lundi 20 juin 2011

L'expérience mystique de Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi


                                 


Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi (m. 895 H - 1490 C) était une grande figure de l'école de théologie scolastique fondée par l'Imam al-Ash‘ari (m. 324 H - 936 C). L'important succès des ouvrages qu'al-Sanousi a écrits dans le domaine de la théologie dialectique a vraisemblablement éclipsé la féconde expérience mystique que ses biographes lui attribuent. Al-Sanousi a vécu dans un espace où la tradition soufie gagnait du terrain. Tlemcen, sa ville natale, est à proximité du mausolée de Sidi Abou Madyan Shu‘ayb (m. 594 H - 1197 C), éminent pôle mystique exerçant une grande influence spirituelle sur la quasi-totalité des soufis maghrébins(1).
Né à Tlemcen, la capitale du Maghreb central d'alors, dans une famille de condition modeste, Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi apprit le Coran et les notions de base de l'Islam auprès de son père, maître d'école coranique de son état et épris d'ésotérisme musulman, avant de poursuivre sa formation chez plusieurs érudits de Tlemcen(2). Il vécut donc dans un environnement marqué par la tradition soufie avant de recevoir une véritable initiation mystique vers la fin de ses études.


Nous allons d'abord tenter de comprendre le contexte et la nature de son initiation aux faits mystiques avant d'examiner l'impact de son introduction dans le cercle restreint de la communauté soufie de sa région et d'analyser, enfin, ses pratiques et idées mystiques.


Notre démarche consistera à exploiter tous les documents qui nous sont accessibles sur ce sujet et nous accordons, notamment, une attention particulière à l'épître de Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi sur la question et à une hagiographie que l'un de ses plus proches disciples, en l'occurrence Mohammed al-Melali, lui consacra. Notre objectif est d'éclairer la dimension mystique de la pensée de Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi. La présente étude s'intéresse, de ce fait, au rayonnement spirituel de Tlemcen, la localité dans laquelle Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi aurait reçu les notions de base sur le soufisme, aux conditions de son initiation au mysticisme auprès d'un éminent saint d'Oran et à ses actes et réflexions mystiques.



1 - Le rayonnement spirituel de Tlemcen :


Il suffit de lire "Al-Boustane", traité hagiographique qu'Ibn Maryem a consacré aux saints de Tlemcen pour se rendre compte de l'importance du patrimoine mystique dont cette ville dispose. Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi entretenait, depuis qu'il était très jeune, des relations cordiales avec le plus éminent saint de Tlemcen d'alors, Sidi al-Hassan Ibn Makhlouf (m. 857 H - 1453 C) qui était l'animateur principal de la vie spirituelle de cette ville mais qui dépendait tout de même de l'autorité mystique du très influent soufi d'Oran, Sidi Mohammed al-Houari (m. 843 H - 1439 C). Il convient de souligner cependant que la généalogie spirituelle de ce dernier passe par Sidi Abou Madyan Shu‘ayb mentionné plus haut et que le rayonnement spirituel émanant de l'axe Tlemcen-Oran conférait aux mystiques de ces deux villes d'importants rôles d'ordre spirituel, social et politique(3). Rappelons que Tlemcen, capitale du royaume de Banou Zayyan(4), était souvent vassale de l'État Hafside(5) ou l'État Mérinide, ses puissants voisins qui n'hésitaient pas à l'envahir pour rappeler son sultan à l'obéissance, à chaque fois qu'il manifestait le désir de s'émanciper de leur suzeraineté(6). Les sultans de Tlemcen sollicitaient régulièrement l'amitié et le concours de saints de cette localité.


