dimanche 8 juillet 2012

Les hiérarchies spirituelles par René Guénon





par René Guénon








Dans ce chapitre essentiel des États multiples de l’être (éd. Guy Trédaniel-Véga) — qui fait suite à la représentation des état de l’être fondé sur le symbolisme géométrique présentée dans LeSymbolisme de la Croix —, René Guénon rappelle que «presque tout ce qui est dit théologiquement des anges peut être dit métaphysiquement des états supérieurs de l’être» et précise, sur un certain nombre de points essentiels, la théorie des états multiples, dont il faut souligner le caractère absolument fondamental au point de vue de la métaphysique pure — et donc de la réalisation de l’être qui ne peut être qu’une réalisation par la connaissance, les degrés de l’être n’étant pas autre chose que ceux de la connaissance elle-même.





"En raison même de l’équivalence de tous les états vis-à-vis de l’Absolu, dès lors que le but final est atteint dans l’un ou l'autre des degrés dont il s’agit, l’être n'a aucunement besoin de les avoir tous parcourus préalablement, et d'ailleurs il les possède tous dès lors «par surcroît», pour ainsi dire, puisque ce sont là des éléments intégrants de sa totalisation".




La hiérarchisation des états multiples dans la réalisation effective de l’être total permet seule de comprendre comment il faut envisager, au point de vue métaphysique pur, ce qu’on appelle assez généralement les «hiérarchies spirituelles». Sous ce nom, on entend d’ordinaire des hiérarchies d’êtres différents de l’homme et différents entre eux, comme si chaque degré était occupé par des êtres. spéciaux, limités respectivement aux états correspondants ; mais la conception des états multiples (de l’être) nous dispense manifestement de nous placer à ce point de vue, qui peut être très légitime pour la théologie ou pour d’autres sciences ou spéculations particulières, mais qui n’a rien de métaphysique.



Degrés initiatiques



Au fond, peu nous importe en elle-même l’existence des êtres extra-humains et supra-humains, qui peuvent assurément être d’une indéfinité de sortes, quelles que soient d’ailleurs les appellations par lesquelles on les désigne ; si nous avons toute raison pour admettre cette existence, ne serait-ce que parce que nous voyons aussi des êtres non-humains dans le monde qui nous entoure et qu’il doit par conséquent y avoir dans les autres états des êtres qui ne passent pas par la manifestation humaine (n’y aurait-il que ceux qui sont représentés dans celui-ci par ces individualités non humaines), nous n’avons cependant aucun motif pour nous en occuper spécialement, non plus que des êtres infrahumains, qui existent bien également et qu’on pourrait envisager de la même façon. Personne ne songe à faire de la classification détaillée des êtres non-humains du monde terrestre l’objet d’uneétude métaphysique ou soi-disant telle ; on ne voit pas pourquoi il en serait autrement par le simple fait qu’il s’agit d’êtres existant dans d’autres mondes, c’est-à-dire occupant d’autres états, qui, si supérieurs qu’ils puissent être par rapport au nôtre, n’en font pas moins partie, au même titre, du domaine de la manifestation universelle. Seulement, il est facile de comprendre que les philosophes qui ont voulu borner l’être à un seul état, considérant l’homme, dans son individualité plus ou moins étendue, comme constituant un tout complet en lui-même, s’ils ont cependant été amenés à penser vaguement, pour une raison quelconque, qu’il y a d’autres degrés dans l’Existence universelle, n’ont pu faire de ces degrés que les domaines d’êtres qui nous soient totalement étrangers, sauf en ce qu’il peut y avoir de commun à tous les êtres ; et, en même temps, la tendance anthropomorphique les a souvent portés d'autre part à exagérer la communauté de nature, en prêtant à ces êtres des facultés non pas simplement analogues, mais similaires ou même identiques à celles qui appartiennent en propre à l’homme individuel (1). En réalité, les états dont il s’agit sont incomparablement plus différents de l’état humain qu’aucun philosophe de l’Occident moderne n’a jamais pu le concevoir, même de loin ; mais, malgré cela, ces mêmes états, quels que puissent être d’ailleurs les êtres qui les occupent actuellement, peuvent être également réalisés par tous les autres êtres, y compris celui qui est en même temps un être humain dans un autre état de manifestation, sans quoi, comme nous l’avons déjà dit, il ne pourrait être question de la totalité d’aucun être, cette totalité devant, pour être effective, comprendre nécessairement tous les états, tant de manifestation (formelle et informelle) que de non-manifestation, chacun selon le mode dans lequel l’être considéré est capable de le réaliser. Nous avons noté ailleurs que presque tout ce qui est dit théologiquement des anges peut être dit métaphysiquement des états supérieurs de l’être (2), de même que, dans le symbolisme astrologique du moyen âge, les «cieux», c’est-à-dire les différentes sphères planétaires et stellaires, représentent ces mêmes états, et aussi les degrés initiatiques auxquels correspond leur réalisation (3) ; et, comme les «cieux» et les «enfers», les Dêvas et les Asuras, dans la tradition hindoue, représentent respectivement les états supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain (4). Bien entendu, tout ceci n’exclut aucun des modes de réalisation qui peuvent être propres à d’autres êtres, de la même façon qu’il en est qui sont propres à l’être humain (en tant que son état individuel est pris pour point de départ et pour base de la réalisation) ; mais ces modes qui nous sont étrangers ne nous importent pas plus que ne nous importent toutes les formes que nous ne serons jamais appelés à réaliser (comme les formes animales, végétales et minérales du monde corporel), parce qu’elIes sont réalisées aussi par d’autres êtres dans l’ordre de la manifestation universelIe, dont l’indéfinité exclut toute répétition (5).



