Sidi Ibrahim Titus Burckhardt
Lettres d'un maître soufi
LE SHEIKH AL-'ARABI AD-DARQÂWÎ
Traduites de l'Arabe par
TITUS BURCKHARDT
Introduction
L'auteur des lettres dont nous présentons ici la traduction française, le sheikh al-'Arabt' ad-Darqdwî al-Hassani, vécut au Maroc et y mourut en 1239 de l'hégire (1823) à l'âge d'environ quatre-vingts ans. Son souvenir est toujours vivant; chaque année encore son tombeau a Bou Berîb, chez les Beni Zarwâl, attire une foule de pèlerins. Quant aux historiens modernes du Maghreb et aux islamologues, ils n'ignorent pas le rôle du célèbre sheikh comme rénovateur de l'ordre shâdhilite, dont le premier essor, au septième siècle de l'hégire, était également parti du Maroc pour gagner presque tout le monde musulman. Il existe cependant une tendance à sous-estimer l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâwi, parce qu'on admet trop facilement que le taçawwuf n'a cessé de déchoir après une époque de grande floraison, celle des Junayd, Ghazôlî, Abu Madyan et Ibn 'Arabi al-Hatimi tous les soufis nés dans les derniers trois ou quatre siècles ne seraient alors que des "épigones". On oublie qu'une décadence, dans l'ordre spirituel, ne peut jamais être un phénomène général et univoque; les saints échappent aux fatalités historiques: "l'Esprit souffle où il veut". Certes, al-'Arabî ad-Darqdwî a lui-même parlé du "temps d'obscurcissement" dans lequel il vivait; mais si l'on considère la pléiade de grands spirituels parmi ses disciples on est porté à croire que tout "âge sombre" comporte des éclaircies. Quant à l'enseignement du sheikh, tel qu'il ressort de ces quelques extraits de lettres adressées à ses disciples, il peut se comparer à celui des vrais maîtres de tous les temps, par son contenu doctrinal autant que par sa spontanéité spirituelle. Il est vrai qu'il apparaît comme relativement populaire; sa forme d'expression est simple et directe; mais elle n'en est pas moins profonde. Le sheikh ne parle que du seul nécessaire; il évite toute spéculation qui anticiperait inutilement sur le "travail" spirituel; son enseignement reste, sans préjudice pour l'élévation du but, un taçawwuf éminemment pratique, et c'est en cela, sans doute, qu'il est adapté aux conditions particulières de l'époque.
Une autre raison pour laquelle l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâwî n'est pas estimée à sa juste valeur, réside dans le fait que plusieurs de ses disciples, devenus à leur tour des maîtres éminent on prêté leur nom à telle ou telle branche de l'ordre. Mais il serait erroné d'y voir la marque d'une scission, car les membres de ces diverses branches n'ont jamais cessé de se considérer comme des Darqâwâ, ou plus généralement comme des Shâdhiliyyah, même s'ils se désignent couramment par le nom du fondateur le plus proche dans leur "chaîne" initiatique (silsilah). Ainsi par exemple, la branche fondée par Muhammad Hassan Zâfir al-Madani, un disciple direct du sheikh Darqâwî et dont l'activité eut pour centre Misurata en Libye, est généralement connue sous le nom de tarîqali Madaniyyah. Un des maîtres les plus remarquables de cette branche fut le sherif 'Ah Nar ad-Dm al-Yashritî, qui vécut de 1793 à 1898 de l'ère chrétienne et fonda des zawâyâ1 en Palestine et en Syrie2.
Un autre disciple du sheikh Darqdwî, Muhammad alFâsi, vécut au Caire et à Colombo, où ses adhérents sont généralement connus comme des Shâdhiliyyah.
Mentionnons aussi le célèbre sheikh algérien Ahmad al-'Alâwî mort en 7935 à Mostaghanem, qui relève d'une autre "chaîne" remontant au sheikh Darqâwî. Ses disciples étaient répandus dans toute l'Afrique du nord, en Syrie, en Arabie du sud et jusqu'à Java. Dans ses écrits et notamment dans ses poésies, on retrouve la vision aquiline des grands soufis du moyen âge 3.
Il serait facile de multiplier ces exemples; ceux que nous venons de mentionner suffiront pour montrer le rayonnement qu'eut l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqdwî. Il ne faut pas oublier, cependant, que ce rayonnement n'est guère comparable à celui d'un "génie" au sens courant du terme, d'un grand penseur, artiste ou homme de science; car un maître soufi n' "'invente" rien; s'il est une source spirituelle immédiate et originale, il est aussi et en même temps le canal d'une eau qui vient de l'origine même de la tradition. La vérité ou réalité (haqiqah) qu'un maître spirituel manifeste, dépasse immensément tout individu. De ce fait, la spontanéité spirituelle, chez les maîtres du taçawwuf, ne contredit jamais leur adhésion à la tradition, bien au contraire: chacun d'eux est "unique" dans la mesure même où il est "héritier".
Mawlây aI- 'Arabi ad-Darqdwî se réfère souvent à son propre maître, le sherîf Abul-Hassan 'Ah ben 'Abd-Alldh al-'Imrdnî al-Hassani, surnommé al-Jamal (le chameau). Ce maître, qu'il rencontra à Fès en 1182 (1767/68), vivait dans l'obscurité, connu par quelques disciples seulement. On le considère cependant comme un des grands "pôles" de l'ordre shâdhilite dans le Maghreb. Mais c'est à son disciple al-'Arabi ad-Darqdwî qu'il échut de répandre l'héritage spirituel de la tarîqah shâdhiliyyah dans tout le Maghreb et au delà.
Le recueil des lettres (rasâli) du sheikh Darqâwî fut constitué par lui-même, copié par ses disciples et imprimé à maintes reprises à Fès, en écriture lithographiée. Il est encore lu et commenté dans les zawâyâ de filiation darqawite.
Ce recueil contient environ 300 lettres: nos extraits n'en représentent donc qu'une partie très restreinte. On y trouvera néanmoins tous les aspects essentiels de l'enseignement du sheikh. L'ordre des lettres, dans le recueil original, obéit sans doute à des intentions didactiques; pour les extraits, nous avons respecté cet ordre dans l'ensemble, tout en nous permettant de grouper les textes apparentés.
1 Pluriel de zâwiyah.
2 Voir l'excellent livre de sa fille Seyyidatu Fâtimah al-Yashritiyyah al-Hassaniyyah: Rihlatu ila-l-Haqq, publié à Beyrouth en 1954 environ, qui contient sa biographie et son enseignement.
3 Voir: Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, le Cheikh Ahmad al-'Alawi, Paris 1967.
Extraits des lettres
1
Al- 'Arabi ad-Darqdwi décrit ainsi sa première rencontre avec son maître spirituel:
Cette nuit-là je demandai à Dieu de me confirmer mon intention (de devenir le disciple du maître 'Ail al-Jamal), et je passai toute la nuit à me représenter le maître, à me demander comment il était et comment serait ma rencontre avec lui, sans pouvoir dormir. Le matin, j'allai le trouver à sa zawiyah 1' au quartier de Rumîlali, située entre les deux cités (de Fès), au bord du fleuve, du côté de la qiblah, là même où se trouve aujourd'hui son tombeau. Je frappai à la porte, et le voici devant moi, en train de balayer la zawiyah selon son habitude; car il ne cessa jamais de la balayer de sa propre main bénie, chaque jour, malgré son grand âge et sa haute fonction (spirituelle). "Que veux-tu?" me dit-il. "O mon seigneur, - lui répondis-je -, je veux que tu me prennes par la main pour Dieu.2' Alors il se mit à me réprimander violemment, en cachant son vrai état à mes yeux, avec des paroles comme celles-ci: "Qui donc t'a dit que je prends par la main qui que ce soit,, et pourquoi le ferais-je avec toi?" Et il me chassa; tout cela pour mettre ma sincérité à l'épreuve. je m'en allai donc, mais la nuit venue, j'interrogeai de nouveau Dieu (au moyen du livre sacré). Puis, ayant accompli la prière du matin, je retournai vers la zâwiyah. J'y retrouvai le maître comme la première fois, en train de balayer la zâwiyah. Je frappai à la porte. Il m'ouvrit, et je luis dis: "Prends-moi par la main, pour Dieu!" Alors il prit ma main et me dit: "Sois le bienvenu!" Il me fit entrer dans sa demeure à l'intérieur de la zawiyahet me manifesta une grande joie. "O mon seigneur - lui dis-je - depuis combien de temps ai-je cherché un maître spirituel!" - "Et moi, - me répondit-il -' je cherchais un disciple sincère." Puis il me transmit les formules du rosaire et l'invocation et me dit: "Va et reviens!" A partir de ce moment, je le fréquentai chaque jour et reçus son enseignement en compagnie de quelques frères d'entre les habitants de Fès...
1 Zawiyah signifie "coin", "cellule"; on désigne par là les maisons où se réunissent régulièrement les membres d'une confrérie; Ces maisons comportent souvent des habitations pour le sheikh, sa famille et quelques disciples en retraite spirituelle. C'est plus ou moins l'analogue de l'ashram hindou. - La zawiyah du sheikh 'Ali al-Jamal existe toujours; elle comporte une cour flanquée d'un côté par une modeste habitation et de l'autre par une salle de prière, dans un coin de laquelle se situe le tombeau du saint. Une petite coupole aménagée dans le toit plat surplombe le tombeau.
2 Ce qui signifie à la fois: donne l'initiation et conduire sur la voie.
2
La première chose que j 'appris de mon maître (que Dieu soit satisfait de lui), était celle-ci: il me chargea de deux paniers remplis de pruneaux. Je les pris par la main au lieu de me les poser sur la nuque, comme il me l'avait indiqué, mais malgré cela, cette chose me pesait beaucoup et m'était si pénible que mon âme (nafs) se contracta; elle s'agitait, se chagrinait et se troublait à l'extrême, à tel point que j'en pleurais presque, - et, par Dieu, je devais encore pleurer à cause de toutes les humiliations, le mépris et le dépit que j'allais subir en cette situation , - car mon âme n'avait jamais encore accepté pareille chose ni baissé la tête 1, et jusque-là j'avais été inconscient de son orgueil, sa révolte et sa corruption ; j'ignorais si elle était orgueilleuse ou non, et aucun des théologiens dont j 'avais suivi les cours - et ils étaient nombreux ne m'avait renseigné sur ce point.
Or, lorsque je me trouvai dans cette perplexité et peine, voici que le maître avec sa grande intuition vint vers moi, prit les deux paniers de mes mains et me les chargea sur la nuque en disant: "Ainsi fais l'épreuve du bien, pour que tu chasses un peu d'orgueil!" Par ces paroles, il m'ouvrit la porte de la droiture, car j'appris dès lors à distinguer les orgueilleux des humbles, les sérieux des légers, les savants des ignorants, les hommes de tradition des innovateurs et les hommes qui ont de la science et l'appliquent de ceux qui n'ont que de la science sans la mettre en pratique. Par la suite, aucun traditionaliste (sunni) ne put plus me tromper avec son savoir, ni aucun innovateur avec ses innovations; aucun savant ne m'en imposa plus avec sa (seule) science, aucun (faux) dévot avec ses dévotions, ni aucun (faux) ascète avec ses privations2. Car le maître (que Dieu soit satisfait de lui) m'avait appris à distinguer la vérité de la vanité et le sérieux de la farce; que Dieu l'en récompense et le protège de tout mal!"
I Pour un jeune lettré de famille noble, comme al-'Arabî ad Darqâwî, il était très humiliant d'assumer le rôle d'un porteur de marché aux fruits et légumes. En traversant la ville avec sa charge de pruneaux, il devait rencontrer ses anciens professeurs et collègues ainsi que des membres de sa patenté qui ne manquaient pas de lui faire remarquer l'inconvenance de son rôle. Les masques conventionnels tombés, les vraies intentions des gens se manifestèrent.
2 Cette confession porte évidemment moins sur le caractère particulier de l'auteur que sur la nature de la psyché (an-nafs) en général, en tant que celle-ci s'oppose à l'esprit (ar-rûh).
3
L'intention pure est réellement l'élixir (qui transforme le métal vil de l'âme en or) car c'est elle qui me donna la force de chercher celui qui me conduirait vers Dieu. Et voilà que je l'ai trouvé juste devant moi, tout proche, presque comme si nous habitions la même maison. Mon maître (que Dieu soit satisfait de lui) était extérieurement tout rigueur et intérieurement tout beauté; j 'entend par là qu'il pratiquait extérieurement l'abaissement et la servitude, tandis qu'intérieurement il était dans la gloire et dans la liberté. Et qu'a-t-il de pire que l'inverse, c'est-à-dire un état de gloire et de liberté extérieures, qui est intérieurement de l'abaissement et de l'esclavage, ou extérieurement traditionnel et intérieurement innovateur, à l'extérieur conforme à la loi et à l'intérieur sans loi, en apparence dominical et au fond satanique? "Rien n'empêche autant la réalisation du but que le fait d'avoir négligé les fondements" 1'.
1 Proverbe soufi.
Il n'y a pas de doute, lorsque des hommes d'élite comme mon maître s' humilient extérieurement et de leur propre initiative, Dieu les élève intérieurement et extérieurement, de sorte qu'ils vivent en une joie perpétuelle, tandis que les hommes ordinaires, quand ils agissent à l'envers, c'est-à-dire quand ils se glorifient extérieurement, sont abaissés par Dieu, aussi bien extérieurement qu'intérieurement, de sorte qu'ils vivent dans une continuelle tristesse.
Mon maître était satisfait de la connaissance de Dieu et ne se tournait guère vers le manifesté ni vers le caché; il n'avait d'égards que pour sa relation avec Dieu et ne s'occupait pas de la louange ni du blâme d'autrui. Souvent il récitait ces vers:
"Pourvu que Tu sois douceur, que la vie soit amère! Si Tu est content, qu'importe que les gens soient courroucés?
Que toute chose entre moi et Toi soit cultivée, Et qu'entre moi et les mondes il n'y ait que désert! Si Ton amour est assuré, tout est facile, Car toute chose sur terre n'est que terre."
Son comportement même disait: ô Dieu, que ma honte soit évidente aux yeux des créatures et mon intégrité visible pour Toi seul et non pas inversement ! Dieu, exalté soit-Il, a dit: "Ils (les hommes) ne te rendront d'aucune façon indépendant de Dieu" (XLV, 19).
Ecoute, faqir, quelques-unes des paroles de mon maître (que Dieu soit content de lui): "Alors que d'autres gens se préoccupent de l'adoration, occupe-toi de l'Adoré ; s'ils s'occupent d'amour, occupe-toi de l'Aimé; alors qu'ils aspirent à faire des miracles, aspire aux jouissances de la prière; tandis qu'ils multiplient leur dévotions, voue-toi à ton Seigneur très généreux", et ainsi de suite.
Il avait également coutume de dire dans ses conversations spirituelles: "Si vous Le contempliez en toute chose, sa contemplation voilerait toutes choses à vos regards. Car Il est la seule chose en dehors de laquelle il n'y a aucune chose.
Si tu joins l'éphémère à l'éternel, l'éphémère disparaît et il ne subsiste que l'éternel.
Si les qualités du Bien-Aimé devaient se manifester, à la fois le voile et celui dont la vue est voilée s'anéantiraient.
Quand les lumières de la pure contemplation sont révélées, à la fois l'ascète et ce dont il s'abstient disparaissent.
De s'abstenir des choses c'est surestimer leur puissance, et cela vient du voile qui cache Dieu de vous; car si vous Le contempliez dans les choses, ou avant ou après les choses, elles ne vous Le cacheraient pas; Si vous pourriez voir leur existence comme émanant de Lui, leur existence ne Le cacherait pas de vous. La seule chose qui s'interpose entre vous et Celui que vous adorez, c'est la joie pour ce que vous possédez et le regret pour ce que vous ne possédez pas; la seule chose qui vous sépare de la béatitude est cette blâmable qualité.
S'il n'y avait pas l'intriguant et l'espion, vôtre joie dans le Bien-Aimé ne deviendrait jamais parfaite 2~ S'il n'y avait pas le feu et la piqûre des abeilles, on ne pourrait pas goûter le rayon et le miel ~". Et ainsi de suite.
