samedi 4 juin 2011

L ’Islam et le Tasawwuf Par l’Ancien Grand Imâm d’Al-Azhar Sheikh Abd Al-Halîm Mahmûd









Par, l’Ancien Grand Imâm d’Al-Azhar
Sheikh Abd Al-Halîm Mahmûd
Traduit par Ahmad Al-Murtada



NOTE DU TRADUCTEUR 
Souvent une confusion règne lorsqu'il s'agit de parler du Tasawwuf, communément traduit par Soufisme dans la littérature française. Les conflits de sensibilité ou de tendance établissent d'emblée un dialogue de sourds entre fervents détracteurs et fervents défenseurs, interdisant ainsi tout échange modéré et fraternel.
 L'éloge du Tasawwuf sous la plume de grands Imâms de la communauté musulmane, comme Abû Tâlib Al-Makkî, Al Qushayrî, Al-Ghazâlî, An-Nawawî, As-Subkî, As-Suyûti, Ash- Shâtibî et d'autres, s'explique par l'essence même de cette discipline qui est une purification du cœur, un ascétisme, une dévotion, une application de la sharî`ah, en vidant son cœur de tout ce qui est autre que Dieu, au point de ne vouloir que ce que Dieu veut. Il ne s'agit pas d'une théorie, bien au contraire, c'est un cheminement et une ascension de l'âme dans les degrés spirituels, en prenant pour modèle le Messager d'Allâh, paix et bénédiction d'Allâh sur lui, ses compagnons, leurs successeurs et les pieux de la communauté musulmane. Tout comme les autres sciences et disciplines islamiques – le Credo, le Fiqh, l’Exégèse, etc. – le Tasawwuf que nous reconnaissons est puisé dans le Noble Coran et la Sunnah du Prophète bien-aimé, paix et bénédiction de Dieu sur lui. C’est la discipline islamique spécialisée dans la purification du cœur et le cheminement vers Dieu, avec dévotion, ascétisme et humilité. Le patrimoine islamique, ancien et contemporain, est riche en figures saillantes du Tasawwuf, comme Al-Junayd Al-Baghdâdî, Ibrahîm Ibn Adham, Dhu-n-Nûn Al-Misrî, l’Imâm Abû  Hâmid Al-Ghazâlî, l’Imâm Ahmad Ar-Rifâ`î, Sheikh Abd Al-Qâdir Al-Jilânî, Abû Al- `Abbâs Al-Mursî, et de nombreux autres. 


Les attaques virulentes contre cette discipline islamique sont nourries par une volonté injuste d'imputer au Tasawwuf les théories farfelues de certainsorientalistes, les erreurs et les déviances de ses faux-prétendants, ou de faire de l'essence du Tasawwuf des paroles attribuées de façon douteuse à des maîtres de cette discipline, ou encore d'interpréter de la pire des façons toute parole ambiguë attribuée à un Sheikh soufi, pour faire le procès de l'ensemble des Soufis, avant de passer le Tasawwuf à la guillotine.
Cette épître rédigée par Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd Al-Husayni, Grand Imâm d'Al- Azhar entre 1973 et 1978, clarifie la place du Tasawwuf au sein des autres sciences islamiques et constitue une introduction riche à cette discipline, basée sur l’ascension des cœurs dans le monde seigneurial, l’observance de Dieu à tout moment, la piété dans l’acte et la parole, et la recherche permanente de l’Agrément du Seigneur des Mondes.

Une brève biographique de Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd, que Dieu lui fasse miséricorde, sera suivie de son épître « l’Islam et le Tasawwuf ». Notre traduction s’appuie sur le livre Al- `Ârif billâh Abû Al-`Abbâs Al-Mursî, « Le Gnostique, Abû Al-`Abbâs Al-Mursî », de Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd, aux éditions Dâr Ash-Sha`b, le Caire, Egypte, 1972.


BIOGRAPHIE DE SHEIKH `ABD AL-HALIM MAHMUD


Né en 1910, à Abû Hammâd, Province de Sharqiyyah, Egypte
 Décédé en 1978  Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd naquit dans une famille connue par la vertu, appartenant à la classe moyenne en Egypte. Ses parents descendent directement du petit-fils du Prophète Muhammad - paix et bénédiction de Dieu sur lui -, l’Imâm Al-Husayn Ibn `Alî Ibn Abî Tâlib 
- que Dieu les agrée ainsi que toute la famille du prophète et ses nobles compagnons. Son père, un savant d'Al-Azhar, était le juge du village.

Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd apprit le Coran dans l'école coranique du village. Alors qu'il était très jeune, il finit la mémorisation du Coran et ne put intégrer un Institut Religieux d'Al-Azhar l'année où il finit l'apprentissage du Coran à cause de son âge. En 1923, il alla avec son père vers le Caire afin de suivre les cours du cycle primaire d'Al- Azhar. Deux ans plus tard, il quitta le Caire pour continuer son éducation à l'Institut Religieux d'Al-Azhar qui venait d'ouvrir ses portes dans la ville d'Az-Zaqâzîq, la capitale de sa province natale.
De nombreuses voies d'éducation s'ouvraient au jeune `Abd Al-Halîm. A cette époque, de nombreuses écoles pour la formation des enseignants ouvrirent leurs portes. Elles bénéficiaient d'une bonne cote du fait que leurs diplômés étaient bien rémunérés. Cependant, son père insista pour qu’il poursuive son éducation à Al-Azhar. Il trouva un compromis satisfaisant, mais très contraignant, en suivant plusieurs systèmes d'éducation simultanément. La persévérance de Sheikh `Abd Al-Halîm porta ses fruits.


 Au début du cycle secondaire, son savoir était largement supérieur à celui de ses collègues. C'est pourquoi, en classe de seconde, il couvrit en une année tout le programme du secondaire et obtint le baccalauréat d'Al-Azhar. Par conséquent, l'enseignement supérieur d'Al-Azhar accueillit l'étudiant brillant et précoce que fut Sheikh `Abd Al-Halîm. Le Sheikh commença son cycle universitaire à Al-Azhar en 1928, à une époque où l'éducation supérieure de l'Université n'était pas divisée en facultés. Parmi les savants qui l'ont marqué, il cite Sheikh Mahmûd Shaltût, Sheikh Hâmid Meheisen, Sheikh Az- Zankalôni, Sheikh Muhammad `Abd Allah Daraz, Sheikh Muhammad Mustafâ Al-Marâghî et Sheikh Mustafâ `Abd Ar-Râziq.
Pendant ses études, il participa aux activités de deux associations islamiques de prédication : l'Association des Jeunes Musulmans (Jam`iyyat Ash-Shubbân al-Muslimîn) et l'Association de la Guidance Islamique (Jam`iyyat al-Hidaya al-Islamiyyah) dont le président était Sheikh Muhammad Al-Khidr Husayn.
En 1932, il termina ses études à Al-Azhar. Accompagné de sa femme, il partit étudier en France à la Sorbonne. En 1937, il finit ses études à la Sorbonne et en 1938 Al-Azhar le choisit pour figurer dans la délégation de savants préparant une thèse en France. La chose qui le marqua, et contre laquelle il lutta en France, ce sont les préjugés de nombreux orientalistes et leur parti pris contre l'islam. Sheikh `Abd Al-Halîm termina en 1940 sa thèse traitant du Soufisme et de la vie d’Al-Hârith Ibn Asad Al-Muhâsibi.