"Dans le symbolisme astrologique du moyen âge, les «cieux», c’est-à-dire les différentes sphères planétaires et stellaires, représentent les états supérieurs de l'être, et aussi les degrés initiatiques auxquels correspond leur réalisation". En photo, Miniature ottomane d'une sphère armillaire - XVIe.L’astrolabe sphérique fut inventé par des astronomes musulmans.





Des états supra-individuels



Il résulte de ce que nous venons de dire que, par «hiérarchies spirituelles», nous ne pouvons

entendre proprement rien d’autre que l’ensemble des états de l’être qui sont supérieurs à l’individualité humaine, et plus spécialement des états informels ou supra-individuels, états que nous devons d'ailleurs regarder comme réalisables pour l’être à partir de l’état humain, et cela même au cours de son existence corporelle et terrestre. En effet, cette réalisation est essentielIement impliquée dans la totalisation de l’être, donc dans la «Délivrance» (Moksha ou Mukti), par laquelIe l’être est affranchi des liens de toute condition spéciale d’existence, et qui, n’étant pas susceptible de différents degrés, est aussi. complète et aussi parfaite lorsqu’elIe est obtenue comme «libération dans la vie» (jîvan-mukti) que comme «libération hors de la forme» (vidêha-mukti), ainsi que nous avons eu l’occasion de l’exposer ailleurs (6). Aussi ne peut-il y avoir aucun degré spirituel qui soit supérieur à celui du Yogî, car celui-ci, étant parvenu à cette «Délivrance», qui est en même temps l’«Union» (Yoga) ou l’«Identité Suprême», n’a plus rien à obtenir ultérieurement ; mais, si le but à atteindre est le même pour tous les êtres, il est bien entendu que chacun l’atteint suivant sa «voie personnelle», donc par des modalités susceptibles de variations indéfinies. On comprend par suite qu’il y ait, au cours de cette réalisation, des étapes multiples et diverses, qui peuvent être d’ailleurs parcourues successivement ou simultanément suivant les cas, et qui, se référant encore à des états déterminés, ne doivent aucunement être confondues avec la libération totale qui en est la fin ou l’aboutissement suprême (7) : ce sont là autant de degrés qu’on peut envisager dans les «hiérarchies spirituelles», quelle que soit du reste la classification plus ou moins générale qu'on établira, s’il y a lieu, dans l’indéfinité de leurs modalités possibles, et qui dépendra naturellement du point de vue auquel on entendra se placer plus particulièrement (8).



"Par «hiérarchies spirituelles», nous ne pouvons entendre proprement rien d’autre que l’ensemble des états de l’être qui sont supérieurs à l’individualité humaine, et plus spécialement des états informels ou supra-individuels".



