Cour du Palais du Calife Hisham (Arabe: خربة المفجر Khirbat al-Mafjar ou Arabe: قصر هشام Qaṣr Hishām) et son étoile hexagonale ommeyyade . Jéricho (8e siècle)
[Miroir de l'Intellect, pages 29-40.]
Si l’on met de côté toutes les implications politiques
que recouvre ce terme, le « conservateur » est d’abord quelqu’un qui s’efforce
de « conserver ». Pour déterminer si une telle attitude est juste ou erronée,
il suffit de considérer ce que l’on cherche à conserver. Si les structures
sociales que l’on défend — et du reste c’est toujours de cela qu’il s’agit —
sont en conformité avec la finalité la plus haute de la vie humaine, et
correspondent aux besoins profonds de l’homme, pourquoi ces structures sociales
ne seraient-elles pas aussi bonnes, voire meilleures, que toutes les
innovations que le cours du temps peut apporter ? Il paraît normal de suivre un
tel raisonnement, mais l’homme contemporain ne raisonne plus normalement. Même
lorsqu’il ne méprise pas systématiquement le passé et qu’il ne place pas toute
son espérance dans le seul progrès technique pour améliorer le sort de
l’humanité, il a généralement un préjugé contre toute attitude conservatrice.
Car en fait, que ce soit chez lui conscient ou pas, il est influencé par la
thèse matérialiste selon laquelle toute forme de « conservatisme » va à
l’en-contre du principe de changement inhérent à la vie, et conduit de ce fait
à la « stagnation ».
L’état de pénurie où se trouvent aujourd’hui l’ensemble
des peuples qui n’ont pas suivi le train du progrès technique semble confirmer
cette thèse ; en réalité, on omet de remarquer qu’il s’agit là d’une incitation
à toujours plus de développement, plutôt qu’une explication des faits. L’idée
que tout doive être entraîné dans ce changement constant est un dogme moderne,
qui tend à s’imposer de manière absolue à l’esprit de nos contemporains. On
entend proclamer sur un ton péremptoire, même chez ceux qui se considèrent
chrétiens, que l’homme lui-même est pris dans cette évolution générale ; et pas
seulement sous le rapport des sentiments, des jugements qui sont effectivement
influencés par notre environnement, mais de la nature humaine elle-même qui,
selon eux, est soumise à la loi universelle du changement. Il y a l’idée
familière que l’homme est en cours d’évolution et doit évoluer vers une espèce
supérieure ; l’homme du vingtième siècle, par conséquent, serait différent de
l’homme des époques révolues. Dans tout ceci, on perd de vue cette vérité
essentielle, proclamée par toutes les religions, à savoir que l’homme est
l’homme, et non pas seulement un animal parmi les autres, du seul fait qu’il
porte en lui-même un centre spirituel qui n’est pas soumis au principe cosmique
du changement. En l’absence de ce centre spirituel, qui est la source de nos
capacités de raisonnement — et que l’on peut donc définir comme l’organe
spirituel qui véhicule le sens de la vérité —, nous ne serions même pas
capables de constater le changement qui s’opère dans le monde autour de nous.
En effet, comme l’énonce Aristote, ceux qui déclarent que toute chose, y
compris la vérité, se trouve dans un état de flux perpétuel, se condamnent à la
contradiction interne : si rien ne résiste à ce flux incessant, sur quelle base
stable peuvent-ils donc formuler un jugement valide ?
Ici, il faut sans doute rappeler que le centre
spirituel de l’être humain est bien plus que la seule psyché, laquelle est
soumise aux instincts et aux impressions de toute sorte, et qu’il est aussi
bien supérieur à la pensée rationnelle. Il y a, dans l’être humain, quelque
chose qui le relie à l’Eternel, et qui se trouve précisément au point où « la
lumière qui illumine tout homme venant au monde » (Jean 1, 9) se réfléchit au
plan de nos facultés psychiques et physiques.
Si ce « noyau » immuable au cœur de l’homme ne saurait
être perçu directement — pas plus que l’on ne peut saisir le point sans
dimensions au centre d’un cercle — on sait néanmoins par quelles voies s’en
approcher. Pareilles aux rayons qui convergent vers le centre d’une roue, ces
voies d’accès constituent la base immuable de toutes les traditions
spirituelles. Prises comme règles normatives pour l’action, et pour les structures
sociales qui sont conçues en fonction du centre spirituel de l’homme, elles
constituent également la base de toute attitude conservatrice authentique ;
tant il est vrai que le désir de conserver certaines structures sociales n’a de
sens que si ces dernières reposent sur le centre immuable de la condition
humaine. Cette condition, du reste, détermine également leur capacité de se
maintenir à travers le temps.
