premier degré (martaba) est relativement court (pp. 8-24).
Par contre la quatrième sphère, concernant la science
dans tous ces aspects : sa relation avec la réalisation de l’unité divine
(tawhîd), sa noblesse, la différence
entre la connaissance et la science (ma’rifa et ‘ilm)), question sur laquelle
Ibn ‘Arabi reviendra à plusieurs reprises, dans les Futûhât notamment, en
renvoyant aux Mawâqi’, occupe une place importante (pp.24-47).
Le sous-chapitre intitulé “les sciences de la félicité
éternelle dont on a besoin dans la Demeure de Paix “ fait de la science le
viatique dans la voie de l’au-delà. Il introduit un nouveau rythme, octénaire
désormais .Les objets de connaissance sont au nombre de huit (le nécessaire, le possible, l’impossible, l’Essence, les Atributs, les Actes, la science de la félicité, et celle du Malheur ). Du point de vue de la Loi sacrée, aux cinq statuts légaux (obligatoire, interdit, recommandé, déconseillé et licite) s’ajoutent les trois sources de la Loi (Coran, Sunna et consensus) . Les obligations légales (wazâ’if al-taklîf) s’imposent à huit membres (l’œil, l’oreille, la langue, la main, le ventre, le sexe, le pied et le cœur).
L’ensemble de ces sciences sous la forme de huit lumières qualifiées chacune par le nom d’un luminaire. A ces lumières correspondent des catégories d’hommes spirituels, des stations ou lieux cosmiques signifiés par ces lumières et leurs contraires, des obscurités ou défauts que ces lumières ont vocation à dissiper. Ceci donne le tableau suivant :
·
Lumières/Hommes spirituels/Stations/Obscurités
·
Lumière solaire/gens de connaissance/ qualités
spirituelles /Obscurité de l’âme
·
Lumière du croissant/gens de vigilance/ Géhenne
mineure/doute
·
Lumière lunaire/gens de méditation/géhenne
majeure/distraction
·
Lumière de pleine lune/gens de conversation
nocturne/ici-bas majeur/trahison
·
Lumière astrale/gens d’observance/ici-bas
mineur/ignorance et confusion.
·
Lumière de lampe/gens de retraites/paradis
majeur/obsession
·
Lumière ignée, gens de combats spirituels/paradis
mineur/sottise et monde généré
·
Lumière de l’éclair/gens de science/qualités de l’âme/affirmation
radicale de la transcendance.
La septième sphère qui inaugure le degré de la sainteté est consacrée aux œuvres dont la validité est assurée par la science dont il a été préalablement question dans la première sphère du degré précédent. Elle occupe la plus grande partie du livre (pp. 50-178) . Rattachant toute œuvre à son fondement coranique, Ibn’ Arabi remarque tout d’abord que les éloges attribuées par Dieu dans son Livre aux différents êtres, concernent leurs œuvres, alors qu’en réalité, c’est à Lui qu’en revient le mérite. Il signale ensuite que toute œuvre est mise en rapport dans le Coran avec une certaine station (maqâm) . Le voyage par les œuvres suppose donc le franchissement de toutes ces stations. Les œuvres sont par ailleurs accomplies par les huit membres constituant autant de sphères. A chaque membre correspondent des signes (‘alâmât) par lesquelles on reconnaît ceux qui l’ont employé à ses œuvres spécifiques, ainsi que des demeures spirituelles (manâzil) et des charismes (karâmât) d’ordre sensible ou spirituel, témoins de l’approfondissement intérieur de son usage . On reviendra précisément sur cette question de l’intériorisation des actes, sur laquelle repose l’essentiel du travail initiatique et donc le voyage intérieur . Mentionnons simplement, à propos de la vue, un passage important sur les huit modalités de dévoilement : à propos de l’ouïe, l’écoute non seulement de la Parole divine mais de tous les êtres du monde ; à propos de la langue, un développement capital sur la récitation du Coran, par le serviteur et par Dieu. La sphère du Cœur constitue évidemment le centre de l’ouvrage, car le cœur est le point de départ et d’aboutissement de toute orientation et voyage spirituels . Ce passage traite des connaissances supérieures, de la hiérarchie initiatique et de la relation entre le Cœur et l’univers, puis de plusieurs demeures dont le secret de la similitude entre Dieu et le monde, de l’ascension céleste et de l’héritage des prophètes dont sont gratifiés les itinérants vers Dieu, pour arriver en conclusion à l’idée que le cœur du connaissant, après ces voyages et ces ascensions, finit par devenir la Kaaba vers laquelle convergent les secrets divins .De voyageur, le Cœur devient le but du voyage . De même, le temps cyclique de la semaine et des mois s’ordonne selon ce Cœur, héritier de la prophétie et siège de toutes les manifestations des réalités spirituelles et des présences divines.