Il dit également: "Celui là ment qui prétend avoir bu le vin des initiés et d'avoir compris leur vérités spirituelles et qui malgré cela ne s'est pas détaché du monde. De même que le paradis n'est pas accessible à celui qui n'est pas mort et né de nouveau, le paradis de la gnose reste fermé pour celui dont l'âme n'est pas morte à ce monde-ci, au désir d'y agir, d'y choisir, de le posséder et d'en jouir - qui n'est pas mort à toute chose excepté Dieu.
Il dit également (que Dieu soit content de lui): "Ne dis pas 'moi' avant d'être éteint (en Dieu). Tu n'auras pas de vie avant avoir subie la mort.
Les soleils ne se lèveront pas en toi avant la mort des âmes 4.
Tu n'atteindras pas le but auquel tu aspires, aussi longtemps que le gens ont encore des louanges pour toi. Tu ne goûteras pas la nourriture de la foi avant que tu ne sors des mondes créés5
Tu n'atteindras l'extinction (fana) en Dieu qu'après être mort au monde évanescent.
Si les voiles étaient retirés devant toi tu contemplerais le Bien-Aimé en toi-même.
Si les suggestions de l'imagination cessaient, tu contemplerais l'éternel sans cesse.
Si ton âme ne t'éloignait pas de Lui tu ne verrais aucune réalité excepté ton Seigneur.
Si ton âme était libre de souillure, la Vérité viendrait et la vanité disparaîtrait
2 L"'intriguant" et l"'espion" jouent un rôle dans la poésie érotique et signifient ici à la fois l'hostilité du monde profane et des interférences psychiques.
3 En arabe, tous ces aphorismes ont la forme de versets rythmiques.
4 Dans cet aphorisme, les "soleils" et les "âmes'1 sont au pluriel parce qu'ils font allusion aux multiples degrés de la voie spirituelle, chaque nouvelle illumination étant précédée par la mort d'une "âme".
5 Selon le Coran, la foi (al-imân) peut augmenter sans limite; dans ses degrés supérieurs, elle s'identifie à la gnose.
6 Allusion au verset Coranique : "La Vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est évanescente" (XVII, 81).
4
Peu de temps après avoir trouvé mon maître, celui-ci m'autorisa d'initier un certain lettré qui avait été un de mes professeurs en lecture coranique. Ce lettré voulait devenir le disciple de mon propre maître, suivant mon exemple, et il insista pour que je lui en procure la permission. Quand j'en parlai à mon maître, il me répondit: "Prends-le toi-même par la main, puisque c'est par toi qu'il a eu connaissance de moi." Je lui transmis donc l'enseignement que j 'avais reçu moi-même et il porta des fruits grâce à la bénédiction (barakah), attachée à l'autorisation de mon noble maître. Toutefois, comme je dus quitter Fès pour rejoindre la tribu des Beni Zarwâl, où j'avais laissé mes parents, je fus séparé de lui.
Quant au maître, il demeurait toujours à Fès al-Bâli. Lorsque je fus sur le point de partir vers la tribu mentionnée, je lui dis: "Je n'ai aucune personne là-bas avec qui je pourrais avoir des échanges spirituels dont j'ai pourtant besoin." Il me répondit: "Engendre-la!" comme s'il pensait que la génération spirituelle pouvait avoir lieu par mon intermédiaire, ou comme s'il la voyait déjà. Je lui reparlai encore une fois de la sorte, et il me répondit de nouveau: "Engendre-les !" Or, par la bénédiction émanant de son autorisation et de son secret 1, il vint à moi un homme (que Dieu multiplie ses pareils en Islam!) qui, dès l'instant où je le vis et qu'il me vit, fut comblé par Dieu au point qu'il atteignit d'un saut la station spirituelle (maqâm) de l'extinction (fanâ) et de la subsistance (baqâ) en Dieu; et Dieu est garant de ce que nous disons. En cela même m'apparut la vertu et le pouvoir secret de l'autorisation 2, et tous les doutes ou suggestions me quittèrent, grâces et louanges à Dieu!
Par la suite, mon âme désira recevoir l'autorisation de Dieu même et de Son Envoyé (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). J'y aspirais avec beaucoup de ferveur. Or, lorsque un jour je me trouvais en un lieu solitaire au milieu de la forêt, et que j'étais plongé et abîmé dans une extrême ivresse spirituelle, et en même temps dans une extrême sobriété, - avec une grande puissance dans l'un et l'autre état, - j'entendis soudainement cette parole jaillir du tréfonds de mon essence: "Incites-les au souvenir3, car le souvenir profite aux croyants!" (Coran, LI, 54). Alors mon cœur se calma et se reposa, car j'eus la certitude que ce discours m'était adressé par Dieu et Son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix), immergé comme j'étais dans les deux Présences généreuses, la seigneuriale et la prophétique 4. C'était là (mais Dieu le sait mieux) une rupture des lois ordinaires procédant du fond même de mon essence. Cela n'a d'ailleurs pas de " comment ", et ce n'est connu que par celui à qui Dieu le fait connaître...
Dès que cette autorisation me fût donnée, les croyants vinrent vers moi, et dès l'instant où nous les vîmes et qu'ils me virent, ils se souvinrent (de Dieu) et nous nous en souvînmes 5, et nous profitâmes d'eux comme ils profitèrent de nous, et il advint ce qui advint en fait de faveurs, de secrets, de vertus, de bénédictions et d'aides divines. Tout cela eut lieu chez la tribu des Beni Zarwâl (que Dieu la sauvegarde de toute épreuve), louanges et grâces à Dieu...
1 Sirr, c'est-à-dire de son rang spirituel, connu par Dieu seul.
2 L'autorisation (idhn) spirituelle, comporte deux aspects, inséparables l'un de l'autre : elle écarte l'initiative individuelle, faisant de l'autorisé l'instrument d'une volonté supra-individuelle, et transmet en même temps une bénédiction, un pouvoir spirituel qui agit en vertu de cette instrumentalité.
3 Le mot dhikrô, que nous traduisons ici par "souvenir" comporte, à l'instar de dhikr, les significations de "mention", "rappel", "invocation", mais aussi d"'admonition".
4 Allusion à la doctrine soufique des diverses Présences (hadharêt) divines, qui sont autant de révélations universelles de Dieu. La "Présence seigneuriale" se rapporte à la révélation de Dieu dans Ses qualités parfaites et transcendantes, tandis que la "Présence prophétique" se rapporte à Sa révélation dans l'univers.
5 En arabe, cette phrase joue sur le double sens du terme dhikr; voir note 3.
5
Si tu désires que ton chemin se raccourcisse pour que tu arrives rapidement à la réalisation, tu pratiqueras les œuvres de caractère "nécessaire" (al-wâjibat) et celles "surérogatoires fermement recommandées" (ma taakada min nawfili-l-khayrât); apprends de la science extérieure ce qui en est indispensable pour servir Dieu, mais ne t'y attardes pas, car on ne te demande pas de l'approfondir; c'est la science intérieure qu'il te faut approfondir; et combats la convoitise; alors tu verras merveille. Le "caractère noble" n'est autre chose que la taçawwuf chez les Soufis, comme il est la religion chez les hommes de religion; et que Dieu maudisse ceux qui mentent!
De même, fuis toujours la sensualité 1, car elle est l'opposé de la spiritualité, et les opposés ne se rejoignent pas. A mesure que tu renforces les sens, tu t'affaibliras en l'esprit, et inversement. Entends ce qui est arrivé à notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) au début de son chemin. Il venait de battre trois mesures de blé et le fit savoir à son maître, le seigneur al-'Arabî ben 'AbdAllâh, qui lui dit: "Si tu augmentes dans l'ordre des sens, tu diminueras dans celui de l'esprit, et si tu diminues en celui-là, tu augmenteras en celui-ci". La chose est évidente, car aussi longtemps que tu fraye avec les gens (du monde), jamais tu ne sentiras en eux le parfum de l'esprit; tu ne sentiras que l'odeur de la sueur, et cela vient de ce que la sensualité les a subjugués; elle a saisi leurs cours et leurs membres; ils ne trouvent leur avantage qu'en elle, de sorte qu'ils ne bavardent et ne s occupent et ne se réjouissent que d'elle et ne peuvent guère s'en détacher; et pourtant, nombreux sont ceux qui s en sont détachés pour se plonger dans l'esprit leur vie durant; que Dieu soit content d'eux et qu'il nous fasse profiter de leur bénédiction, Amen, Amen, Amen! - C'est comme si Dieu (exalté soit-Il) ne leur avait pas donné d'esprit (c'est-à-dire aux gens du monde), bien que chacun d'eux y participe, de même que les vagues font partie de l'océan. S'ils le savaient, ils ne s'en laisseraient pas distraire par les choses sensibles; et s'ils le savaient, ils découvriraient en eux-mêmes des océans sans bornes; et Dieu est garant de ce que nous disons -
1 Al-hiss, la sensualité au sens plus large du terme, c'est-à-dire l'attachement à l'expérience sensible
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Quant à la voie shâdhilite d'élection, qui était celle de notre maître (que Dieu soit satisfait de lui), peu importe qu'il vous ait mis sur cette voie, car vous n'y êtes plus aujourd'hui; vous marchez dans une toute autre direction. Si vous me dites: comment cela? je vous répondrai: sa voie descendait en bas et ne montait pas en haut, tandis que celle que vous suivez monte en haut et ne descend pas en bas; car sa voie était extérieurement humble et intérieurement élevée, tandis que la vôtre est extérieurement élevée et intérieurement humble. Nous pourrions aussi dire: sa voie était rigueur à l'extérieur et clémence à l'intérieur, tandis que la vôtre est clémence à l'extérieur et rigueur à l'intérieur, comme celle de la majorité des gens, - et que Dieu nous garde de confondre la voie des élus avec celle de tous les gens!
Ce n'est pas non plus le but des hommes d'intuition spirituelle que de s'arrêter aux litanies (awrâd); or vous ne vous occupez que de cela. Enfin, il faut avoir un seul maître spirituel, alors que vous en avez beaucoup. Voilà ce que j'ai pu constater de votre état, et j'en conclus que votre barque ne vogue pas
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Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que le faqir 1, lorsqu'il échange le souvenir de toutes choses pour le souvenir (dhikr) 2 de Dieu, rend sa servitude pure, et qui sert Dieu purement et sans mélange, est saint; que la malédiction de Dieu soit sur celui qui ment. Ne vous souvenez donc que de Dieu, ne soyez qu'à Dieu; car si tu es à Dieu, Dieu sera à toi, et bienheureux celui qui est à Dieu, de sorte que Dieu est à lui! Qu'il suffise, pour prouver l'excellence du souvenir (dhikr) de Dieu, de mentionner Sa parole: "Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous" (Coran, Il. 147) et celle que le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) relata de la part de son Seigneur ~: "Je suis le compagnon de celui qui M'invoque."3
1 Le pauvre, sous-entendu al-faqiru ila Llah : "le pauvre envers Dieu", selon l'expression coranique : "O hommes, vous êtes les pauvres envers Dieu, et Dieu, Lui, est le Riche, le Glorieux" {Coran, XXXV, 14).
2 Le terme dhikr comporte les sens de mention, souvenir et invocation.
3 Il s'agit d'une parole divine (hadith qudsî) adressée au Prophète non au titre du Coran et par conséquent non incluse dans celui-ci; les révélations de cette catégorie concernant plus particulièrement la voie contemplative.
Mon maître (que Dieu soit satisfait de lui) me disait: "J'aime ce que j 'entends dire contre toi"; pareillement, al-'Arabî ad-Darqâwî aime ce qu'il entend dire contre vous, de ce que tue votre égoïsme et vivifie vos cœurs, non pas du contraire, certes, car ne s'occupe de ce qui vivifie l'ego (nafs) 4 et tue le cœur que le négligeant, l'ignorant, celui dont l'intelligence est ternie et la conscience obscurcie. Car l'homme n'a qu'un seul cœur: dès qu'il se tourne d'un côté, il se détourne de l'autre, puisque "Dieu n'a pas mis deux cœurs dans les entrailles de l'homme" (Coran, XXXIII, 3), selon la parole de Dieu, exalté soit-Il. Dans le même sens, le vénérable maître Ibn 'Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) a dit: "Se tourner vers Dieu, c'est se détourner de la créature, et se tourner vers la créature, c'est se détourner de Dieu."
4 An-nafs c'est l'âme; par opposition avec le cœur (al-qalb), elle signifie l'âme égocentrique et passionnelle ; en connexion avec un pronom possessif, le même mot se traduit par : moi-même, lui-même etc. An-nafs comme âme passionnelle et siège de l'égo (en sanscrit ahankdra) s'oppose au cœur, en tant que celui-ci est l'organe de ar-ruh, l'Esprit. On peut comparer le cœur à l'ouverture la plus étroite d'un sablier ou à l'isthme (barzakh) entre les deux océans, l'on salé et l'autre doux (Coran, LV, 19 et XXIII, 102) qui représentent les domaines respectifs de l'expérience temporelle et de la contemplation pure. On dit aussi que le cœur est l'objet d'une querelle entre son père, l'Esprit, et sa mère, l'âme passionnelle ; si la mère l'emporte, le cœur se durcira, et si le père reste victorieux, le cœur deviendra lumineux comme lui.
L'un de nos frères me dit: "Je ne suis rien"; je lui répondis: "Ne dis pas: je ne suis rien, et ne dis pas non plus: je suis quelque chose. Ne dis pas: il me faut telle chose, ni: il ne me faut aucune chose, mais dis: Allâh! et tu verras merveille."
Un autre me dit: "Comment guérir l'âme (an-nafs)?" Je lui répondis: "Oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou: qui ne s'oublie pas lui-même)." Vous ne pouvez donc pas concevoir que c'est l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur; ce qui nous Le fait oublier, c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son ego? Cela ne se produira jamais.
8
On n'accède à Dieu que par la porte de la mort de l'égo (nafs), comme l'affirment les Soufis. Or nous voyons - mais Dieu est plus savant - que le faqîr ne tuera pas son ego avant qu'il n'en puisse saisir la forme, et il ne la saisira qu'après s'être séparé du monde, de ses compagnons, ses amis et ses habitudes. Un faqîr me dit: "Ma femme m'a vaincu", à quoi je lui répondis: "Ce n'est pas elle qui t'a vaincu, mais c 'est ta propre âme (nafs); Si tu avais vaincue ton âme, tu aurais vaincu le cosmos entier, en dépit de lui, combien plus ta femme, car rien ne nous vainc sauf notre propre âme (nafs); nous n'avons d'autre ennemi qu'elle; si nous pouvions la tuer, nous tuerions par là même tous les oppresseurs; que la malédiction de Dieu soit sur celui qui ment."
9
Lorsque mon maître vit que je suivais la voie sincèrement, il m'ordonna de rompre avec les habitudes de mon âme (nafs); il me dit: "De même que nous devons acquérir la science de la Réalité spirituelle (al-baqîqah), nous devons en acquérir l'action". Je ne le compris pas. Alors il saisit mon haïk (Le haïk est un tissu sans couture qui sert à envelopper la tête et les épaules.) de sa noble main, l'arracha de ma tète , le tordit plusieurs fois et l'enroula autour de mon cou; puis il me dit: "Voici l'épreuve du bien!" Alors mon âme se troubla à tel point qu'elle eût préféré mourir plutôt que de se montrer dans cet accoutrement 1. Le maître me regarda sans mot dire, et je me sentis oppressé jusqu'à la mort. Je me levai avant que le maître ne se levât - ce qui était contraire à ma coutume - et je marchai jusqu'à ce que le mur de la zawiyah me dérobât à sa vue. Alors mon âme (nafs) me dit: qu'est-ce que cela signifie donc? Je ne sus que lui répondre sauf de ramener mon haïk sur la tête comme les autres gens - non, je ne le fis pas, et je lui dis: le maître sait bien ce que cela signifie. Mais toi (mon âme), pourquoi t'es-tu tant troublée et révoltée? que crains-tu d'être humiliée? Qu'es-tu donc, et quel est ton rang, pour que tu ne supportes pas d'être dans cet état? N'aimes-tu donc qu'à rester avec ta concupiscence et tes bons plaisirs, à t'ébattre sans frein? Non, par Dieu, tu n'en jouiras pas aussi longtemps que je veillerai sur toi et tes hostilités! Alors, voyant mes yeux enflammés de colère, elle désespéra de sa concupiscence et sut qu'elle n'en aurait rien, et elle accepta finalement la loi que je lui imposai. Malheur au faqîr , malheur à lui, s'il voit la forme de sa propre âme (ou de son 'moi , nafs) telle qu'elle est, et qu'il ne l'étrangle pas jusqu'à ce qu'elle en meure!