Dans une culture qui, depuis sa fondation même, et en
vertu de ses origines sacrées, est orientée vers ce centre spirituel, et par là
même vers l’ordre éternel, la question de la valeur, ou de la justification, de
l’attitude conservatrice ne se pose même pas. Il n’existe d’ailleurs pas de mot
pour définir ce concept, tant il y est évident. Dans une société chrétienne on
est chrétien, de même que l’on est musulman dans une société islamique,
bouddhiste dans une société bouddhiste, et ainsi de suite. Faute de quoi on ne
saurait appartenir à ces sociétés respectives, ni prendre part à leur fonctionnement
; on ne pourrait que s’en tenir à l’écart, ou bien leur être opposé de façon
secrète et dissimulée.
De telles cultures vivent en fonction d’une énergie
spirituelle qui appose son sceau sur toutes les formes, depuis les plus hautes
jusqu’aux plus minimes ; c’est ainsi que ces cultures sont véritablement
fécondes et créatives. En même temps, ces cultures ont besoin de forces de
conservation, sans quoi leur organisation aurait tôt fait de se dissoudre. Il
suffit du reste que ce type de société traditionnelle soit plus ou moins
cohérent et homogène pour que la foi, la fidélité au sacré et une attitude «
conservante » ou conservatrice se reflètent les unes dans les autres comme une
série de cercles concentriques.
L’attitude dite conservatrice ne devient problématique
qu’à partir du moment où l’ordre social n’est plus déterminé par l’ordre
éternel des choses, comme c’est le cas dans l’Europe des temps modernes. La
question qui se pose alors est de savoir quels fragments ou vestiges de l’ordre
traditionnel, qui jadis englobait tous les domaines, méritent d’être préservés
en priorité pour tel ou tel domaine de la vie collective. Dans chaque phase
historique d’une société (et ces phases se succèdent maintenant à un rythme de
plus en plus rapide), les prototypes originels se retrouvent à un degré ou un
autre. Même si l’ordre primordial est détruit, il en reste tout de même
certains éléments, qui conservent une relative efficacité. Un équilibre nouveau
— aussi fragmentaire et incertain soit-il — s’établit après chaque rupture avec
l’ordre ancien. Certaines valeurs essentielles sont irrémédiablement perdues en
cours de route, tandis que d’autres, plus secondaires au départ, se voient
placées au premier plan. Si l’on veut éviter que même ce dernières ne se
perdent à leur tour, mieux vaut conserver l’équilibre existant, plutôt que de
tout remettre en cause, dans une tentative hasardeuse d’opérer un
renouvellement total.
Dès que le choix se présente concrètement dans
l’Histoire, le mot « conservateur » fait son apparition. En Europe il fit
fortune pour la première fois à l’époque des guerres napoléoniennes. Ce terme
est définitivement marqué par le dilemme qu’il véhicule intrinsèquement. Le «
conservateur » est toujours soupçonné de vouloir préserver seulement ses propres
privilèges au sein de la société, aussi modestes soient-ils. Dans ces
conditions, la question de savoir si oui ou non ce que l’on cherche à conserver
vaut la peine de l’être, se trouve faussée à la base. Et pourtant : pourquoi
serait-il exclu que les avantages privés de tel ou tel groupe ne coïncident
avec la justice ? Et pourquoi certaines hiérarchies et obligations sociales ne
pourraient-elles être source de bonne intelligence parmi les individus ?
La manière dont raisonnent nos contemporains prouve bien
que l’intelligence profonde a fort peu de chances de se développer en l’absence
d’un milieu favorable sous ce rapport. Seuls de très rares individus — en
général ceux qui dans leur jeunesse ont pu connaître des souvenirs de l’ordre
ancien, ou ceux qui ont eu l’occasion d’entrer en contact avec une culture
encore traditionnelle en Orient — sont à même d’imaginer le bonheur et la paix
intérieure que peut conférer un ordre social hiérarchisé selon les vocations
naturelles et les fonctions spirituelles. Encore faut-il ajouter qu’il procure
ces bienfaits non pas seulement à l’élite dominante, mais aussi aux classes
laborieuses.
