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Le samâ’ fait référence à une pratique spirituelle consistant à
chanter et à danser pour exprimer certains états intérieurs particuliers et
rendre louange à Dieu. Le mot samâ’ (سماع) vient du verbe arabe sami’a (سمع) signifiant "écouter". Cette
pratique est donc avant tout une écoute, qui a cependant une
particularité : elle se réalise avec l’oreille du cœur et décèle dans
certaines musiques ou sons particuliers un appel à la connaissance de soi et au
retour en un lieu situé au-delà de nos frontières géographiques. Elle se
déroule selon des règles précises chargées d’un symbolisme à la fois riche et
subtil, et se trouve parfois associée à certaines pratiques des confréries
soufies tels que le dhikr [1]
, la psalmodie de versets du Coran, des prières adressées au prophète Mohammad…
Bien qu’existant de manière sporadique depuis les premiers siècles de
l’Islam, cette pratique a connu un nouvel essor grâce au grand mystique
Jalâl-od-Dîn Rûmî (1207-1273) qui en définit les bases théosophiques en
s’appuyant sur une pensée et une vision du monde très particulière. Le samâ’
demeure pratiqué jusqu’à aujourd’hui par les adeptes de sa "voie" (tarîqa),
les mewlevîs, ainsi que par les adeptes de nombreuses autres confréries
soufies du Moyen-Orient et du Maghreb. Au cours des siècles, cette pratique
s’est d’ailleurs progressivement enrichie de divers chants et danses pour
devenir une sorte de liturgie du souvenir puisant ses sources dans certains
points fondamentaux de la mystique islamique.
Musique et mystique de l’Islam
Des grands mystiques tels que Ibn ’Arabî, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî ou
encore Sohrawardî ont fait, au détour d’un chapitre ou de quelques pages,
allusion à la musique et à certaines de ses propriétés pouvant être à la fois
bénéfiques à celui qui sait l’utiliser à bonne escient et extrêmement
dommageables à la personne qui en fait un usage erroné.
Mais c’est sans doute Rûmî qui a porté le plus d’attention à la musique
et au son dans la quête spirituelle, en déclarant que "dans les
cadences de la musique est caché un secret ; si je le révélais, il
bouleverserait le monde" [2]. A son tour Aflâkî, hagiographe de Rûmî, avait
déjà comparé le son du violon et celui de l’appel à la prière en disant que le
premier était "aussi une prière […]. Toutes deux s’adressent à Dieu. Il
veut l’une extérieurement pour Son service, et l’autre intérieurement pour Son
amour et Sa connaissance" [3].
De façon générale, la musique est considérée comme étant en relation
intime avec l’ensemble du cosmos. Elle reflète la joie de vivre, la vie
foisonnante et la nature engagées dans une danse perpétuelle. Les comparaisons
entre nature et musique reviennent ainsi fréquemment dans le Mathnawî de
Rûmî : "Je vois… […] les branches des arbres qui dansent comme des
pénitents, les feuilles qui battent des mains comme des ménestrels" [4].
De même, le derviche se mettant à tourner au son de la flûte symbolise le
mouvement circulaire constant des planètes et du cycle de la vie. La musique
est donc l’expression sonore de la loi de l’univers, engagé dans un mouvement
et une transformation circulaire perpétuels qui ne s’accomplirait pas sans
l’existence d’un pôle (le soleil, symbolisant Dieu) et des planètes (l’ensemble
des êtres vivants) tournant à la fois autour de lui et sur elles-mêmes.
La symbolique de l’instrument et en particulier de la flûte est
également très importante dans la tradition mystique soufie et chiite. Dans le
célèbre Mathnawî de Rûmî, chaque pèlerin de Dieu est une flûte que le
souffle divin fait chanter : "nous sommes la flûte, notre musique
vient de Toi" [5].
Ce motif du roseau trouverait sa source dans la tradition islamique selon
laquelle l’une des premières choses créées par Dieu aurait été un roseau. Dans
le Mathnawî, il symbolise également l’éloignement et le sentiment d’exil
de l’âme-roseau qui, coupée de ses racines et séparée de la jonchaie (neyestân)
de la prééternité du monde céleste pour être enfermé dans la prison du corps,
gémit sans fin des douleurs de la séparation tout en aspirant à la ré-union
avec son principe.
