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[René Guénon, La Grande Triade, 1946, chap.XVI : Le Ming-tang].
Vers la fin du troisième millénaire avant l’ère
chrétienne, la Chine était divisée en neuf provinces (1), suivant la
disposition géométrique figurée ci-contre (fig. 16) : une au centre, huit aux
quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires.
Cette division est attribuée à Yu le Grand (Ta-Yu (2)),
qui, dit-on, parcourut le monde pour « mesurer la Terre » ; et, cette mesure
s’effectuant suivant la forme carrée, on voit ici l’usage de l’équerre
attribuée à l’Empereur comme « Seigneur de la Terre (3) ». La division en neuf
lui fut inspirée par le diagramme appelé Lo-chou ou « Écrit du Lac » qui,
suivant la « légende », lui avait été apporté par une tortue (4) et dans lequel
les neuf premiers nombres sont disposés de façon à former ce qu’on appelle un «
carré magique (5) » ; par-là, cette division faisait de l’Empire une image de
l’Univers. Dans ce « carré magique (6) », le centre est occupé par le nombre 5,
qui est lui-même le « milieu » des neuf premiers nombres (7), et qui est
effectivement, comme on l’a vu plus haut, le nombre « central » de la Terre, de
même que 6 est le nombre « central » du Ciel (8) ; la province centrale,
correspondant à ce nombre, et où résidait l’Empereur, était appelée « Royaume
du Milieu » (Tchoung-kouo (9)), et c’est de là que cette dénomination aurait
été, par la suite, étendue à la Chine tout entière. Il peut d’ailleurs, à vrai
dire, y avoir quelque doute sur ce dernier point, car, de même que le « Royaume
du Milieu » occupait dans l’Empire une position centrale, l’Empire lui-même,
dans son ensemble, pouvait être conçu dès l’origine comme occupant dans le
monde une semblable position ; et cela paraît bien résulter du fait même qu’il
était constitué de façon à former, comme nous l’avons dit tout à l’heure, une
image de l’Univers. En effet, la signification fondamentale de ce fait, c’est
que tout est contenu en réalité dans le centre, de sorte qu’on doit y
retrouver, d’une certaine façon et en « archétype », si l’on peut s’exprimer
ainsi, tout ce qui se trouve dans l’ensemble de l’Univers ; il pouvait donc y
avoir ainsi, à une échelle de plus en plus réduite, toute une série d’images
semblables (10) disposées concentriquement, et aboutissant finalement au point
central même où résidait l’Empereur (11), qui, ainsi que nous l’avons dit
précédemment, occupait la place de l’« homme véritable » et en remplissait la
fonction comme « médiateur » entre le Ciel et la Terre (12).
(1) Le territoire de la Chine semble avoir été compris
alors entre le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu.
(2) Il est au moins curieux de constater la
ressemblance singulière qui existe entre le nom et l’épithète de Yu le Grand et
ceux du Hu Gadarn de la tradition celtique ; faut-il en conclure qu’il y a là
comme des « localisations » ultérieures et particularisées d’un même «
prototype » qui remonterait beaucoup plus loin, et peut-être jusqu’à la
Tradition primordiale elle-même ? Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas plus
extraordinaire que ce que nous avons rapporté ailleurs au sujet de l’« île des
quatre Maîtres » visitée par l’Empereur Yao, dont précisément Yu le Grand fut
tout d’abord le ministre (Le Roi du Monde, ch. IX).
(3) Cette équerre est à branches égales, comme nous
l’avons dit, parce que la forme de l’Empire et celle de ses divisions étaient
considérées comme des carrés parfaits.
(4) L’autre diagramme traditionnel, appelé Ho-tou ou «
Tableau du Fleuve », et dans lequel les nombres sont disposés en « croisée »,
est rapporté à Fo-hi et au dragon comme le Lo-chou l’est à Yu le Grand et à la
tortue.
(5) Nous sommes obligé de conserver cette dénomination
parce que nous n’en avons pas de meilleure à notre disposition, mais elle a
l’inconvénient de n’indiquer qu’un usage très spécial (en connexion avec la
fabrication des talismans) des carrés numériques de ce genre, dont la propriété
essentielle est que les nombres contenus dans toutes les lignes verticales et
horizontales, ainsi que dans les deux diagonales, donnent toujours la même
somme ; dans le cas considéré ici, cette somme est égale à 15.