Son encadrant, Massignon, le laissa naviguer seul dans la dernière phase de sa thèse où il lutta contre les préjugés d’un certain nombre d’orientalistes Allemands. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, Sheikh `Abd Al-Halîm dut retourner en Egypte en empruntant la voie du Cap de Bonne Espérance. Sheikh `Abd Al-Halîm commença sa carrière professionnelle en tant que professeur à la Faculté de Langue Arabe d'Al-Azhar. Il travailla en 1951 à la Faculté des Fondements des Sciences Religieuses (Usûl Ad-Dîn) dont il devint le doyen en 1964.
En 1969, il fut nommé secrétaire général de l'Académie des Recherches Islamiques (Majma ` al-Buhûth al-Islamiyyah). En 1970, il fut nommé vice-Imâm d'Al-Azhar. En 1971, il occupa le poste du ministre des Donations et des Affaires Islamiques. En 1973, il fut nommé Grand Imâm d'Al-Azhar et devint ainsi la plus grande autorité religieuse d'Egypte et du monde sunnite.
Sheikh `Abd Al-Halîm fournit beaucoup d’efforts pour conserver l'indépendance d'Al-Azhar loin de toute sphère d'influence. En 1974, un projet de loi visa à rétrograder les savants d'Al- Azhar. Le Sheikh menaça de démissionner de son poste de Grand Imâm. En raison de sa grande popularité parmi les savants et les étudiants d'Al-Azhar, et dans les milieux islamiques de façon générale, on le persuada de garder le poste de Grand Imâm et la loi ne fut pas votée. Il essaya de modifier la loi de 1961 concernant Al-Azhar, laquelle ôtait au Grand Imâm une part de ses responsabilités et pouvoirs et mettait en péril l'indépendance d'Al-Azhar vis-à-vis du pouvoir politique. Les efforts de Sheikh `Abd Al-Halîm portèrent leurs fruits : il obtint une reformulation de la loi en question. Cette réussite provoqua un fort enthousiasme dans  les milieux azharites. 
Au milieu des années 70, des membres du gouvernement tentèrent de faire passer une loi, non conforme à la loi islamique (Sharî`ah), au sujet du divorce. Sheikh `Abd Al-Halîm s'y opposa fermement et il a fallu attendre sa mort pour que cette loi soit débattue. Au début des années 70, les idéaux communistes se répandirent dans certains milieux intellectuels et estudiantins. Afin de les mettre en garde contre les déviances du communisme, il encadra la publication de nombreux ouvrages analysant et critiquant le communisme à la lumière des enseignements islamiques. Il fut le pionnier de l'unification des efforts des prédicateurs musulmans. Afin d'établir une ligne de conduite harmonieuse et mature, il dirigea un comité, sans antécédent, de la Prédication Islamique, réunissant des savants d'Al-Azhar, des dirigeants de groupes islamiques et des ordres soufis. Il tissa également des liens entre Al-Azhar et des organisations de prédication islamique dans d'autres pays.
Pendant qu'il occupait le poste de Grand Imâm, il ordonna la construction d'un grand nombre d'Instituts Religieux d'Al-Azhar. Il fut le premier savant azharite à appeler publiquement à l'application de l'ensemble de la Shari`ah (Législation) Islamique dans le pays. Lorsque certains membres du gouvernement lui signifièrent qu'il fallait beaucoup de temps pour détailler toutes les lois de la Sharî`ah, il mit en place des comités de spécialistes où des savants d'Al-Azhar avaient pour mission d'étudier dans le détail l'application de la loi islamique dans tous les domaines et leur substitution aux lois non islamiques. Il encadra ces comités, même lorsque sa santé se détériora et qu'il fut transporté à l'hôpital. Sheikh `Abd Al-Halîm fut un écrivain talentueux. Il laissa plus de soixante ouvrages à la postérité.


 Il était connu pour son caractère posé, généreux et tendre. Ses élèves retiennent sa modestie, l’abondance de son savoir et son ascétisme. Sa sensibilité soufie et sa défense du Tasawwuf authentique se dégagent manifestement de ses ouvrages, si bien qu’il fut surnommé Abû At-Tasawwuf, « Père du Soufisme », dans l’ère contemporaine.


 Affilié à l’école spirituelle soufie Shadhiliyyah, il rédigea des biographies de certaines figures clefs de cette école. Il composa des biographies pour d’autres figures emblématiques du Tasawwuf, outre ses ouvrages à caractère juridique et ceux traitant de la vie du Prophète et de ses qualités. Parmi ses ouvrages nous pouvons citer :
Muhammad, le Messager de Dieu
Somme de Fatwas
Les preuves du statut de Prophète
L'Islam et le Communisme
Notre Jihâd Sacré
Abû Al-Hasan Ash-Shadhlî
Notre maître Zayn Al-`Âbidîn
As-Sayyid Ahmad Al-Badawî
Le sieur connaisseur de Dieu, Sahl At-Tostarî
Le sieur connaisseur de Dieu, Abû Al`Abbâs Al-Mursî

Il édita et annota un certain nombre d'ouvrages anciens, dont Ar-Ri `âyah li Huqûq’illâh, "L'Observance des Droits de Dieu", de l'Imâm Al-Muhâsibî et Latâ'if Al-Minan, "Manne des Bienfaits", de l'Imâm Ahmad Ibn `Atâ'illâh d'Alexandrie, l'auteur des célèbres Hikam. En 1978, le décès de Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd couvrit l’Egypte d’un voile de deuil et de tristesse. Puisse Dieu éclairer sa tombe et élever ses degrés.


LE SOUFISME ET L’ISLAM


A cette époque où la terre prend sa parure et s'embellit par les éléments matériels et où la civilisation européenne s'est bâtie sur une approche matérielle - c'est quasiment la seule approche qu'elle agrée - il y a encore dans les milieux musulmans, grâce à Dieu, des groupes qui ont une f itrah (prime nature) saine, espérant pour l'humanité un avenir qui a une part abondante dans le monde du bien et la vérité, la religion et la spiritualité, la fraternité et l'altruisme.


Ce monde dont les sources naissent de la révélation divine, et où l'individu et le groupe œuvrent pour réaliser la voie divine et les principes divins, est représenté par des modèles, les plus lumineux des modèles : les Imâms du Tasawwuf et les emblèmes des soufis. Ils le représentent par la méthodologie (manhadj) qu'ils ont suivie. Ils l'incarnent en tant que vérités réelles dans les principes et les règles. Leur vie et leur méthodologie retracent l'éducation divine et la guidance du Messager, paix et bénédiction d'Allah sur lui, dans les sujets d'une importance capitale tout comme dans les sujets de moindre importance.
Ils essaient, dans la mesure du possible, d'être les héritiers des Prophètes par la science, les héritiers des Prophètes par le comportement et cheminement spirituel, les héritiers des Prophètes par leurs états et stations. Toutefois, il y a des gens qui ne perçoivent pas clairement le sens du Tasawwuf, pas plus que le lien entre l'Islam et le Tasawwuf. Ils s'interrogeraient devant un écrit sur Ash-Shâdhilî par exemple ou sur Abû Al-`Abbâs Al-Mursî en disant en toute franchise : « Ce cheminement spirituel (sulûk) qu'ils ont vécu et qui s'appelle « Tasawwuf », fait-il partie de l'Islam ou pas ? ». Nombreux sont ceux qui se sont posés cette question à l'occasion de la publication de notre livre « Ash-Shâdhilî que Dieu l'agrée », dans la série des «


Personnalités Arabes Éminentes ». Certains ont écrit dans les magazines des articles révélant une vision peu claire du Tasawwuf et une confusion au sujet de son lien avec l'islam. Cela se produit, chaque fois qu'un livre dédié à une figure soufie apparaît ou chaque fois qu'un livre traitant du Tasawwuf est publié. Cela se produira aussi, car l'histoire se répète, pour le livre dédié à Abû Al-`Abbâs Al-Mursî. C'est pourquoi j'ai écrit une préface sur le lien entre l'Islam et le Tasawwuf, afin de montrer, dans la mesure du possible, par les textes de la sharî`ah et les paroles des soufis - sans parti pris ni sectarisme - l'opinion correcte. Ainsi ceux qui trouveront la guidance la trouveront avec lucidité et ceux qui voudront marcher sur leurs pas le feront avec guidance et science. C'est une préface qui est devenue indispensable, et il est probable qu'elle aurait dû voir le jour plus tôt, après la publication d'un certain nombre de livres sur les grands soufis dans la série des « Personnalités Arabes Éminentes ».


QUELLE EST LA METHODOLOGIE ADEQUATE


Le lien entre le Tasawwuf et l'islam, en terme de méthodologie et principes, ne peut être compris correctement sauf si l'on donne au Tasawwuf une définition qui couvre de la façon la plus parfaite sa vérité. Mais le définir n'est pas chose facile. En effet, les définitions du Tasawwuf - comme l'affirment les anciens historiens du Tasawwuf - ont dépassé mille  définitions, chacune d'elles ayant son poids et sa valeur, car elles sont toutes écrites par les plumes des soufis eux-mêmes. 
Lorsque les définitions sont l'œuvre des maîtres mêmes d'un domaine, il est très difficile de se dresser en arbitre pour préférer certaines aux autres ou pour les hiérarchiser, pour aboutir enfin à une définition synthétique et suffisante. Quel est l'instrument de mesure ? Et comment trancher ? Puis de quel droit l'homme interviendrait-il entre ces gens aux goûts très raffinés et sensibles et aux sentiments spirituels très subtils ? Par le pouvoir de la science, par le biais de l'observation et l'étude ? Ou bien par le pouvoir de la raison, en recourant à la recherche et à la déduction ? Ou encore par le pouvoir de l'âme à travers l'illumination et l'inspiration ? !

