mercredi 15 juin 2011

Ahmad et Muhammad El-Ghazali:Influence réciproque


Par Nasrullah Pourjawadi

Les historiens et les biographes d'Abû Hamîd Muhammad Ghazali ont cité plutôt incidemment son propre frère Ahmad.Mais à aucun moment ils n'ont véritablement parlé de la grande personnalité de ce personnage qui fût sans aucun doute le plus éminent maître soufi et l'un des plus grands théologiens et écrivains de son temps.Ils n'ont pas, non plus,essayé de mettre en lumière, les relations entre les deux frères.
En fait, comme l'a observé A.J. Arberry, la célébrité d'Ahmad Ghazali est toujours restée dans l'ombre de son illustre frère.Pourtant Ahmad mérite d'être étudié indépendamment non seulement en tant qu'une importante figure du mysticisme islamique et l'un des  fondateurs de l'école soufi iranienne, mais aussi parce qu'il est l'auteur de plusieurs traités de théologie et d'éthique en arabe et en persan, développant plus particulièrement le thème de l'amour dans le soufisme.D'autre part ce serait commettre une injustice de ne pas considérer l'influence que les deux frères ont exercée l'un sur l'autre.En fait Ahmad a joué un rôle important dans la vie de Muhammad, rôle qui a généralement été négligé par les biographes de d'Abû Hamîd.Le but de cet essai est surtout de poser les premiers jalons d'une étude qui permettrait de corriger cette négligence et d'envisager la vie de Ghazali sous un nouveau jour.Les rapports d'Hamad et Muhammad Ghazali, ou plutôt leur influence réciproque, peuvent être envisagés sous deux aspects:du point de vue historique en étudiant les relations qu'ils ont eues au cours de leur vie;ou du point de vue des influences , dans le domaine des idées, qu'ils ont exercées l'un sur l'autre.Commençons par le premier point et essayons de voir quels ont été leurs rapports  et de quelle manière ils se sont aidés mutuellement quand ce fut nécessaire.La notoriété d'Abû Hamîd nous permet de connaître avec certitude, les dates de sa naissance et de sa mort.Il est né à Tûs en 450/1058 et il est mort au même endroit en 505/1111.Malheureusement, nous n'avons pas autant de précisions en ce qui concerne la biographie d'Ahmad.Tout ce que nous savons c'est qu'il est un peu plus jeune qu'Abû Hamîd (probablement de deux ou quatre ans) et qu'il a vécu bien plus longtemps que lui.Selon certaines sources il serait mort à Quzuim en 517/1123;selon d'autres sa mort se situerait en 520/1126.La mort de leur père, Muhammad, homme très pieux et probablement un soufi, n'a pas séparé les deux frères et semble même les avoir rapprochés.De son vivant, leur père les avait confié à un ami soufi, Abû Ali Râdikhâni, qui fut leur premier professeur.Dès cette période, Ahmad manifeste un grand respect pour son frère qui ne fera que grandir jusqu'à leur séparation autour de leur vingtième année.Abu Hamîd, alors qu'il n'a pas encore vingt ans, se rend à Jurjan où il suit l'enseignement de l'imâm Abu-Qâsim Ismâ'îlî.Ce fut probablement la première séparation des deux frères.moins de deux ans plus tard Abû Hamîd retrouve son frère dans leur ville natale.Après trois ans d'études à Tûs, Abû Hamîd, accompagné de quelques amis, part étudier au grand centre d'études de Nishâpûr.Son frère faisait-il partie du voyage?Les biographes restent silencieux à ce sujet.Pourtant nous savons que Ahmad a aussi quitté Tûs pour Nishâpûr.De toute façon