(6) Si, au lieu des nombres, on place le symbole
yin-yang (fig. 9) au centre et les huit koua ou trigrammes dans les autres
régions, on a, sous une forme carrée ou « terrestre », l’équivalent du tableau
de forme circulaire ou « céleste » où les koua sont rangés habituellement, soit
suivant la disposition du « Ciel antérieur » (Sien-tien), attribuée à Fo-hi,
soit suivant celle du « Ciel postérieur » (Keou-tien), attribuée à Wen-wang.
(7) Le produit de 5 par 9 donne 45, qui est la somme de
l’ensemble des neuf nombres contenus dans le carré et dont il est le « milieu
».
(8) Nous rappelons à ce propos que 5 + 6 = 11 exprime
l’« union centrale du Ciel et de la Terre ». – Dans le carré, les couples de
nombres opposés ont tous pour somme 10 = 5 × 2. Il y a lieu de remarquer encore
que les nombres impairs ou yang sont placés au milieu des côtés (points
cardinaux), formant une croix (aspect dynamique), et que les nombres pairs ou yin
sont placés aux angles (points intermédiaires), délimitant le carré lui-même
(aspect statique).
(9) Cf. le royaume de Mide ou du « Milieu » dans
l’ancienne Irlande ; mais celui-ci était entouré seulement de quatre autres
royaumes correspondant aux quatre points cardinaux (Le Roi du Monde, ch. IX).Voir aussi René Guénon - L'omphalos, symbole du centre
(10) Ce mot doit être pris ici au sens précis qu’a en
géométrie le terme de « figures semblables ».
(11) Ce point était, non pas précisément centrum in
trigono centri, suivant une formule connue dans les initiations occidentales,
mais, d’une façon équivalente, centrum in quadrato centri.
(12) On peut trouver d’autres exemples traditionnels
d’une semblable « concentration » par degrés successifs, et nous en avons donné
ailleurs un qui appartient à la Kabbale hébraïque : « Le Tabernacle de la
Sainteté de Jehovah, la résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui
est le cœur du Temple, qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la
sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le
centre du monde » (cf. Le Roi du Monde, ch. VI).
Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner de cette situation
« centrale » attribuée à l’Empire chinois par rapport au monde entier ; en
fait, il en fut toujours de même pour toute contrée où était établi le centre
spirituel d’une tradition. Ce centre, en effet, était une émanation ou un
reflet du centre spirituel suprême, c’est-à-dire du centre de la Tradition
primordiale dont toutes les formes traditionnelles régulières sont dérivées par
adaptation à des circonstances particulières de temps et de lieux, et, par
conséquent, il était constitué à l’image de ce centre suprême auquel il
s’identifiait en quelque sorte virtuellement (13). C’est pourquoi la contrée
elle-même qui possédait un tel centre spirituel, quelle qu’elle fût, était par
là même une « Terre Sainte », et, comme telle, était désignée symboliquement
par des appellations telles que celles de « Centre du Monde » ou de « Cœur du
Monde », ce qu’elle était en effet pour ceux qui appartenaient à la tradition
dont elle était le siège, et à qui la communication avec le centre spirituel
suprême était possible à travers le centre secondaire correspondant à cette
tradition (14). Le lieu où ce centre était établi était destiné à être, suivant
le langage de la Kabbale hébraïque, le lieu de manifestation de la Shekinah ou
« présence divine » (15), c’est-à-dire, en termes extrême-orientaux, le point où
se reflète directement l’« Activité du Ciel », et qui est proprement, comme
nous l’avons vu, l’« Invariable Milieu », déterminé par la rencontre de l’« Axe
du Monde » avec le domaine des possibilités humaines (16) ; et ce qu’il est
particulièrement important de noter à cet égard, c’est que la Shekinah était
toujours représentée comme « Lumière », de même que l’« Axe du Monde » était,
ainsi que nous l’avons déjà indiqué, assimilé symboliquement à un « rayon
lumineux ».
Nous avons dit tout à l’heure que, comme l’Empire
chinois représentait dans son ensemble, par la façon dont il était constitué et
divisé, une image de l’Univers, une image semblable devait se trouver dans le
lieu central qui était la résidence de l’Empereur, et il en était effectivement
ainsi : c’était le Ming-tang, que certains sinologues, ne voyant que son
caractère le plus extérieur, ont appelé la « Maison du Calendrier », mais dont
la désignation, en réalité, signifie littéralement « Temple de la Lumière », ce
qui se rattache immédiatement à la remarque que nous venons de faire en dernier
lieu (17). Le caractère ming est composé des deux caractères qui représentent
le Soleil et la Lune ; il exprime ainsi la lumière dans sa manifestation
totale, sous ses deux modalités directe et réfléchie tout à la fois, car, bien
que la lumière en elle-même soit essentiellement yang, elle doit, pour se
manifester, revêtir, comme toutes choses, deux aspects complémentaires qui sont
yang et yin l’un par rapport à l’autre, et qui correspondent respectivement au
Soleil et à la Lune (18), puisque, dans le domaine de la manifestation, le yang
n’est jamais sans le yin ni le yin sans le yang (19).Rebis Hermetica |
Fuxi et Nuwa (voir ici) |
(13) Voir Le Roi du Monde, et aussi Aperçus sur
l’Initiation, ch. X.