LE TASAWWUF ET LA SCIENCE



La science armée de l'observation et l'étude peut-elle pénétrer la forteresse du Tasawwuf ? Si jamais elle tente cela, elle en restera à l'observation de la forme extérieure sans pouvoir étudier plus que l'apparence et la forme : rien de l'âme du Tasawwuf et son essence. Il s'agit là d'un échec total. Vraiment la psychologie a jusqu'à présent totalement échoué, tout comme la sociologie, dans la tentative d'atteindre l'essence même du Tasawwuf et sa vérité. Je dirais même que les études en psychologie moderne et en sociologie contemporaine ont complètement défiguré la conception du Tasawwuf. Il en va de même pour les études qui ont été faites sur l'âme, la révélation (wahy), l'inspiration divine (ilhâm) et sur la religion de façon générale.
Les études faites en psychologie et sociologie moderne se sont cloisonnées dans la matière et se sont enchaînées par les phénomènes matériels palpables : ce qui est visible, audible, doté d'un goût 'matériel', ou ayant une dimension olfactive ! De par leur aveu explicite - ne prêtant à aucune confusion - leur champ n'est autre que le champ matériel ; ce qui sort du monde matériel n'est pas cerné par leur analyse et sort du cadre de leur recherche. Le Tasawwuf est un état d'esprit, une inspiration, une illumination : il ne rentre pas dans leur champ d'étude. C'est pourquoi ses études se sont contentées de l'apparence et la forme et c'est pour cette raison qu'il s'agit d'un échec total, saisissant. Nous entendons par science moderne,  la science répandue en Europe et aux Etats-Unis dans l'ère contemporaine. Elle s'est contrainte d'une façon totale de rester circonscrite dans le champ matériel et a délimité, par son propre choix, de façon précise sa sphère : la matière. Elle s'est solidement attachée à cela si bien que toute chose qui sort du cadre de la matière n'est pas un « monde » et tout ce qui n'est pas observable par les sens ne peut faire l'objet d'une « recherche scientifique ». 
Il ne s'agit pas là d'étudier si la science moderne a fait une erreur ou pas, il s'agit, pour moi, de montrer clairement que cette contrainte que s'est imposée la science moderne rend impossible tout lien, de loin ou de près, avec le cœur du Tasawwuf et sa véritable essence. Ainsi tout ce qui a été prononcé par la voix de la science sur le Tasawwuf ne touche que la forme et l'apparence - le verni - et n'est d'aucune utilité pour ce qui est de l'âme et de l'essence.


LE TASAWWUF ET LA RAISON


Devons-nous donc recourir à la raison ? À ses études logiques (mantiqiy) et analogiques (qiyâsiy) et à ses déductions résultant d'hypothèses et d'analogies ?
La raison peut-elle nous diriger et nous guider, en toute sécurité, sur les océans infinis du Tasawwuf et dans ses interminables prairies, qui sont des dons de la théophanie infinie ? Il est bien connu que l'intellect gravite dans l'orbite de la matière. Il s'élève au ciel pour en explorer les gigantesques horizons grâce à des satellites, des navettes spatiales et des fusées. Il plonge aussi au fond des mers pour en extraire les trésors qu'elles portent en leur sein et pour en exposer les secrets. Il sonde en profondeur les couches terrestres pour en extraire les métaux lourds et élucider des mystères qu'elles portent en elles.

La raison est la source d'innovation industrielle, depuis l'aiguille jusqu'à la fusée. C'est l'origine de l'invention des composés chimiques, qu'ils soient complexes ou simples. Elle permet de découvrir les lois naturelles établies dans la terre et le ciel, lesquelles sont la base de la science des humains : le monde de la déduction, sous ses diverses formes et par ses méthodologies multiples.
Mais la raison, dont le champ d'action est la déduction dans le champ de la matière, n'a rien à voir avec le Ghayb (Inconnu) : le Ghayb divin n'a rien à voir avec les choses voilées : les choses voilées dans l'Assemblée Céleste n'a rien à voir avec le dévoilement du voilé : le voilé spirituel n'a rien à voir par les ascensions sacrées et les stations des âmes. La raison a échoué dans la tentative de trouver une mesure intellectuelle permettant de juger du vrai et du faux dans le monde spirituel. Elle a été incapable d'inventer un outil de séparation entre le vrai et le faux dans le monde du Ghayb (Inconnu).


La méthodologie d'Aristote n'a pu faire cela, tout comme l'approche de Descartes a échoué. Toute approche cartésienne, jusqu'aujourd'hui, a été incapable de nous faire atteindre le monde divin pour nous faire connaître ses secrets et cheminer avec nous à travers ses voiles. L'échec de la raison dans le monde du Tasawwuf est une chose avouée, à juste titre, par Pythagore et Platon. Ont avoué cela Al-Kindî, Al-Farâbî, Ibn Sînâ, de même qu'Al-Ghazâlî ainsi que tous les soufis sans exception. Ils ont fait cet aveu lorsqu'ils ont su que la raison ne peut sortir du champ de la matière ; en fait, même l'imagination et l'illusion ne sortent pas de la sphère matérielle. Ils ont fait cet aveu après avoir observé l'Histoire de la pensée humaine : la raison a été incapable et sans secours devant les stations de l'âme et les ascensions sacrées. Ils ont donc avoué et prouvé cela et la réalité historique a témoigné de la justesse de leur logique. Ce n'est pas un rabaissement de la raison : elle a un champ d'action gigantesque dans l'univers, au cœur de la terre, dans les couches célestes, et c'est sur elle et par elle que s'est établie la civilisation matérielle moderne, avec sa puissance et sa domination.

LA METHODOLOGIE SOUFIE



Si la méthodologie scientifique matérielle est incapable d'étudier la vérité du tasawwuf et son essence, et si la méthodologie cartésienne a également échoué, les Soufis sont unanimes, ainsi que les Philosophes de l'Illumination depuis Pythagore et Platon jusqu'aujourd'hui, pour déclarer une méthodologie précise, que tous agréent en toute confiance. C'est la méthodologie du cœur, celle de l'âme, ou celle de la clairvoyance (basîrah). Il s'agit d'une méthodologie bien connue, agréée par toutes les religions et élue par les écoles de sagesse, anciennes et modernes.


Allâh - Exalté Soit-Il - dit : « L'ouïe, la vue et le cœur : sur tout cela, en vérité, il sera interrogé » 1. Il a, Exalté Soit-Il, cité al-fu'âd (le cœur) en montrant qu'il est responsable au même titre que l'ouïe dans son champ d'action et la vue dans son domaine. L'Imâm Al- Ghazâlî - exprimant l'opinion des soufis et celle des philosophes de l'illumination - estime que la preuve tranchant en faveur de l'existence d'une connaissance non liée aux sens ou à la raison réside dans deux choses : « la première : les merveilles de la vision véridique (ar-ru'yâ as-sâdiqah) en songe où se dévoilent des éléments de l'Inconnu (Ghayb). Si cela est possible en songe, il n'est guère impossible en état d'éveil : l'état de songe ne diffère de l'éveil que par le repos des sens, non préoccupés par le monde palpable. Combien de personnes en état d'éveil sont absorbées par elles-mêmes au point de ne rien entendre ni voir.
La deuxième : le fait que le Messager d'Allâh, paix et bénédiction d'Allâh sur lui, ait annoncé des choses de l'Inconnu (Ghayb) et du futur.
Si cela est possible pour le Prophète, paix et bénédiction d'Allâh sur lui, c'est également possible pour d'autres, en ce sens que le Prophète est une personne à qui la vérité des choses fut révélée pour réformer les créatures. Il n'est donc pas impossible de trouver dans le monde une personne à qui les vérités sont dévoilées sans pour autant être chargée de réformer les gens. Cette personne n'est pas qualifié de prophète mais de « walî » 2.