Discontinuité



Il y a ici une remarque essentielle à faire : les degrés dont nous parlons, représentant des états qui sont encore contingents et conditionnés, n’importent pas métaphysiquement par eux-mêmes, mais seulement en vue du but unique auquel ils tendent tous, précisément en tant qu’on les regarde comme des degrés, et dont ils constituent seulement comme une préparation. Il n’y a d'ailleurs aucune commune mesure entre un état particulier quelconque, si élevé qu’il puisse être, et l’état total et inconditionné ; et il ne faut jamais perdre de vue que, au regard de l’Infini, la manifestation tout entière étant rigoureusement nulle, les différences entre les états qui en font partie doivent évidemment l’être aussi, quelque considérables qu’elles soient en elles-mêmes et tant qu’on envisage seulement les divers états conditionnés qu’elles séparent les uns des autres. Si le passage à certains états supérieurs constitue en quelque façon, relativement à l’état pris pour point de départ, une sorte d’acheminement vers la «Délivrance», il doit cependant être bien entendu que celle-ci, lorsqu’elle sera réalisée, impliquera toujours une discontinuité par rapport à l’état dans lequel se trouvera actuellement l’être qui l’obtiendra, et que, quel que soit cet état, cette discontinuité n’en sera ni plus ni moins profonde, puisque, dans tous les cas, il n’y a, entre l’état de l’être «non-délivré» et celui de l’être «délivré», aucun rapport comme il en existe entre différents états conditionnés (9).


En raison même de l’équivalence de tous les états vis-à-vis de l’Absolu, dès lors que le but final est atteint dans l’un ou l'autre des degrés dont il s’agit, l’être n'a aucunement besoin de les avoir tous parcourus préalablement, et d'ailleurs il les possède tous dès lors «par surcroît», pour ainsi dire, puisque ce sont là des éléments intégrants de sa totalisation. D’autre part, l’être qui possède ainsi tous les états pourra toujours évidemment, s’il y a lieu, être envisagé plus particulièrement par rapport à l’un quelconque de ces états et comme s’il y était «situé» effectivement, quoiqu’il soit véritablement au-delà de tous les états et qu’il les contienne tous en lui-même, loin de pouvoir être contenu dans aucun d’eux. On pourrait dire que, en pareil cas, ce seront là simplement des aspects divers qui constitueront en quelque sorte autant de «fonctions» de cet être, sans que celui-ci soit aucunement affecté par leurs conditions, qui n’existent plus pour lui qu’en mode illusoire, puisque, en tant qu’il est vraiment «soi», son état est essentiellement inconditionné. C'est ainsi que l’apparence formelle, voire même corporelle, peut subsister pour l’être qui est «délivré dans la vie» (jivan-mukta), et qui, «pendant sa résidence dans le corps, n’est pas affecté par ses propriétés, comme le firmament n’est pas affecté par ce qui flotte dans son sein» (10) ; et il demeure de même «non-affecté» par toutes les autres contingences, quel que soit l’état, individuel ou supra-individuel, c’est-à-dire formel ou informel, auquel elles se réfèrent dans l’ordre de la manifestation, qui, au fond, n’est lui-même que la somme de toutes les contingences.



R.G.



(1) Si les états «angéliques» sont les états supra-individuels qui constituent la manifestation informelle, on ne peut attribuer aux anges aucune des facultés qui sont d’ordre proprement individuel ; par exemple (…) on ne peut les supposer doués de raison, ce qui est la caractéristique exclusive de l’individualité humaine, et ils ne peuvent avoir qu’un mode d'inteIligence purement intuitif.

(2) L’Homme et son devenir selon le Védânta, ch. X. Le traité De Angelis de saint Thomas d’Aquin est particulièrement caractéristique à cet égard.

(3) L'Ésotérisme de Dante, pp. 10 et 58-61.

(4) Le Symbolisme de la Croix, ch. xxv.

(5) Cf. ibid., ch. xv.

(6) L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXIII.

(7) Cf. ibid., ch. XXI et XXII.

(8) Ces «hiérarchies spirituelles», en tant que les divers états qu’elles comportent sont réalisés par l’obtention d’autant de degrés initiatiques effectifs, correspondent à ce que l’ésotérisme islamique appelle les «catégories de l’initiation» (Tartfbut-taçawwuf) ; nous signalerons spécialement, sur ce sujet, le traité de Mohyiddin ib’n Arabi qui porte précisément ce titre.

(9) Voir L’Homme et Son devenir selon le Védânta, ch. xx.

(10) Atmâ-Bodha de Shankarâchârya (voir ibid, ch. XXIII).





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