1 En milieu musulman non influencé par l'Occident moderne, se montrer la tête découverte en public est signe de vulgarité, d'indiscipline ou de folie.
10
Vous ne pouvez pas concevoir que le faqîr soit détaché de toutes choses et qu'il ne soit pas dans la présence de Dieu; c'est impossible, car celui dont l'aspiration spirituelle s'élève au-dessus des choses créées, atteint le Créateur, et L'atteindre, c'est Le connaître. Quittez donc résolument toutes les choses sur lesquelles vous vous reposiez, quelles qu'elles soient, et ne vous y fiez pas.
"Quiconque se contente, en échange, d'autre que Toi, périt.
Et qui tend vers ce qui est loin de Toi, se perd. Toute chose que tu quittes, peut être remplacée, Mais il n'y a pas pour Dieu, si tu Le quittes, de remplaçant."
I al-himmah : la volonté spirituelle, la résolution qui tranche avec la passion mondaine.
Sachez que j'étais avec mon frère en Dieu, le pieux et noble Hassani Abul-'Abbâs Ahmed at-Tâhir (que la Miséricorde de Dieu soit sur lui) dans la mosquée al-Qarawiyin, et nous étions tous les deux intensément plongés dans la contemplation. Et voilà que soudainement mon compagnon se laissa distraire ou disons: s'affaiblir - jusqu'à ce qu'il tomba dans le bavardage comme le commun des gens. Alors je lui dis brusquement et en colère: "Si tu veux gagner, frappe et jette!"
Je dis également à un certain frère: "Ne frappe ni juif, ni chrétien, ni musulman, mais frappe ta propre âme (nafs), et ne cesse pas de la frapper jusqu'à ce qu'elle meure!" Et sans faute, sans faute, vous aussi, mes frères, rejetez le bavardage entièrement, car c'est une des pires tentations et ne convient pas à votre station ni à votre état spirituels. Et ne mentionnez les gens qu'en bien, car n a pas de gratitude envers Dieu qui n'a pas de gratitude envers les hommes". comme dit le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix). Nous constatons d'ailleurs - et Dieu est plus savant - que celui qui ne considère pas les hommes, c'est-à-dire, qui les ignore, ne contemple non plus Dieu d'une manière parfaite, car le parfait c'est celui auquel la créature ne cache pas le Créateur ni le Créateur la créature; la connaissance distinctive ne lui cache pas la connaissance unitive, ni celle-ci celle-là; l'effet ne lui cache pas la cause, ni la cause l'effet, la loi religieuse (sharr'ab) ne lui cache pas la vérité spirituelle (haqiqah) ni la vérité spirituelle la loi religieuse; la méthode (suluk) ne lui cache pas l'attraction intérieure (jadhb), ni l'attraction intérieure la méthode, et ainsi de suite; c'est lui qui a réalisé le but; il est le parfait, le gnostique; tandis que son opposé c'est l'égaré; nous ne parlons pas du fou de Dieu (majdhûb) qui a été ravi hors de ses sens, car celui-ci n'est point égaré2.
2 Le majdhûb 1"'attiré" par le jadhb (l'attraction) divine, c'est le spirituel dont l'esprit est continuellement absent du plan des sens et de la raison, de sorte qu'il apparaît comme un fou ou un somnambule.
11
Occupez-vous donc (que Dieu vous soit miséricordieux) de ce qui tue votre ego (nafs) et vivifie votre cœur. La racine de toutes les vertus en tant que vertu c'est que le cœur soit vide de tout amour du monde, de même que la racine des vices en tant que vice est l'amour du monde remplissant le cœur. Je viens d'écrire à l'un des frères - après avoir expliqué que la cause du libertinage est l'amour du monde, puisque celui qui se tourne entièrement, cœur et membres, vers le monde, est le grand libertin et le grand pêcheur; et si la foi n'était pas établie dans son cœur, nous dirions même qu'il est l'incroyant; occupez-vous donc de ce qui tue votre ego et vivifie votre cœur, comme nous vous disions, car il n'y a pour nous d'accès à la Présence de notre Seigneur qu'après la mort de notre ego, quoi que nous fassions, comme le dit le vénérable maître, le saint Abu Madyân (que Dieu soit satisfait de lui): "Qui ne meurt pas, ne voit pas Dieu." Un de nos frères se plaignit chez nous d'un oppresseur qui le persécutait; à cela, nous lui répondîmes: "Si tu désires tuer celui qui t'opprime, alors tue ton ego (nafs), car en le tuant, tu tueras tous les oppresseurs." Que Dieu maudisse ceux qui mentent.
12
La maladie qui afflige ton cœur, ô faqir, vient des passions qui le traversent; si tu les quittais et t'occupais de ce que Dieu t'ordonne, ton cœur ne souffrirait pas de ce dont il souffre. Entends donc ce que je te dis, et que Dieu te prenne par la main: Si chaque fois que ton âme (nafs) t'attaque, tu te dépêchais à faire ce que Dieu t'ordonne et que tu Lui remettais entièrement ta volonté, les suggestions psychiques et sataniques et toutes épreuves t'épargneraient sans aucun doute. Par contre, si dans les moments où ton âme t'attaque, tu te mets à réfléchir là-dessus, à peser le pour et le contre et à te noyer dans le bavardage (intérieur), les suggestions psychiques et sataniques reflueront vers toi en légions jusqu'à te subjuguer et te submerger, et il ne te restera plus aucun bien mais rien que du mal; que Dieu nous guide, nous et toi, sur le sentier de Ses saints, Amen.
Le vénérable maître, le saint Ibn Atâï-Llâh dit dans ses Hikam: "Puisque tu sais que le diable ne t'oubliera jamais, à toi de ne pas oublier Celui qui tient la mèche de ton front" (Coran, XI, 59)! Et notre maître disait:
"La vraie manière de faire du tort à l'ennemi, c'est de s'occuper de l'amour de l'Ami; par contre, si tu t'occupes à faire la guerre à l'ennemi, il aura obtenu ce qu'il a voulu de toi, et tu auras perdu en même temps l'occasion d'aimer l'Ami." Et nous disons: tout bien est dans le souvenir (dhikr) de Dieu, et la voie qui mène vers Lui ne passe pas ailleurs que par la résignation à l'égard du monde, l'isolement à l'égard des gens et la discipline extérieure et intérieure. "Rien n'est plus utile au cœur que la solitude, car par elle il entre dans l'arène de la méditation", comme l'a dit le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâi-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam. Et nous disons: rien n'est plus utile au cœur que 1'ab-negation à l'égard du monde et le fait d'être assis devant les saints de Dieu.
La détrônisation de l'ego est pour nous et pour tous les maîtres de la Voie une condition nécessaire; et en ce sens l'un d'eux a dit: "Cela même que vous craignez de moi, mon cœur le désire". Mais il ne faut pas, ô faqir, que tu en dises autant, avant de l'avoir dit à ta propre âme obligée à marcher sur ce chemin, et non par ailleurs.
'Tenir la mèche de son front" est une expression arabe et se réfère au fait qu'un cheval peut être dominé en le saisissant par la mèche de son front.
13
Les foqara (pluriel de /aqir) des premiers temps ne recherchaient que ce qui pouvait tuer leurs âmes (nu/us, pluriel de nafs) et vivifier leurs cœurs, tandis que nous autres faisons le contraire: nous recherchons ce qui tue nos cœurs et vivifie nos âmes. Eux, ils ne s'efforçaient qu'à se défaire de leurs passions et à détrôner leur ego; quant à nous, c'est à la satisfaction de nos désirs sensuels et à l'exaltation de notre égo que nous aspirons. Aussi avons-nous tourné le dos à la porte et la face au mur. Je ne vous dis cela que parce que j'ai vu les grâces dont Dieu comble quiconque tue son âme et vivifie son cœur.
Certes, nous-mêmes nous sommes heureux avec moins que cela; mais seul l'ignorant se contente de ne pas arriver au but de son chemin. Je me suis demandé s'il y avait, en dehors de nos passions et de notre égoïsme, autre chose qui nous retranche des dons divins, et j'ai trouvé, comme troisième empêchement, l'absence de nostalgie spirituelle; car les intuitions ne sont généralement données qu'à celui dont le cœur est percé d'une intense nostalgie et d'un grand désir de contempler l'Essence de son Seigneur; c'est à lui qu'affluent les intuitions de l'Essence divine jusqu'à ce qu il s'éteigne en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n aspire qu'à la science ou à l'action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l'Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration. Certes, chaque homme participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience sensuelle accapare la plupart des hommes: elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas.
Nous voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'œuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn 'Atâ-Llâli (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part.
Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait, puisqu'il est plus difficile de connaître un saint que de connaître Dieu, comme le dit le saint Abul-'Abbâs al-Mursi (que Dieu soit satisfait de lui). De même, dans les Hikam de Ibn 'Atâï-Llâh, il est dit:
"Exalté soit Celui qui ne manifeste Ses saints que pour Se manifester Lui-même, et qui ne conduit vers eux que ceux qu 'Il veut conduire vers Lui."
Il n'y a pas de doute que le chef des habitants du Ciel et de la Terre, notre maître, l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) était manifeste ouvertement, comme un soleil sur un étendard, et malgré cela, chacun ne l'a pas vu, mais seulement quelques-uns. A d'autres, Dieu le voilà, de même qu'il voile les saints aux gens de leur temps, à tel point qu'ils les calomnient et ne leur croient pas. Témoin en est le livre de Dieu:
"Tu les verras regarder vers toi, et ils ne voient pas (Coran, VII, 197) et: "Ils dirent: qu'est-ce que cet envoyé, qui mange de la nourriture et va sur les marchés..." (Coran, XXV, 7), et ainsi de suite, selon tous les autres passages analogues; et il y a presque deux tiers sinon davantage du Livre divin qui parlent des Prophètes (sur eux la paix) calomniés par les gens de leur temps. Parmi ceux qui ne virent pas l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix), il y avait Abû Jahl (que Dieu le maudisse); il ne vit en lui que l'orphelin adopté par Abû Talib. Il en est de même du maître spirituel qui est à la fois ravi (majdhûb) et méthodique (salik) et qui est toujours et en même temps ivre et sobre: quelques-uns seulement le trouvent.
Or, si on le trouve, ce maître voit parfois que l'esprit du disciple sera libéré par le jeûne, et le fait donc jeûner; d'autre fois, par contre, il le fera manger à satiété dans le même but; tantôt il voit son avantage spirituel dans un accroissement de son activité extérieure, tantôt dans sa diminution; tantôt dans le sommeil et tantôt dans la veille; parfois il veut qu'il fuie les gens, parfois par contre il lui conseille de les fréquenter, car il se peut que la lumière intérieure du disciple soit soudainement devenue trop forte pour lui, de sorte que le maître craint pour lui qu'il ne perde la raison, comme beaucoup de disciples des temps passés et de nos jours, qui sont devenus fous; c'est pourquoi le maître peut sortir le disciple de sa retraite et le faire fréquenter les gens, pour que sa tension spirituelle diminue et qu'il soit préservé de la folie; de même que, si la lumière intérieure devient trop faible, le maître le renvoie dans la solitude pour qu'elle acquière de la force, et ainsi de suite; et à Dieu est l'issue.
Peu s'en fallait que la maîtrise spirituelle eût cessé de se manifester par manque de ceux dont le cœur est animé par un désir ardent de la suivre; mais la Sagesse divine ne tarit jamais.
Nous voyons que la voie spirituelle (tarîqat : voie, méthode ; le même mot désigne également une confrérie soufique) ' est nécessairement maintenue par la puissance et la force divines, puisqu'elle descend par nos maîtres de l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). et des maîtres précédents; comme le disait le saint AI-Mursi (que Dieu soit satisfait de lui): "Aucun maître ne se manifeste aux disciples s'il n'a pas été déterminé par des inspirations (warîdât) et s'il n'a pas reçu une autorisation de Dieu et de Son Envoyé." C'est par la bénédiction (barakah) de cette autorisation et le secret qu'elle implique, que notre cause est soutenue et que l'état de ses adhérents est sauvegardé; mais Dieu est plus savant.
Pour ce que nous disions de l'attachement du cœur à la vision de l'Essence de notre Seigneur, aucun de nous ne le possède tant que notre ego (nafs) n'est pas éteint, effacé, disparu, parti et annihilé, comme le dit le saint Abul-Mawâhib at-Tûnsi (que Dieu soit satisfait de lui):
"L'extinction est effacement, disparition, départ de toi-même et cessation"; et comme le dît le saint Abû Madyan (que Dieu soit satisfait de lui): "Qui ne meurt pas ne voit pas Dieu"; et comme l'ont confirmé tous les maîtres de la Voie. Et gare à vous, gare a vous si vous croyez que ce sont les choses solides ou subtiles qui nous voilent notre Seigneur; par Dieu non, ce n'est que l'illusion (wahm) 2 qui nous Le voile, et l'illusion est vaine, comme le dit le saint Ibn 'Atâi-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Dieu ne t'est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité hormis Lui; ce qui te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité outre Lui.
2 Al-wahm signifie à la fois illusion et imagination; c'est l'imagination arbitraire, qui obnubile et égare, tandis que at-khayal désigne souvent l'imagination en tant que faculté normale de l'âme, réceptive à l'égard des formes archétypiques ; transposés en conceptions védantines, ce sont les deux aspects négatif et positif de maya, qui voile et révèle en même temps.
Nous constatons - mais Dieu est plus savant - que l'extinction (al-fanâ) se produit, si Dieu le veut, dans le plus bref délai par une certaine méthode d'invoquer le Nom de la Majesté: Allâh. Je l'ai retrouvé, cette méthode, chez le maître vénérable, le saint Abul-Hassan ash-Shâdhilî (que Dieu soit satisfait de lui), mentionnée dans certains livres que possède un érudit d'entre nos frères des Benî Zarwâl, et je l'ai également reçue de mon noble maître spirituel Abul-Hassan 'Ali (que Dieu soit satisfait de lui), sous un aspect quelque peu différent, plus simple et plus direct. Elle consiste à visualiser les cinq lettres du Nom en disant Allâh, Allâh, Allâh. Chaque fois que les lettres se dissolvaient dans l'imagination, je les reconstituais, et si elles se dissolvaient mille fois le jour et mille fois la nuit, je les reconstituais mille fois le jour et mille fois la nuit. Cette méthode me procura des aperçus immenses, lorsque je la pratiquais au commencement de mon chemin spirituel pendant un peu plus d'un mois. Elle m'apporta de grandes connaissances avec une crainte révérentielle (heybah) (Al-heybah est l'état que l'âme éprouve en face de la Majesté terrifiante de Dieu, ce que l'expression de "crainte révérentielle" ne rend que faiblement.) intense, mais je n'y pris pas garde, occupé que j'étais avec l'invocation du Nom et la visualisation de ses lettres, jusqu'à ce que le mois s'écoula; alors une pensée s'imposa: "Dieu (exalté soit-Il) dit qu'Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (Coran LVII, 2). D'abord, je me détournai de cette insinuation, avec la résolution de ne pas l'écouter, et je continuais à m'occuper de mon exercice; mais cette voix ne me quitta pas; elle insista et n'accepta point mon refus de l'écouter, de même que je n'acceptai pas sa manière d'agir, et je ne l'écoutai pas; mais enfin, comme elle ne me laissait guère en paix, je lui répondis: "Quant à Ses paroles qu'Il est le Premier et le Dernier, et qu'Il est l'Intérieur, je les ai bien comprises; mais je ne comprends pas Son affirmation qu'Il est l'Extérieur, car je ne vois à l'extérieur que les choses créées." A cela la voix répondit: "Si par Son expression l'Extérieur Il entendait autre chose que l'extérieur que nous voyons, ce ne serait pas à l'extérieur mais à l'intérieur (qu'il faudrait le chercher); mais moi je te dis: Il est l'Extérieur." Alors je réalisai qu'il n'y a pas de réalité sauf Dieu, et qu'il n'y a dans le cosmos que Lui, louange et grâce à Dieu.
L'extinction dans l'essence de notre Seigneur se produit, si Dieu le veut, par la méthode que nous venons de décrire, en peu de temps, car par cette méthode, la méditation porte des fruits du matin au soir, si la suspension de la pensée a été pratiquée assez longtemps; pour moi, elle a porté ses fruits après un mois et quelques jours, mais Dieu est plus savant. Il est certain que si quelqu'un pratiquait cette suspension de la pensée pendant une année ou deux ou même trois, la pensée qui se produirait par la suite atteindrait un grand bien et un secret éclatant 4.