Quiconque croit en les Prophètes et en la vision véridique en songe doit nécessairement adhérer à la vérité de la clairvoyance ou, en d'autres termes, croire en une porte du cœur qui s'ouvre sur le monde de la Royauté (Malakût) : c'est la porte d'al-ilhâm (l'inspiration) et de la révélation.
L'Imâm Al-Ghazâlî s'attache à la vision en songe comme preuve et argument de l'existence d'un moyen de connaissance autre que les sens et la raison. Il a affirmé cela dans plusieurs de ses ouvrages. Il a parlé de la Prophétie dans Al-Munqidh, le Sauveur de l'Egarement en ces termes : « Dieu, Exalté soit-Il, a rapproché cette idée à ses serviteurs en leur donnant un aspect de la qualité de Prophète, à savoir le songe : [il a arrive à ] la personne qui dort de voir ce qui sera dans l'Inconnu, soit de façon explicite ou par une métaphore qui dévoile le sens. Pour une personne qui n'a jamais connu cela, si on lui dit : « il y a des gens qui perdent conscience, comme les morts, dépourvus de leurs sens, leur ouïe, leur vue et qui connaissent des choses de l'Inconnu », elle reniera certainement cela et voudra prouver son impossibilité en disant que les forces des sens sont la raison de la prise de conscience ; ainsi celui qui ne réalise pas les choses malgré la présence des sens, ne pourrait a fortiori les réaliser en leur absence. C'est un raisonnement par analogie démenti par l'existence et la contemplation ».


Mais l'Imâm Al-Ghazâlî ne se contente pas de ses deux preuves, il s'appuie sur des éléments de la sharî`ah et relate des expériences et des anecdotes. Les signes selon lui sont : « Et quant à ceux qui luttent pour Notre cause, Nous les guiderons certes sur Nos sentiers » 3. Sa parole, paix et bénédiction de Dieu sur lui : « Quiconque œuvre conformément à ce qu'il sait, Allâh lui fait hériter la science de ce qu'il ne sait pas ».
Sa Parole - Exalté soit-Il : « Ô vous qui croyez ! Si vous craignez Allâh pieusement, Il vous accordera unfurqân ». On dit que lefurqân est une lumière permettant de discerner entre le vrai et le faux et permettant de sortir de toute shubhah (chose ambiguë et douteuse). Le messager d'Allâh, paix et bénédiction d'Allâh sur lui, fut interrogé au sujet de : « Et celui dont Allah ouvre (sharaha) le cœur à l'Islam et qui détient ainsi une lumière venant de Son Seigneur... » 4, qu'est-ce que cette ouverture ? Il dit : c'est l'élargissement : lorsque la lumière est jetée dans le cœur, la poitrine s'élargit et s'ouvre. Et il a également dit, paix et bénédiction de Dieu sur lui : « Il y a dans ma communauté des muhaddathîn, des mu`allamîn (Instruits) et des mukallamîn, et `Omar est de leur nombre ». Le muhaddath est mulham (inspiré), et le mulham est celui pour qui la vérité s'est dévoilée dans l'intimité de son cœur, de façon intérieure, et non par les sens extérieurs. Le Coran montre clairement que la piété est la clef de la guidance et du dévoilement (kashf). La science d'Al-Khidr n'était pas une science provenant des sens ou de la raison, mais une science seigneuriale comme l'indique Sa Parole : « et Nous lui avions enseigné une science émanant de Nous » 5.


UNE METHODOLOGIE ISLAMIQUE


Il s'agit donc d'une méthodologie islamique authentique et irréprochable. C'est aussi une méthodologie philosophique, malgré l'opposition des philosophes cartésiens, reconnue par de nombreux philosophes d'Occident et d'Orient, anciens et modernes. C'est en outre une méthodologie qui a été expérimentée et qui a porté ses fruits. L'Imâm Al-Ghazâlî l'a essayé avec succès. D'autres encore l'ont expérimentée avec succès. L'Imâm Al-Ghazâlî en dit : « Il s'est dévoilé à moi lors de mes retraites solitaires des choses innombrables. J'en cite quelques éléments afin qu'ils profitent aux autres.


 J'ai su avec certitude que les Soufis sont en particulier les itinérants sur le Chemin vers Dieu, leurs historiques [siyar] sont les meilleurs de tous les historiques, leur voie est la plus juste de toutes les voies, leurs manières sont les plus nobles des manières. Je dirai même que si l'on réunit la raison de toutes les personnes sensées, la sagesse des sages, la science des connaisseurs des secrets de la législation divine parmi les savants, pour changer quelque chose de leurs vies et leur éthique en la remplaçant par ce qui est meilleur, cela serait impossible, car tous leurs mouvements et leurs repos, tant dans leur apparence que dans leur for intérieur, sont puisés dans la lumière de la lanterne Prophétique. Et il n'y a de lumière sur terre pour s'éclairer après la lumière Prophétique.


En somme, que diraient les orateurs au sujet d'une voie dont la pureté - qui est sa condition première - n'est autre que la purification entière du cœur de tout ce qui est autre que Dieu Exalté soit Il, dont la clef - qui est un pilier indispensable - n'est autre que l'absorption du cœur entièrement par la commémoration de Dieu, et dont la fin est l'annihilation totale (al- fanâ' bi'l-kulliyyah ) en Dieu ? […]
Depuis le début de la voie commencent les dévoilements et les contemplations au point qu'Il leur arrive même dans leur état d'éveil d'observer les anges et les âmes des prophètes et d'entendre des voix provenant d'eux et d'apprendre d'eux des choses bénéfiques. Puis l'état s'élève de la contemplation des formes et images jusqu'à des degrés que la parole ne peut exprimer ».
Dans une conférence donnée à l'université de Paris, le sage français, René Guenon, s'est exprimé sur cette méthodologie et a parlé avec ironie de ceux qui en doutent et qui, par leur attitude, incarnent la lamentable paresse : « Peut-on dépasser la nature pour atteindre ce qu'il y a au-delà ? Nous n'hésitons pas à leur répondre, de la plus claire façon, disant que cela est non seulement possible, mais que cela existe et est réel. Ils diront : c'est une affaire qui manque d'arguments. Mais quel argument l'homme peut-il avancer pour prouver l'existence et la réalité de fait ? Il est sans doute très étrange de demander une preuve de l'existence d'un type de connaissance plutôt que d'essayer de l'atteindre par son expérience personnelle, en empruntant le chemin qu'elle exige. La personne qui atteint cette connaissance ne se soucie guère, ni de loin ni de près, des polémiques et débats qui se tissent autour d'elle. Il est clair que substituer la « théorie de la connaissance » à la « connaissance » elle-même constitue un aveu manifeste de l'incapacité de la philosophie moderne ».

LE TASAWWUF NE S’ACQUIERT PAS PAR LA LECTURE



La méthodologie consiste donc à purifier l'âme et perfectionner la clairvoyance. Mais de quelle manière ? Peut-on accéder directement à la connaissance de certaines choses de l'Inconnu (Ghayb) par la recherche, les études et les analyses approfondies ? L'illumination serait-elle alors proportionnelle à l'exhaustivité de l'étude et l'assimilation ? La réponse est négative, catégoriquement. L'Imâm Al-Ghazâlî a exprimé l'opinion correcte à ce sujet [dans Al-Munqidh Min Ad-Dalâl], en se basant sur sa propre expérience : « J'ai commencé l'acquisition de leur science par la lecture de leurs livres, comme Qût Al-Qulûb d'Abû Tâlib Al-Makkî, qu'Allâh lui fasse miséricorde, les livres d'Al-Hârith Al-Muhâsibî, ainsi que quelques fragments qui nous sont restés de Al-Junayd, Ash-Shiblî et Abu Yazîd Al-Bistâmî, qu'Allâh purifie leurs âmes, et d'autres propos encore de leurs Sheikhs. J'ai alors pris connaissance de l'essence de leurs nobles objectifs et j'ai acquis tout ce qui pouvait être acquis par l'étude et l'enseignement oral. Il m'est alors apparu que leurs caractéristiques les plus spécifiques ne pouvaient être atteintes par l'enseignement mais plutôt par le goût, l'état et la transformation de soi.