Ceci dit, il n’est point de société humaine, aussi
juste soit-elle globalement, qui ne comporte des maux relatifs. Toutefois, il
est un moyen sûr et aisé de déterminer si tel ordre social offre oui ou non le
bonheur à la majorité de ses membres : que l’on considère les objets d’art et
tous les produits artisanaux qui n’ont pas seulement une vocation utilitaire,
mais témoignent d’une certaine joie créatrice. Une culture dans laquelle les
arts sont le privilège exclusif d’une classe particulièrement éduquée, de telle
sorte que l’on n’y trouve plus d’art populaire, ou de langage artistique qui
puisse être compris par tous, cette culture est une faillite complète sous ce
rapport. Le succès extrinsèque d’une profession se mesure aux bénéfices qu’elle
garantit ; mais son succès intrinsèque réside dans sa capacité à rappeler à
l’homme sa vraie nature, voulue par Dieu. A cet égard, succès extrinsèque et
intrinsèque ne coïncident pas toujours. Labourer la terre, prier pour qu’il
pleuve, créer des objets utiles et des formes intelligibles à partir des
matières premières qu’offre la nature, compenser l’indigence de certains avec
le surplus de richesse de certains autres, régner tout en étant prêt à
sacrifier sa vie pour ceux sur qui l’on règne, enseigner par amour pour la
Vérité : voici quelques-unes de ces occupations traditionnelles qui portent en
elles-mêmes leur propre récompense. On peut à bon droit se demander si le «
progrès » les a promues ou rabaissées.
Nombreux, de nos jours, sont ceux qui pensent que
l’homme accomplit sa véritable destinée dans le travail, aux commandes d’une
machine. Non : sa destinée véritable et intégrale, l’homme l’accomplit
lorsqu’il prie et invoque la bénédiction divine, lorsqu’il commande et combat,
sème et récolte, sert et obéit. Voilà ce qui sied à la nature de l’homme.
Lorsque l’urbanisation qui tend à caractériser la vie
moderne exige que le prêtre se dépouille des insignes extérieurs de sa fonction
et se mette à imiter autant qu’il est possible le mode de vie des laïcs, nous
avons là une preuve que cette mentalité citadine a perdu de vue la véritable
nature de l’homme. En effet, percevoir l’homme dans le prêtre équivaut à
reconnaître que la nature humaine, en son fond, se révèle infiniment mieux dans
la dignité sacerdotale que dans la condition de l’homme « ordinaire ». Toute
culture théocentrique reconnaît une hiérarchie plus ou moins explicite de
classes, ou « castes » sociales. Cela ne veut pas dire qu’une telle culture
voie l’homme comme un fragment isolé qui ne trouverait à s’épanouir que dans le
cadre d’une communauté. Au contraire, cela signifie que la nature humaine comme
telle est beaucoup trop riche pour que tout le monde, à tout moment, puisse en
réaliser toutes les différentes facettes. La perfection humaine ne réside pas
dans la somme de toutes ces facettes, ou fonctions, mais bien plutôt dans leur
quintessence. Si des sociétés fortement hiérarchisées ont pu se maintenir
durant des millénaires, cela ne s’explique pas par la passivité des peuples ni
par la puissance des souverains, mais par le fait que cet ordre social
correspondait à la nature humaine.
Il existe une erreur très répandue selon laquelle la
classe la plus naturellement conservatrice serait la bourgeoisie. Or, cette
dernière s’identifie à l’origine avec la culture des villes, dans lesquelles
toutes les révolutions, depuis cinq cents ans, ont pris naissance. Il est
pourtant vrai que la bourgeoisie, surtout depuis la Révolution française, a
souvent joué un rôle conservateur, et a même, parfois, repris à son compte
certains idéaux aristocratiques — non sans les exploiter à son avantage toutefois,
ce qui a eu pour conséquence de les falsifier peu à peu. Il y a également eu,
au sein de la bourgeoisie, des individus dont le conservatisme reposait sur des
bases intelligentes, mais ils furent toujours une minorité, et cela dès le
début.
Le paysan, en revanche, est généralement conservateur ;
il l’est, si l’on peut dire, par expérience, car il sait — mais combien le
savent-ils encore ? — que la vie de la nature dépend du renouvellement constant
d’innombrables forces solidaires les unes des autres, et qui doivent se
maintenir en équilibre. Et l’on ne saurait toucher à une seule composante de
cet équilibre sans entraîner l’effondrement de tout l’ensemble. Il suffit de
dévier le cours d’une rivière pour modifier la flore d’une région entière ou
pour éliminer une espèce animale, ce qui entraînera immédiatement la
prolifération catastrophique d’une autre espèce. Le paysan ne croit pas que
l’on puisse faire à volonté la pluie et le beau temps.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que le point
de vue conservateur est lié avant tout au sédentarisme et à l’attachement à une
terre : il est prouvé que personne au monde n’est plus conservateur que les
nomades. Dans le voyage perpétuel qu’est sa vie, le nomade s’attache à
préserver l’héritage que constituent sa langue et ses coutumes ; il résiste en
toute connaissance de cause à l’érosion du temps, car être conservateur ne
signifie pas être passif, loin de là.