les deux frères ont étudié à Nishâpûr à la même époque et il est possible qu'ils aient vécu au même endroit.Ce fut la période la plus formative de leur vie.Ils y étudient les sciences théoriques (excepté la philosophie) et plus particulièrement la théologie et la jurisprudence qu'enseignait l'imâm al-Haramayn Juvaynî.C'est aussi la période de la réelle séparation des deux frères.Ahmad embrasse le soufisme, probablement autour de l'âge de vingt ans,alors que Muhammad ne suivra cette voie que bien des années plus tard.Il est connu qu'Abû Hamîd s'est tourné vers le soufisme alors qu'il enseignait à Bagdad.Il l'a lui même raconté dans son autobiographie al-Munqidh.Pourtant il n'est pas possible qu'il n'ait pas connu ou n'ait pas été en contact avec le soufisme avant cette période.Le Khrussum, où se situent Tûs et Nishâpûr était l'un des plus importants centres du soufisme et l'étudiant sérieux qu'était Abû Hamîd n'a pas pu ne pas être en contact avec les soufis.D'ailleurs nous avons déja dit que son père et son premier professeur étaient soufis.Pourtant cela ne semble pas l'avoir affecté sérieusement, contrairement à son frère.Ahmad a été initié très tôt dans la vie au soufisme, par le grand Maître du Khorâssân Abû Bakr al-Nassâj.Quiconque connaît la réalité de l'initiation mystique sait combien le novice se sent étranger vis-à-vis des  non-initiés.Cette initiation a certainement affecté ses rapports avec Muhammad.Il se sentit étranger à son propre frère.D'autre part, l'ambition et la recherche des honneurs que manifestait Abû Hamîd-qui sera très proche du grand vizîr Nizam al-Mulk et qui finira par avoir une chaire à la Nizamiye de Bagdad-fut la cause extérieure de leur séparation.Abû Hamîd professeur de sciences exotériques, se démarque complètement de la voie d'amour de son frère et dans laquelle celui-ci est déjà très avancé, succédant même à son shaykh et devenant lui-même un grand maître, le Qutb (pôle ) du temps.C'est ce même soufisme qui les a séparés, qui réunira les deux frères.La crise spirituelle d'Abû Hamîd, qui le conduira au soufisme, est bien connue.Il l'a lui-même rapportée dans son autobiographie, comme suit:"Je suis resté partagé, déchiré, entre l'attachement aux plaisirs terrestres et les aspirations religieuses, pendant six mois, deouis le mois de rajab de l'année 1096 A.D.Finalement je m'en suis remis entre les mains de la destinée.Dieu m'a rendu muet et m'a aussi empêché d'enseigner.Cela m'a plongé dans un violent désespoir.Je perdis l'appétit et tomba malade.Les médecins ne voyaient aucun espoir de guérison.Finalement, conscient de ma maladie physique et mentale, n'entrevoyant aucune issue, je pris refuge en Dieu.Lui, qui "entend les plaintes des malheureux"(Coran XXVIII,63) a daigné m'entendre.Il me rendit facile le sacrifice des honneurs, de l'argent et de la famille".
Cette expérience, la plus intense de sa vie,a complètement transformé Abû Hamîd.Il l'a lui-même observé dans son oeuvre majeure, la revivication des oeuvres religieuses (Ihyâ' 'Ulûm Al-Dîn).Il avait alors 37 ans.Ihyâ' 'Ulûm Al-Dîn, comme son titre l'indique, a marqué profondément la spiritualité islamique.Sa propre expérience-le fait qu'il fut nommé Hujjat al-Islâm ("la preuve de l'islam") et considéré comme le Mujjadid, "le réformateur", le prouve-fut à l'origine d'une tentative de revivification de l'esprit de l'islam.