Combien grande est la différence entre savoir d'une part ce qu'est l'état de bonne santé et de satiété ainsi que leurs raisons et leurs conditions, et d'autre part, être en bonne santé et rassasié… C'est cette même différence qui existe entre le fait de savoir ce qu'est l'état d'ivresse qui résulte de la domination de vapeurs remontant de l'estomac pour couvrir les facultés du cerveau et le fait de connaître soi-même l'ivresse. En fait, la personne en état d'ivresse ne sait pas expliquer l'ivresse tandis que le médecin qui tombe malade cerne bien l'état de bonne santé, ses raisons, les médicaments nécessaires alors que la bonne santé lui fait défaut. Ainsi, il y a une différence entre connaître la vérité de l'ascétisme, ses conditions et ses raisons, et le fait que ton état soit l'ascétisme et le renoncement de ton âme au bas-monde. J'ai su avec certitude qu'ils étaient des maîtres des états et non des paroles… Et tout ce qui pouvait être acquis par l'enseignement je l'ai acquis, il ne me restait plus que ce qui ne pouvait être atteint par l'audition des professeurs ou l'enseignement, mais qui est le fruit du goût et du cheminement. »
Lorsqu'Ibn Sînâ a voulu délimiter le chemin de la clairvoyance afin que, selon son expression même, le secret de l'homme devienne comme un miroir poli, il n'a pas évoqué la lecture et la recherche : il a délimité ce chemin par la volonté ferme (irâdah) et par l'entraînement et l'exercice spirituel (riyâdah).
Abû Al-Hasan An-Nûrî pense en toute franchise que le Tasawwuf n'est pas une « science ». Il argumente son opinion en disant que si c'était une science alors elle peut être acquise par l'enseignement. Or, il n'en est rien : la voie de la purification de l'âme n'est pas une science qui s'inculque.



LE TASAWWUF ET L’ETHIQUE


Le Tasawwuf , est-ce donc les nobles manières ?
De nombreux auteurs contemporains, en suivant l'exemple de nombreux soufis, ont défini le Tasawwuf - pas uniquement la purification de l'âme - comme étant les nobles manières. Abû Bakr Al-Kittânî (m. 322 A.H.) disait : « Le Tasawwuf est fait d'éthique. Quiconque te surpasse en éthique, te surpasse en pureté ».

Lorsqu'Abû Muhammad Al-Jarîrî (m. 311 A.H.) fut interrogé au sujet du Tasawwuf, il dit : « C'est le fait d'adhérer à toute noble manière et se défaire de toute vile manière ». Quant à Abû Al-Hasan An-Nûrî, il nie le fait que le Tasawwuf puisse être un programme planifié, ou une science que l'on peut acquérir par l'enseignement. Il affirme clairement que c'est une noble éthique. Il argumente sa négation et son affirmation en disant : « Le tasawwuf n'est ni une forme apparente (rasm), ni une science : c'est une éthique. Si c'était une forme, il aurait été acquis par l'effort. Si c'était une science, il aurait été acquis par l'enseignement. Il s'agit d'adhérer aux manières aimées de Dieu, et tu ne peux te diriger vers les manières divinement agrées par la science ou quelque forme apparente (rasm) ». Abû Al-Hasan An-Nûrî lui-même a déterminé les nobles manières qu'il considère être le Tasawwuf en disant : « le Tasawwuf c'est la magnanimité, la générosité, et le fait de délaisser l'artifice maniéré ».
Toutefois, ceux qui ont défini le Tasawwuf par l'éthique ont eux-mêmes cité d'autres définitions ; cela montre, de façon évidente, qu'ils ont jugé la dimension éthique insuffisante pour délimiter le Tasawwuf et le définir entièrement.
En réalité, si nous observons de nombreuses personnes célèbres pour la noblesse de leurs manières, caractérisées par les plus belles des qualités en matière d'éthique, des personnes qui ont choisi la vertu comme voie et slogan, nous verrons que ce sont des personnes « modèle » dans le monde de la vertu et dans la société. Cela ne signifie pas pour autant que ce sont nécessairement des soufis. En effet, si nous observons la culture grecque, nous trouverons un apôtre de la vertu, un homme qui a choisi la vertu comme voie, qui se dépense pour la répandre par tous les moyens possibles, que ce soit par l'argumentation convaincante, ou par la logique et la controverse, ou encore en donnant le bon exemple : il s'agit de Socrate. Cependant, Socrate n'est guère un soufi, au sens précis de ce terme. Si nous nous tournons vers le monde musulman, nous verrons qu'Al-Hasan Al-Basrî, qu'Allâh l'agrée, constitue le plus magnifique et le plus bel exemple incarnant la noble éthique. Il fut par sa pureté un exemple véridique et sincère de l'éthique, il répandait la vertu par ses exhortations percutantes, par sa logique puissante, par son comportement idéal. Malgré cela, Al-Hasan Al-Basrî ne fut pas un soufi au sens précis du terme. Il n'en est pas moins que les nobles manières sont une base du Tasawwuf et qu'elles constituent naturellement, dans leurs formes les plus raffinées, le fruit du Tasawwuf. Il est tout aussi naturel qu'entre la base et le fruit, les nobles manières soient le propre du soufi. Ainsi, elles accompagnent le tasawwuf et le Soufi en permanence : elles ne les abandonnent guère et ils ne les délaissent jamais. Ibn Sîna explique quelques qualités éthiques qui caractérisent le soufi en disant : " le gnostique ( `ârif ) est téméraire, comment pourrait-il ne pas l'être alors qu'il n'essaie pas d'échapper à la mort ? il est généreux, comment ne le serait-il pas alors qu'il est loin de l'amour du faux (bâtil). Il pardonne, comment ne le ferait-il pas alors que son âme est plus noble que d'être blessée par le faux pas d'un humain ? Il oublie les rancœurs, comment non alors que sa commémoration (dhikr) est occupée par Al-Haqq (Le Vrai) ". Mais, cela ne signifie pas que les nobles manières sont synonymes de Tasawwuf.


LE TASAWWUF ET L’ASCETISME


La Voie du Tasawwuf réside-t-elle dans l'ascétisme (zuhd) ?
De nombreuses personnes font à peine la différence entre le Tasawwuf et l'ascétisme. De même, nombreux sont ceux qui pensent que l'ascétisme constitue la voie menant au Tasawwuf ou, en d'autres termes, le chemin aboutissant au perfectionnement de la clairvoyance lumineuse (basîrah). Lorsque nous pensons à l'ascétisme, nous y trouvons diverses colorations… Il y a en effet un ascétisme rationnel et philosophique. Ses adeptes estiment que la chose la plus noble dans la vie c'est le calme, la sérénité, la tranquillité et l'apaisement de l'être. Selon eux, on ne peut accéder à cela en courant après les biens matériels de l'ici-bas ou en se dépensant pour amasser une grande fortune permettant de couler dans les délices et plaisirs matériels. Les gens dans l'ici-bas sont comme une meute de chiens se concurrençant rudement pour s'emparer de quelques biens. Lorsque l'être humain se joint à ce combat acharné - cette lutte pour les biens de l'ici-bas - il n'en ressort, dans la plupart des cas, qu'avec un esprit chargé de soucis, d'angoisses et d'inquiétudes. La voie vers la paix intérieure serait donc de s'éloigner de l'objet même de cette lutte. Ceux qui adhèrent à cette pensée s'adonnent à un ascétisme rationnel et philosophique. Ibn Sînâ disait d'ailleurs : « Celui qui renonce aux biens et plaisirs de l'ici-bas est qualifié d'ascète ». Cet ascète, soit son but ultime est d'atteindre une sérénité dans l'ici-bas - c'est cette coloration que nous venons de décrire -, soit il transcende l'ici-bas au point qu'il n'effleure pas son esprit ou devient secondaire à ses yeux, et aspire à l'Au-delà. Ainsi, cette autre catégorie d'ascètes renonce-t-elle aux artifices de l'ici-bas pour atteindre les plaisirs de l'Au-delà. Son ascétisme est selon l'expression même d'Ibn Sînâ : « Une certaine transaction : il (l'ascète) achète les délices de l'Au-delà contre ceux de l'ici-bas ». L'objectif de cet ascète qui se prive des plaisirs de l'ici-bas c'est que Dieu lui accorde, dans la Demeure de l'Au-delà, des biens et des délices supérieurs. Il s'agit, selon Ibn Sînâ, d'un commerçant qui vend des plaisirs terrestres pour acheter des plaisirs futurs. De tels ascètes ont une rétribution auprès de Dieu et atteignent une certaine quiétude.

