Muslim (1) a rapporté, d’après Râfi’ b. Khudayj : « Le Prophète - sur lui la Grâce et la Paix ! - arriva à Médine au moment où les gens fertilisaient les palmiers. Il leur dit que faites-vous ? Ils répondirent : Nous sommes en train de fertiliser les palmiers. Il leur dit : Peut-être vaudrait-il mieux vous abstenir de le faire, et la récolte de dattes diminua. Le Prophète - sur lui la Grâce et la Paix ! - leur dit alors. Je ne suis qu’un homme. Lorsque je vous ordonne quelque chose qui procède de mon opinion personnelle, sachez que je ne suis qu’un homme ! »
Dans une
autre recension également rapportée par Muslim, on trouve cette variante : « Je
ne suis qu’un homme pareil à vous, dont l’opinion peut errer ou tomber juste.
Je ne vous avait pas dit : « Allâh a dit »… car je ne mens pas au sujet d’Allâh
(2). »
Sache que
celui qui, de ces deux hadîth-s, conclut que le Prophète (3) ignorait que la
fertilisation est habituellement profitable au palmier (4) selon ce qu’Allâh
(4) a disposé dans Sa sagesse et Sa générosité, celui-là est loin de la vérité.
Si toutefois celui qui tient ce langage est d’entre les hommes spirituels (6),
sans doute veut-il dire autre chose. Car, comment les Envoyés (7)
pourraient-ils être ignorants à ce point des affaires de ce bas-monde ?
Muhammad (8) a grandi en Arabie, c’est-à-dire au pays des palmiers (9), à
l’endroit par excellence où l’on sait les cultiver et les fertiliser (10). Une
telle conclusion à son sujet est donc absurde ! En outre, la science du
Prophète est, pour une part, puisée aux sciences du Calame et de la Table (11),
qui incluent précisément la connaissance des affaires de ce bas-monde, de leurs
causes et de leurs effets - cela me fut inspiré hier dans une vision entre
veille et sommeil (12).
Mais le
Prophète - sur lui la Grâce et la Paix ! - savait à quel point les arabes
s’appuyaient sur les causes secondes (13). Or les musulmans étaient fraichement
sortis du paganisme (14) et de l’adoration des idoles. Il a donc voulu leur
enseigner que les causes secondes n’ont point, par elles-mêmes, d’efficace, et
que Dieu est le seul Agent (15), que les causes secondes soient présentes ou
non. Il leur dit donc : « Si vous vous absteniez, cela vaudrait mieux ! (16) »
, pensant que, s’ils abandonnaient le recours à une cause seconde - en
l’occurrence la fertilisation -, Dieu accomplirait un miracle (17) et que les
palmiers seraient améliorés sans intervention de la fertilisation ; après quoi
il renverrait les musulmans à la pratique des causes secondes : ainsi
atteindraient-ils la station de l’abandon à Dieu (tawakkul), laquelle consiste à
s’appuyer exclusivement sur Lui, en la présence aussi bien qu’en l’absence des
causes secondes, et non pas à croire qu’il vaut mieux faire confiance à Dieu
(et s’abstenir d’agir) que de recourir extérieurement à des causes secondes
tout en s’appuyant intérieurement sur Dieu (19).
C’est
pourquoi le Prophète (18) n’ordonna pas catégoriquement aux musulmans
d’abandonner tout recours aux causes secondes. Il serait inconcevable, en
effet, qu’il défendit de recourir totalement à elles alors qu’elles ont leur
place dans l’économie de la Sagesse divine (20), et que nous ne trouverons
jamais rien qui soit dépourvu d’une cause. Les causes secondes sont exigées par
la Sagesse divine et c’est Dieu qui les a instituées. Les dénier serait pure
ignorance, et cette ignorance au sujet de Dieu est inconcevable s’agissant du
Prophète.
