Comme l’eau qui coule, clarifie et passe, telle est la sensation qui me vient spontanément à l’évocation de Nadjm ou Dîn Bammate et de René Guénon, le sheikh ‘abd al Wahid Yahia en islam. Le titre de grand traducteur de la tradition, donné par Milarépa* à son maître Marpa, conviendrait à ces hommes habités par la même plénitude. La dernière image qui me reste, comme un collage de mémoires confondues, un chassé croisé, c’est Nadjm oud Dîn Bammate s’enfonçant et s’éloignant dans le long corridor du métro (qui évoquait pour lui l’intérieur de la Kaaba) pour son ultime traversée du miroir**, autre thème qu’il affectionnait. Mais c’est aussi ce projet de voyage en Egypte qu’il organisa peu avant sa mort, et au programme duquel était inscrite la visite à la tombe du sheikh ‘abd al Wahid Yahia. Ceux-là ont mis le sacré à portée de chacun, que Dieu bénisse leur secret.
‘Ali
* Milarépa, traduction J. Bacot, éd. Fayard ** Nadjm oud Dîn Bammate est mort dans le métro le 15 janvier 1985
Le Coran prescrit au fidèle : "N’enfle pas la voix quand tu pries ; ne réduis pas non plus ton souffle ; mais reste dans la moyenne, entre deux." J’entends encore la voix égale de René Guénon citer la phrase arabe. C’était au Caire et il s’agissait de l’appel à la prière. Le cri était parti trop vibrant du minaret. Trop pathétique pour durer. Bientôt, en effet, le son retombait en roulades convulsives. Guénon citait les mosquées d’où il avait entendu les invocations les plus fermes. " N’enfle pas la voix " : les ivresses suspectes de l’exaltation mystique étaient dénoncées ; mais répudiés également les murmures, ces pâmoisons, qui rabattent l’individu sur lui-même et l’exposent aux complaisances de ses états d’âme.
" Il ne s’agit pas, répétait Guénon, d’être persuasif, encore moins envoûtant, mais simplement de dire ce qui est. " Dire ce qui est, sans y mêler sa volonté ni son habileté, sans intrusion de corps étranger. On pense à la tradition bouddhiste qui recommande aux maîtres spirituels de donner leur enseignement d’une voix neutre, presque blanche. Le timbre sera égal jusqu’à la monotonie. Si une inflexion venait à rompre la platitude du débit, l’attention du disciple risquerait d’être sollicitée. Or le maître doit veiller à ne pas se projeter en avant de son discours. Alors, pour plus de sûreté, certains auront soin, en parlant, de se garder le visage abrité derrière un éventail ; car l’adhésion n’est due qu’à la seule vérité, jamais aux faux prestiges de l’éloquence ni aux semblants d’une personnalité, impérieuse ou séduisante. René Guénon ou la voix derrière l’éventail.
Certes, René Guénon, assis en tailleur devant moi, en train de manger avec précautions un pigeon frit qu’il tient entre ses doigts, n’a jamais prétendu à la direction spirituelle, moins encore à la sainteté. Mais, jamais je n’ai eu à tel point le sentiment du coup de gomme du sacré sur un visage. L’homme, dans son effacement, était en deçà et au delà de l’individuel, et ceci jusque dans le détail le plus banal. Comment le nommer en parlant de lui avec sa famille ? Est-ce M. Guénon ou bien le cheikh Abd el-Wahid, le père de Leila et Khadija, les fillettes qui courent dans le jardin ? J’en suis encore à me demander si sa femme, la fille du cheikh Mohammed Ibrahim, était consciente de l’existence de M. René Guénon, fils de Jean-Baptiste Guénon, architecte à Blois, et de Madame née Jolly. " Béni soit Celui qui efface les noms, prénoms et surnoms. " Tout résidu psychique ou mental était aboli, il ne restait plus qu’une âme d’une transparence totale. Mais rien de l’ascèse ni de l’extase. La pureté était sans apprêt, familière même, presque terre à terre. En toute simplicité, René Guénon était diaphane. Sa conversation était souvent banale, sans effet de style. Dire ce qui est. Les seuls ornements étaient les citations, à la manière orientale, de proverbes édifiants ou de versets pieux : " Tout passe, sauf le Visage de Dieu. " Pour René Guénon, ce qui est, c’est le Visage de Dieu. Dire ce qui est, c’est décrire les reflets de ce Visage dans les Védas ou le Taö Te King, la Kabbale ou l’ésotérisme musulman, les mythologies ou bien les symboles de l’art chrétien médiéval. L’homme disparaissait derrière la doctrine traditionnelle.