De là je compris la parole prophétique: "Une heure de méditation est meilleure que soixante-dix ans de pratique religieuse", étant donné que par une telle méditation, l'homme est transporté du monde créé au monde de la pureté, et l'on peut également dire: de la présence du créé à la présence du créateur, et Dieu est garant de ce que nous disons.
4 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici qu'il ne saurait être question de pratiquer des exercices spirituels en dehors de la forme traditionnelle à laquelle ils appartiennent et en dehors des conditions posées par elle ; agir autrement serait s'exposer à de graves dangers. - Si l'auteur de ces lettres parle d'une réalisation qui se produit "en peu de temps", - Shankara s'exprime d'une façon analogue, - c'est qu'il a en vue des aptitudes spirituels dont on chercherait sans doute vainement l'équivalent aujourd'hui.
Nous recommandons à chacun de ceux qui reviennent de l'état de l'oubli (gaflat) 5 vers l'état du souvenir (dhikr) qu'il fixe son cœur sur la vision de l'Essence de son Seigneur continuellement, afin qu'Elle lui dispense Ses vérités, ainsi qu'Elle le fait avec celui dont le cœur s'attache à Elle; et qu'il ne se laisse pas retenir par les "phénomènes intuitifs" (wâridât) au détriment des "récitations prescrites" (awrâd) de peur que cela ne l'empêche d'atteindre le but (al-murâd).
5 Al-ghaflah est la négligence, l'inconscience ou l'oubli, qui s'opposent au réveil spirituel et au souvenir (dhikr) actuel de Dieu.
14
Ecoute donc, ô faqir, car je vais répéter certaines de mes admonitions (mudhâkarât) pour que celui qui n'en a pas profité la première fois, en profite la seconde ou la troisième fois, et afin que le faqir en détresse y trouve, lorsqu'il regarde, ce qu'il lui faut sans l'avoir cherché.
Sachez, et Dieu ait pitié de vous, qu'il y avait dans la tribu des Benî Zarwâl - que Dieu la protège de toute erreur - un lettré de nos frères dont la parole manifestait un état d'âme si fait que les gens qui l'écoutaient parler se mettaient à rire même s'ils étaient en chagrin et peine. Lorsqu'un jour il y eut des funérailles dans sa maison et qu'elle était toute remplie de gens, ceux-ci constatèrent qu'il y avait un grand nombre de gourdins, les uns suspendus aux murs et les autres étalés au sol. Et les gens de lui demander "Que fais-tu avec tous ces gourdins?" Il répondit: "Si jamais un voleur entre par ici, je n'aurai pas besoin de chercher longtemps pour trouver une arme mais je n'aurai qu'à saisir un de ces gourdins que j'ai mis partout à portée de main.
C'est là une idée excellente, me semble-t'i1, et c'est en ce sens que je répéterai certains de mes exhortations.
15
Il n'y a rien qui nous rende aussi vulnérable aux attaques psychiques et sataniques que les soucis pour notre subsistance. Et pourtant notre Seigneur nous a juré sur Lui-même: "Dans le ciel est votre subsistance et tout ce qui vous a été promis; par le Seigneur du ciel et de la terre, cela est vrai comme il est vrai que vous avez la parole" (Coran, LI, 21-22). Et Il dit également: "Prescris à ton peuple la prière et insiste sur elle. Nous ne te demandons pas de prévoir à ta subsistance; c'est Nous qui te nourrirons, et l'issue appartient à la piété" (XX, 132). On trouve le même sens dans beaucoup d'autres passages coraniques ainsi qu'en de nombreuses paroles du Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). Il y a aussi la parole du saint Abû Yazîd al-Bistâmi (que Dieu soit satisfait de lui): "C'est à moi de L'adorer, comme Il me l'a ordonné, et c'est à Lut de me nourrir comme Il me l'a promis", et ainsi de suite. Je ne mentionne tout cela que parce que je crains que tu ne tombes dans le malheur qui frappe la plupart des gens. Car je les vois occupés de multiples activités, tant religieuses que mondaines, et ne craignant rien autant que la pauvreté. S'ils savaient ce que l'occupation avec Dieu comporte de biens, ils quitteraient leurs activités mondaines entièrement et ne s'occuperaient que de Lui, c'est-à-dire de Ses commandements. Mais dans leur ignorance ils ne cessent d'augmenter leurs activités mondaines et religieuses, tout en restant dans l'inquiétude par crainte de la pauvreté - ou par crainte des créatures, ce qui est un oubli grave et un état déplorable; et c'est bien dans cet état que se trouvent la majorité des gens ou presque tous, que Dieu nous en préserve! Sois donc sur tes gardes, mon frère, et voue-toi entièrement à Dieu; tu verras merveille. Ne te voue pas au monde, comme le font les gens, pour que tu ne sois pas atteint par le même malheur qu'eux. Par Dieu, si nos cœurs étaient auprès de notre Seigneur, le monde ne tarderait pas à venir à nous et jusque dans nos maisons, combien plus à leurs portes; car notre Seigneur (exalté soit-Il) lui dit: ô monde, sers ceux qui Me servent, et fatigue ceux qui te servent. Par Dieu, si nous étions à notre Seigneur, le cosmos entier et tout ce qu'il contient ne tarderait pas à nous appartenir, ainsi qu'il appartint à d'autres, car Dieu en a fait notre serviteur, de même qu'Il nous a fait Ses serviteurs. Mais voici que nous avons remplacé notre Seigneur et Maître (exalté soit-Il) par ce dont nous sommes nous-mêmes les seigneurs et maîtres, et nous n'en éprouvons aucune honte; "il n'y a de force ni de puissance que par Dieu!" (Coran, XIX, 69). C'est aux activités religieuses qu'il faut vouer son attention en tout temps et aujourd'hui plus que jamais, car on croirait aujourd'hui qu'il n'y a jamais eu d'activité religieuse sans attaches mondaines, et pourtant elle a bien existé, même si elle n'existe plus; Dieu est garant de ce que nous disons. Nous constatons (mais Dieu est plus savant) qu'il n'y a personne qui puisse dire à la foule des hommes pieux de ce temps: "Diminuez vos activités mondaines et augmentez vos activités religieuses; Dieu vous remplacera (dans vos affaires); comme Il l'a fait pour d'autres. Aujourd'hui, on ne t'écoutera - et Dieu le sait mieux - que si tu dis: "Cultive (les champs), gagne, trafique" et ainsi de suite. Mais si tu dis: "Laisse, abstiens-toi (du monde) et contente-toi", bien peu seront les gens d'élite de ce temps qui t'écouteront, et encore moins les autres. Entends ce que dit le saint Ibn al-'Abbâs al-Mursi (que Dieu soit satisfait de lui): "Les gens ont des affaires, et notre affaire à nous, c'est la foi et la crainte de Dieu; Dieu (exalté soit-il) a dit: Si les habitants des villes avaient cru et craint (Dieu), Nous leur aurions ouvert les bénédictions du ciel et de la terre (Coran, VII, 94)"; et une autre fois, il dit: "Les gens ont des affaires, et notre affaire, c'est Dieu."
16
Ne nourris pas tout ce qui naît de ton cœur, mais rejette-le loin de toi et ne t'occupe pas à l'élever en oubliant ton Seigneur, comme le font la plupart des gens, de sorte qu'ils divaguent et errent et se perdent dans un mirage; s'ils comprenaient, ils diraient: quelle chose étonnante que le cœur; en un instant, il enfante des fils innombrables, les uns légitimes, les autres illégitimes et encore d'autres dont on ne sait pas comment ils sont... Comment donc quelqu'un qui s'occupe de nourrir tous ces fils pourrait-il être disponible pour son Seigneur? Quelle pitié ce fils d'Adam qui efface le cosmos jusqu'à ce qu'il n'en reste plus de trace, et que le cosmos effacera à son tour jusqu'à ce qu'il n'en reste pas de trace, sauf un peu d'odeur s'évanouissant en un bref laps de temps...
17
Si tu aimes ton Seigneur, ô faqîr, quitte ton moi et ton monde et les gens, à l'exception de celui dont l'état t'élève et qui te démontre Dieu par ses paroles. Mais gare à toi, gare à toi que tu ne te laisses pas tromper par quelqu'un, car combien y a-t-il qui paraissent prêcher pour Dieu alors qu'ils ne prêchent que pour leurs désirs. Le célèbre saint Seyidî Abû-sh-Shitâ (que Dieu nous fasse bénéficier par lui) dit à ce propos: "Par Dieu, nous n'appelons 'mon seigneur' ou 'fils de mon seigneur' que celui qui tranche nos liens."
Il ne t'est pas caché, ô faqîr, que ce qui enferme l'homme dans ce monde, qui est le monde de la corruption, et l'y retient prisonnier, n'est autre que l'illusion (at-wahm); si l'homme s'en défait, il passe dans le monde de la pureté, dont il était venu; et Dieu ramène tout étranger à sa patrie.
18
Les choses sont cachées dans leurs contraires, certainement, le gain dans la perte et le don dans le refus, l'honneur dans l'humiliation, la richesse dans l'indigence, la force dans la faiblesse, l'ampleur dans l'étroitesse, l'élévation dans l'abaissement, la vie dans la mort, la victoire dans la défaite, la puissance dans l'impuissance et ainsi 'de suite. Donc, si quelqu'un veut trouver, qu'il se contente de perdre: s'il veut le don, qu'il se contente du refus; qui désire l'honneur doit accepter l'humiliation, et qui désire la richesse, doit se satisfaire de la pauvreté; que celui qui veut être fort se contente de la faiblesse et que celui qui veut l'ampleur se résigne à l'étroitesse; qui veut être élevé doit se laisser abaisser; qui désire la vie doit accepter la mort; qui veut vaincre doit se contenter de perdre, et qui désire la puissance doit se contenter de l'impuissance. En somme, que celui qui désire la liberté se réjouisse de la servitude, ainsi que s'en réjouissait son Prophète, ami et seigneur (que Dieu le bénisse et Jui donne la paix); qu'il la choisisse comme la choisit le Prophète.., et qu'il ne soit ni orgueilleux, ni révolté contre sa condition, car le serviteur est serviteur et le Seigneur est Seigneur...
19
L'homme fort est celui qui se réjouit de voir que le monde échappe de ses mains, le quitte et le fuit; qui se réjouit du fait que les gens le méprisent et disent du mal de lui, et qui se contente de sa connaissance de Dieu. Le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dit à ce propos dans ses Hikam: "Si le fait que les gens se détournent de toi ou qu'ils médisent de toi, te procure de la souffrance, reviens vers la connaissance de Dieu en toi; si cette connaissance ne te suffit pas, alors le manque de contentement par la connaissance de Dieu est une épreuve bien plus grave que n'est la médisance des gens. Le but de cette médisance, c'est que tu ne te reposes pas sur les gens; Dieu veut te ramener de toutes choses afin qu'aucune chose ne te distraie de Lui."
20
Quant à ce professeur dont tu m'as parlé et qui ne trouve pas l'état de présence dis lui qu'il ne regarde ni vers le passé ni vers l'avenir, qu'il soit le "fils de l'instant", et qu'il prenne la mort pour cible de ses yeux; alors il le trouvera, si Dieu le veut. La conscience de la Présence divine (hadhar).
21
Nous avons dit à l'un de nos frères: que celui qui désire être dans un état de perpétuelle concentration retienne sa langue. Et nous vous recommandons: Si vous êtes dans un état de perplexité (hayrah) ne vous hâtez pas à vous accrocher à quelque chose, ni en écrivant ni par aucune autre chose, pour que vous ne fermiez pas la porte de la nécessité de votre propre main, car cet état assume pour vous le rôle du Nom suprême 1; mais Dieu le sait mieux.
Ibn 'Atâï-Llâh dit dans ses Hikam: "Pour un aspirant, une soudaine détresse est la clé des dons spirituels"; il dit également: "Peut-être trouverez-vous dans la détresse un bienfait que vous n'avez pas su trouver dans le jeûne ni dans la prière"; de ce fait, si cet état vous visite, ne vous en défendez pas et ne vous affairez pas à chercher un remède, de peur que vous ne chassiez le bien qui vous visite librement, mais remettez votre volonté entièrement à votre Seigneur, alors vous verrez des merveilles." Notre maître avait l'habitude de dire à celui qui était saisi de perplexité: "Détends ton esprit et apprends à nager!"
1 Le Nom suprême de Dieu.
22
La contemplation (shuhûd) est intuition, et l'intuition ne peut être fixée que par le sensible, et ne dure que par la conversation spirituelle (mudhdkarah), la visite des saints et la rupture des habitudes'. Dès qu'il y a stagnation, la contemplation cesse inévitablement. N'arrêtez donc pas vos mouvements, j'entends les actions par lesquelles s'intensifie la contemplation. Notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) me répétait toujours: "L'intuition est très subtile et fugitive; si l'homme n'est pas sur ses gardes, elle échappera de ses mains sans qu'il s'en aperçoive."
En d'autres termes, l'intuition ne peut être fixée que par le symbole, et ne peut être maintenue que par la fréquentation des hommes spirituels (en sanscrit satsdnga), l'influence émanant des saints vivants ou des tombeaux de saints, et le combat contre les habitudes passives de l'âme.
23
L'âme (nafs) est une chose immense; elle est le cosmos entier, puisqu'elle en est la copie. Tout ce qui est en lui, se retrouve en elle, et tout ce qui est en elle, est également en lui. De ce fait, celui qui la domine, le domine certainement, de même que celui qui est dominé par elle, est certainement dominé par le cosmos entier.
24
Occupez-vous de ce que votre Seigneur vous a ordonné, et non pas de vous-mêmes, au cas où quelqu'un vous témoigne de l'hostilité, qu'il soit un des vôtres ou non; car si vous ne vous défendez pas vous-mêmes, Dieu vous défendra et s'occupera de votre cause; mais si vous vous défendez vous mêmes et vous occupez de votre cause, Il vous la laissera gérer (exalté soit-Il) et vous serez impuissants, car c'est Dieu qui est "puissant sur toutes choses" (Coran).
Le maître vénérable, le saint Qâsim al-Khâçaçî (que Dieu soit satisfait de lui) a dit: "Ne t'occupe guère de celui qui te nuit, mais occupe-toi de Dieu. Il l'éloignera de toi, car c'est Lui qui l'incite contre toi pour qu'Il éprouve ta sincérité; mais beaucoup d'hommes se trompent en cette question." Si vous vous occupez de celui qui vous nuit, son action nuisible continuera en même temps que votre péché.
25
An-nafs (l'âme, la psyché) et ar-rûh (l'esprit) sont deux noms désignant une seule et même chose; faite de l'essence même de la lumière, mais Dieu est plus savant. Elle se dédouble, cette chose, en vertu de deux qualités opposées, qui sont la pureté et le trouble, car la nafs, tant qu'elle subsiste, est troublée, et c'est sous ce rapport qu'elle porte son nom; mais si son trouble disparaît et qu'elle devient pure substance, elle est vraiment appelée rûh. Nous voyons d'ailleurs que les deux s'attirent mutuellement, car ils sont proches l'un de l'autre, et tous les deux sont en principe doués de beauté, de vertu et d'équilibre. Or, si Dieu veut sanctifier un de Ses serviteurs, Il marie en lui esprit et âme, c'est-à-dire, Il fait que l'un prenne possession de l'autre, ce qui se produit quand l'âme revient de ses passions qui l'avaient éloignée de sa vraie parenté et de sa patrie, qui l'avaient arrachée de sa vertu, sa bonté, sa beauté, sa noblesse, sa supériorité et son élévation et de tout ce dont son Seigneur l'avait comblée, jusqu'à ce qu'elle niât sa propre origine et ne pût plus la sonder; or, si elle ne reste plus dans cet état mais le quitte et en revient entièrement, l'esprit la transporte et lui transmet ses vérités et secrets que Dieu lui inspire, et qui n'ont pas de fin. Dans la mesure même où elle quitte ses passions, se renforce l'effusion de l'esprit de la part de son Seigneur, de sorte que les noces de l'esprit et de l'âme se multiplient, ainsi que leurs fruits, à savoir les sciences infuses et les actions qui en naissent. La jouissance de cela ne peut que porter l'homme à contrarier l'âme (passionnelle) et à entraîner celle-ci malgré ses répulsions, ses rebuffades et ses exécrations, car un tel comportement est rendu facile à l'homme par tout ce qu'il y voit de "lumières", "secrets" et "profits' spirituels.