L’invocation (dhikr) y est présentée comme le voyage par excellence, depuis la
pratique des différentes formes de dhikr, jusqu’à l’extinction de l’invocateur
dans l’Invoqué, puis de l’Invoqué dans l’Invoqué, car ce voyage est sans fin.
Les huitième et neuvième sphères sont traitées rapidement
et l’ouvrage s’achève par quelques recommandations et une série de conseils
extraits du Coran et intitulés Mawâqi’ al-nugûm al-furqâniyya . Pour Ibn ‘Arabi, La Révélation coranique ne cesse de ramener le voyageur vers son origine qui est la même que celle de la Parole descendue sur le Cœur.
Le retour, à la fin du livre, à des conseils tirés du
Coran annonce la conclusion des Futûhât al-makkiyya qui, elles aussi, se
terminent par un chapitre de conseils inspirés du Coran et de la Sunna et par
des invocations extraites de la Révélation ou de la tradition prophétique .
Cette conformité de l’écriture akbarienne aux modèles divin et muhammadien
coïncide avec le premier fondement de la voie exposé au début des Mawâqi ‘.
Selon ce dernier, rien n’est possible, à aucun moment du voyage, sans
l’assistance divine ( tawfiq) . Ce terme d’origine coranique signifie le fait
d’accorder les choses de telle manière que les conditions de la réussite soient
réunies.Le serviteur de Dieu, ou le voyageur se trouve alors en accord
(muwâfaqa)23 avec la volonté divine, qu’elle s’exprime par le Coran, la Sunna,
la Loi ou sous un mode plus intérieur.
Le mouvement qui entraîne l’adorateur et l’itinérant vers
Dieu ne procède donc pas de sa propre décision mais de la mise en place par la
providence ou la sollicitude divine (‘inâya) des conditions nécessaires à ce
départ. Le simple désir d’être ainsi assisté par Dieu procède de cette
assistance (fa-inna irâdat al-tawfiq min al-tawfiq ) (p.12)Dans sa forme la plus parfaite, l'assistance accompagne le serviteur à tout moment, dans « sa croyance, ses pensées, son secret intime, le lever de ses lumières, ses dévoilements, ses contemplations, ses entretiens intimes et tous ses actes « ( p.12). Le tawfiq est plus précisément défini comme « une réalité spirituelle présente dans l'âme quand l'homme s'apprête à accomplir un acte quel qu'il soit et qui l'empêche de contrevenir à une limite fixée par la Loi, en accomplissant cet acte « . Il est donc lié à l'observance de la Loi sacrée, à sa conformité avec elle (muwâfaqa) par opposition à son contraire (muhâlafa) et, comme le rappelle le dialogue entre le Prophète et Iblîs, il procède de la seule grâce divine.
Correspondances
En effet, de même que nous avons besoin de nos jambes ou
d'un véhicule pour voyager, le cheminement initiatique requiert un moyen
spécifique pour passer d'un état à un autre, d'un plan de conscience à un
autre.
Le tawfîq joue ici son rôle, car il signifie
étymologiquement trouver un accord entre deux choses. Mais c’est la
correspondance entre deux plans ou l’affinité entre deux êtres (munâsaba) qui
rend possible le passage, par l’analogie d’une forme entre des plans différents
. « Tout le livre, dit Ibn ‘Arabi en parlant des Mawâqi’, repose sur la
correspondance ; il n’indique de station spirituelle, sans qu’il n’y ait
en celle-ci la forme dont la correspondance ne t’y fasse parvenir « (p135).
Au plus Haut degré, c’est ce qui rend possible la perfection humaine par
analogie ou ressemblance (mudâhât) entre la forme divine et humaine, grâce à
laquelle s’exerce le tawfiq en toute chose (cf.p.20) . Sur le plan du
cheminement initiatique, le principe de la correspondance trouve son
illustration dans le long passage de la 7ème sphère où sont énumérés
les vertus et les charismes (karâmât) propres à chaque organe .