Il s’agit là d’une marque éminente de noblesse ; le
nomade, en cela, ressemble à l’aristocrate, ou, plus exactement, la noblesse
inhérente à la caste guerrière a beaucoup de points communs avec l’âme du
nomade. D’un autre côté, l’expérience d’une aristocratie qui n’a pas été
corrompue par la vie de cour ou les mœurs citadines, mais est restée proche de
la terre, ressemble au type paysan décrit plus haut, à ceci près que le noble
des campagnes a toujours un territoire et un entourage humain plus vastes que
le simple paysan. Quand l’aristocratie est consciente, par hérédité et par
éducation, de l’unité essentielle des forces de la nature et des puissances de
l’âme, elle possède une supériorité que l’on ne saurait acquérir d’aucune autre
manière. Et quiconque se sait doué d’une authentique supériorité a le droit de
la faire valoir, tout comme celui qui a atteint la maîtrise totale d’un art a
le droit de mettre son propre jugement au-dessus du jugement des ignorants.
Il doit être bien clair, toutefois, que la position
prédominante de l’aristocratie est liée à deux conditions, l’une naturelle,
l’autre éthique : la condition naturelle est que, au sein d’une même tribu ou
famille, on peut en règle générale s’attendre à la transmission héréditaire de
certains dons et certaines qualités ; la condition éthique est résumée par le
dicton noblesse oblige. Plus le rang social et les privilèges qui lui
correspondent sont élevés, plus grands seront les devoirs et les
responsabilités. Inversement, plus le rang est bas, plus le pouvoir est réduit,
et plus les devoirs sont limités ; au plus bas de l’échelle se trouvent les
personnes tout à fait passives, qui n’ont guère de responsabilités éthiques. Si
les choses, dans ce domaine, ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être,
il ne faut pas en chercher la cause principale dans l’hérédité naturelle, car
cette dernière fonctionne assez bien pour garantir indéfiniment l’homogénéité
d’une caste. Il faut plutôt chercher la source de cette imperfection dans la
transgression du principe moral mentionné plus haut, et qui exige un juste
équilibre des droits et des devoirs. Aucun système social ne saurait empêcher
les abus de pouvoir ; un tel système, s’il existait, ne serait pas humain,
puisque l’homme n’est homme que s’il répond en même temps, et de sa propre
volition, à une vocation naturelle et à une vocation spirituelle. L’abus d’une autorité
héréditaire, par conséquent, ne prouve rien contre la validité du principe de
l’aristocratie. En revanche, la vocation éthique de cette dernière est prouvée
entièrement par l’exemple du petit nombre de ceux qui, lorsqu’ils furent
dépouillés de leurs privilèges ancestraux, n’ont pas renoncé pour autant à la
responsabilité morale dont ils avaient hérité.
Nombreux sont les pays où l’aristocratie a perdu le
pouvoir à cause de son autoritarisme ; mais la noblesse a été évincée, non pas
tant du fait de son autoritarisme envers les classes inférieures, qu’à cause de
ses manquements tyranniques à la loi supérieure de la religion, sa seule base
morale de légitimité, et seule capable de tempérer par la miséricorde
l’autorité des puissants de ce monde.
Depuis l’effondrement, non seulement de la hiérarchie
sociale, mais aussi de presque toutes les structures traditionnelles, les gens
qui ont conservé, en toute lucidité, une mentalité conservatrice, n’ont plus
rien à quoi se raccrocher. Ils se trouvent isolés dans un monde complètement
asservi qui se targue de liberté, et qui se targue d’être riche et divers alors
que son uniformité écrase tout. On ne cesse de clamer que l’humanité est sur la
voie d’un progrès continuel, que l’être humain, après avoir « évolué » pendant
des millions d’années, a désormais entamé une mutation décisive, qui doit le
conduire à sa victoire finale sur les conditions matérielles de la vie. Le
conservateur lucide et intelligent est seul dans une foule en délire, il reste
seul éveillé au milieu d’un peuple de somnambules qui prennent leur rêve pour
la réalité. Il sait, par expérience et par discernement, que l’homme, malgré
son obsession du changement, reste toujours le même, pour le meilleur et pour
le pire. Les questions fondamentales que soulève la condition humaine sont
toujours restées les mêmes ; les réponses à ces questions sont connues depuis
la nuit des temps, et pour autant que le langage humain puisse les exprimer,
elles ont été transmises, depuis toujours, au fil des générations. C’est ce
précieux héritage qui importe avant tout au conservateur lucide et intelligent.
Puisque de nos jours presque toutes les formes de vie
traditionnelles ont été détruites, le conservateur n’a que rarement l’occasion
de prendre part à un travail qui possède, par sa signification et son utilité,
une valeur universelle. Mais toute médaille a son revers : la disparition des
formes traditionnelles nous met à l’épreuve et nous oblige à faire preuve de
discernement. Quant à la confusion qui règne autour de nous dans le monde, elle
nous impose de laisser de côté tous les accidents, pour nous tourner résolument
vers l’essentiel.
Titus Burckhardt
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