L’écoute de sonorités aux accents mélancoliques permet donc d’éveiller
les cœurs et les consciences en incitant à réfléchir sur la réalité de la
douleur se cachant dans la musique et sur la nostalgie des origines qu’elle
déclenche dans le cœur des êtres. La compréhension de cette musique est
cependant étroitement liée à l’aptitude et à l’état spirituel de celui qui
l’écoute : si le cœur de l’auditeur est pur, elle sera tel un baume qui
lui évoquera son état prééternel et lui livrera les secrets divins. Mais si ce
dernier n’écoute la musique que par son audition externe, le son de la flûte
pourra au contraire exacerber son animalité et ses désirs charnels. La musique
comporte donc des niveaux de signification étroitement liés au degré
d’ouverture spirituelle de son auditeur.
Chaque homme est donc appelé à écouter son âme et à faire chanter son
propre ney en rompant progressivement les attaches qui le relient au
monde matériel pour se remettre entre les mains du Musicien-Créateur. En
évoquant l’instrument du rebab symbolisant le corps matériel de l’homme,
Rûmî souligne ainsi que "ce n’est que corde sèche, bois sec, peau
sèche, mais il en sort la voix du Bien-Aimé" [6]. En Inde, Rabindranath Tagore reprit par la
suite le motif du roseau en appelant Dieu à faire de lui son instrument qu’Il
ferait vibrer de sa musique.
Participant à un travail de connaissance et de maîtrise de soi, la musique
a pour vocation de révéler à l’âme les causes de sa nostalgie et à la guider
dans son aspiration à rejoindre son état subtil prééternel. Véritable office
liturgique, le samâ’ fait se rencontrer musique, danse et parfois poésie
à l’improviste ou au cours d’une cérémonie dont chaque mouvement s’enracine
dans une symbolique aux significations riches et profondes.
Déroulement et symbolique du samâ’
Le samâ’ se réalise la plupart du temps en groupe, composé de
plusieurs derviches d’une confrérie, de leur maître (shaykh), de
musiciens, de chanteurs psalmodiant le Coran, et parfois d’un public.
Au sein de la confrérie Mawlawîa [7], les derviches sont en général vêtus d’un
tissu blanc symbolisant le linceul et portent une sorte de toque en feutre très
haute qui représente la pierre tombale.
Ils revêtent également un long manteau noir rappelant la tombe. Ces
derniers sont guidés par un maître ou shaykh, intermédiaire entre le
ciel et la terre, qui fait son entrée en dernier et qui, après avoir salué ses
disciples, s’assoit face à un tapis de couleur rouge rappelant celle de la
lumière du soleil couchant qui brûlait la terre de ses derniers rayons lorsque
Rûmî rendit l’âme en 1273.
En général, la cérémonie commence par la récitation du prologue du
Mathnawî évoquant la douleur de la séparation :
"Ecoute la flûte de roseau raconter une histoire et se lamenter
de la séparation :
Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et
la femme…
Le feu de l’amour est dans le roseau, l’ardeur de l’Amour fait
bouillonner le vin.
La flûte est la confidente de celui qui est séparé de l’Ami ; ses
accents déchirent nos voiles" [8].
Ensuite, des louanges au prophète souvent écrites par Rûmî lui-même sont
lentement psalmodiées par un chanteur puis sont peu à peu accompagnées par le
son de la flûte (ney), des timbales, et le rythme impulsé par le shaykh
en frappant la terre. Le son des trompettes, qui intervient par la suite durant
la danse, fait allusion au jugement dernier tout en rappelant le caractère
fugace de l’existence terrestre.
Les derviches s’avancent alors pour faire trois fois de tour de la piste, le chiffre trois symbolisant les trois voies permettant de se rapprocher de Dieu : celle de la science, de l’expérience spirituelle devant conduire à la vision, et celle menant à l’union et l’annihilation de soi en Dieu (fanâ’) [9] . Ils laissent ensuite tomber leur manteau noir, symbole de l’enveloppe charnelle et de la prison du corps, pour renaître en un corps spirituel et immaculé, symbolisé par leur vêtement blanc.