26
L'Esprit (rûh) est de nature lumineuse, issu de l'essence même de la lumière (mais Dieu est plus savant). Or l'on sait sans aucun doute que Dieu "saisit une portion de Sa lumière et lui dit: sois Muhammad" . C'est ainsi qu'Il (l'Esprit) devint, et de sa lumière furent créées toutes choses; comprends cela. Or, l'Esprit n'est rien d'autre que l'âme (nafs), qui ne se troubla que parce qu'elle s'appuie sur le monde de la corruption; si elle quittait ce monde et s'en séparait, elle rejoindrait la patrie dont elle est venue, à savoir la Présence seigneuriale. Le vénérable maître, le saint Abu Zayîd 'Abd ar-Rahmân, le fou de Dieu 2 dit au sujet d'elle:
"D'oû viens-tu, ô toi douée d'esprit, Embrasée d'amour, spirituellement, Immobile dans le déploiement de ta gloire, Seigneuriale dans tous tes états?"
1 Parole du Prophète (hadith).
2 AI-majdhub) surnom du célèbre soufi et poète marocain 'Abdur-Rahmân al-Majdhûb, un des pôles de la chaîne shâdilite. Il vécut au 16e siècle.
27
L'imagination (wahm) est chose vaine, mais Dieu la disposa en vue d'une grande sagesse. Chaque chose, d'ailleurs, comporte un grand secret et un aspect évident, puisqu'il est dit (dans le Coran): "Notre Seigneur, Tu n'as pas créé cela en vain, exalté sois-Tu" (III, 191); "pensiez-vous donc que Nous vous avons créés par vain jeu ?" (XXIII, 117). Loin soit de notre Seigneur une telle chose; Dieu est au-dessus de cela. Telle est la nature de l'imagination que si tu ne la subjugues pas, c'est-à-dire, si tu ne lui imposes pas ton avis, elle te subjuguera inévitablement et t'imposera le sien; si tu ne nies pas son opinion, elle niera la tienne. Or, elle n'est rien; cependant, si tu écoutes son discours, il affaiblira ta certitude (spirituelle) et t'en détournera vers d'autres chemins. Mais si tu n'écoutes pas son discours, ta lumière intérieure croîtra; par sa croissance, ta certitude s'affermira; par son affermissement, ta volonté spirituelle s'élèvera, et par son élévation tu atteindras ton Seigneur, et L'atteindre c'est Le connaître.
Pour les voyageurs vers Dieu qui n'écoutent pas le discours de l'imagination et n'en suivent pas les opinions, elle est comme un vent puissant qui vient à l'aide des marins, de sorte qu'ils arrivent en une heure là où d'autres n'arrivent qu'après un voyage d'un mois ou d'une année. Par contre, celui qui s'arrête au discours et aux opinions (de l'imagination) demeure empêché en route, comme il arrive également aux marins.Tel est son effet 1.
Nous constatons que celui qui abandonne ce qui ne le concerne pas, se suffit de la moindre chose pour sa subsistance, tandis que celui qui ne l'abandonne pas n'aura jamais tout ce qu'il lui faut, quoi qu'il fasse.
1 Comme faculté plastique de l'âme, l'imagination peut être réceptive à l'égard des vérités spirituelles comme elle peut être réceptive à l'égard du "monde". Ce n'est pas que l'homme mondain possède une imagination trop puissante ; tout au contraire, ce qui le caractérise, c'est une imagination entraînée et entravée par les objets de ses désirs.
28
Par Dieu, si nous quittions le monde, il finirait par nous chercher et nous trouver comme nous l'avions cherché sans pouvoir le trouver; il courrait après nous et nous rejoindrait, comme nous avions couru après lui sans pouvoir le rejoindre; il pleurerait sur nous et nous devrions le consoler, comme nous avions pleuré sur lui sans qu il nous ait consolé; il languirait après nous et aurait besoin de nous, comme nous languissions après lui sans qu'il eût besoin de nous, et ainsi de suite . Dieu est garant de ce que nous disons. On dit que si quelqu'un est sincère dans son ascèse, le monde vient vers lui malgré lui ; et si une calotte 2 tombe du ciel, elle tombera sur la tête de celui qui n'en désire pas.
1 En arabe, le terme dunyâ qui désigne le monde au sens de "ce bas-monde" est féminin.
2 Signe d'autorité dans le makhzen, l'administration chérifienne.
L'état d'élection, ô faqîr, est fait de vertu, de beauté, de mesure et d'équilibre; il est comme une épouse qui n'a pas de pareille dans sa beauté, mais dont ne jouira que celui qui s'est défait de sa passion, de sorte qu'il a remplacé la satiété par la faim, le discours par le silence, le sommeil par les veilles, l'honneur par l'humiliation, l'élévation par l'abaissement, la richesse par la pauvreté, la force par la faiblesse, la puissance par l'impuissance> ou disons d'emblée: les qualités blâmables par les qualités louables; c'est lui qui jouira de sa beauté, de sa bonté et de tout le bien de ses vertus; c'est lui qui verra son Seigneur (exalté soit-Il) et Son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix); c'est lui qui vivant dans ce monde en profite; c'est lui l'adamite, le savant, le traditionnel, le gnostique, le soufi, le viril. C'est lui qui méprise le temps, mais que le temps ne méprise pas. Quant à celui dont le cœur est rempli de saletés, il ne jouira pas de l'état d'élection; il n'aspire pas vraiment à la vision de son Seigneur (exalté soit-Il) ni à la vision de son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix); qu'il purifie donc son cœur de toutes les qualités blâmables, comme nous le disions, et il obtiendra ce qu'il désire, si Dieu le veut. Salut.
29
Il est dit que par l'invocation de Dieu (dhikru Llah) le croyant atteint une telle paix de l'âme que la grande terreur au jour de la résurrection ne peut l'attrister; combien moins pourrait-il être troublé par ce qui lui arrive d'épreuves et de revers dans ce monde-ci. Tiens-toi donc fermement à l'invocation de ton Seigneur, mon frère, comme nous te l'avons dit, et tu verras merveille (que Dieu nous comble de Sa grâce). Or, à nos yeux, l'invocation ne consiste pas en ce que l'homme dise toujours: Allâh, Allâh, qu'il prie et qu'il jeûne, et qu'à l'heure où un malheur le frappe, il cherche à droite et à gauche des remèdes et qu'il désespère de ne pas en trouver. Chez les hommes qui ont réalisé la Vérité (que Dieu soit satisfait d'eux), l'invocation exige que l'invoquant se conforme aux lois rigoureusement prescrites, dont la plus importante est l'abandon de ce qui ne le concerne pas, en toute heure. Alors, si son Seigneur se fait connaître à lui, ou disons, s'Il se révèle à lui par un de Ses noms de majesté ou de beauté 1 , il Le reconnaîtra et ne L'ignorera pas. C'est cela l'invocation véritable chez ceux qui invoquent Dieu, et non pas l'état de celui qui est continuellement occupé par le culte de Dieu et qui, lorsque son Seigneur se révèle à lui sous quelque forme contraire à son désir, ne Le reconnaît guère. Comprends donc, que Dieu nous enseigne, Amen. Et maintiens-toi fermement dans la patience en Dieu, car Lui, exalté soit-Il, recouvrira ta faiblesse de Sa force, ton abaissement de Sa gloire, ta pauvreté de Sa richesse, ton impuissance de Sa puissance, ton ignorance de Sa connaissance, ta colère de Sa clémence, et ainsi de suite, de sorte que tu vivras de la vie éternelle dans ce monde-ci, avant de mourir. Ce qu'est cette vie ne t'est pas caché, puisque Dieu dit au sujet de ceux qui s'y trouvent: "Nous ôterons de leurs poitrines toute trace de rancune; comme des frères (ils reposeront) face à face sur des couches élevées; aucune fatigue ne les accablera, et jamais ils n'en seront expulsés" (Coran, XV, 47-48). Salut.
1 Ou de rigueur (jalâl) et de clémence (jamâl).
30
Celui qui est arrivé à Dieu se reconnaît à bien des signes, à savoir à ce que toutes choses, grandes ou petites, sont dans sa main et soumises à son ordre, car il est pour l'univers ce que le cœur est pour le corps (mais Dieu est plus savant). Lorsque le cœur se meut, les membres se meuvent également, et lorsqu'il est immobile, ils s'immobilisent aussi: s'il se lève, ils se lèvent; s'il s'assied, ils s'asseyent; s'il se contracte, ils se contractent; s'il se détend, ils se détendent; s'il faiblit, ils s'affaiblissent; s'il est fort, ils deviennent forts; s'il est humble, ils s'humilient; s'il est orgueilleux, ils s'enorgueillissent, et ainsi de suite. De même, celui qui a parcouru le chemin vers Dieu, qui s'est éteint dans la contemplation de Son infinité et libéré de l'illusion qu'il y ait une réalité autre que Dieu, - celui-là l'existence le suit et lui obéit; où il se tourne, elle se tourne. Et Dieu est garant de ce que nous disons.
31
Lorsque le serviteur connaît son Seigneur, toutes les créatures le reconnaissent et toutes les choses lui obéissent. Mais Dieu est plus savant.
L'illustre sheikh, notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) disait: "Quand ton cœur se vide des êtres, il se remplit de l'Etre, et dès lors, l'amour naît entre toi et les autres êtres. Si tu agis purement envers ton Créateur, toutes les créatures te manifesteront leur bienveillance." Et nous dirons: lorsque tu es sincère dans la contemplation de ton Seigneur, Il t'éprouvera en se manifestant àtoi sous tous les aspects, et si alors tu Le reconnais et ne L'ignores pas, l'univers et tout ce qu'il contient te reconnaîtra; il t'aimera et te manifestera de la vénération et de la générosité; il se ralliera à toi, t'obéira, et te désirera; il se réjouira en ton souvenir, te montrera sa sollicitude, se glorifiera en toi, accourra et t'appellera; tu verras tout cela de tes yeux. Mais si tu ignores Dieu lorsqu'il se manifeste à toi, toute chose t'ignorera également, toute chose te niera, t'humiliera, te méprisera; toute chose t'amoindrira, te rendra plus méprisable, pire, plus lourd, plus éloigné; toute chose t'injuriera, te fuira, s'opposera à toi et te vaincra.
32
Si tu veux, ô pauvre, que ton vent domine tous les vents et tous les adversaires, reste ferme dans la contemplation de ton Seigneur à l'heure où Il t'éprouve, car Il changera ton ignorance en connaissance, ta faiblesse en force, ton impuissance en puissance, ton indigence en indépendance, ton abaissement en gloire, ton vide en plénitude, ta solitude en intimité, ton éloignement en proximité, - ou nous dirons: Dieu, exalté soit-Il, recouvrira les qualités de Ses qualités, car Il est généreux et dispensateur de grâces immenses. Salut.
Par Dieu, mes frères, je n'ai pas cru qu'un homme de science puisse nier la vision du Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) en état de veille, jusqu'au jour où j'ai rencontré quelques savants dans la mosquée al-Qarawiyin et que je me suis entretenu avec eux à ce sujet. Ils me dirent: "Comment est-ce donc possible de voir le Prophète à l'état de veille, puisqu'il est mort il y a plus de mille deux cents ans ? Il n'est possible de le voir qu'en songe, puisqu'il a dit : Qui me voit, c'est-à-dire en rêve, me voit réellement, car le diable ne peut pas m'imiter." Je leur répondis : "Nécessairement ne peut le voir en état de veille que celui dont l'esprit - ou disons : les pensées - l'ont transporté de ce monde corporel au monde des esprits; là, il le verra sans aucun doute, il y verra tous les amis." Alors ils se turent et ne dirent mot quand je leur dis "En fait, on le voit dans le monde des esprits" ; mais après un certain temps ils me demandèrent : "Explique-nous comment cela se fait". Je leur répondis : "Dites-moi vous mêmes où se situe le monde des esprits par rapport au monde des corps." Ils ne surent que me répondre alors je leur dis : "Là où est le monde des corps, se trouve également le monde des esprits ; là où est le monde de la corruption, est également le monde de la pureté là où est le monde du royaume (mulk), se trouve également le monde de la royauté (malakat) ; là même où sont les mondes inférieurs, se trouvent les mondes supérieurs et la totalité des mondes. On a dit qu'il existe dix mille mondes, chacun comme celui-ci, ainsi qu'il est rapporté dans "L'Ornement des Saints", et tout cela est contenu dans l'homme sans qu'il en soit conscient n'en est conscient que celui que Dieu sanctifie, en recouvrant ses qualités par les Siennes et ses attributs par les Siens. Or, Dieu a sanctifié beaucoup de Ses serviteurs, et Il ne cesse pas de les sanctifier jusqu'à leur fin."
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses "Enquêtes"
"Comprends, car tu es une copie de l'Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l'Existence ne te fait défaut.
N y a-t-il pas en toi le Trône et l'Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n'est qu'un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit."
Et le vénérable maître, le saint al-Mursi (que Dieu soit satisfait de lui) dit:
"O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l'Existence en sa [totalité
Tu es l'Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité
O synthèse du mystère divin dans sa totalité !"
33
Si tu veux que ce dont tu as besoin te soit donné sans que tu doives le rechercher, en détourne-toi et concentre-toi sur ton Seigneur ; tu le recevras, si Dieu le veut. Et si tu délaissais tes besoins entièrement et ne t'occupais que de Dieu, Il te donnerait tout ce que tu désires des biens de ce monde-ci et de l'autre ; tu marcherais dans le ciel comme sur terre ; et plus que cela, puisque le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) a dit, en rapportant une parole de son Seigneur 1: "Celui que Mon souvenir (dhikri) distrait d'une demande, recevra plus que ne reçoivent ceux qui Me demandent".
Ecoute, ô faqîr, ce que j'ai dit à l'un de nos frères (que Dieu soit satisfait d'eux) : chaque fois qu'il me fallait quelque chose, grande ou petite, et que je m'en suis détourné en me tournant vers mon Seigneur, je l'ai trouvée devant moi, par la puissance de Celui qui entend et qui connaît. Nous constatons que les besoins des gens du commun sont satisfaits à force de s'en occuper, tandis que les besoins des hommes d'élite sont satisfaits par là même qu'ils s'en détournent et se concentrent sur Dieu. Salut.
1 Hadith qudsî.
34
Si tu désires t'affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu'elle essaye de te suggérer et ne t'occupes point d'elle, car certes, elle ne cessera pas de t'assaillir et ne te laissera pas en paix elle te dira par exemple tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t'effrayent, quoi qu'elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l'écoutes pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l'indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l'oreille, elle te dira d'abord : tu es en perte! Puis: tu es un malfaiteur! Et si l'incroyance n 'était pas la limite même de l'épreuve, elle te dirait : tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations...
35
Car celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre.
Pour les hommes dont la station spirituelle (maqâm) est l'extintion (/anâ), les qualités divines ne sont rien d'autre que l'Essence (dhdt) de Dieu, car lorsqu'ils s'éteignent en Dieu, ils ne contemplent que Son Essence; dès qu'ils La contemplent, ils ne voient plus rien en dehors d'Elle ; et c'est pourquoi on les appelle dhâtiyûn ("essentiels"). Or, l'Essence divine possède une telle infinitude, une telle beauté et bonté, que les intelligences les plus parfaites parmi les élus, sans parler de leur majorité, en sont consternées. Car Elle se fait tellement subtile et fine qu'Elle disparaît par excès de subtilité et de finesse et dans cet état, Elle Se dit à Elle-même : Mon infinitude, Ma beauté, Ma bonté, Ma splendeur, Nia pénétration, Mon élévation et Mon exaltation n'ont point de limites. Ainsi Elle est non-manifestée. Mais l'Infini n'est infini que s'Il est à la fois manifesté et non-manifesté, subtil et solide, proche et lointain, à la fois qualifié de beauté et de rigueur, et ainsi de suite ; or, lorsqu'Elle voulut manifester tout cela, l'Essence se demanda: comment le manifesterai-je ? - tout en sachant comment - et Elle Se dit : Je Me dévoilerai et Me voilerai en même temps ; et c'est ce qu'Elle fit, d'où les quiddités des choses, ou plus exactement : les formes qui, comme telles, sont présentes ou absentes, subtiles ou solides, supérieures ou inférieures, proches ou lointaines, spirituelles ou sensibles, clémentes ou terribles, et qui sont toutes l'Essence ou, si tu préfères, des formes dans lesquelles se manifeste la beauté de l'Essence, sans qu'elles puissent manifester l'Essence comme telle, puisqu'en Elle-même il n'y a qu'Elle seule et aucune chose en dehors d'Elle. A ce propos, les maîtres de la Voie d'entre nos frères d'Orient ont dit:
"Le Tout est beauté, la beauté de Dieu, sans aucun doute.