Bien peu l’ont approché. Le style n’était pas l’homme, ou plutôt il se produisait un curieux phénomène de dédoublement. Quand il prenait la plume, Guénon accomplissait sa fonction ; il était alors un porte-parole de la tradition et se montrait d’une rigueur sourcilleuse. Une fois la page finie, la grande occupation était de jouer avec les enfants et de flatter les chats qui se laissaient tomber le long du fauteuil. La première impression que donnait Guénon dans son petit salon bourgeois du Caire était, malgré le vêtement arabe, très simple d’ailleurs, celle d’un professeur de Faculté, philosophe ou orientaliste. Impression déconcertante, puisqu’il n’estimait ni les uns ni les autres. Pourtant, sur la figure très longue, à l’espagnole, un portrait du Greco, les yeux paraissaient rapportés, surajoutés. Trop grands, ils semblaient d’une provenance étrangère, sortis d’un autre monde, et justement ils cherchaient ailleurs. Ainsi, dans L’enterrement du comte d’Orgaz, les yeux de quelques chevaliers appartiennent au registre supérieur du tableau et se trouvent en réalité non pas auprès du cercueil, mais avec les anges et le Christ.
Mais il faut surtout dire combien Guénon savait écouter. Il écoutait le silence même, plus attentivement peut-être que le reste. Cet homme que ses lecteurs jugent tranchant, sa physionomie naturelle était de celui qui interroge. Beaucoup l’ont suivi parce qu’il leur donnait les raisons d’une révolte. René Daumal admire son " refus de sacrifier à ces idoles modernes : science discursive, morale, progrès, bonheur de l’humanité, autonomie de l’individu, la vie, la vie en beau, tout ce fer et ce granit absurdes qui pèsent sur nos poitrines ". Mais la critique n’était pas le but. C’est par respect de la tradition et pour l’exposer clairement qu’il arrivait à Guénon de détruire accidentellement des choses par nature même éphémères. Le briseur d’idoles était un homme de respect ; le fer et le granit explosaient sous la mine du plus discret des dynamiteurs. Le ton qu’il avait dans la conversation, pour constater les ravages de l’occultisme ou les progrès du scientisme, n’était ni la révolte ni l’indignation. Il ne fulminait pas, mais, dans toute son attitude, il y avait comme l’embarras de celui qui vient de découvrir un spectacle incongru. Je me rappelle son expression le jour où les chats lui avaient déchiré une liasse de manuscrits. C’était exactement la même surprise peinée.
Respect, discrétion ; ce qu’il y avait de plus oriental dans son maintien, c’était une forme de politesse qui traduit la crainte d’importuner. Cette manière d’apparaître confus est une forme de pudeur. Mais René Guénon portait la qualité au plus haut point, jusqu’à en faire une sorte de courtoisie métaphysique. Rien ne l’exprimait mieux que les bénédictions familières dont il parsemait ses conversations. Avec simplicité, il donnait ainsi, à table même, une valeur rituelle au partage du pain, au geste qu’il avait pour saler, à l’offrande qu’il vous faisait en vous tendant un pigeon grillé. Ce trait marque ce qui devait être pour moi la dernière image : debout dans le jardin, à côté de sa femme, le cheikh Abd el-Wahid lui fait répéter, après l’avoir dite lui-même, la formule de bénédiction et de vœux pour que l’hôte revienne.
Je suis revenu pour les funérailles. C’était la même simplicité : un cimetière populaire, quelques familiers et les deux fillettes qui se poursuivaient.
En terminant son livre sur Guénon, Paul Sérant essaie d’imaginer le drame de cette solitude, au moment de la mort. La dernière phrase de Guénon, à sa femme, a été : " N’ai-je pas assez souffert ? ". Son dernier mot a été le nom divin : " Allah ".
Sérant se demande si Guénon n’est pas resté jusqu’au bout un exilé, prisonnier de la connaissance purement intellectuelle. Je me rappelle René Guénon, diaphane, cette transparence, et je songe à l’histoire du peintre taoïste. L’artiste vient d’achever sur les murs du palais un paysage de forêts et de cascades. L’empereur et sa cour sont réunis pour l’admirer. Jamais paysage n’avait paru si réel. Le peintre s’approche du mur, s’y plaque, palpe de ses mains le paysage. Et son tableau s’ouvre pour lui seul, le transparent, le fluide, et l’absorbe. Le voici qui traverse la muraille, dure et lisse pour les autres. Peu à peu, il s’enfonce et s’éloigne.
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