Toutefois, les Soufis estiment que cette coloration de l'ascétisme orientée vers l'obtention d'un salaire, d'une rétribution et d'une récompense, ne vise pas Dieu de façon directe. Dans cette forme d'ascétisme, Dieu - Exalté Soit-Il - n'est pas l'Unique but recherché ; on y espère plutôt, à des degrés variables, de façon consciente ou pas, des délices de l'Au-delà. Ces deux formes d'ascétisme - l'ascétisme philosophique et l'ascétisme en vue d'un salaire futur - ne mène pas au degré où le for intérieur devient comme un miroir poli. Nul doute que la Voie du perfectionnement de la clairvoyance lumineuse englobe et inclut l'ascétisme ; mais l'ascétisme en question consiste à s'élever de telle sorte que nul et rien, en dehors de Dieu, n'occupe l'esprit, car tout ce qui est en dehors de Lui ne vaut pas l'aile d'un moucheron. La Voie du Tasawwuf comporte de nobles manières et un ascétisme distingué, mais elle va au-delà…

LE TASAWWUF ET LA DEVOTION



Cette autre chose que le Tasawwuf joint à l'ascétisme et aux nobles manières, est-ce l'adoration ? ! La Voie consiste-t-elle à s'adonner assidument aux œuvres de culte obligatoires et surérogatoires ? Est-ce le fait de se livrer à des œuvres surérogatoires comme les prières nocturnes et le jeûne pendant la journée ? L'adoration a un effet indéniable sur la purification de l'être et de l'âme.


S'il s'agit d'une adoration qui vise à accéder au Paradis et à obtenir un salaire, il s'agit d'une dévotion louable, récompensée auprès de Dieu - Exalté Soit-Il. Toutefois, une telle adoration fait de celui qui s'y adonne un dévot et non un soufi. La qualité de dévot représente, sans le moindre doute, un rang très élevé. Toutefois, sous cette forme, elle implique « une certaine transaction » 6. Le dévot, dans cette configuration, « on dirait qu'il œuvre dans l'ici-bas pour un salaire qu'il obtient dans l'Au-delà ; ce salaire étant la rétribution (thawâb) » 7. Quant au Soufi : « Il veut Le Vrai, Le Premier, non pour autre chose que Lui-Même. Rien n'influence sa gnose ou son adoration. Il L'adore parce qu'Il est digne d'être adoré et parce que l'adoration de Dieu constitue un grand honneur, sans que le but ne soit un bien désiré ni un mal redouté ». La Dame Râbi`ah Al-`Adawiyyah exprime ce sens en disant : « Ô Dieu, si je T'adore par crainte du Feu, brûle-moi par le Feu de l'Enfer. Et si je T'adore pour entrer au Paradis, prive- moi du Paradis. Mais si je T'adore pour Ton Amour, ne me prive pas, Ô Dieu, de Ta Beauté Eternelle ! ».
Elle disait également, puisse Dieu l'agréer : « Je ne L'ai pas adoré par crainte de son Feu, ni par amour pour son Paradis : j'aurais été alors comme un mauvais salarié. Je L'ai adoré par Amour (hobb) et par une Langueur fervente (shawq) pour Lui ».
En effet, lorsque Dieu - Exalté Soit-Il - est adoré par désir pour le Paradis ou par crainte à l'égard de l'Enfer, Il n'est pas - Exalté et Glorifié Soit-Il - le but premier recherché. C'est comme s'Il était un intermédiaire entre le dévot et ce qu'il désire, le Paradis, ou ce qu'il craint, l'Enfer. Une telle dévotion ne mène pas à l'état spirituel où « le for intérieur devient un miroir poli, atteignant la manifestation de la vérité ».


TOUT ABOUTIT, EN VERITE, VERS TON SEIGNEUR


Le Soufi est un dévot. C'est aussi un ascète, doté d'excellentes manières. Mais il dépasse cela et vit avec une "volonté ferme (irâdah) et un entraînement assidu (riyâdah)". Il s'agit d'une volonté ferme et inflexible ; une volonté qui, par sa force et sa fermeté, écarte tout obstacle pour atteindre Dieu - Exalté Soit-Il. C'est aussi un entraînement assidu dont Dieu est l'Unique objectif. C'est un entraînement dont  le sens se manifeste de façon limpide dans l'essence de l'Émigration et du Cheminement vers Dieu - Exalté Soit-Il. C'est une fuite vers Lui. 
"La volonté ferme et l'entraînement assidu" pour réaliser le noble sens du verset coranique : "Tout aboutit, en vérité, vers ton Seigneur" (wa anna ilâ rabbik al-muntahâ) 8. C'est ainsi que la volonté ferme et l'entraînement assidu s'entraident pour arriver, par la Grâce de Dieu, à cet aboutissement indispensable, afin que la volonté s'apaise. Dieu - Exalté Soit-Il - nous ordonne, par la langue de Son Messager - paix et bénédiction de Dieu sur lui - de fuir vers Lui : "Fuyez donc vers Dieu. Je suis pour vous, de Sa part, un avertisseur explicite." 9. L'homme fuit vers Dieu, de la mécréance à la foi. Il fuit vers Lui, de l'obéissance aux oeuvres de bienfaisance. Il fuit de l'univers vers Son Créateur et du bienfait vers le Bienfaiteur. De la créature vers son Créateur. De lui-même vers son Seigneur. La fuite vers Dieu est interminable, car l'élévation est sans fin. Comme la fuite vers Dieu - Exalté Soit-Il - est permanente, l'Émigration vers Lui, est permanente. Notre maître Ibrâhim, paix sur lui, dit : "Certes, j'émigre vers mon Seigneur, car c'est Lui le Tout Puissant, le Sage." 10. Il émigre vers son Seigneur, par chacune de ses oeuvres, par ses mouvements et son immobilité, et par ses souffles. Il émigre vers Lui, par son sommeil et son éveil, par chacun de ses souffles. L'émigration vers Dieu et la fuite vers Lui ont le même sens. C'est un sens profond, absorbant et englobant. Il est expliqué, dans sa globalité, dans ces mots du Messager Élu - paix et bénédiction de Dieu sur lui - dans sa soumission à Dieu et à Sa Guidance : "Dis : "En vérité, ma prière, mes actes de dévotion, ma vie et ma mort appartiennent à Dieu, Seigneur de l'Univers * A Lui nul associé ! Voilà ce qu'il m'a été ordonné et je suis le premier à me soumettre." 11.
Dans une situation islamique saine, la prière de l'homme, ses actes de dévotion, sa vie et sa mort, appartiennent à Dieu sans le moindre associé ; sans lui associer l'amour de l'éloge, ou le Paradis, ou encore l'Enfer.


"Fais preuve de patience (en restant) avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, désirant Sa Face. Et que tes yeux ne se détachent point d'eux en cherchant (le faux) brillant de la vie sur terre. Et n'obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre Rappel, qui poursuit sa passion et dont le comportement est outrancier." 12. L'entraînement assidu réside dans le dhikr permanent qui consiste à se souvenir de Dieu à chaque instant et à chaque souffle. C'est le fait de se diriger par toutes les oeuvres, vers Dieu. Cette une émigration ininterrompue vers Lui - Exalté Soit-Il. Cet entraînement assidu est difficile au commencement et éprouvant au début du cheminement. C'est pour cela qu'il faut installer, pendant un certain temps, un climat favorable à l'entraînement et à la dévotion. Réaliser ce climat favorable passe par le biais de la retraite et de l'isolement spirituels pendant un temps variable, selon les besoins de l'individu. Il se peut qu'une semaine soit suffisante, ou trois semaines, ou quarante jours. C'est un congé spirituel. C'est pour l'âme ce que les vacances d'été sont pour le corps. Alors que les vacances du corps reviennent tous les ans pendants plusieurs mois, le congé spirituel ne se répète pas, sauf pendant la retraite au cours du mois de Ramadân : c'est conformément à la Sunnah du Prophète, une retraite de dix jours chaque année, pour tout  musulman. "La volonté ferme et l'entraînement assidu", et avec cela, les Soufis estiment, que l'affaire, en somme, appartient à... la Bonté de Dieu et Sa Bienfaisance. 