Les derviches s’avancent alors pour faire trois fois de tour de la piste, le chiffre trois symbolisant les trois voies permettant de se rapprocher de Dieu : celle de la science, de l’expérience spirituelle devant conduire à la vision, et celle menant à l’union et l’annihilation de soi en Dieu (fanâ’) [9] . Ils laissent ensuite tomber leur manteau noir, symbole de l’enveloppe charnelle et de la prison du corps, pour renaître en un corps spirituel et immaculé, symbolisé par leur vêtement blanc.
Après avoir demandé la permission au shaykh, les derviches
commencent à tourner sur eux-mêmes d’abord très lentement, en étendant leurs
bras tels des oiseaux sur le point de prendre leur envol. Là encore, chaque
geste est chargé d’une symbolique particulière : la main droite est
tournée vers le ciel pour en recueillir la grâce, alors que la gauche est
orientée vers la terre afin d’y répandre le don divin reçu qui s’est réchauffé
en passant par le cœur brûlant d’amour des derviches. La disposition des
danseurs n’est également pas le fruit du hasard : divisés en deux groupes
formant chacun un demi-cercle, ils représentent respectivement l’arc de la
descente des âmes dans les corps matériels et la remontée de ces mêmes âmes
vers leur Créateur après la mort de leur enveloppe terrestre.
Le shaykh ne participe à la danse que dans un second temps,
marquant alors une accélération du rythme. Il tourne à son tour au milieu du
cercle et symbolise le soleil rayonnant autour duquel tournent les
disciples-planètes. A ce moment-là, le son du pipeau s’élève de nouveau et la
danse atteint alors son apogée : l’union mystique est réalisée. Lorsque le
shaykh retourne à son lieu initial, la danse s’arrête pour laisser place
à la psalmodie de versets du Coran, perçue comme la réponse de Dieu au samâ’
réalisé par les derviches. La cérémonie se termine avec des salutations et
l’ultime évocation du nom divin : Hû (Lui), rappelant le but et le
destinataire unique de cette danse.
Le déroulement du samâ’ connaît certaines variations selon les
confréries au sein desquelles il est pratiqué, mais on tend à y retrouver
l’essentiel des éléments évoqués précédemment. La cérémonie peut parfois s’accompagner
de la récitation de poèmes soufis chantés à capella ou de qasâ’id
évoquant les noms de Dieu, certains aspects de la vie du Prophète Mohammad ou
des personnes de haut rang spirituel qui lui ont succédées, ou encore des
thèmes tournant autour de l’invocation de l’Aimé par l’amant et de la nostalgie
de la séparation. Au-delà de ces variantes toutes extérieures, le samâ’
vise dans tous les cas à réaliser une conjonction, à recréer un lien entre
l’homme et la divinité. L’enseignement de sa pratique s’effectue souvent durant
les assemblées spirituelles des confréries dans lesquelles il est pratiqué.
En outre, au-delà de sa dimension cérémoniale et organisée, le samâ’
peut être également spontané et se déclencher en tout endroit et à tout moment,
pour peu que le derviche ressente une émotion ou entende un son réveillant en
lui les douleurs de la séparation de son Principe. Ce type de samâ’
était d’ailleurs le plus courant au temps de Rûmî, sa pratique ne s’étant codifiée
et structurée qu’à partir du XVIIe siècle, soit près de quatre siècles après sa
mort. Ce type de samâ’ spontané à notamment été évoqué par Jalâloddin
Davânî [10] : "Il arrive aux maîtres d’entre
les anachorètes spirituels (ahl al-tajrîd) d’éprouver dans leurs âmes
une émotion sacrale bouleversante. Alors ils entrent en mouvement en dansant,
en battant des mains, en tournoyant, et ils se préparent par ces mouvements à
des splendeurs d’autres lumières aurorales, jusqu’à ce que cet état décroisse
en eux, pour une cause ou une autre, comme le montre l’expérience des
mystiques. Et cela, c’est le secret de l’audition musicale (sirr al-samâ’,
le concert spirituel)" [11].
Une pratique ancrée dans la tradition islamique : racines et
philosophie du samâ’
Si la pratique du samâ’ existait déjà avant le XIIe siècle, elle s’est
réellement diffusée et a trouvé ses bases avec Rûmî qui avait déclaré :
"Plusieurs chemins mènent à Dieu, j’ai choisi celui de la danse et de
la musique" [12].