S’il dit «
je ne suis qu’un homme, etc. » dans le premier hadîth et « je ne suis qu’un
homme pareil à vous, etc. » dans le second, c’est parce qu’ils n’avaient pas
compris ce qu’il voulait d’eux et, d’autre part, s’imaginaient que tout ce que
disait le Prophète (21) était une révélation (wahy) de la part d’Allâh et un
enseignement venu de Lui. Il leur a donc expliqué qu’il est homme et prophète ;
tout ce qui, dans ses paroles, se rapporte aux commandements et interdictions,
à l’institution de la Loi, aux annonces divines, (22) tout cela fait partie de
la révélation qu’il a reçu ordre de transmettre ; et tout ce qui se rapporte à
la discipline spirituelle, au gouvernement des âmes et à la montée vers les
stations de la perfection (23) vient de lui-même - sur lui la Grâce et la Paix
! Il leur a ainsi appris qu’ils ne devaient pas considérer tout ce qu’il disait
ni comme appartenant toujours à la Révélation, ni comme procédant toujours de
lui-même.
Il a été
envoyé vers tous les hommes sans exception, Blancs ou Noirs (24). Il parle à
chacun selon sa prédisposition et l’instruit selon sa capacité, le gouverne de
la manière qui lui sera profitable (25). Il s’adresse aux grands ou aux humbles
; au roi et à ses sujets, au savant et à l’ignorant, à l’intelligent et au sot
(26), il plaisante avec l’enfant, le vieillard ou la femme. Dans tout ce qu’il
ordonne ou interdit par ordre divin, ou enseigne de la part d’Allâh, il est
prophète ; et dans ce qui se rapporte au gouvernement de sa communauté, à son
éducation, à son organisation, il est homme et ce qu’il dit vient de lui - mais
en vertu d’un mandat général que Dieu lui a accordé (27).
Les maitres
soufis (28) se sont inspirés de cet exemple dans leur façon de former leurs
disciples (29). Ils commencent par les faire renoncer aux causes secondes,
considérant que celui qui entre dans la voie ne pourra vraiment atteindre la
station de l’abandon à Dieu - au point que cet abandon devient pour lui un état
permanent - en s’adonnant en en même temps aux causes secondes. Puis, lorsque
les disciples s’affermissent, leurs maîtres les autorisent de nouveau à
recourir aux causes secondes tout en ne s’appuyant intérieurement que sur Dieu
seul, ce qui correspond à la station des parfaits d’entre les prophètes et
d’entre les saints. Le recours aux causes secondes conjoint à la confiance en
Dieu est unanimement recommandé, et il est même jugé obligé obligatoire chez
certains des maîtres.
Cette
histoire présente une différence avec celle de Jacob - sur lui la Grâce et la
Paix ! - lorsqu’il dit à ses fils : « N’entrez pas par une seule porte, etc. »
(Cor. 12, 67) (30), car Jacob leur enseigne en une seule fois à utiliser les
causes secondes et à faire exclusivement confiance à Dieu. La raison en est la
force de leur lumière intérieure et leur participation à la prophétie sans
intermédiaire.
Mawqif 278
(1) Muslim,
Sahîh, fadâil, 140.
(2) Ibn
‘Arabî fait allusion à ce hadîth dans le deuxième chapitre des Fusûs (I, p.63)
et le commente en disant : « Il n’est pas nécessaire que le parfait ait la
prééminence en toute chose et en tout degré : car pour les hommes spirituels,
n’est à prendre en considération que la prééminence du degré de connaissance
d’Allâh. »
[innamâ anâ
basharun mithlukum, wa innamâ adh-dhannu yakhta’u wa yasîb, wa lâkin mâ qultu
lakum : qâla-Llâhu, fa-laysa akdhibu ‘alâ-Llâh.]
(3) [Prière
sur le Prophète : salla-Llâhu ‘alayhi wa sallam, « sur lui la Grâce et la Paix
! »]
(4)
[an-nakhlu yaslihuhu at-ta’bîr].
(5) [ta’âlâ
: « Très-Haut »].
(6) [Dans le
texte arabe : al-akâbîr (pluriel de al-akbar), littéralement « les plus grands
»].
(7) [Prière
sur les Envoyés (rusul) : salla-Llâhu ‘alayhim wa sallam, « sur eux la Grâce et
la Paix ! »]
(8) [Prière
sur le Prophète : salla-Llâhu ‘alayhi wa sallam, « sur lui la Grâce et la Paix
! »]
(9) [ard
an-nakhîl].
(10)
[tathmîr].
(11) Ces
deux termes d’origine coranique, jouent un rôle fondamental dans la cosmologie
sacrée ; le « Calame » (qalam, Cor. 68, 1) - qui est un symbole de l’Intellect
premier - inscrit les décrets divins sur la « Table bien gardée » (al-lawh
al-mahfûz, Cor. 85, 11) qui symbolise l’Âme universelle.