(14) Nous avons donné tout à l’heure un exemple d’une
telle identification avec le « Centre du Monde » en ce qui concerne la Terre
d’Israël ; on peut citer aussi, entre autres, celui de l’ancienne Égypte :
suivant Plutarque, « les Égyptiens donnent à leur contrée le nom de Chêmia
(Kêmi ou « terre noire », d’où est venue la désignation de l’alchimie), et la
comparent à un cœur » (Isis et Osiris, 33 ; traduction Mario Meunier, p. 116) ;
cette comparaison, quelles que soient les raisons géographiques ou autres qui
aient pu en être données exotériquement, ne se justifie en réalité que par une
assimilation au véritable « Cœur du Monde ».
(15) Voir Le Roi du Monde, ch. III, et Le Symbolisme de
la Croix, ch. VII. – C’est là ce qu’était le Temple de Jérusalem pour la
tradition hébraïque, et c’est pourquoi le Tabernacle ou le Saint des Saints
était appelé mishkan ou « habitacle divin » ; le Grand-Prêtre seul pouvait y
pénétrer pour remplir, comme l’Empereur en Chine, la fonction de « médiateur ».
(16) La détermination d’un lieu susceptible de
correspondre effectivement à cet « Invariable Milieu » relevait essentiellement
de la science traditionnelle que nous avons déjà désignée en d’autres occasions
sous le nom de « géographie sacrée ».
(17) Il y a lieu de rapprocher le sens de cette
désignation du Ming-tang de la signification identique qui est incluse dans le
mot « Loge », ainsi que nous l’avons indiqué ailleurs (Aperçus sur
l’Initiation, ch. XLVI), d’où l’expression maçonnique de « lieu très éclairé et
très régulier » (cf. Le Roi du Monde, ch. III). D’ailleurs, le Ming-tang et la
Loge sont l’un et l’autre des images du Cosmos (Loka, au sens étymologique de
ce terme sanscrit), considéré comme le domaine ou le « champ » de manifestation
de la Lumière (cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. III). –
Il faut encore ajouter ici que le Ming-tang est figuré dans les locaux
d’initiation de la Tien-ti-houei (cf. B. Favre, Les Sociétés secrètes en Chine,
pp. 138-139 et 170) ; une des devises principales de celle-ci est : « Détruire
l’obscurité (tsing), restaurer la lumière (ming) », de même que les Maîtres
Maçons doivent travailler à « répandre la lumière et rassembler ce qui est
épars » ; l’application qui en a été faite dans les temps modernes aux
dynasties Ming et Tsing, par « homophonie », ne représente qu’un but contingent
et temporaire assigné à certaines des « émanations » extérieures de cette
organisation, travaillant dans le domaine des activités sociales et même
politiques.(18) Ce sont, dans la tradition hindoue, les deux yeux de Vaishwânara, qui sont respectivement en relation avec les deux courants subtils de la droite et de la gauche, c’est-à-dire avec les deux aspects yang et yin de la force cosmique dont nous avons parlé plus haut (cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII et XXI) ; la tradition extrême-orientale les désigne aussi comme l’« œil du jour » et l’« œil de la nuit », et il est à peine besoin de faire remarquer que le jour est yang et la nuit yin.
(19) Nous nous sommes déjà amplement expliqué ailleurs sur la signification proprement initiatique de la « Lumière » (Aperçus sur l’Initiation, notamment ch. IV, XLVI et XLVII) ; à propos de la Lumière et de sa manifestation « centrale », nous rappellerons aussi ici ce qui a été indiqué plus haut au sujet du symbolisme de l’Étoile flamboyante, représentant l’homme régénéré résidant dans le « Milieu » et placé entre l’équerre et le compas qui, comme la base et le toit du Ming-tang, correspondent respectivement à la Terre et au Ciel.