Le samâ’ est dès lors considéré comme un moyen de connaissance à
part entière : si les livres peuvent satisfaire l’intellect et contribuer
au développement de ses facultés analytiques et spéculatives, la danse du corps
entraînant celle de l’âme permet d’éveiller cette dernière à l’existence de sa
patrie oubliée. Aux côtés du savoir théorique et spéculatif, le samâ’ est donc
essentiellement une connaissance contemplative et "en mouvement".
Cette théorie de la connaissance - non exempte de certaines résonances platoniciennes
-se fonde sur l’idée que l’homme détient en lui des connaissances qu’il a
acquises à l’état prééternel et qu’il a ensuite oubliées après sa naissance
"corporelle". Il doit dès lors s’efforcer de se ressouvenir et se
remémorer les connaissances acquises par son âme avant qu’elle ne s’incarne
dans son corps.
Ces croyances trouvent leur fondement dans le Coran qui fait état de la
préexistence des âmes humaines et de l’existence d’un pacte établi entre Dieu
et ces dernières : "Et quand ton Seigneur tira une descendance des
reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : "Ne
suis-Je pas votre Seigneur ?" Ils répondirent : "Mais si,
nous en témoignons..." - afin que vous ne disiez point, au Jour de la
Résurrection : "Vraiment, nous n’y avons pas fait attention"
(7 :172). Pour de grands mystiques comme Junayd [13], ce passage clé révèle une des significations
profondes du samâ’ : lorsque les derviches dansent, leurs âmes se
ressouviennent de l’interrogation divine prééternelle et de la douceur et
l’allégresse qu’elle avait insufflée dans leur âme. La musique constitue dès
lors un élément du ressouvenir, et les sonorités émises par la flûte matérielle
ne sont considérées que comme l’écho de musiques éternelles perçues par l’âme
avant sa descente dans le corps matériel et dont l’écoute doit faire ressurgir
la nostalgie de sa patrie originelle. Interrogé sur la signification du samâ’,
le grand poète turc Divâne Mehmed Tchelebi répondit ainsi : "pour
ce qui est de ses secrets, voici ce qui pourrait suffire : il faut que tu
t’en ailles là d’où tu es venu" [14].
Le rôle du samâ’ dans la connaissance mystique a également été
souligné par le grand mystique Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, qui avait évoqué que
cette pratique pouvait révéler au mystique ce qu’il n’aurait compris ou
découvert qu’au terme de plusieurs retraites de quarante jours (arba’înîyât).
Certains penseurs ont également soutenus que lorsque Dieu a créé l’être
humain avec de l’argile, l’âme aurait tout d’abord refusé d’habiter le corps
qu’elle considérait comme une prison. Le Créateur auraient alors envoyé deux
anges jouer les plus belles mélodies pour la charmer, expliquant ainsi le sentiment
d’allégresse et d’ivresse spirituelle que l’âme peut ressentir lorsqu’elle
entend de belles sonorités.
Sohrawardî lui-même a également évoqué à plusieurs reprises dans son
œuvre les effets de l’expérience musicale. Dans L’épître sur l’état
d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), il dévoile le sens profond
du samâ’ qui, selon lui, marque la rencontre avec le monde suprasensible
et l’ouverture de l’âme aux mondes supérieurs divins. Le samâ’ permet
ainsi de réveiller les sens intérieurs et spirituels de l’homme en provoquant
une transfiguration de l’audition, l’âme devenant l’oreille vibrant au son de
l’appel divin. Cette pratique a également été évoquée par Ibn ’Arabî, qui le
considérait comme "l’écriture divine sur le livre de l’existence",
phrase ayant fait l’objet de nombreuses gloses mais dont la signification
exacte demeure floue.
En outre, Rûmî considérait le samâ’ comme un moyen permettant au
mystique de manifester et de vivre pleinement ses émotions, des douleurs
les plus profondes aux joies les plus intenses. Ainsi, on raconte souvent
qu’une émotion particulière ou l’entente d’un son particulier incitait Rûmî à
danser et qu’après la mort de son maître Shamsoddîn de Tabrîz, Rûmî lui-même ne
cessa de pratiquer le samâ’ pour manifester sa peine et son chagrin.