(12)
[al-wâqi’ah, litt. l’événement, ce qui arrive ou apparaît. Dans le Coran, la
sourate 56 portant le titre al-wâqi’ah fait allusion à la Résurrection].
(13)
[al-i’timâdu ‘alâ-l-asbâb].
(14) [Le mot
« paganisme » est utilisé ici pour traduire l’arabe jâhiliyya, signifiant
littéralement l’ « ignorance ». René Guénon avait affirmé : « les anciennes
doctrines sacrées, que presque personne ne comprenait plus, avaient dégénéré,
du fait de cette incompréhension, en « paganisme » au vrai sens de ce mot,
c’est-à-dire qu’elles n’étaient plus que des « superstitions », des choses qui,
ayant perdu leur signification profonde, se survivent à elle-même par des
manifestations tout extérieures. » ( La crise du monde moderne, chap.I - L’âge
sombre)
(15)
[anna-l-asbâb lâ ta’thîra lahâ, wa anna-l-fâ’il huwa-Llâh].
(16) [law
lam taf’alû kâna khayran].
(17)
L’auteur n’use pas ici du mot mu’jiza, qui est réservé aux seuls miracles
accomplis par un prophète pour authentifier sa mission. La tournure qu’il
emploie signifie littéralement « …que Dieu interromprait pour eux la coutume »
- c’est-à-dire l’ordre « naturel » des choses. Cette « interruption » ne
comprend bien entendu, du point de vue de l’école akbarienne, qu’à la
perspective subjective des individus en cause, non à celle du Prophète. Elle
impliquerait en effet une permanence du cosmos qui est en contradiction avec la
doctrine de la « création perpétuelle » (khalq jadîd). Cf. note 32.
(18) [Prière
sur le Prophète : salla-Llâhu ‘alayhi wa sallam, « sur lui la Grâce et la Paix
! »]
(19) [ta’âlâ
: « Très-Haut »].
(20)
[inna-Llâh rabata-l-hikmah bi-wujûdihâ, litt. « en vérité, Allâh a lié la
Sagesse à son « existence » »].
(21) [Prière
sur le Prophète : salla-Llâhu ‘alayhi wa sallam, « sur lui la Grâce et la Paix
! »]
(22) [al-amr
wa-n-nahy wa-t-tashrî’ wa-l-ikhbâr ‘ani-Llâh].
(23)
[at-ta’dîb, wa-s-siyâsah, wa-t-taraqqî fî-l-maqâmât al-kâmiliyah]
(24)
[fa-innahu, salla-Llâhu ‘alayhi wa sallam, bu’itha ilâ-l-ahmar wa-l-aswad, wa
ilâ-n-nâs kâffatan].
(25)
[fa-huwa yukallimu kulla ahad hasaba isti’dâdih, wa yu’allimu kulla ahad hasaba
qâbiliyatihi, wa yasûsu kulla ahad bimâ yasluhuh].
(26)
[al-‘âlim wa-l-jâhil, « le savant et l’ignorant », adh-dhakî wa-l-balîd, « le
sagace et l’idiot », al-‘âqil wa-l-ahmaq, « l’intelligent et l’insensé ». La
distinction de ce qui relève de l’intellect supra-rationnel (‘aql) et de la
raison (dhakâ’) faite dans le texte originale n’est pas exprimée dans la
traduction.]
(27)
[bi-idni-Hi al-‘âm ta’âlâ la-Hu].
(28)
[mashâyîkh as-sûfiyyah ridwânu-Llâh ‘alayhim, « les maitres de l’ésotérisme
islamique - qu’Allâh soit satisfait d’eux ! »]
(29)
[tarbiyatihim li-l-murîdîn].
(30) [lâ
tadkhulû min bâbin wâhidin].
[Émir Abd
al-Qâdir, Mawqif 278, traduction et notes de Michel Chodkiewicz dans Abd
el-Kader- Écrits spirituels, édition du Seuil, 1982. Les notes entre crochets
sont celle du blog esprit-universel et consistent le plus souvent en des
translitérations à partir d’un texte arabe des Mawâqif ar-rûhiyyah wa-l-fuyûdât
as-subbûhiyyah, éd. Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth 1425H/2004, TI, p.136]
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