Le plan du Ming-tang était conforme à celui que nous
avons donné plus haut pour la division de l’Empire (fig. 16), c’est-à-dire
qu’il comprenait neuf salles disposées exactement comme les neuf provinces ;
seulement, le Ming-tang et ses salles, au lieu d’être des carrés parfaits,
furent des rectangles plus ou moins allongés, le rapport des côtés de ces
rectangles variant suivant les différentes dynasties, comme la mesure de la
hauteur du mât du char dont nous avons parlé précédemment, en raison de la
différence des périodes cycliques avec lesquelles ces dynasties étaient mises
en correspondance ; nous n’entrerons pas ici dans les détails à ce sujet, car
le principe seul nous importe présentement (20). Le Ming-tang avait douze
ouvertures sur l’extérieur, trois sur chacun de ses quatre côtés, de sorte que,
tandis que les salles du milieu des côtés n’avaient qu’une seule ouverture, les
salles d’angle en avaient deux chacune ; et ces douze ouvertures
correspondaient aux douze mois de l’année : celles de la façade orientale aux
trois mois de printemps, celles de la façade méridionale aux trois mois d’été,
celles de la façade occidentale aux trois mois d’automne, et celles de la
façade septentrionale aux trois mois d’hiver. Ces douze ouvertures formaient
donc un Zodiaque (21) ; elles correspondaient ainsi exactement aux douze portes
de la « Jérusalem céleste » telle qu’elle est décrite dans l’Apocalypse (22) et
qui est aussi à la fois le « Centre du Monde » et une image de l’Univers sous
le double rapport spatial et temporel (23).
L’Empereur accomplissait dans le Ming-tang, au cours du
cycle annuel, une circumambulation dans le sens « solaire » (voir fig. 14), se
plaçant successivement à douze stations correspondant aux douze ouvertures, et
où il promulguait les ordonnances (yue-ling) convenant aux douze mois ; il
s’identifiait ainsi successivement aux « douze soleils », qui sont les douze
âdityas de la tradition hindoue, et aussi les « douze fruits de l’Arbre de Vie
» dans le symbolisme apocalyptique (24). Cette circumambulation s’effectuait
toujours avec retour au centre, marquant le milieu de l’année (25), de même
que, lorsqu’il visitait l’Empire, il parcourait les provinces dans un ordre
correspondant et revenait ensuite à sa résidence centrale, et de même aussi
que, suivant le symbolisme extrême-oriental, le Soleil, après le parcours d’une
période cyclique (qu’il s’agisse d’un jour, d’un mois ou d’une année), revient
se reposer sur son arbre, qui, comme l’« Arbre de Vie » placé au centre du «
Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste », est une figuration de l’«
Axe du Monde ». On doit voir assez clairement que, en tout cela, l’Empereur
apparaissait proprement comme le « régulateur » de l’ordre cosmique même, ce
qui suppose d’ailleurs l’union, en lui ou par son moyen, des influences
célestes et des influences terrestres, qui, ainsi que nous l’avons déjà indiqué
plus haut, correspondent aussi respectivement, d’une certaine façon, aux
déterminations temporelles et spatiales que la constitution du Ming-tang
mettait en rapport direct les unes avec les autres.(20) Pour ces détails, on pourra voir M. Granet, La Pensée chinoise, pp. 250-275. – La délimitation rituelle d’une aire telle que celle du Ming-tang constituait proprement la détermination d’un templum au sens primitif et étymologique de ce mot (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XVII).
(21) Cette disposition en carré représente, à proprement parler, une projection terrestre du Zodiaque céleste disposé circulairement.
(22) Cf. Le Roi du Monde, ch. XI, et Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX. – Le plan de la « Jérusalem céleste » est également carré.
(23) Le temps est d’ailleurs « changé en espace » à la
fin du cycle, de sorte que toutes ses phases doivent être alors envisagées en
simultanéité (voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXIII).
(24) Cf. Le Roi du Monde, ch. IV et XI, et Le
Symbolisme de la Croix, ch. IX.
(25) Ce milieu de l’année se situait à l’équinoxe
d’automne quand l’année commençait à l’équinoxe de printemps, comme il en fut
généralement dans la tradition extrême-orientale (bien qu’il y ait eu à cet
égard, à certaines époques, des changements qui ont dû correspondre aux
changements d’orientation dont nous avons parlé plus haut), ce qui est
d’ailleurs normal en raison de la localisation géographique de cette tradition,
puisque l’Orient correspond au printemps ; nous rappelons à ce propos que l’axe
Est-Ouest est un axe équinoxial, tandis que l’axe Nord-Sud est un axe solsticial.
Yu le Grand, domptant les océans .
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