Au final, la danse et l’ivresse spirituelle qu’elle permet d’exprimer
doit conduire à un oubli progressif de sa propre personne ainsi qu’à la
libération de l’emprise de son moi égoïste pour atteindre un état d’immersion
en Dieu et d’annihilation totale de l’ego (fanâ’) dans la présence et
l’amour divins [15]. La pratique du samâ’ doit également
permettre de prendre conscience que tout l’univers et la création ne sont qu’un
grand samâ’ chantant les louanges du Créateur. Il est par conséquent
étroitement lié à une conception du divin considéré comme n’étant pas seulement
une chose qui se pense et s’appréhende au travers de l’intellect, mais
également qui se contemple et se vit.
Certains derviches se mêlaient également à la population locale et
effectuaient avec elle la danse du samâ’, lui permettant d’oublier
quelques instants ses difficultés quotidiennes et sa misère. Les derviches
l’exécutaient aussi parfois dans la rue, lorsqu’ils revenaient de la prière du
vendredi ou de certaines cérémonies religieuses. Dans l’esprit de certaines confréries,
le caractère public de ces danses était et demeure considéré comme positif en
ce qu’elles peuvent contribuer à développer dans le cœur de certains
spectateurs réceptifs une certaine aspiration spirituelle et vers l’au-delà.
Controverses et prolongements modernes
La pratique du samâ’ a cependant fait l’objet de nombreuses
controverses et critiques formulées pour la plupart par les courants orthodoxes
et littéralistes de l’Islam, et attirant l’attention sur les déviations inhérentes
à ce genre de pratique. Elles dénoncent notamment le danger de s’enivrer non
pas de Dieu et de sa présence, mais de son propre état spirituel. Ce danger a
d’ailleurs été évoqué par Rûmî lui-même, qui répétait inlassablement que le but
ultime de cette danse était de rendre louange au Créateur unique, et qu’elle ne
devait en aucun cas constituer une fuite par rapport à sa propre personne.
Dans ce cas, seule une élite restreinte parvient à atteindre réellement
l’état d’annihilation en Dieu, alors que la grande majorité ne tend à éprouver
qu’un "souvenir de soi" au détriment de celui de Dieu. Une troisième
voie consistera dès lors à lutter contre le flot des pensées et penchants
personnels pour concentrer progressivement son attention vers Dieu. Le combat contre
l’âme charnelle est donc un prélude indispensable à la réalisation du samâ’,
qui requiert à la fois une pureté intérieure et un oubli de son moi égoïste et
charnel.
Dans ce sens, Sohrawardî a également fermement mis en garde contre les
déviations du samâ’, en soulignant qu’il ne pouvait être que
l’aboutissement d’un long processus de maturation spirituelle : "C’est
la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme ; ce n’est pas
l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse" [16]. Le samâ’ n’est donc qu’un moyen
d’expression d’un état spirituel déjà présent et ne constitue en aucun cas une
voie permettant d’atteindre un état extatique particulier qui deviendrait alors
une fin en soi.
D’un point de vue politique, les confréries soufies et certaines de
leurs pratiques dont le samâ’ ont souvent été considérées avec beaucoup
de réticence par les autorités des différents pays où elles se sont
développées, et notamment en Turquie après l’avènement d’Atatürk. De nombreux
derviches tourneurs [17] ont dès lors quittés Konya pour s’établir
dans des pays musulman d’Extrême-Orient, en Egypte, en Syrie, et dans les
Balkans. Malgré cela, de nombreuses cérémonies de samâ’ se déroulent encore
chaque année à Konya à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la
mort de Rûmî.
Le samâ’ aujourd’hui
Si cette pratique est caractéristique de la Mawlâwîya, le samâ’
fut et demeure également pratiqué par d’autres confréries telles que la Tijania,
la Boutchichia, la Ni’matollahi ou la Madkourya. Dans de nombreux pays
occidentaux, des ordres se rattachant aux principes fondateurs de la Mawlawîa
ont également émergé, notamment aux Etats-Unis avec le Mevlevi Order of
America, ou encore en Allemagne au sein de la Mevlevi Tariqa. Cependant, le
sens profond de cette danse a souvent été oublié et les vrais maîtres se font
de plus en plus rares ou effacés.
Au cours des dernières décennies, nous avons également assisté à une
certaine ouverture des rituels de samâ’ au public, parallèlement au
développement de nombreuses représentations "touristiques" notamment
en Turquie, en Syrie ou en Egypte. Cependant, même si ces dernières conservent
une certaine aura spirituelle, elles ont souvent revêtu un aspect folklorique
pour ne garder du samâ’ que sa dimension apparente.