Les rois de Tlemcen s'intéressaient aux mystiques qui y habitaient. Ils les courtisaient et avaient recours à eux lorsqu'ils se trouvaient en difficulté. Le comportement du sultan Ahmad, roi de Tlemcen dont le règne fut menacé par une attaque imminente du roi Hafside, Abou Faris (m. 837 H - 1434 C), illustre à merveille ce genre de relation. Le sultan Ahmad alla voir le soufi Sidi al-Hasan Ibn Makhlouf afin de prendre son avis sur l'attitude qu'il devait adopter à l'égard des dangers qui guettaient son pays. Il lui répondit que, face à l'imminent envahissement de son royaume par le roi Hafside, il n'avait que les trois possibilités suivantes : 1 - aller à la rencontre de l'ennemi quand il arrivera à la proximité de la ville, 2 - l'attendre et mener un combat contre lui dès qu'il entrera dans la ville, 3 - se diriger vers Andalousie et demander l'asile politique à son souverain. Et Sidi al- de lui conseiller de laisser tomber tout cela et d'écrire une lettre au pôle mystique d'Oran, Sidi Mohammed al-Houari, pour lui expliquer la situation. Il le rassura qu'il trouverait une solution satisfaisante auprès du saint d'Oran. Le roi Ahmed adressa une lettre dans ce sens au pôle mystique et reçut une réponse lui disant que le roi Hafside Abou Fâris n'envahira pas Tlemcen. Curieusement, le roi Hafside mourut en (837 H - 1434 C) alors qu'il se dirigeait vers Tlemcen à la tête d'une expédition destinée à destituer son sultan(7).
Le décès du roi Hafside qui n'avait pas encore atteint Tlemcen confirma, d'après Ibn Maryem(8), la prédication du grand soufi d'Oran, Sidi Mohammed al-Houari. Soulignons que Mohammed Ibn Yousouf al-Sanousi, devenu grand érudit et mystique, était également traité avec déférence par les rois de Tlemcen de son époque(9). Abordons maintenant la question de ses maîtres spirituels.

2 - Les maîtres spirituels d'Ibn Yousouf al-Sanousi :

Al-Sanousi vivait effectivement dans un environnement marqué par la tradition mystique. C'est vers la fin de ses études supérieures touchant presque tous les domaines du savoir enseignés à l'époque qu'al-Sanousi se rendit à Oran afin de recevoir auprès du pôle mystique de cette localité une initiation à l'ésotérisme islamique(10).
Al-Sanousi arriva à Oran accompagné de son demi-frère ‘Ali al-Talouti ; ils furent reçus par l'éminent soufi Sidi Ibrahim al-Tazi (m. 866 H - 1461 C) qui leur donna ensuite un logement. Le premier acte rituel dont le novice al-Sanousi fit l'objet consista à porter l'habit religieux appelé "khirqa" ; il s'agit d'un port symbolique corroborant l'appartenance de l'intéressé à une filiation spirituelle remontant au prophète de l'Islam(11). Sidi Ibrahim al-Tazi inculqua ensuite à son aspirant des traditions mystiques comme, par exemple, les règles de l'hospitalité "al-diyafa", le fait de se donner la main "al-musafaha", le chevauchement "al-mushabaka" ; l'utilisation du chapelet "al-misbaha", l'invocation de Dieu "al-dhikr"...(12) Il donna aussi à son nouveau disciple un poème contenant les principes directeurs du soufisme ainsi que des formules de prière en lui demandant de les utiliser fréquemment. Al-Milali rapporta que le séjour d'al-Sanousi chez son maître spirituel dura vingt-cinq jours pendant lesquels il apprit les arcanes de la tradition mystique et il mena, dès son retour à Tlemcen, une vie rythmée par l'enseignement arabo-islamique qu'il dispensait et ses pratiques spirituelles(13).

3 - Activités intellectuelles et pratiques spirituelles :