LA METHODOLOGIE DU TASAWWUF SELON AL-GHAZALI ET IBN KHALDUN



Ces sens que nous avons évoqués furent résumés dans ces propos de l'Imâm Al-Ghazâlî : "Le chemin qui mène à cela réside dans l'effort assidu, l'effacement des vils caractères, la rupture de tout attachement à ce qui est autre que Lui, en accourant vers Dieu avec l'essence même de l'énergie spirituelle et physique. Lorsqu'il en est ainsi, Dieu - Exalté Soit-Il - se charge du cœur de son serviteur et se porte Garant de l'éclairer par les lumières du savoir. Lorsque Dieu se charge d'un cœur, la Miséricorde s'y déverse généreusement, les lumières s'y manifestent, la poitrine s'apaise, le secret du Royaume lui est dévoilé, le voile de l'aveuglement disparaît du cœur par les effluves de la Miséricorde et les vérités divines y brillent. Le serviteur n'a qu'à établir en lui-même la bonne disposition par la purification absolue, la présence de l'énergie active doublée de la volonté sincère, la totale langueur, et en guettant en permanence l'ouverture de la Porte de la Miséricorde par les Soins divins. La vérité s'est dévoilée aux Prophètes et aux alliés de Dieu (awliyâ), la lumière s'est déversée sur leur poitrine non pas par l'apprentissage et l'étude, ni par la composition des ouvrages, mais plutôt par le renoncement aux artifices de l'ici-bas, par la fuite de ses attaches, en vidant le cœur des préoccupations du bas-monde, et en accourant vers Dieu par l'essence de l'énergie
spirituelle : "Celui qui est pour Dieu, Dieu est pour lui". En faisant cela, le serviteur s'expose aux exhalations de la Miséricorde de Dieu, sans que l'arrivée de ses exhalations ne soit son
choix. Tout ce qu'il lui appartient de faire, c'est l'attente de la Miséricorde que Dieu accorde.
 C'est de cette manière qu'Il l'a déversée sur ses Prophètes et Ses alliés. Si la volonté du  serviteur de Dieu est véridique, si son énergie spirituelle est pure, si ses efforts sont assidus,  les éclairs de la Vérité brilleront dans son cœur et le voile sera levé par une secrète Bonté  provenant de Dieu. C'est alors que le monde Inaccessible se dévoile dans son cœur et il atteint  la certitude". 

Ibn Khaldûn résuma également cela en disant :
 "L'effort physique et spirituel assidu, la retraite solitaire, le dhikr sont suivis, la plupart du  temps, par la levée du voile des choses sensibles et l'accès à des mondes divins, inconnus au  prisonnier du monde sensible. L'âme fait partie de ces mondes divins. 
La raison de ce dévoilement réside dans le fait que lorsque l'âme s'éloigne du monde sensible apparent et retourne au monde intérieur, l'emprise des choses sensibles s'affaiblit et l'âme se renforce, son pouvoir domine et son énergie se renouvelle.

Le dhikr renforce le dévoilement. C'est une nourriture qui fait croître l'âme. Cette croissance ne cesse de progresser jusqu'à ce que le savoir devienne contemplation (shuhûd), le voile du sensible est fendu, l'âme s'absente à elle-même - telle est l'essence de la perception. C'est alors qu'elle s'expose aux dons divins, le savoir provenant de Lui et l'ouverture de la générosité divine. L'âme se rapproche à ce stade de la réalisation de sa vérité dans le Monde des Dignitaires Suprêmes (Al-Mala' Al-A`lâ), celui des Anges. Ce dévoilement survient souvent aux gens absorbés par l'effort physique et spirituel assidu. Ils perçoivent ainsi des vérités de l'existence que nul autre ne perçoit. Et c'est également ainsi qu'ils prennent conscience de certains événements avant qu'ils n'aient lieu. Ils ont une emprise par leur énergie spirituelle et la force de leur être sur le monde secret qui leur obéit par la Volonté de Dieu. Les illustres parmi eux ne regardent guère avec considération ce dévoilement, ni ce pouvoir, et ils n'informent personne des vérités qu'ils perçoivent à moins qu'ils soient ordonnés de le faire ; ils considèrent plutôt que ce qui leur arrive est une dure épreuve, et ils recherchent refuge auprès de Dieu lorsque cela leur arrive. Les Compagnons, que Dieu les agrée, étaient absorbés par un telle effort physique et spirituel. Leur part de prodiges était la plus abondante, mais ils n'y prêtaient pas attention. Il y a de nombreux prodiges dans les mérites d'Abû Bakr, `Umar, `Uthmân et `Alî, que Dieu les agrée tous. Les gens de la Tarîqah (la Voie du Tasawwuf) - parmi les Sheikhs mentionnés dans la Risâlah d'Al-Qushayrî - marchèrent sur leurs pas, ainsi que ceux qui suivirent leur Voie après  eux". Ainsi voyons-nous que la méthodologie du Tasawwuf est une méthodologie islamique, et que les moyens empruntés, ou plus exactement, les étapes de cette méthodologie, sont strictement islamiques. 

LE FRUIT DU TASAWWUF



A quoi mène la méthodologie du Tasawwuf ?
Si nous suivons cette méthodologie et que Dieu accorde le succès, quel en est le résultat ? Et quel est l'objectif recherché par le Soufi ?

Pour apporter une opinion correcte à ce sujet, nous devons commencer par la répartition que fait l'Islam des hommes selon leur rang auprès de Dieu. La base de cette répartition se trouve dans la Parole de Dieu - Exalté Soit-Il : "Le plus honoré parmi vous auprès de Dieu est le plus pieux" 13.
La voie de la piété, dans son élévation et sa noblesse, ne connaît presque pas de fin. Plus l'homme s'élève en piété, plus les faveurs divines envers lui augmentent. Ses faveurs atteignent des degrés qui dépassent même l'imagination de l'homme. Ces degrés sont explicités et exprimés dans ce Hadîth transcendant rapporté par Al-Bukhârî, dans son Sahîh, selon Abû Hurayrah, que Dieu l'agrée, le Messager de Dieu, paix et bénédiction de Dieu sur lui, rapporte de Dieu Exalté et Glorifié Soit-Il : "Celui qui fait montre d'hostilité envers un de Mes alliés (walî) Je lui déclare la guerre. Mon serviteur ne se rapproche guère de Moi par quelque chose qui M'est plus agréable que l'accomplissement de ce que Je lui ai prescrit. Et Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires si bien que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je deviens son ouïe par laquelle il entend, son regard par lequel il voit, sa main par laquelle il frappe, et son pied avec lequel il marche. S'il M'invoque, Je l'exaucerai certainement. S'il cherche refuge auprès de Moi, assurément, Je le lui accorderai".

L'Islam a également réparti les alliés de Dieu (awliyâ) en catégories, selon leur proximité spirituelle de Dieu. Si leurs catégories sont très proches les unes des autres, elles sont toutes proches de Dieu et jouissent de Son Agrément et de Sa Satisfaction. Dieu - Exalté Soit-Il - dit : "Quiconque obéit à Allah et au Messager... ceux-là seront avec ceux que Dieu a comblés de Ses bienfaits : les prophètes, les véridiques, les martyrs, et les vertueux. Et quels compagnons que ceux-là ! * Cette grâce vient d'Allah. Et Allah suffit comme Parfait
Connaisseur." 14. Il y a donc des Prophètes, des véridiques, des martyrs et des vertueux. Il y a les devanciers et les gens de la droite. Il y a les rapprochés et les gens de bien. Il y a parmi les gens ceux qui font du tort à eux-mêmes, ceux qui se tiennent sur une voie moyenne, et ceux qui, par la permission de Dieu, devancent les autres par leurs oeuvres pies. Les écarts entre leurs degrés de piété sont à l'image des écarts de leurs degrés en matière de Monothéisme Pur (Tawhîd).

Le summum du Monothéisme consiste à témoigner qu'il n'y a d'autre divinité que Dieu. Les témoins de cette vérité sont les gens pourvus de savoir. Dieu - Exalté Sot-Il - dit : "Dieu témoigne, et aussi les Anges et les doués de science, qu'il n'y a point de divinité à part Lui, le Mainteneur de la justice. Point de divinité à part Lui, le Puissant, le Sage !" 15. Ce témoignage, dans son état suprême, n'est nullement un mot prononcé ou répété de façon anodine. Le mot "témoignage" a un sens précis et réel mettant en relation un témoin et l'objet de son témoignage. Pour que le témoignage soit valide, il faut un témoin et un objet sur lequel porte le témoignage. Il faut que le témoin ait vu ce dont il témoigne, sinon parler de témoignage serait... un abus de langage. 