Certains ensembles formés de soufis membres de diverses confréries se
sont également constitués tels que, en 1999, l’ensemble Jilânî, composé de
jeunes disciples appartenant à la tarîqa Qadiriya Boudchichiya.
Des concerts sont également régulièrement organisés à Paris, notamment à
l’Institut des cultures musulmanes au sein duquel s’est récemment produit
l’Ensemble Rabi’a (du nom de la célèbre soufie du VIIIe siècle), composé de
femmes membres de diverses confréries dont la Qadiriya et la Boudchichiya. Des
concerts sont également organisés chaque année lors du festival des musiques
sacrées du monde à Fès au Maroc. Enfin, diverses radios comme la Radio Samaa [18] ont été également créées et diffusent régulièrement des
musiques soufies anciennes ou plus modernes.
Véritable office liturgique, le samâ’ participe au travail de
connaissance de soi et a pour vocation de rappeler le lien intime unissant
l’homme au divin. Les chants et danses qui l’accompagnent sont donc
essentiellement ceux du "ressouvenir" et l’écho d’un appel entendu à
un autre niveau de l’être. Il s’insère plus généralement dans un ensemble de
pratiques soufies dont le but ultime est de réveiller l’Esprit-ney qui
habite chaque être et à lui indiquer le chemin de sa vraie source. Il est le
début d’un envol, celui de l’âme vers la source ultime de la vie, ainsi qu’un
appel à se diriger vers l’Absolu.
Le samâ’ est la paix pour l’âme des vivants,
Celui qui sait cela possède la paix de l’âme.
سماع آرام
جان زندگان است
کسی داند که
او را جان جان است
Celui qui désire qu’on l’éveille,
C’est celui qui dormait au milieu du jardin.
کسی خواهد که
او بیدار گردد
که او خفته
میان بوستان است
Mais pour celui qui dort dans la prison,
Etre éveillé n’est pour lui que dommage.
ولیک آن کو
به زندان خفته باشد
اگر بیدار
گردد در زیان است
Assiste au samâ’ là où se célèbre une noce,
Non pas lors d’un deuil, en un lieu de lamentation.
سماع آنجا
بکن کانجا عروسی است
نه در ماتم
که آن جای فغان است
Celui qui ne connaît pas sa propre essence,
Celui aux yeux de qui est cachée cette beauté pareille à la lune,
کسی کو جوهر
خود را ندیده است
کسی کان ماه
از چشمش نهان است
Une telle personne, qu’a-t-elle à faire du samâ’ et du tambour de
basque ?
Le samâ’ est fait pour l’union avec le Bien-Aimé.
چنین کس را
سماع و دف چه باید
سماع از بهر
وصل دلستان است
Ceux qui ont le visage tourné vers la Qibla,
Pour eux, c’est le samâ’ de ce monde et de l’autre.
کسانی را که
روشان سوی قبله است
سماع این
جهان و آن جهان است
Et plus encore ce cercle de danseurs dans le samâ’
Qui tournent et ont au milieu d’eux leur propre Ka’aba.
خصوصا حلقه
ای کاندر سماع اند
همی گردند و
کعبه در میان است
Rûmî, Odes mystiques,
339.
Un extrait de L’épître sur l’état d’enfance de Sohrawardi :
- Moi : Chez les soufis, pendant le concert spirituel (samâ’) un certain état se manifeste. D’où provient-il ?
- Le shaykh : Quelques instruments de résonance agréable, tels que la flûte, le tambourin et autres semblables, font entendre, sur les notes d’un même mode, des sons qui expriment la tristesse. Au bout d’un moment, le psalmiste élève la voix sur le ton le plus doux qu’il soit, et accompagné par les instruments, il psalmodie une poésie. L’état auquel tu fais allusion est celui de l’extatique rencontrant le monde suprasensible, lorsqu’il entend la voix de plus en plus triste et que, porté par cette audition, il contemple la forme manifestée à son extase. De même que l’on évoque l’Inde en faisant mention de l’éléphant, de même on évoque l’état de l’âme en faisant mention de l’âme. Mais alors l’âme soustrait ce plaisir au pouvoir de l’oreille : "Tu n’es pas digne, lui dit-elle, d’écouter cela." L’âme destitue l’oreille de sa fonction auditive, et elle écoute directement elle-même. C’est alors dans l’autre monde qu’elle écoute, car avoir la perception auditive de l’autre monde, ce n’est plus l’affaire de l’oreille.