Nous savons qu'al-Sanousi avait fait de brillantes études religieuses et profanes et que sa vie quotidienne était divisée entre les activités professionnelles qu'il menait en tant qu'enseignant et imam d'une mosquée et ses pratiques spirituelles. Le succès de son enseignement et des livres qu'il composait dans différents domaines atteste de la pertinence de ses approches pédagogiques et de la force de son érudition(14).
En matière de théologie scolastique ash‘arite, Al-Sanousi était un redoutable polémiste et il soutenait une thèse ultra-rationaliste consistant à affirmer que, pour connaître Dieu et avoir une foi correcte en Lui, il est absolument nécessaire de recourir à la réflexion et au raisonnement(15). En revanche, il privilégiait, dans ses orientations mystiques, des procédés d'ordre empirique ; il pensait que les deux sources de connaissance ne sont pas en contradiction ; il les trouvait complémentaires et appelait à utiliser d'abord la raison pour connaitre Dieu rationnellement et à chercher ensuite à renforcer sa foi en Dieu par un procédé d'intuition. Al-Sanousi répliqua aux allégations selon lesquelles "l'exercice spirituel, le combat ésotérique et la purification intérieure constituent le seul moyen par lequel il est possible de connaître Dieu" : que ces pratiques spirituelles sont absolument inutiles tant que celui qui s'y adonne n'a pas pu préalablement connaitre Dieu de façon rationnelle. Et al-Sanousi d'ajouter que personne ne peut nier cependant que, à l'issue d'une connaissance de Dieu rationnellement acquise, lesdites pratiques peuvent contribuer à la consolider, à l'augmenter et à procurer à l'intéressé beaucoup de dons et grades spirituels(16).
Nous allons examiner les réflexions mystiques d'al-Sanousi concernant l'expression "Il n'y a point d'autre divinité qu'Allah" qui est considérée par la plupart des écoles théologiques musulmanes comme la clef de voûte de la foi en Dieu.


Le but d'invoquer, de répéter inlassablement l'expression "il n'y a point d'autre divinité qu'Allah" s'inscrit, selon al-Sanousi, dans une démarche visant à adorer Allah et à obtenir sa récompense. La forme d'invocation la plus parfaite de cette expression transforme le cœur de celui qui s'y adonne en réceptacle des dons et conquêtes spirituelles en provenance du Seigneur. D'après al-Sanousi, cette forme impose à celui qui s'y engage l'adoption d'une attitude très correcte et respectueuse vis-à-vis d'Allah(17). Il précise que celui-là doit faire, en premier lieu, ses ablutions rituelles en portant des vêtements propres et en s'asseyant dans un endroit propre et isolé. Les meilleurs moments pour effectuer ce genre d'invocation se situent, selon lui, entre la prière de l'aurore "subh" et le lever du soleil et entre la prière du milieu d'après-midi "‘asr" et le coucher du soleil ; il est également possible de la faire durant la nuit, entre la prière nocturne "al-‘Isha'" et celle de l'aurore. Pour commencer, al-Sanousi recommande à l'aspirant de prononcer cent fois une formule expiatoire, "istighfar" afin de racheter ses péchés et de purifier son intérieur puis de formuler, au moins cinq cent fois des prières sur le prophète Mohammed, "al-salat ‘ala al-nabi", en vue d'illuminer son intérieur et d'être prêt à recevoir les secrets que ces invocations vont lui procurer. Il doit prononcer ensuite des versets coraniques et d'autres invocations avant celle de l'expression : "il n'y a point d'autre divinité qu'Allah" à laquelle il faut joindre la formule : "Mohammed est l'envoyé de Dieu, paix et salut sur lui"(18). La répétition inlassable desdites expressions et formules apporte, d'après al-Sanousi, beaucoup de bénéfices mystiques à celui qui s'y adonne. Nous allons examiner la nature des bénéfices en question.
La répétition inlassable de cette expression conformément aux procédés recommandés par al-Sanousi procure selon ce dernier, beaucoup de profits spirituels sous forme d'étapes mystiques "maqamat" que l'aspirant réalise ou de charismes "karamat" qu'il obtient. Al-Sanousi identifie et définit les étapes en question comme suit :