Dieu témoigne de la Vérité, et les Anges et les doués de science témoignent aussi de cette Vérité : il n'y a point de divinité à part Dieu. Dieu a privilégié les gens doués de science parmi tous les humains par ce témoignage par lequel ils réalisent le summum du Monothéisme. C'est ainsi que Dieu leur accorda ses plus
grandes faveurs. Ils ont témoigné avec Dieu Exalté Soit-Il et avec les Anges : il n'y a point de divinité à part Lui. Ce témoignage du Monothéisme constitue la finalité de la religion et l'essence du message de tous les prophètes. C'est cette même finalité que recherchent les Soufis. C'est pour cette vérité qu'ils déploient tous leurs efforts. C'est leur espoir de nuit comme de jour. C'est elle, et rien d'autre, qui les prive de sommeil le soir : ils fuient leurs lits pour invoquer leur Seigneur, par crainte et par espoir ; la crainte d'être privé et l'espoir de se rapprocher de Lui. L'objectif du Soufi réside dans cet objectif islamique. L'essence de cet objectif constitue l'essence même du Message de l'Islam. Il s'agit du témoignage ; témoigner qu'il n'y a point de divinité à part Dieu.

La voie est la purification de l'être. La finalité réside dans la réalisation de ce témoignage, dans tout son sens et sa vérité : il n'y a point de divinité sauf Dieu.
Voilà le Tasawwuf : une voie et une finalité.



LA DEFINITION DU TASAWWUF


Les Soufis ont exprimé ces sens dans une franchise dépourvue de la moindre confusion et une clarté sans la moindre ambiguïté. Nous commencerons par citer leurs définitions du Tasawwuf en tant que méthodologie. Les définitions suivantes explicitent la méthodologie dans sa globalité ou mettent l'accent sur une de ses facettes. 
1 - Le Soufi, c'est celui dont le cœur s'est purifié 16. (purification de l'être).
2 - Le Tasawwuf, c'est le parachèvement de la bienséance . (la méthodologie dans sa dimension éthique).
3 - Le Soufi, c'est celui dont le cœur s'est purifié pour son Seigneur, si bien que son cœur s'emplit de lumière. Et c'est celui qui goûta à l'essence du délice par la mention de Dieu 18.
4 - Le Tasawwuf c'est le fait que Dieu te privilégie par la pureté. Le Soufi, c'est celui qui est détaché de tout ce qui est autre que Dieu 19.
5 - Il convient de noter qu'Al-Junayd a plusieurs définitions du Tasawwuf, chacune mettant en valeur une dimension du Tasawwuf en termes de méthodologie ou de finalité. C'est ainsi que nous tenons de lui plus de dix définitions. La définition suivante, bien que non exhaustive, couvre de multiples facettes du Tasawwuf : "Le Tasawwuf, c'est la purification des cœurs afin qu'ils ne retournent plus à leur faiblesse propre, le délaissement des caractères propres, l'extinction des attributs humains, l'éloignement des bas désirs de l'âme charnelle, le développement des attributs spirituels, l'attachement aux sciences de la vérité,
l'accomplissement de toute oeuvre bénéfique pour l'Au-delà, le conseil sincère à toute la communauté, la sincérité dans l'observance de la vérité, et le fait de suivre la Sharî`ah du Prophète, paix et bénédiction de Dieu sur lui". Il y a par ailleurs des définitions liées à la finalité du Tasawwuf. On dit à Ash-Shiblî : "Quel est le commencement et l'aboutissement de cette voie ?". Il répondit : "Son début, c'est la connaissance de Dieu. Son aboutissement c'est la perfection dans le Monothéisme", i.e., sa fin c'est le témoignage qu'il n'y a point de divinité à part Dieu 20.

Toutes ces définitions semblent néanmoins limitées. Leur grand intérêt c'est qu'elles dépeignent, tour à tour, l'une des facettes du Tasawwuf. En effet, lorsqu'une définition s'attarde sur la méthodologie uniquement, elle n'explicite pas le Tasawwuf dans sa globalité.
 Il en est de même pour une définition qui traite de la finalité uniquement ; elle ne reflète pas entièrement la compréhension du Tasawwuf selon les anciens et les contemporains. Les anciens comme les contemporains, parmi les Soufis et les historiens du Tasawwuf, voient en cette discipline une méthodologie et une finalité, une voie et une vérité, un cheminement et un fruit.



Les Soufis usent de la métaphore du cercle et de son centre pour décrire l'unité englobant la méthodologie et la finalité. Sheikh `Abd Al-Wâhid Yahyâ dit : "La voie (tarîqah) est une ligne qui part du cercle pour atteindre son centre. Chaque point du cercle constitue un point de départ. Ces lignes infinies convergent vers le centre. Ce sont les voies ; des voies qui varient selon la diversité des caractères humains. C'est pour cela que l'on dit : Les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des enfants d'Adam. Quand bien même elles seraient différentes, leur but est unique, car le centre est unique, tout comme la vérité est  unique. Il convient de noter que ces différences qui existent au commencement s'estompent avec l'effacement des caractères propres, lorsque l'itinérant atteint des degrés élevés. Lorsque ses caractères propres disparaissent, c'est l'extinction (fanâ' ), et c'est l'établissement durable (al-baqâ') de ses caractères seigneuriaux. L'alliance entre la Tarîqah (la Voie) et la Haqîqah (Vérité) s'appelle le Tasawwuf. Il ne s'agit pas d'un madhab particulier, car c'est la Vérité absolue. Les Turuq 21 ne constituent pas des écoles divergentes. Ce sont des voies, c'est-à-dire des chemins, aboutissant toutes à la Vérité Absolue : l'Unicité de Dieu".

LE TASAWWUF SELON NOUS



En guise de conclusion, nous dirons que la définition du Tasawwuf pour laquelle nous optons, c'est celle d'Al-Kittânî qui englobe toutes les facettes de cette discipline : Le Ta awwuf, c'est une pureté ( afâ') et une contemplation (mushâhadah).
Nous disons avec une certitude résultant des développements précédents, une certitude qui barre la voie à toute personne qui tente d'émettre des illusions contre le Tasawwuf et les Soufis : La méthodologie soufie n'est rien d'autre qu'une réalisation pratique de la Parole de Dieu Exalté Soit-Il : "A réussi, certes, celui qui la (l'âme) purifie" 22. Il s'agit de la pureté et de la purification de l'âme. C'est le fait d'atteindre la pureté. La méthodologie est une tentative de s'approcher, au mieux, de : "Dis : "En vérité, ma prière, mes  actes de dévotion, ma vie et ma mort appartiennent à Dieu, Seigneur de l'Univers. * A Lui nul associé ! Et voilà ce qu'il m'a été ordonné, et je suis le premier des soumis" . Quant à la finalité, c'est le fait d'atteindre la contemplation. Dieu dit de ceux qui l'ont réalisée : "Dieu témoigne, et aussi les Anges et les doués de science, qu'il n'y a point de divinité à part Lui" 24. La finalité est d'atteindre : Lâ Ilâha illâ Allâh, il n'y a point de divinité sauf Allâh. 



1 Sourate 17, Al-Isrâ ’, verset 36.
2 Traduction approximative : Saint ou allié de Dieu.


3 Sourate 29, Al-`Ankabût, verset 69.
4 Sourate 39, Az-Zumar, verset 22.
5 Sourate 18, Al-Kahf, verset 65.


6 Al-Ishârât d'Ibn Sînâ.
7 Ibid.


8 Sourate 53, An-Naj m, verset 42.
9 Sourate 51, Adh-Dhâriyât, verset 50.
10 Sourate 29, Al-`Ankabût, extrait du verset 26.
11 Sourate 6, Al-An`âm, versets 162 et 163.


12 Sourate 18, Al-Kahf, verset 28.


13 Sourate 49, Al-Hujurât, extrait du verset 13.
14 Sourate 4, Âl `Imrân, verset 69 et 70.
15 Sourate 3, Âl `Imrân, verset 18.

16 Parole de Bishr Al-Hâfî, décédé en 227 A.H.
17 Parole de Abû Hafs Al-Haddâd, décédé en 265 A.H.
18 Parole de Abû Sa`îd Al-Kharrâz, décédé en 297 A.H.
19 Parole d'Al-Junayd Al-Baghdâdî, décédé en 297 A.H.
20 Voir le chapitre précédent pour comprendre le sens profond de ce témoignage.


21 Pluriel de Tarîqah, il s'agit littéralement d'une voie, une façon ou une manière. Terme consacré désignant une école du Tasawwuf .

22 Sourate 91, Ash-Shams, verset 9.
23 Sourate 6, Al-A`âm, versets 162 et 163.
24 Sourate 3, Âl `Imrân, verset 18.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 

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