- Moi : Et la danse mystique, quel en est le profit ?
- Le shaykh : L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage. Mais la cage qui est le corps l’en empêche. L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps. Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole. S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui. Là même, le sens mystique de cette violence est manifeste. L’oiseau-âme tend vers la hauteur. Comme il ne peut s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan. L’oiseau soulève la cage, mais la cage retombe au sol.
- Moi : En quoi consiste la danse ?
- Le shaykh : Certains ont dit "Je danse hors de tout ce que je possède", ce qui veut dire : nous avons trouvé quelque chose de l’autre monde, c’est pourquoi nous avons renoncé à tout ce que nous possédions en ce monde-ci ; nous sommes désormais des anachorètes spirituels. Quant au sens symbolique, le voici. L’âme ne peut pas s’élever plus haut que d’un empan. Elle dit à la main (étendue pour la danse) : "Toi au moins élève-toi d’une coudée, peut-être aurons-nous avancé d’une étape." […]
Le premier venu qui se met à danser ne rencontre pas pour autant l’extase. C’est la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme, ce n’est pas l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse. Discuter de ce renversement des choses, c’est l’affaire des "vrais hommes". La danse, c’est pour les soufis le choc du monde suprasensible. Mais il ne suffit pas au premier venu de s’habiller de bleu pour devenir un soufi. Comme on l’a dit : "Les vêtus de bleu surabondent - Parmi eux sont les soufis qualifiés - Ceux-là ne sont que des corps, étant vides de l’âme - Ceux-ci sont apparences de corps, car ils sont tout entiers âme."
L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), in Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Bibliographie
Alberto Fabio Ambrosio, Les derviches tourneurs : doctrine, histoire et pratiques, Paris, Cerf, 2006.
Jalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî
Jalâl-od-Dîn Rûmî, Odes mystiques
Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.
Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Alberto Fabio Ambrosio, Les derviches tourneurs : doctrine, histoire et pratiques, Paris, Cerf, 2006.
Jalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî
Jalâl-od-Dîn Rûmî, Odes mystiques
Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.
Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Notes
[1] Invocation
répétitive des noms divins.
[2] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005, op. cit.
[3] Ibid, Aflâkî, op. cit, 1, p.309.
[4] Rûmî, Mathnawî, IV, 3265-3268.
[5] Jalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, I, 599.
[6] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.
[7] Confrérie fondée
après la mort de Rûmî par ses disciples et plus particulièrement son fils,
Sultân Veled Celebî. Elle est la plus importante confrérie soufie de Turquie.
D’importants poètes et musiciens tels que Shaykh Ghâlib, Abdullah Sârî ou
Ismâ’îl Ankarâvî en ont fait partie. Elle s’est également étendue en Egypte, en
Syrie et dans les Balkans.
[8] Rûmî,
Mathnawî, I, 1 s.
[9] Cette mort de
l’ego et de tout désir charnel et personnel est le but des efforts et de la
lutte que mène le soufi contre lui-même. Elle conduit à l’oubli de sa propre
personne et doit laisser place à la présence divine englobant tout.
[10] Philosophe ishrâqî
du XVe siècle qui rédigea d’importants commentaires sur l’ensemble de l’œuvre
de Sohrawardî.
[11] Shihâboddîn
Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques
traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin,
Fayard, 1976, op. cit.
[12] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.
[13] Junayd ibn
Mohammad Abu-l-Qâsim al-Khazzaz al-Baghbâdî, grand mystique et soufi du IXe
siècle.
[14] Dîvâne Mehmed
Tchelebi, Traité sur la séance mawlawîe.
[15] Certains
derviches tourneurs font également allusion à une légère brûlure intérieure
parfois ressentie à l’apogée de la cérémonie du samâ’, appelée émotion
extatique.
[16] Sohrawardî, L’épître
sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), in Shihâboddîn
Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques
traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin,
Fayard, 1976.
[17] L’expression
même de "derviche tourneur" a été forgée en Occident au XIXe siècle
et fait avant tout référence à l’aspect extérieur du samâ’, sans
toujours prendre en compte sa symbolique et son sens profond.
[18] www.radiosamaa.info
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