1 - l'ascétisme "al-Zuhd" qu'il définit comme une purification de son intérieur de sorte qu'il se désintéresse totalement de tout ce qui est périssable même s'il détient des biens licites, il les considère comme un simple prêt qu'il doit rendre un jour(19).
2 - l'abandon à Dieu "al-Tawakkul" : il s'agit de la confiance que son cœur a en Dieu, en tant que Garant "al-wakil" et Le Réel "al-haqq". Il est donc rassuré par cette confiance qu'il a en Celui qui est la cause première dont dépend tout. Ladite confiance n'est pas du tout en contradiction avec les activités qu'il mène pour satisfaire ses besoins car elles ne constituent, pour lui, qu'un moyen apparent sans aucune importance.
3 - La pudeur "al-haya'" qui consiste à glorifier Dieu, à répéter inlassablement Ses Noms et Attributs, à obéir à Ses ordres et à s'abstenir de Ses interdits et de se plaindre auprès des créatures impuissantes et dépendantes de Lui.
4 - La suffisance "al-ghina" : c'est la suffisance du cœur qui le met à l'abri des tentations liées aux causes ; il n'a ni de reproche ni de souhait concernant ce qui se passe, car il est convaincu que Le Créateur est l'unique cause de tout cela.
5 - La pauvreté "al-faqr" consiste à vider son cœur de tout désir d'obtenir de l'argent ou de le fructifier, car il doit être sûr qu'il n a pas besoin de cela et qu'il ne prononce à son égard ni éloge ni reproche.
6 - L'altruisme "al-ithar" : cette disposition à servir et à se dévouer à quelqu'un demeure en conformité avec la loi islamique.
7 - La Magnanimité "futuwwa" : c'est le fait de n'attendre aucune contrepartie de la part des personnes bénéficiaires de ses largesses et bienfaits, parce qu'il ne doute pas que sa largesse et l'ingratitude des bénéficiaires à son égard n'émanent que de Dieu comme le souligne ce verset : "C'est Allah qui vous a créé, vous et ce que vous fabriquez"(20). C'est pourquoi il ne peut pas demander qu'on le remercie pour des bienfaits dont il n'est pas le véritable auteur ; il ne peut pas non plus blâmer les ingrats pour un acte dont ils ne sont pas réellement responsables. Il se soumet cependant aux lois islamiques et blâme et sanctionne selon ces règles(21).
8 - La gratitude "al-shukr" : c'est le fait d'exprimer son entière gratitude à Dieu et d'être conscient que les bienfaits qu'Il vous accorde peuvent comporter des méfaits(22).
En comparant les huit étapes mystiques expliquées plus haut par al-Sanousi avec leurs correspondances dans "al-Risala al-Qushayriyya", ouvrage d'Abdul Karim al-Qushayri (m. 1072 C), théologien ash‘arite et soufi appartenant à la même lignée mystique qu'al-Sanousi, nous nous sommes rendu compte que les deux auteurs n'ont pas traité les étapes en question de la même façon. Al-Qushayri les a analysées comme une partie d'histoire des idées mystiques élaborées par d'éminents soufis et il les a classées suivant leurs degrés et portées spirituels(23). Quant à la méthode utilisée par al-Sanousi, elle met en exergue sa propre expérience en utilisant un langage catégorique sans citer aucun mystique.
Pour ce qui est relatif aux charismes "al-karamat" dont bénéficie celui qui invoque Dieu en mentionnant l'expression : "Il n'y a point d'autre divinité qu'Allah", al-Sanousi en souligne le pouvoir d'augmenter la quantité ou la qualité d'un repas et celui de disposer des sommes d'argent ou d'autres moyens permettant à résoudre efficacement ses problèmes(24). Nous allons maintenant examiner la vie quotidienne d'al-Sanousi afin de mieux comprendre ses pratiques mystiques.



4 - La Vie quotidienne d'al-Sanousi :