Ce n'est que la marque du néant qu'atteint le doute.
O toi qui bois à la source ('ayn), lorsque tu réaliseras, il cessera, le doute.
L'Essence (dhât) est l'essence même ('ayn) des qualités ; il n'y a pas en cette vérité de doute."
Et bien d'autres paroles ont été prononcées, dans ce même sens, par les maîtres de la Voie en Orient et en Occident (que Dieu soit satisfait d'eux). Si tu comprends, ô faqîr, nos allusions, alors Dieu te bénisse, et sinon, constate ta qualité afin que ton Seigneur t'expande par Sa qualité. Et sache que la majesté (al-jalâl) est l'Essence, tandis que la beauté (al-jamâl) est qualité ; mais les qualités ne sont rien d'autre que l'Essence, comme le reconnaissent ceux qui ont atteint la station de l'extinction, ainsi que nous le disions, mais non pas les autres, à savoir nos maîtres dans la science extérieure. Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jaldi), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'empruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extinction (que Dieu soit satisfait de nous).
1 Adh-dbât est l'Essence au sens absolu du terme, la réalité ultime à laquelle se réfèrent les qualités quant à at-'ayn, qui est ici employé comme un synonyme de ad-dbât, il signifie plus exactement la détermination essentielle, l'archétype ; en même temps, le mot 'ayn comporte les sens de "source" et d"'oeil", ce qui le rend plus suggestif dans ce contexte
2 . Les qualités divines peuvent être divisées en deux groupes qui se rapportent respectivement à la Majesté (jaldi) et à la Beauté (jamâl). La Majesté, dont la révélation brûle et consume les mondes, comporte un aspect de rigueur, tandis que la beauté synthétise la clémence, la générosité, la compassion et toutes les qualités analogues. Dans l'Hindouisme, Shiva et Vichnu ont respectivement les mêmes fonctions. Plus haut, nous avons traduit jalal et jamâl par "majesté" et "beauté" dans le contexte présent, où il s'agit d'applications cosmiques et psychologiques, il convient de parler de "rigueur" et de "clémence".
Ecoute, ô faqîr, ce que dit le vénérable maître, le saint Abû 'Abd Allâh Mohammed Ibn Ahmed al-Ançâri as-Sâhflî dans son livre intitulé "Le degré suprême du voyageur spirituel dans la révélation des voies" (que Dieu soit satisfait de lui) : "Sache (que Dieu illumine nos cœurs par les lumières de la gnose et qu'Il nous conduise sur la voie de tout saint connaissant) que la gnose est la station de al-ihsân3 et son dernier degré ; Dieu (exalté soit-Il) dit 'Ils n'ont pas évalué Dieu selon Sa juste mesure' (Coran XXII, 73); c'est-à-dire : ils ne L'ont pas connu vraiment. Il dit également : 'Tu verras comme leurs yeux débordent de larmes sous l'effet de ce qu'ils connaissent de la Vérité' (Coran, V, 86). Et le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) dit 'Le pilier d'une maison est son support, et le pilier de la religion est la gnose de Dieu'. Or nous entendons ici par gnose (ma'rifah) la fixation de la contemplation en état de sobriété accompagnée de l'exercice de la justice et de la sagesse et cela est tout autre chose que la définition de la connaissance (ma'rifah) telle que la donnent les docteurs de la loi qui n'y voient que la science des dogmes. Bien que la gnose englobe en principe toute connaissance, donc aussi la science (théologique) en tant que celle-ci est une connaissance, la gnose de Dieu ne se distingue pas moins de toute autre science, en ce sens qu'elle concerne la signification des noms et des qualités divins, non pas d'une manière distinctive mais sans séparation entre les qualités et l'Essence. C'est là la gnose qui jaillit de la source de l'union, qui dérive de la pureté parfaite et qui se fait jour par la demeure perpétuelle de la conscience intime avec Dieu (exalté soit-Il)..." Enfin il dit : "Si cela est acquis, alors la gnose n'est autre chose que le degré suprême des initiés et le but de ceux qui voyagent vers Dieu, et c'est elle la qualité dans laquelle ils donnent leur moi en échange pour Dieu. Et même s'il ne reste d'eux en ce jour-ci que le seul nom, nous n'en parlerons pas moins de leurs états et de leurs conditions pour que tu connaisses par là toute l'étendue de ce que nous avons failli obtenir de la part de Dieu (exalté soit-Il), et pour que tu suives ce en quoi t'ont précédé les isolés, ce par quoi les gnostiques ont été victorieux, tandis que les exotéristes le rejettent. En vérité nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui (Coran, Il, 155)..."
3 Al-ihsân, la vertu contemplative, définie par cette parole du Prophète: "Que tu adores Dieu comme si tu Le voyais; si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit."
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Il n'y a pas de réalité (mawjud) hors Dieu, exalté soit-Il : "Toute chose est périssable sauf Sa face" (Coran, XXVIII, 88); "Tout ce qui est sur elle (la terre) est évanescent ; seul subsiste la face de ton Seigneur, essence de majesté et de générosité" (LV, 26, 27); "Tel est Dieu votre Seigneur, et que reste- t'il après la vérité sinon l'erreur ?" (X, 32); "Il en est ainsi parce que Dieu est la Vérité et ce qu'ils invoquent en dehors de Lui est vanité" (XXII, 62); "Dis la vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est disparaissante" (XVII, 81); "Dis : Allâh, puis laisse-les s'amuser dans leur vain bavardage" (VI, 91); "Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (LVII, 3).
Le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) a dit : "Je n'ai pas vu de chose sans voir Dieu en elle" et nous disons il est impossible qu'on voie notre Seigneur tout en voyant autre chose que Lui, comme l'affirment d'ailleurs tous ceux qui ont réalisé ce degré de connaissance.
"J'ai connu Dieu et je ne vois guère d'autre que Lui De sorte que 1' 'autre' chez nous est exclu.
Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus de séparation
Ce jour-ci, je suis arrivé, uni.
"Ce jour-ci, je suis arrive, uni. Cela signifie (mais Dieu est plus savant) : j'ai connu mon Seigneur par connaissance contemplative et essentielle, non seulement par induction et preuve rationnelle, et depuis lors je ne vois en toute chose que Lui seul, comme le Prophète l'a vu. Quant à la phrase: "Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus la séparation, etc.", elle signifie : j'ai vu l'unité dans la multiplicité, de sorte que je ne crains plus de voir la multiplicité dans l'unité, comme je le craignais avant que je ne contemplasse mon Seigneur en chaque chose. Sans aucun doute, il n'y a pas de réalité hors Dieu ; ce n'est que l'imagination (wahnz) qui Le voile à nos yeux, et l'imagination est vaine. En ce sens, le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâï-Llâh, dit dans ses Hikam : "Si le voile de l'imagination se déchirait, la vision essentielle aurait lieu, annihilant toute vision individuelle, et la lumière de la certitude voilerait, en se levant, toute existence relative
Nôtre maître al-Majdhûb dit pareillement :
"Ma vue s'est éteinte dans une vision
Je me suis évanoui de toute chose évanescente.
J'ai réalisé la Vérité et je n'ai trouvé d'autre que Lui, Et je me repose dans un état bienheureux."
Ne vous imaginez donc pas qu'il y ait quelque chose " avec" Dieu, car il n'y a avec Dieu que Dieu seul, comme en témoignent tous ceux qui sont parvenus à la réalisation ; ne l'ignore que celui qui n'a pas parcouru cette voie.
1 C'est-à-dire qu'elle en effacerait l'apparente autonomie.
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Ne craignez pas les suggestions psychiques lorsqu'elles vous assaillent et qu'elles veulent envahir votre cœur en vagues sans cesse renouvelées, mais abandonnez intérieurement toute volonté à Dieu et restez calmes ; ne vous agitez pas, détendez-vous et ne vous contractez pas, et dormez, si vous pouvez, jusqu'à ce que vous soyez rassasiés, car le sommeil est bénéfique à l'heure des détresses ; il comporte des bienfaits merveilleux, puisqu'il est en lui-même un abandon à la volonté divine. Or, quiconque abandonne sa volonté à son Seigneur, Dieu le prendra par la main. Ne craignez donc pas les suggestions psychiques lorsqu'elles augmentent, mais soyez comme nous vous le disions et vous en profiterez; - que Dieu maudisse qui vous ment ! C'est par l'effet de ces tribulations que la conscience de l'Unité s'établira dans vos cœurs et que les doutes et les imaginations vous quitteront. Ainsi vous progresserez dans la voie et vous atteindrez le bien, à savoir la cessation et la libération de toute erreur. Et gare à vous, ne vous faites pas de soucis à cause de la multitude des obstacles ou empêchements, car le bien (que Dieu le fortifie) les pliera en votre faveur, si vous persévérez dans ce que nous vous indiquions. Un certain lettré me dit un jour : 'C'est la concupiscence qui me nuit". A quoi je répondis : "C'est elle, précisément, qui me fit du bien. Je suis comblé des bienfaits de Dieu et des bienfaits de la concupiscence, et par Dieu, je lui en saurai toujours gré!,' Les hommes de la connaissance de Dieu ne fuient pas les choses comme les autres les fuient, car ils contemplent leur Seigneur en toute chose. Les autres les fuient parce que la vision des choses existantes les empêche de voir Celui dont l'existence découle. A ce sujet, l'illustre maître Ibn 'Ataï-Llâh dit dans ses Hikam : "Les dévots et les ascètes ne s'isolent de toute chose que parce qu'ils s'y trouvent retranchés de Dieu ; s'ils Le contemplaient en toute chose, ils ne s'en isoleraient pas
Et sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que rien ne nous empêche de contempler notre Seigneur sauf le fait de nous occuper des désirs de nos âmes. Ne dites pas que c'est l'existence qui voile l'existentiateur, car par Dieu, ce n'est que l'imagination (wahm)1 qui nous Le voile, l'imagination qui produit l'ignorance . Si nous savions, elle nous conduirait à la science de la certitude 2, et la certitude arracherait nos cœurs et nos consciences intimes de la vision des choses éphémères...
1 Il s'agit, non pas de l'imagination en tant que simple faculté plastique du mental, mais du fait d'attribuer aux choses une réalité qu'elles ne possèdent pas.
2 'Ilm al-yaqîn, allusion aux trois degrés de la connaissance intuitive désignés par les termes coraniques: 'îlm al-yaqîn (science de la certitude), 'ayn al-yaqîn (œil de la certitude) et haqq al-yaqîn (vérité de la certitude).
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Il n'y a pas de chose plus propice à la concentration du cœur sur Dieu que le silence et le jeûne, comme il n'y a pas de chose plus propice à sa dispersion que l'excès de nourriture et de paroles, même sur ce qui nous concerne...
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Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que les maîtres de la voie qui unissent dans leur état le ravissement (jadhb) et la méthode (sulûk) - et l'on peut également dire: l'ivresse et la sobriété - sont les vrais intermédiaires entre nous et notre Seigneur, à l'exclusion de ceux qui ne possèdent que la méthode sans être ravis ou qui sont ravis sans méthode, ou bien, en d'autres termes: ceux qui sont ivres sans sobriété ou sobres sans ivresse. Celui qui s'attache aux vrais intermédiaires se sauve, et celui qui s'oppose à eux se noie, puisque les Soufis ont dit que celui qui n'a pas de maître, a Satan pour maître...
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Si tu me dis: "Notre maître, le seigneur 'AIl (que Dieu soit satisfait de lui) était large, tandis que toi tu es étroit," je te répondrai: "Il était large et il était étroit également; il était à la fois doux et rude, fort et faible, riche et pauvre; il était un océan sans rives. Sa science était plus douce que le sucre et plus amère que la coloquinte. Car il répétait toujours cette parole du saint Abûl-Muwâhib at-Tûnsi: 'Si quelqu'un prétend qu'on peut contempler la Beauté divine sans avoir été éduqué par la Rigueur divine, rejette-le, car c'est un Antéchrist (dajjdl)"'...
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Ecoute ô faqir cette histoire et retiens la, ne l'oublies pas et raccontes4a à ton heure à tes frères dans la voie.
La voici: je recevais un groupe de visiteurs, des frères qui, avant cette visite, m'avaient pris pour leur maitre dans la voie. Ils venaient de la ville de Taza (que Dieu la protège de toute calamité). Or deux de ces hommes me dirent: "Nous avons l'intention de passer par la ville de Fès (que Dieu la garde)." Je leur répondis:
"Non, retournez avec vos frères, c'est mieux et plus sûr; il y a une bénédiction dans le fait de rester unis." Alors ils me dirent: "Nous voulons acheter un petit seau là-bas."
Je leur répondis: "Maintenant c'est l'heure du pèlerinage, et c'est lui qui détermine votre chemin; vous y trouverez ce qui vaut des seaux, des bocaux, des marmites et bien d'autres choses encore." Ils me demandèrent:
"Dieu est-Il en cause?"
"Il n'y a pas de doute, je leur dis, que vous devez vous dépouiller de toute volonté propre, car remettre sa volonté au maître spirituel c'est en réalité la remettre à Dieu, et c'est en cela que l'élection suprême consiste. Le maître sublime, le saint Abû Ja'far al-Haddâd, qui fut le maître de Junayd même, a dit: 'Pendant quarante ans j 'ai désiré de désirer quelque chose pour que je me prive de ce que je désire; or, je n'ai rien trouvé que je désire.' Un autre maître dit: 'Jamais Dieu ne m'a placé dans un état que j'eusse détesté, ni transféré dans un état que j'abhorre.'
Et le maître sublime Seyyidî ash-Sherîshî dit dans sa Zâiya: 'Qui n'est pas marqué par le dépouillement de sa volonté, qu'il n'espère pas de sentir l'odeur du faq1r.
Après tout cela je leur dis: "Quelqu'un a beaucoup insisté pour que je lui donne le wîrd 2 Or dès que je le lui ai donné, il me dit: 'Je veux retourner dans mon pays, ou aller dans tel pays.' Je lui répondis: 'Aussitôt arrivé aussitôt parti! Cela pouvait se passer ainsi avant que tu ne m'as pris pour maître; maintenant c'est moi qui choisis pour toi et non pas toi qui choisis pour toi-même...'"
I Al-/faqr, la pauvreté spirituelle considérée ici comme la qualité par excellence du contemplatif.
2 AÎ-wird, l'ensemble des formules sacrées que le maître spirituel transmet au disciple avec son autorisation de les réciter.
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De même que vous nous aimez, nous vous aimons, et Dieu est garant de ce que nous disons; nous vous aimons que Dieu vous bénisse -- dans la mesure où vous vous rapprochez sans cesse de la Miséricorde divine, ou disons: dans la mesure où vous vous plongez sans cesse dans la Miséricorde divine, qui est l'essence même de l'Envoyé de Dieu sur lui la bénédiction et la paix. Rapprochez-vous donc de lui par la répétition de la prière sur lui, comme nous vous le disions avant ces jours-ci...
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La maladie qui afflige ton cœur est une des choses qui frappent les hommes aimés de Dieu car "parmi les hommes les plus durement éprouvés sont les Prophètes, puis les saints, puis ceux qui leur ressemblent de près et de loin" ~. Ne t'attriste donc pas, car cela arrive de préférence aux hommes de sincérité et d'amour, pour les faire progresser vers leur Seigneur. Par cette souffrance, leurs cœurs se purifient et se transforment en pure essence. S'il n'y avait pas ces rencontres avec la réalité, personne n'atteindrait la connaissance de Dieu, loin de là, car "s'il n y avait par les arènes des âmes, les coureurs ne pourraient pas s'élancer", comme il est dit dans le Hikam de Ibn 'Atâï-Llâh. On y trouve également: "Dans la variété des traces et le changement des états j 'ai reconnu Ton intention à mon égard, celle de Te montrer à moi en toutes choses pour que je ne T'ignore en aucune chose." En ce même sens, les initiés ont dit: "C'est lors des renversements qu'on distingue les hommes des hommes Dans le Coran il est dit: 'Les gens comptent-ils donc qu'ils soient laissés (en paix) parce qu'ils disent: nous croyons, et qu'ils ne soient pas éprouvés?" (XXIX, 1).