L’intériorisation du regard, par l’analogie entre l’œil corporel et celui du
Cœur, aboutit à tous les modes de perception, tels que le dévoilement (kasf,
la perspicacité (firâsa) et la contemplation (musâhada). Une vertu comme le
scrupule (wara’) est mise en relation avec le ventre, par le truchement de
l’abstinence. C’est aussi le cas d’une entité spirituelle comme l’archange
Mikâ’îl, traditionnellement connu comme chargé de répartir les subsistances
octroyées par Dieu à chaque être . De même, la nourriture, par correspondance,
peut être mise en relation, bien au-delà de sa signification ordinaire, avec ce
par quoi toute chose subsiste et, en dernier ressort, l’Essence absolue, ou
encore avec les œuvres d’adoration et la pratique des vertus, considérées comme
nourritures de félicité. (voir pp. 119-20). La connaissance de cet organe
explique également la multiplication de la nourriture par les prophètes et les
saints . Le sexe, en tant qu’il appelle un partenaire masculin et féminin
correspond à l’écriture du Calame sur la Table gardée et donc à l’origine du
monde et des livres révélés, à la relation fécondante entre le maître et le
disciple ou à tout autre forme d’hymen spirituel ; Il ne s’agit nullement
ici d’une spéculation sur des symboles mais au contraire de modes opératifs de
transformation intérieure. La capacité de certains êtres à marcher sur l’eau, à
« replier » les distances ou à voler dans les airs n’est que le
résultat de l’avancée dans le monde
suprasensible (malakût). La correspondance s’effectue donc dans les deux
sens : d’abord de l’extérieur vers l’intérieur puis dans le sens inverse,
à condition que le charisme s’accompagne d’une science en rapport avec son
domaine propre . Un miracle sans connaissance n’est qu’illusion. Ibn ’Arabi
conseille à celui qui aurait le don de marcher sur l’eau sans avoir acquis
toutes les connaissances relatives aux secrets des eaux, de s’interroger sur la
vertu qui lui a valu ce charisme et de prendre conscience de sa réalisation
imparfaite, de sorte que les deux plans , cognitif et sensible, soient en
parfaite correspondance (voir p.131.). Il est clair que pour le Cheikh, les
miracles n’ont de sens que s’ils
apportent ou révèlent une science fondée sur la correspondance entre les
différents plans et degrés de l’Être.
C’est ainsi qu’il évoque, à propos des charismes du cœur, certaines
connaissances relatives à la hiérarchie initiatique, en vertu de l’analogie
évidente entre le centre de l’être et le centre du monde (voir p.152).
Si l’ouvrage s’adresse aussi bien au maître qu’au
disciple, c’est qu’il ne cesse de donner accès à de multiples voies de
perfection, à travers toutes les sphères de l’Être. Le recours au symbole des
lumières célestes rappelle qu’à chaque phase de ce parcours circulaire et
ascendant, le Cœur reçoit d’innombrables sciences et connaissances . Ibn
‘Arabi, à titre d’exemple sans doute, fait le décompte vertigineux à propos de
la demeure de la théophanie du nom divin al-Samad (le sustenteur universel) de
tous les degrés et lumières que reçoit
celui qui en fait l’expérience . Personne, dit-il n’a jamais parlé de
cette demeure dans laquelle on ne peut entrer sans jeûner, invoquer la nuit, en
retraite de 20 à 30 jours, dans l’attente de l’inspiration sacro-sainte et du
souffle insigne du Tout-Miséricordieux (al-wârid al-aqdas wa-nafas al-rahmân
al-anfas) .
On se reportera à l’énumération extrêmement précise et
grandiose de toutes les modalités de connaissance que reçoit celui qui est
gratifié d’une telle théophanie (voir pp.158-9). Ibn ‘Arabi ne cherche pas à
impressionner son disciple et premier lecteur ni à lancer un défi à ses
semblables. Il tient simplement à rappeler que la voie est faite d’œuvres et de
dons et que les seconds sont sans commune mesure avec les premières. Alors
qu’il n’emploie pas encore dans ce livre, comme dans la plupart des textes de
l’époque andalouse, le terme d’Homme parfait ou universel (insân kâmil), tous
les éléments de sa doctrine de la sainteté sont en œuvre dans cet ouvrage, même
s’il faudra attendre les Futûhât al-makkiyya puis les Fusûs al-hikam pour que
cette doctrine s’exprime dans toute son ampleur .
La réalité de cet homme, comme le rappelle l’auteur, est
inaccessible ; il est le Soufre rouge et l’Elixir suprême (al-kibrît
al-ahmar wa-l-iksir al-akbar) (p.138), insaisissable et agissant. Ibn ‘Arabi
par ailleurs ne nous parle pas que des saints du passé, mais établit au contraire
un parallèle entre ceux d’autrefois et ceux de son temps : Râbi’ a
al-‘Adawiyya, Gunayd et Abû Yazîd d’une part et « à notre époque Abû
l-‘Abbâs Ibn al-‘Arîf, Abû Madyan et Abû ‘Abd Allâh al-Ghazzâl (le successeur
d’Ibn al-‘Arîf à Almeria ) »(p.171).
De ses contemporains, il parlera amplement dans le Rûh
al-quds rédigé en Orient pour faire connaître aux orientaux la valeur des
maîtres occidentaux. C’est dire que la sainteté pour lui est toujours actuelle,
aussi présente que la Révélation et la prophétie et que l’est aussi, ce livre
sur lui en est la preuve, l’auteur des Mawâqi’ al-nugûm
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