Sa crise spirituelle n'est pas unique.En fait on considère que " la douleur engendrée par l'aspiration" (dard al-talab) est nécessaire à l'entrée dans la voie mystique, et bien d'autres maîtres l'ont éprouvée.A ce titre, l'expérience qu'a vécue 'Ayn al-Qudât (né en 492/1099) trente ans après celle d'Abû Hamîd est tout à fait comparable à l'expérience de celui-ci.Comme lui,  'Ayn al-Qudât a commencé par étudier intensivement les sciences théologiques.Les théories variées exprimées par différentes écoles l'ont perturbé et plongé dans la plus grande confusion spirituelle.Finalement par une faveur divine, il se tourna vers la voie soufie où il trouva la paix spirituelle.Tous deux ont ressenti le besoin de renoncer à leur vie mondaine et à leur recherches dans les sciences exotériques.Tous deux ont été sauvés par la grâce divine, qui leur a ouvert la voie du soufisme.Pourtant leur démarche diffère aussi quelque peu.Ghazâli après avoir renoncé à ses intérêts, commença une série de voyages.Il quitte Bagdad et se retire pendant deux ans dans une mosquée de Damas.Après de rigoureuses pratiques ascétiques, il se rend à Jérusalem puis à la Mecque et à Médine.Après onze ans de pérégrinations où il accumule les expériences et écrit quelques-uns de ses livres, il retourne finalement à sa ville natale, Tûs, où il se retire dans un khânegâh jusqu'à sa mort en 505/1111. 'Ayn al-Qudât, lui ne voyage pas, il reste dans sa propre ville, Hamadân où il se consacre pendant quatre ans à des études théoriques du soufisme.En fait, il y étudie les oeuvres d'Abû Hamîd, puis il devient un fervent adepte des idées de celui-ci.Finalement il fait l'expérience d'une vision qui le laisse perplexe pendant un an, jusqu'à ce que le grand maître du temps, Ahmad Ghazâli, vienne à Hamadân et lui révèle la signification de cette vision.Ainsi donc,  'Ayn al-Qudât, qui était déjà un adepte du soufisme  d'Abû Hamîd sur le plan théorique, devint adepte et disciple d'Ahmad Ghazâli.Si nous avons relaté la conversion au soufisme d'  'Ayn al-Qudât parallèlement à celle d'Abû Hamîd, c'est parce que dans les deux cas, l'ombre d'un homme, Ahmad Ghazâli, se profile.C'est évidemment plus apparent dans le cas d'  'Ayn al-Qudât.
Examinons de plus près la figure d'Ahmad telle qu'elle apparait dans ces histoires.Commençons par la manière dont les deux mystiques ont été sauvés.Dans les deux cas ils disent avoir été sauvés par la grâce divine.Mais que signifie cette expression dans ce contexte.On peut répondre à cette question de deux façons.Cela voudrait dire qu'ils ont été directement aidés par une opération divine; ou bien par l'intermédiaire d'un maître vivant, par grâce divine.La possibilité d'avoir été aidé par le saint immortel, Khizr, doit être écartée, car il n'y fait aucune allusion.En ce qui concerne  'Ayn al-Qudât, la réponse est claire:quand il dit avoir été sauvé par la grâce divine, il ajoute immédiatement  que c'est  après avoir lu les livres d'Abû Hamîd, et ensuite sous l'influence pénétrante du frère de celui-ci Ahmad.En ce qui concerne Abû Hamîd, c'est moins clair, car il nous ivre aucune clé concernant son expérience.Le fait qu'il soit resté silencieux au sujet de son maître a conduit ses biographes à penser qu'il n'en a pas eu et qu'il fut directement été par opération divine.Il se pourrait bien qu'Abû Hamîd, comme 'Ayn al-Qudât et bien d'autres mystiques, au nom de l'unitarisme (tawhid) attribue tous les évènements à la grâce divine.En fait il y a des raisons de penser qu'Abû Hamîd a reçu l'aide directe  d'un guide spirituel qui ne serait probablement autre que son propre frère.Examinons les raisons qui nous amènent à considérer cette possibilité.