La vie quotidienne d'al-Sanousi était bien remplie de ses activités multiformes. D'après al-Malali, al-Sanousi s'adonnait passionnément à la pratique de "Dhikr", en répétant de façon inlassable des Noms de Dieu, à la lecture du Coran, à l'écriture, à la composition des ouvrages touchant divers domaines du savoir. Il copiait aussi toutes sortes de livres et amulettes qu'il distribuait gracieusement aux gens qui en faisaient la demande. Al-Malali retraça son programme quotidien comme suit : Dès l'aube, il se rendait à la Mosquée pour diriger la prière de l'aurore "al-Subh". Une fois qu'il s'est acquitté de son devoir religieux, il s'isolait pour se consacrer à ses invocations à Dieu, il enseignait ensuite à ses nombreux étudiants et quittait la mosquée après le dernier cours pour retourner chez lui. Al-Sanousi avait l'habitude de rester, près d'une heure d'horloge, à l'entrée de sa maison en parlant avec les gens qui l'attendaient là-bas, puis il entrait pour prendre son petit déjeuner et lire une partie importante du Coran, puis il accomplissait la prière du milieu de la matinée "al-Duha" et passait son temps soit à la méditation, soit à la lecture ou à recopier des ouvrages ou d'autres documents jusqu'au début de l'après midi. C'est à cette heure qu'il se rendait à la mosquée pour diriger la prière du début d'après midi "al-Suhr" et il y restait parfois jusqu'à l'heure de la prière du milieu de l'après midi "al-‘Asr", temps qu'il consacrait à faire des prières surérogatoires, des invocations à Dieu ou à l'enseignement. Il retournait chez lui où il se consacrait à ses méditations, ses invocations à Dieu ou ses activités intellectuelles jusqu'à la prière du coucher du soleil "al-Maghrib". Il se rendait à la mosquée pour diriger ladite prière et il s'adonnait ensuite à ses activités cultuelles et spirituelles jusqu'à l'heure de la prière nocturne "al-'Isha" qu'il dirigeait et rentrait chez lui après avoir accompli des prières surérogatoires et des lectures diverses. D'après al-Malali, al-Sanousi ne dormait pas beaucoup la nuit il priait et méditait à plusieurs reprises(25).
Al-Sanousi était, d'autre part, un fervent défenseur de la tradition mystique et n'hésitait pas à réfuter les thèses de ses détracteurs.

5 - Apologie du soufisme :

C'est pour réfuter les thèses d'Abou al-Hasan al-Saghir, jeune juriste originaire de Meknès au Maroc et détracteur du soufisme, qu'al-Sanousi rédigea rapidement une réplique dans laquelle il chercha à démontrer l'orthodoxie des pratiques mystiques que son adversaire qualifiait d'hétérodoxes. Il y mit l'accent sur la notion d'innovation "bid‘a" utilisée par le jeune juriste pour décrier le soufisme, il expliqua que les innovations pratiquées aussi bien par les mystiques que les autres musulmans se répartissent comme suit :
1 - une catégorie d'innovation remontant à l'époque des compagnons du Prophète qui était approuvée par ces derniers et que les musulmans entretiennent jusqu'à nos jours.
2 - une autre catégorie relative aux techniques de correspondances épistolaires, à la méthodologie de recherche, à l'habitat et l'habillement, née à l'époque des successeurs des compagnons du prophète, qui l'avaient adoptée, eux et les Docteurs de cette époque(26).
En s'adressant au jeune juriste détracteur de la tradition mystique, al-Sanousi lui posa la question de savoir comment peut-il accepter ces deux catégories d'innovation et refuser en même temps d'autres innovations propres aux mystiques consistant à tenir des séances de méditations d'invocation à Dieu, à réciter la première sourate du Coran "al-Fatiha" plusieurs fois après les cinq prières obligatoires, à utiliser le chapelet ainsi que d'autres usages ancrés dans la tradition mystique dont plusieurs hadith et paroles des anciens pieux attestent l'authenticité. Même si l'on suppose que beaucoup de hadith sur lesquels les mystiques s'appuient pour légitimer leurs pratiques sont douteux, les ulémas s'accordent à dire que ce genre de hadith peut légitimer des actes vertueux(27). Al-Sanousi confirma que les pratiques des mystiques sont strictement des actes vertueux et surérogatoires qui les rapprochent de Dieu comme le soutient la Tradition suivante : "Le serviteur ne cesse de s'approcher de moi par le biais des pratiques surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime ; quand Je l'aime, Je deviens pour lui l'oreille par laquelle il entend, l'œil par lequel il voit, la main par laquelle il frappe, le pied par lequel il marche, de même s'il me demande quelque chose Je lui donne ce dont il a besoin et s'il sollicite ma protection Je la lui accorde" (al-Bukhari)(28).
Al-Sanousi réfuta, en outre, l'opinion du jeune juriste qui nie l'existence des saints en son temps et appela les musulmans à se référer directement au Coran et à ne pas se laisser conduire par un guide spirituel. Il s'indigna de ces propos tenus par le jeune juriste et répliqua que, chaque fois que l'on parle des anciennes personnes pieuses, il est curieux de vous entendre dire "que Dieu nous fasse profiter de leur bénédiction", mais si l'on évoque les qualités d'un éminent érudit mystique parmi nos contemporains, vous le déconsidérez. Ne savez-vous pas que le Souverain des anciens et des contemporains est Unique et Omnipotent et Il ne recule devant rien ? De plus, al-Bukhari et Muslim rapportent dans ce sens le hadith suivant dans lequel le prophète affirme : "Un groupe de ma communauté ne cesse d'être partisan inconditionnel de la vérité sans se gêner de l'attitude de leurs contradicteurs, jusqu'à ce que l'ordre de Dieu arrive (le jour de la résurrection)". Al-Sanousi conclut qu'il y a dans tous les pays et à n'importe quelle époque des élus de Dieu et il formula des prières pour que Dieu lui permette de les accepter et de recueillir de leurs bénédictions. Il souligna qu'il est possible que leur véritable identité soit dissimulée à cause du caractère aléatoire de leur temps(29).