Ecoute également ce qu on raconte de l'attitude de ceux qui connaissent Dieu: lorsqu'il fut dit à notre Seigneur 'Umar ben 'Abdul-'Azîz (que Dieu soit satisfait de lui): Que désires-tu?", il répondit: 'Ce que Dieu décidera''. L'illustre maître, notre seigneur 'Abd al-Qâdir al-Jîlànî dit à ce sujet:
'Ce n'est pas à moi, si l'épreuve me visite, de m'en détourner,
Ni, si la jouissance m'inonde, de m'y abandonner;
Car je ne suis pas de ceux qui se consolent de la perte d'une chose
Par une autre; je ne veux pas me passer du Tout."
Et l'illustre maître Ihn 'Atâi-Llâh dit dans ses Hikam: "Que la douleur de l'épreuve soit allégée pour toi par ta connaissance du fait que c'est Lui, exalté soit-Il qui t'éprouve".
Il n'y a pas de doute que pour les hommes de Dieu, leur meilleur moment est celui de leur détresse, car c'est par elle qu'ils augmentent, comme dit l'illustre maître Ibn 'Atâï-Llàh dans ses Hikain: "Le meilleur de tes moments est celui où tu es conscient de ta détresse et que tu es renvoyé à ta propre impuissance... Peut-être trouveras-tu dans la détresse des bienfaits que tu n'as pu trou-
ver ni dans la prière ni dans le jeûne." La détresse (/dqah) n'est autre chose que l'intensité du besoin. C)r, le maître de notre maître, al-'Arabî Ihn 'Abd-AIlàh, appelait la détresse 1' "incitation", parce qu'elle incite celui qu'elle frappe de progresser dans la vt}ie de son 5e1-gneur. Et notre propre maître (que Dieu soit satisfait de lui disait "Si les gens savaient ce que le besoin comporte de secrets et de bienfaits, ils n'auraient besoin que d'avoir besoin." Et il disait également que la détresse tenait lieu du Nom suprême (de Dieu). Par contre, il considérait le pouvoir comme une limitation.
Hadith.
D'un autre côté, nous constatons que la connaissance de Dieu écarte de nous l'épreuve, comme elle en préserva d'autres que nous et notamment les Prophètes (sur eux la prière et la paix) et les saints. Dieu, exalté soit Il, dit dans le Coran: "Nous dîmes au feu: ô feu sois fraîcheur et protection sur Abraham. Ils ont voulu lui tendre un piège, mais nous les avons fait perdre, et nous l'avons sauvé, etc." (XXI, 69-71). Dieu dit également: "Et il est dit à ceux qui craignent (Dieu): qu'est-ce que Dieu descendit? Ils répondirent: du bien" (XVI, 30); et cela bien que Dieu ne "descende" les grandes épreuves que sur eux, par amour et par attention pour eux, ainsi qu'il est dit dans le Coran sublime: "Combien de Prophètes furent tués, etc." (III, 145), et de même:
"Si vous avez été frappé d'une plaie, (sachez que) le peuple 1 'fut frappé d'une plaie semblable (avant vous)" (III,140) et ainsi de suite. Cependant, leur connaissance de Dieu et leur absorption dans la contemplation de l'infinité de Son essence les rend indifférents au bien et au mal; ils ne contemplent que leur Seigneur; de même qu'ils Le contemplent dans la jouissance, ils Le contemplent dans la douleur, puisqu'Il est à la fois Celui qui fait jouir (al mun'im) et Celui qui châtie (al-muntaqim); ou bien: de même qu'ils Le contemplent dans le don, ils Le contemplent dans la privation, comme le dit l'illustre maître Ihn 'Atâï-Llâh dans ses Hikam: "Quand Il te donne, Il te fait contempler Sa bonté, et quand Il te prive, Il te fait contempler Sa puissance victorieuse (qahr); Il est en tout cela Celui qui se fait connaître à toi et qui t'approche par Sa clémence (lutf)". En somme, Dieu est pour eux à la fois qualifié de majesté terrible (jaldi) et de bonté (jamâl); quant à l'épreuve, ils ne la connaissent pas, et elle ne les connaît pas, puisqu'elle ne frappe que ceux qui sont sous le voile et non pas ceux pour qui le voile a été retiré, car la cause de l'épreuve c'est l'existence du voile, et la perfection de la jouissance n'est autre chose que la vision de la Face de Dieu, le Généreux. Tout ce que les cœurs éprouvent de chagrin et de tristesse ne vient que de ce qu'ils sont retranchés de la vision essentielle, ainsi qu'il est dit dans les Hikam de Ihn 'Atâï-Llâh.
I Qawm en Soufisme on désigne par ce terme les initiés.
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Tout le bien est dans l'invocation (dhikr) de Dieu, puisqu'Il dit (exalté soit-Il): "Les hommes et les femmes qui invoquent Dieu beaucoup, Dieu leur a préparé le pardon et une récompense immense" (Coran, XXXIII, 35). Il dit également: "Souvenez-vous de Moi, je me souviendrai de vous,t et remerciez-Moi et ne soyez pas infidèles" (Il, 147)1. De même: "Malheur à ceux dont les coeurs se durcissent à la mention (dhikr) de Dieu; ceux-là sont dans une erreur évidente" (XXXIX, 23). Le Prophète (sur lui la paix) rapporta cette parole divine 2:
"Je suis auprès de celui qui M'invoque". Que cela suffise pour l'excellence de l'invocation et le blâme de son oubli.. Et si cela ne nous suffisait pas, à savoir les paroles divines que nous avons citées aucune chose ne nous suffirait et il n'y aurait aucun bien en nous. Dieu promet a ceux qui L'invoquent une récompense immense, et en fait. Nous n'avons pas besoin d'autre chose (que de l'invocation) Tout ce qu'il nous faut, c'est contrecarrer nos désirs passionnels 3, car par cela nous acquérons la science infuse, et par elle nous acquérons la uni acquérons la grande certitude, et la grande certitude nous délivrera de tous les doutes et soucis et nous conduira vers la présence du Roi infiniment Connaissant. Il n y' a pas de divinité hormis Lui. Salut
1 Ou : mentionnez-Moi et Je vous mentionnerai {adhkaruni adhkurkum). Le verbe dhakara dont dérive le substantif dhikr, comporte à la fois les significations de: se souvenir, mentionner, invoquer.
2 Hadith qudsi : Il s'agit d'une révélation transmise en dehors du Coran, mais dont la nature éminemment sacrée (qudsî) et divine est indiquée par le fait que Dieu y parle de Lui-même à la première personne.
3 Ce qui est à la fois une condition et un effet du dhikr.
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Ecoutez ce que j'ai dit à l'un de nos frères pour lui donner du courage. Car il avait peur de se marier, àcause des tentations que la mariage comporterait, comme beaucoup des nôtres en ont eu peur. je lui dis donc: nous voyons qu'il existe des hommes qui, sans être des hommes d'élite, vivent au milieu de multiples occupations comme s'ils n'en avaient point, tandis que d'autres, qui n'ont charge que de leur propre tête, l'embourbent à ce point qu'ils sont toujours en grande peine. Cela vient de ce qu'ils ne cessent pas de faire des projets et de se charger de mille soucis. Il me paraît dès lors (mais Dieu est plus savant) que les vrais hommes (Ou : les hommes virils (ar-rijâl)).ne se laissent distraire de leur Seigneur par aucune chose, et le souci pour la famille est la moindre des choses. Sur quoi se fie donc celui qui, parmi vous, aspire à l'union et qui, dans ce but, abandonne toute activité visant au gain dans ce monde-ci ou dans l'autre? Quoi de plus étonnant que celui qui donne tout le tort à son activité professionnelle, s'il n'a pas su se parfaire lui-même !
Il dit: "Si j'avais quitté mes affaires pour m'occuper entièrement de mon Seigneur, je serais dans un meilleur état"; et pourtant, il y a dans sa vie bien des moments perdus; il ne les voit pas, et ne donne pas le tort au fait de les gaspiller sans s'occuper de son Seigneur. C'est là son égarement et sa perte, car il ne lui convient pas d'accuser ses affaires de lui avoir fait négliger le salut de son âme et celui de sa famille, tant qu'en ses moments libres il ne paie pas la part due au Seigneur. Salut.
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Dieu (exalté soit-Il) me combla au début de ma voie et dans mon adolescence - j'étais alors à Fès, en l'an onze cent quatre-vingt-deux -, de sorte que je ne visse en moi-même, dans tout être et en toutes choses, que Dieu seul (exalté soit-Il); en la "vision" même de Dieu je voyais le Prophète (que Dieu prie sur lui et lui donne la paix), ou en la "vision" même du Prophète je voyais Dieu (exalté soit-Il). Par cette contemplation, j'étais continuellement ivre et continuellement sobre. En certains moments, cette ivresse et cette sobriété étaient si intenses que ma peau se déchirait presque et que ma personne en fût anéantie, mais mon Seigneur me donna une force que je n'avais jamais connue et dont je n'avais jamais entendu parler, en mettant ma force dans ma faiblesse, ma chaleur dans ma froideur, ma gloire dans mon humiliation, ma richesse dans mon indigence, ma puissance dans mon impuissance, mon aise dans mon étroitesse, mn dilatation dans mon resserrement, mon aide dans ma défaite, mon existence dans ma non-existence, mon élévation dans mon abaissement, mon atteinte (du but) dans mon retranchement (de lui), ma proximité (de Dieu) dans mon éloignement (de Lui), mon intimité (avec Lui) dans mon rejet, mon salut dans ma corruption, mon gain dans ma perte, mon ascension dans mon abîmation, et ainsi de suite, et c'est pour cette raison que mes pas suivirent sûrement la voie jusqu'à pouvoir vivre en ce temps difficile, sans ami, je veux dire sans maître spirituel, car il n'y a pas de doute qu'en ce temps-ci les vertus sont devenues rares, tandis que le mal abonde.
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Un certain homme nous fréquenta pendant environ huit ans, et pendant tout ce temps, son attitude envers nous variait: tantôt son amour augmentait et tantôt il s'affaiblissait. Or, comme nous étions un jour avec lui, nous lui parlâmes d'une manière qui toucha le fond de son cœur (mais Dieu est plus savant). Dès lors, il se détourna dans une certaine mesure du monde et se rapprocha de nous avec un grand élan. Et voici que les aperçus spirituels l'envahirent par vagues, alors qu'il n'en avait aucune expérience, et ils redoublèrent tant qu'il pensait qu'il n'y avait sur terre aucun homme plus sage que lui. Il accourut donc pour nous faire part de sa connaissance, puisque nous habitions éloignés l'un de l'autre, et lorsqu'il nous eut parlé et nous lui répondîmes, il nous contredit au nez, nous lançant ses mots en pleine figure et se fâchant; tout cela en présence d'une assemblée de frères (que Dieu soit satisfait d'eux). Comme son attitude habituelle envers nous n'avait jamais été telle, nous lui pardonnâmes, mais lui, il ne nous pardonna pas et continua de nous faire la guerre avec sa nouvelle science. Nous étions assis là devant lui comme le voleur avec sa bande devant leur juge. Cependant, nous n'acceptâmes pas son discours sauf en partie, dans la mesure où nous le trouvions juste. Après nous avoir fait bénéficier de ses découvertes, il nous quitta et alla trouver quelques frères qui étaient bien intentionnés à notre égard et nous aimaient, mais dont l'état spirituel était faible, de sorte qu'ils n'avaient d'autres ressources que celles de la théorie. Il les ébranla dans leur intention, leur amour et leur sincérité, et réussit presque à les entraîner loin de l'intention pieuse et de l'amour sincère. Or il essaya de nous ramener de l'état d'isolement (tajrîd) vers l'activité dans le monde, à quoi nous répondîmes: "Quant à nous, si nous devions retourner vers ce que tu nous proposes, nous le ferions sans perte dé vertu, car nous tous nous connaissons l'un et l'autre côté (le monde et l'esprit), mais à toi ne convient que la fuite devant la sensualité (al-hiss), pour qu'elle ne te reprenne pas, comme elle a repris beaucoup de tes pareils et même ceux dont l'état spirituel était plus fort que le tien. Gare à toi, si tu veux le salut de ton âme, écoute ce que je te dis et suis le; que Dieu te prenne par la main! La sensualité, mon frère, est encore bien proche de toi, puisque tu ne connais qu'elle, comme la plupart des gens. La majorité ne connaissent que le sensible et non le spirituel, ni la voie qui y mène. Or, si tu veux la suivre, fuis la sensualité, comme nous l'avons fuie, dépouille-toi d'elle, comme nous nous en sommes dépouillés, et combats-la, comme nous l'avons combattue, et marche par où nous avons marché. Si tu veux le sensible, mon frère, tu ne désires pas l'esprit et ton cœur ne s'y attache pas, car tout ce qui augmente les sens diminue la spiritualité et inversement..." Mais il n'accepta pas nos paroles, de sorte que la sensualité, contre laquelle nous l'avions mis en garde, lui enleva les aperçus spirituels qui l'avaient envahi et ne lui en laissa même pas l'odeur; et Dieu est garant de ce que nous disons.
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Un des nobles (shorafâ) de Fès, un des grands seigneurs de la ville, me gourmanda vivement, en pleine assemblée de frères, alors que j'étais assis devant lui sans mot dire. Il déversait son fiel sur moi, tandis que je ne parlais ni ne répondais. Lorsqu'un assez long temps s'était écoulé ainsi sans que je ne lui aie répondu, il me dit brusquement: "Parles donc, car je te parle!" Sur quoi je lui dis: "J'ai connu de vrais nobles qui m'ont pris comme maître, et Dieu les en récompensa." - "Comment cela?" me dit-il. Je lui dis: "Si je parlais avec tqi, pendant que tu es porté à la dispute, j'aurais peur de tomber dans le même travers. Or si nous commençons tous les deux à nous disputer, quel bien en récolterons nous? Par Dieu, je ne vois aucun bien à ce que ma colère se mêle avec la tienne". Alors il me dit avec force et vivacité: "C'est ainsi que les gens m'ont parlé de toi, disant que tu étais un grand savant." Il regretta ce qu'il avait dit de mal de moi et m'en demanda instamment pardon. A partir de ce moment, il eut pour moi un grand amour.
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Je me trouvais dans la tribu des Beni Zarwâl lorsqu'un homme me fit remarquer qu'il était contraire à la pudeur que les femmes élèvent la voix (en présence d'hommes étrangers), car il y avait alors certaines femmes qui invoquaient Dieu sous ma direction, à voix haute. Je m'abstins de lui donner la réponse qu'il méritait et au lieu de cela je lui dis: "(Selon la règle) une femme invoque Dieu silencieusement, mais si son désir envers son Seigneur augmente jusqu'à ce qu elle perde la conscience de son corps, aucun reproche ne peut lui être fait du point de vue de la loi traditionnelle si elle fait entendre sa voix". Et je lui dis encore: "Si elle perd conscience de son corps, il arrive même, si Dieu le veut, qu'elle vienne vers toi les seins nus; alors, pourquoi te préoccuper du fait qu'elle élève la voix?" Or, ce que je venais de dire - écoute bien, ô pauvre - arriva littéralement:
il y avait, dans un village, une femme qui nous aimait, et voici qu'elle perdit la conscience de son corps, comme elle invoquait Dieu continuellement. Un homme pieux de sa famille conseilla: "Chauffez une aiguille à blanc, puis appuyez-la sur elle; si elle revient à elle, tant mieux, mais si elle ne revient pas, laissez-la tranquille." On fit ce qu'il dit, mais son extase ne devint que plus intense, à tel point qu'elle vint vers nous sans être consciente de ce que son haik lui tombait des épaules, de sorte qu'il n'était retenu que par sa ceinture; sa fillette tomba également de son dos sans qu'elle s'en aperçût, de sorte qu'elle arriva vers nous dans l'état que nous avons décrit. C'est ainsi qu'elle passa devant la porte de l'homme qui nous avait fait des remarques à son sujet, et il la vit de ses propres yeux...