Le premier point est que, au cours de sa crise, quand les premiers symptômes physiques sont apparus, il a consulté des médecins qui lui ont dit:" la cause de ce mal vient du coeur ", et leur verdict fut:"cette anxiété qui s'est emparée de ton coeur doit être apaisée ".Cela prouve qu'Abû Hamîd a cherché l'aide d'autrui.Sa maladie n'était pas un secret.Non seulement elle était connue à Bagdad, mais le peuple d'Iran en avait aussi entendu parler.Aussi n'est-il pas impossible qu'il ait cherché à contacter quelqu'un qu'il connaissait très bien, mieux que quiconque, c'est- à -dire son propre frère.En fait Ahmad l'a vraiment aidé, peut être appelé par Abû Hamîd lui-même.La version des historiens est qu'il est venu remplacer Abû Hamîd à la Nizamiye et s'occuper de sa famille.C'est une façon plutôt étroite voire naïve, de considérer le problème.Quelqu'un qui est consummé par la douleur de l'aspiration accepte la visite de celui qui peut venir l'aider,et se retrouve ensuite l'âme en paix.N'est-il pas plus naturel et raisonnable de penser qu'en fait, Ahmad est venu sauver son frère, le prenant par la main et l'initiant sur la voie, et tout en même temps conformément à son rôle de frère, enseignant à sa place et s'occupant de sa famille qu'il ramènera au pays natal?Si c'étais le cas, la question est de savoir pouquoi il ne l'a jamais mentionné.Pourquoi  'Ayn al-Qudât présente-t-il son maître sans réserve, alors qu'Abû Hamîd reste silencieux?Il est difficile de répondre à cette question.Il faudrait mieux connaître la personnalité des deux frères, leurs relations familiales, leur situation sociale, le contexte social pour être capable d'y répondre.Si Abû Hamîd, le frère aîné, la célèbre figure  du monde islamique, s'est vraiment agenouillé devant son frère pour recevoir l'initiation, il est raisonnable de penser que tous deux ont préféré garder cet évènement secret.Ahmad n'est pas resté longtemps à Bagdad apès son frère.Dès qu'il trouva quelqu'un pour s'occuper de sa chaire, il ramena la famille de son frère chez elle.Mais il est clairement démontré qu'il a continué à enseigner à la place de son frère.Ce sont ses livres qu'il a enseignés.Même après la mort d'Abû Hamîd, il continua à enseigner l'Ihyâ' et il en fît le premier condensé appelé Lubâb al-Albâb.Il a aussi traduit le Traîté des oiseaux que son frère avait probablement d'abord écrit en arabe.Tout ceci montre que les deux frères sont restés en bonnes relations, alors qu'ils avaient 40 ou 50 ans, et ce jusqu'au dernier jour d'Abû Hamîd.
Lorsque Muhammad Ghazâli est retourné à Tûs, bien des années après son départ, il a préféré y rester et y finir ses jours.Nous ne savons pas si Ahmad y était aussi.Mais nous pouvons présumer que, s'il n'y vivait pas, il a souvent rendu visite à son frère.Nous sommes ,par contre sûrs, qu'il était présent le jour de sa mort.Cela montre bien la relation intime qui existait entre eux.C'est aussi symbolique de la première "mort" d'Abû Hamîd :de la même façon qu'Ahmad l'a aidé à renoncer à sa vie mondaine, et à prendre la voie du mysticisme, dix-sept ans plus tard, Ahmad est à nouveau présent, au moment de son départ pour l'autre monde.
Ahmad le raconte lui-même:"C'étais un mardi matin.Mon frère fit ses ablutions, après avoir fini ses prières,il me demanda de lui apporter son linceul.Quand je le lui eu apporté, il le prit, l'embrassa, le porta à ses yeux et dit:"Ô ,Mon Dieu, je t'entends et je t'obéis;je suis prêt à me rendre en ta divine présence."Puis il s'allongea, étendit ses jambes en direction de la Qiblah, et rendit son âme à Dieu.

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