6 - Conclusion :


L'expérience mystique de Mohammad Ibn Yousouf al-Sanousi était riche et ancrée dans la tradition spirituelle des soufis du Tlemcen et d'Oran. Les récits merveilleux que son père lui racontait quand il était jeune et les relations cordiales qu'il entretenait avec l'éminent maître soufi du Tlemcen, Sidi, préparaient déjà son esprit à s'imprégner des idées et faits mystiques. Al-Sanousi décida pourtant de terminer ses études religieuses et profanes avant d'adhérer à un ordre mystique. Il était effectivement versé dans les disciplines enseignées en son temps quand il effectua un séjour à Oran pour recevoir une intense initiation aux arcanes du mysticisme auprès du grand maître soufi du lieu, Sidi Ibrahim al-Tazi.
Al-Sanousi fut introduit, lors de ce séjour aux cercles de la Tradition mystique de Sidi Ibrahim al-Tazi dont les rites consistaient à appartenir à une filiation spirituelle, à invoquer Dieu d'une manière appropriée et à faire d'autres exercices spirituels visant à rapprocher le mystique de Dieu. Dès son retour à Tlemcen, al-Sanousi allia harmonieusement lesdites pratiques ésotériques avec ses activités exotériques relatives à l'enseignement qu'il dispensait à ses étudiants et aux livres qu'il composait ou copiait et distribuait gratuitement. Le trait saillant de son expérience mystique demeure vraisemblablement la réconciliation qu'il a su faire entre ses convictions ésotériques et sa doctrine théologique "ash‘arite" ultra-rationnelle selon laquelle l'utilisation d'une approche rationnelle permettant de connaître adéquatement Dieu et Ses prophètes constitue une démarche incontournable pour avoir une foi sûre en Dieu et en Ses prophètes. Il pensait en effet que les deux sources de connaissance ne sont pas en contradiction ; il les trouvait complémentaires et appelait à utiliser d'abord la raison pour connaitre Dieu rationnellement et à chercher ensuite à renforcer sa foi en Dieu par des procédés ésotériques procurant à l'intéressé beaucoup de dons et grades spirituels. C'est sur cette lancée qu'al-Sanousi recommanda des techniques mystiques d'invocation de Dieu portant sur l'expression symbolisant le monothéisme islamique : "il n'y a point d'autre divinité qu'Allah" qu'il tira apparemment de sa propre expérience ésotérique. Al-Sanousi était, en outre, un spécialiste et un fervent défenseur de la tradition mystique à laquelle il consacra plusieurs pages pour démontrer sa conformité avec l'esprit de l'orthodoxie islamique et pour réfuter les thèses de ses détracteurs.