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J'étais à Fès au temps de la disette et je faisais la quête de boutique en boutique. C'était la saison du dénuement, de la pluie, du froid, de la fange, de la faim et de l'obscurité, et ma famille m'attendait comme une nichée d'oiselets affamés. Et voici qu'un noble (sherti) parmi les gens rassasiés m'insulta et me disputa parce que je mendiais, en me suivant de boutique en boutique partout où je me dirigeais, jusqu'à la tombée de la nuit. La nuit enfin nous sépara, chacun rentrant chez lui. La lueur de l'aube n'étais pas encore apparue lorsqu'un homme vint me trouver de la part du père de ce noble et me dit: "Un tel s'excuse de te déranger et te fait dire: veuille par amour de Dieu assister avec les pauvres (foqarâ) à l'enterrement de mon fils, que Dieu lui soit miséricordieux." Nous nous rendîmes donc à son enterrement. Dieu lui soit miséricordieux ainsi qu'à nous. Salut 1 .
1 On peut se demander pourquoi le sheikh ad-Darqâwî raconte, vers la fin de son recueil de lettres, un certain nombre d'événements miraculeux le concernant. Sans doute voulait-il montrer par là que les grâces inhérentes à la voie n'étaient pas moins efficaces qu'au temps des grands Soufis du moyen âge.
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J'accomplissais un matin la prière de l'aube auprès du tombeau du saint Ahmed ben Yusûf (que Dieu nous fasse profiter de lui) tout en craignant que les gens de l'endroit ne fassent du mal aux "pauvres" (foqard), chez qui prédominait alors un état d'expansion (bast) spirituelle, tandis que le monde, à cette époque, était plongé dans l'indifférence à l'égard de Dieu et dans l'injustice; rares étaient les hommes qui défendaient la cause de Dieu. Or voici qu'un des "pauvres" accourut apeuré, sans doute pour me dire que ce que je craignais venait d'arriver. Il me rejoignit au moment même où je récitais ces paroles: "Accomplissez l'oraison, donnez l'aumône et tenez-vous fermement à Dieu, c'est Lui votre patron, et béni soit ce patron et ce protecteur!" (Coran, XXII, 78). Alors toute la peur qui m'avait envahi me quitta et fit place à l'espoir et à une grande certitude. Je dis donc à ce "pauvre" (avant qu'il ne me parlât):
"Ce coup a passé à côté; il n'y aura pas de mal sur nous. Toutefois, raconte-moi ce qui est arrivé". Sur quoi il me fit savoir que les gens du village s'étaient concertés pour écrire une lettre dans laquelle ils accuseraient nos frères les "pauvres" (que Dieu ait compassion d'eux et de nous-mêmes) d'actes détestables; cette lettre devait être envoyée au gouverneur de la région et par lui au sultan même, qui à l'heure était Muhammad ben 'Abd-Allâh ben Ismâ'il al-Hassanî al-'Alâwî (que Dieu lui soit miséricordieux). Cette nouvelle ne me troubla pas, je restai tranquille et m'apaisai en attendant le lever du jour lorsqu'un autre "pauvre" arriva plus apeuré que le premier, car il avait quitté les gens fermement décidés à exécuter leur dessein. Il s'en plaignait à moi et me dit: "Voilà que les gens sont en train de commettre une grande injustice à l'égard de leurs prochains, et toi tu ne fais rien pour nous". A quoi je lui répondis: "Que veux tu que je fasse? Veux-tu que je retourne votre village sens dessus dessous?" En disant cela, je fis de la main le geste de renverser quelque chose. Et voici qu'un homme accourut du village, envoyé par ses habitants qui tout à l'heure voulaient encore nous faire du tort. Il me dit qu'un messager avait été expédié de la part du pacha 'Abd-aç-Çadiq ar-Rîfi de Tanger vers le gouverneur Ahmed ben Nâcir aI'Ayyâshi à Taza avec une charge de dix quintaux de biens appartenant au sultan mentionné ci-dessus et une somme de soixante-dix mithqâl sur lui; or ce messager avait été attaqué et blessé près du village de sorte que le sang colorait son vêtement, et la charge de biens du sultan ainsi que les biens appartenant au messager avaient disparus. Et celui-ci déclara: "C'est vous qui m'avez fait ce mal car sans votre complicité on n'aurait pas pu me prendre". En entendant cela, les habitants du village pâlirent de peur. J'allai donc vers eux et je les trouvai dans cet état sinon pire. Et nous remerciâmes Dieu de nous avoir sauvés de leur méchanceté et de leur ruse. Salut.
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Quand je me vouai à la pauvreté spirituelle (/aqr) et me dépouillai de certaines conventions qui plaisent aux gens mais n'ont aucune valeur en elles-mêmes, ma famille et d'autres personnes me détestèrent puisque, au lieu de me conformer à eux, je m'en détachais. Or, pendant que nos relations étaient telles, il y eut une sécheresse; nous priâmes Dieu qu'Il nous envoyât la pluie, mais fl n'y eut pas de pluie et la sécheresse durait. Un jour, lorsque j 'assistais à une assemblée de famille, mon frère 'Ah (que Dieu lui soit miséricordieux) me dit: "Les amis de Dieu peuvent faire des miracles, or voici que le blé meurt brûlé par le soleil. Si tu fais partie d'eux, demande donc à Dieu qu'il fasse pleuvoir, ou bien quitte cette condition de pauvreté spirituelle (la qr) et occupe-toi de tes études". Je me tus et ne lui répondis rien. Mais lui, il ne se tut pas: il m'insulta et m'opprima de toute sa force, et tout ceux qui étaient présents s'en réjouirent, car à leurs yeux j'étais mal tourné et aveuglé, pour la simple raison que je ne faisais pas honneur à la famille. Cette scène se prolongea, et j'acceptai tout avec patience or personne ne peut supporter une telle chose àmoins que Dieu ne l'aide ou qu'il n'y soit contraint - jusqu'à ce que mon cœur se brisa; alors je sortis de la mosquée où avait lieu cette assemblée. Je levai mon regard vers le ciel, qui était pur à l'exception d'un tout petit nuage juste au-dessus de nous. Alors je dis> comme certains saints on dit: "Ô mon Seigneur, si tu n'as pas pitié de moi je finirai par me fâcher!" Et voici que le petit nuage au-dessus de nous s'étendit dans le vent, vers le sud et vers le nord, en avant et en arrière, puis la pluie se mit à tomber avec une telle violence que nous en fûmes mouillés à l'intérieur de la mosquée comme en dehors: l'eau envahit la mosquée où nous étions, comme elle envahît les champs, et elle nous atteignit d'en haut et d'en bas. Cela vint de la grâce divine qui recouvrit mon impuissance de Sa puissance. Salut.
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J'étais dans un état qui unissait, avec une très grande intensité, l'ivresse et la sobriété spirituelles, lorsque j'entrai un soir dans la mosquée funéraire du sherif hussaini Ahmed aç-Çaqallî 2 à Fès. C'était juste l'heure du coucher du soleil, et le muezzin appelait à la prière depuis le toit du sanctuaire. Je portais une vieille muraqqa'ah (froc fait de morceaux rapiécés) et sur la tête trois calottes tout aussi vieilles, l'une sur l'autre, car telle était alors ma disposition 3. Or, il se présenta en ma conscience intime l'idée qu'il me fallait une quatrième calotte, et aussitôt le muezzin descendit avec elle du toit, en courant et riant: une cigogne, qui la portait vers son nid, l'avait laissé tomber sur lui. Comme il l'apportait et riait, je lui dis: "Donne-la moi, par Dieu, elle m'est destinée!" Et voyant que je portais déjà trois calottes toutes pareilles (à celle qu'il venait de recevoir), il me la remit. Ainsi est toujours l'état des hommes de sincérité (cidq) spirituelle: tout ce qui se manifeste dans leurs cœurs, apparaît aussitôt dans le monde sensible. Que la malédiction de Dieu soit sur ceux qui mentent!
1 C'est-à-dire, du descendant du Prophète par son petit fils Hussain.
2 Aç-Çaqalli signifie "le Sicilien", la famille étant immigrée de Sîcile. Ahrned aç-Çaqalli, qui vécut au 18e siècle, est le fondateur d'une branche de l'ordre shâdhillte qui s'assimila certaines métboe des provenant des Naqshabendis. Sa mosquée funéraire, qui sert de lieu de réunion aux membres de l'ordre, existe toujours.
3 Analogue à celle des malâmatiyah, qui s'attirent volontairement le blâme des exotéristes.
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J'enseignais les enfants dans le quartier al-'uyun ("des sources") à Fès, en récitant le Coran sublime pendant que les enfants lisaient leurs tablettes devant moi, lorsque soudainement je me vis sur un bateau en mer près de la ville de Tunis (que Dieu la protège) en train de réciter le Coran, tout comme je le récitais dans l'école devant les enfants. Tous ceux qui se trouvaient sur le bateau se réjouissaient de ma récitation. Et voici que beaucoup de bateaux chrétiens apparurent et approchèrent de nous pour nous capturer. A cette vue, tous ceux qui étaient avec moi sur le bateau s'accrochèrent à moi, car j'étais vraiment pour eux un saint. Alors Dieu recouvrit ma qualité par la Sienne, de sorte que je poussai le bateau vers les bateaux ennemis en les enveloppant de ma puissance violente et de ma concentration. Quelques-uns coulèrent, d'autres se brisèrent et d'autres encore furent capturés. Dieu est victorieux sur sa création. Puis, après cela, je me vis de nouveau dans mon école, et mon état était comme celui d'un malade ou d'un envoûté, et comme si l'on avait battu mes os avec des barres de fer.
Lorsque je racontai à mon maître ce qui m'était arrivé, il mit sa main sur sa bouche, puis il sourit et dit:
"Tiens, tiens, personne ne sait où se trouve la dignité de pôle, dans la montagne en train de garder les chèvres ou dans une école en train d'enseigner les enfants!" Peu après parvinrent (à Fès) les nouvelles de ce qui était arrivé. Que la malédiction de Dieu soit sur ceux qui mentent.
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J'aimerais que vous ne vous dispersiez pas dans votre amour, car cela vous empêchera d'atteindre le secret, 1 bien, la vertu et la grâce. Nous voyons que certains s'attachent tantôt à ceci et tantôt à cela. Ils sont comme ce lui qui cherche de l'eau en creusant un peu par-ci e un peu par-là; il ne trouvera pas d'eau et mourra de soif, tandis que celui qui creuse en un seul endroit, confiant en Dieu et s'en remettant à Lui, trouvera de l'eau d en boira et il en fera boire aux autres (et Dieu est plu savant). Les Soufis ont dit: insiste devant une seule porte, et des portes multiples s'ouvriront à toi; soumets-toi à un seul maître, et la troupe se soumettra à toi.
De même, celui qui est tantôt attiré par l'orient et tantôt par l'occident 2, voyageant alternativement vers l'un et vers l'autre, qui est tantôt sobre et tantôt vorace, s'éloigne du but; s'il était près de lui, il s'arrêterait et s'apaiserait
1 On retrouve la même parabole parmi les paroles de Skri Ramakrishna.
2 Le côté de la lumière et celui des ténèbres respectivement.
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Celui qui s'arrête à l'opinion n'atteint jamais la réalisation. Cessez donc de vous occuper de conjectures et ne jugez jamais d'une chose 1 selon votre opinion individuelle mais seulement après l'avoir réalisée. Car la sincérité dans l'action et dans les paroles détruit les doutes et les soucis et affirme la conscience de l'Unité divine (tawhid) dans le cœur de celui qui la pratique continuellement. Elle fait même disparaître les interférences de l'âme passionnelle (nafs); et quand les hostilités de l'âme cessent chez quelqu'un, celles de la collectivité humaine envers lui cessent également 2 Dès lors, c'est à lui le tour d'agir, et Dieu (exalté soit-Il) l'aidera. Mais s'il s'abstient d'offenser les serviteurs de son Seigneur, tout en acceptant lui-même leurs offenses, il sera encore plus grand en vertu et en spiritualité, et c'est là l'état des parfaits parmi les saints. Salut.
1 C'est-à-dire d'une chose d'ordre spirituel.
2 C'est-à-dire, lorsqu'il n'y a plus, dans un homme, d'égoïsme conscient ou inconscient, les hostilités de l'ambiance ne sauraient avoir de cible. Il s'agit évidemment, dans ce cas, d'une ambiance déterminée par la tradition.
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Enfin, mes frères, je vous recommande vivement - et "la religion, c'est le conseil sincère"' 1- de ne pas délaisser le souvenir (dhikr) 2 de votre Seigneur, ainsi qu'Il vous l'a ordonné, "debout, assis et couchés sur vos flancs" (Coran, IV, 104) et en tout état, car nous n'avons besoin que de cela, nous, vous et tout homme, quel qu'il soit.
Ecoutez ce que je vais vous dire et ne l'oubliez pas, ne le prenez pas à la légère et ne le négligez pas: au cours des environ cinquante-cinq ans passés j'ai dit à maints frères: chaque homme d'entre les hommes a de multiples besoins, mais en réalité ils n'ont tous besoin que d'un seule chose, à savoir de se souvenir de Dieu vraiment; s'ils ont acquis cela, aucune chose ne leur manquera, qu'ils la possèdent ou qu'ils ne la possèdent pas.
Bien du temps après avoir dit cela, j'ai lu dans le commentaire de l'imâm Abul-Qâsim al-Qushairi sur les plus beaux noms de Dieu qu'un disciple dit à son maître: "Ô maître, et la nourriture?" Le maître répondit: Dieu!" Le disciple insista: "Il nous faut absolument de la nourriture", sur quoi le maître répliqua: "Il nous faut absolument Dieu". Plus tard encore, j'ai trouvé ceci dans les Hikam de Ibn 'Atâï-Llâh: "Que peut-il trouver, celui qui ne T'a pas trouvé? Et que manque-t-il à celui qui T'a trouvé? Quiconque se satisfait d'une chose en échange de Toi, périt, et quiconque désire autre chose à Ta place, se perd".
1 Hadith.
2 On se rappellera que l'expression dhikr, que nous traduisons ici par souvenir, comporte les significations de mention, d'invocation, d'anamnèse au sens platonicien du terme.
Sans faute, sans faute, maintenez-vous fermement dans le souvenir de votre Seigneur, comme Il vous l'a ordonné et cramponnez-vous à votre religion de toutes vos forces; Dieu ouvrira les yeux de votre intelligence et illuminera votre conscience intime. Et gare à vous que vous pensiez que l'homme qui se souvient de Dieu vraiment puisse ne pas s en contenter: ne croyez pas cela, car c'est impossible.
Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que je m'attendais à ce qu'un faqir parmi mes amis me demande: d'où tiens-tu cette parole: "Chaque homme d'entre les hommes a de multiples besoins, mais en réalité, ils n'ont tous besoin que d'une seule chose, à savoir de se souvenir de Dieu vraiment; s'ils ont acquis cela, aucune chose ne leur manquera, qu'ils la possèdent ou qu'ils ne la possèdent pas". Mais personne ne m'a posé cette question. Or, si l'on m'avait demandé, j'aurais répondu ceci: dans ma jeunesse, environ dix ans après la maturité'1, je perça d'un seul coup à la présence de mon Seigneur, et voici que je n'étais plus moi, comme je l'avais été auparavant, car Dieu remplaça mon impuissance par Sa puissance, ma faiblesse par Sa force, ma pauvreté par Sa richesse, mon ignorance par Sa connaissance, mon abaissement par Sa gloire, c'est-à-dire, Il recouvrit ma qualité de la Sienne, de sorte que j'étais Lui, et non plus moi, selon la parole divine 2 rapportée par le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix): "Mon serviteur ne cesse pas de s'approcher de Moi par des dévotions volontaires jusqu'à ce que Je l'aime; et lorsque Je l'aime, Je suis lui" 3. Parmi d'autres choses qui me furent données, ma science s'approfondit tellement que si l'on me posait mille fois mille questions 4, je saurais y répondre justement, car je suis devenu comme un luminaire dont la clarté ne diminuerait guère si l'on allumait de lui tous les luminaires existants. Et Dieu est garant de ce que nous disons; Dieu est garant de ce que nous disons; Dieu est garant de ce que nous disons.
1 Que l'on compte à partir de la puberté et qui entraîne la responsabilité morale et l'obligation d'accomplir les rites prescrits àtout musulman.
2 Hadith qudsî.
3 Une version plus généralement connue est celle-ci: "Mon serviteur ne cesse pas de s'approcher de Moi par des dévotions volontaires jusqu'à ce que Je l'aime et lorsque Je l'aime, Je suis l'ouïe avec laquelle il entend, l'œil avec lequel il voit et la main avec laquelle il saisit et s'il Me demande quelque chose, Je la lui donnerai certainement
4 Il s'agit évidemment de questions concernant les réalités spirituelles.
Traduites de l'Arabe par
TITUS BURCKHARDT
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