Khassim Diakhaté

Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal)




Notes :


1 - Ibn Maryam : Al-Boustane fi dhikri al-wliya wa al-‘ulama bi tilimsan, Diwan al-Matbou‘at al-Jami‘iyya, Alger 1986, pp. 108 - 114.
2 - Mohammed al-Melali : al-Mawahib al-Qudusiyya fi al-Manaqib al-Sanousiyya, manuscrit à la Bibliothèque Nationale de Paris, cote : Arabe 6897, folio 5 - 6.
3 - Ibidem.
4 - Le royaume de Banou Zayyane, appelé aussi Abdalwadides, était géographiquement constitué des actuelles provinces d'Alger et d'Oran. Il fut une dynastie berbère du groupe Zénète fondée en (645 H - 1248 C) par Yaghmurassen Ibn Zayyane, homme de guerre et rusé politique qui libéra Tlemcen de la domination de l'empire des Almohades. Tlemcen, qui était la capitale de la dynastie et un important centre religieux et commercial.
5 - L'état Hafside fut une dynastie fondée et gouvernée par les descendants d'Abou Hafs Omar (m. 617 H - 1221 C), influent gouverneur de l'Ifriqiyya (Tunisie et dépendances) qui faisait partie de l'empire Almohade.
6 - L'État Mérinide était une Dynastie berbère appartenant à la tribu berbère de Bani Merrine du groupe des Zanata (les Zénète). La création de cette dynastie date de (645 H - 1248 C), après la mort du calife de l'empire des Almohades et la débâcle de son armée. Le chef des Banou Merrine, Abou Yahya profita de cette situation et occupa Fès, Taza, Meknès et la quasi-totalité du Maroc.
7 - J.-J. Bargès, Complément de l'histoire de Beni Zayane de al-Tenessy, Leroux, Paris 1887, pp.156 - 157. Voir aussi Robert Brunschvig, La Barbarie orientale sous les Hafsides, t. 1, p. 269, traduit en arabe par Hamadi Sahli, Dar al-Gharb al-Islami, Beyrouth 1988.
8 - Ibn Maryem : Al-Boustane, pp. 229 - 232.
9 - Ahmad Baba : Nayl al-Ibtihaj bitatriz al-Dibaj, Tarabulus, Kulliyat al-Da‘wa al-Islamiyya, 1989, pp. 566 - 567.
10 - Ibn Maryem : Al-Boustane, p. 238.
11 - Mohammad al-Melali : op. cit., folio 12.
12 - Ibid., folio 12 - 14.
13 - Ibid., folio 14 - 16.
14 - Khassim Diakhaté : Al-Sanousi, un théologien ash‘arite du xve siècle : Revue Sénégalaise d'Histoire, n°4 - 5, Dakar 2000, pp. 106 - 107.
15 - Ibid., pp. 108 - 110.
16 - Al-Sanousi : Sharh al-Sanousiya al-Kubra, Dar al-Qalam, Koweit 1982, pp. 55 - 56.
17 - Al-Sanousi : Sharh Umm al-Barahin, al-Mu'assasa al-wataniyya li al-kitab, Alger 1989, p. 87.
18 - Ibid., pp. 87 - 90.
19 - Ibid., p. 93.
20 - Sourate 37, V. 96.
21 - Al-Sanousi : Sharh Umm al-Barahin, p. 93.
22 - Ibid., pp. 94 - 95.
23 - Al-Qushayri : al-Risala al-Qushayriyya, al-Qahira, Dar al-Ma‘arif, 1995, t. 1, pp. 239 - 311.
24 - Al-Sanousi : Sharh Umm al-Barahin, pp. 94 - 95.
25 - Al-Milali : al-Mawahib al-Qudsiyya fi al-Manaqib al-Sanousiyya, manuscrit à la Bibliothèque Nationale française, folio 73 et 79.
26 - Al-Sanousi : Nusrat al- Faqir fi al-radd ‘ala Abi al-Hassan al-Saghir, Tahqiq : Jamal al-Dine al-Buqli, Al-Sanousi wa ‘Ilm al-Kalam, al-Mu'assassa al-Wataniyya li alkitab, Alger 1985, pp. 412 - 413.
27 - Ibidem.
28 - Ibid., pp. 413 - 414.
29 - Ibid., pp. 431 - 432.
         

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