par
René Guénon
Dans
ce chapitre essentiel des États
multiples de l’être (éd.
Guy Trédaniel-Véga) — qui fait suite à la représentation
des état de l’être fondé sur le symbolisme géométrique
présentée dans LeSymbolisme
de la Croix —,
René Guénon rappelle que «presque tout ce qui est dit
théologiquement des
anges peut être dit métaphysiquement des états supérieurs de
l’être» et précise, sur un certain nombre
de points essentiels, la théorie des états multiples, dont il faut
souligner le caractère absolument
fondamental au point de vue de la métaphysique pure — et donc de
la réalisation de l’être
qui ne peut être qu’une réalisation par la connaissance, les
degrés de l’être n’étant pas autre chose
que ceux de la connaissance elle-même.
"En
raison même de l’équivalence de tous les états vis-à-vis de
l’Absolu, dès lors que le but final est atteint
dans l’un ou l'autre des degrés dont il s’agit, l’être n'a
aucunement besoin de les avoir tous parcourus
préalablement, et d'ailleurs il les possède tous dès lors «par
surcroît», pour ainsi dire, puisque
ce sont là des éléments intégrants de sa totalisation".
La
hiérarchisation des états multiples dans la réalisation effective
de l’être total permet seule de comprendre
comment il faut envisager, au point de vue métaphysique pur, ce
qu’on appelle assez généralement
les «hiérarchies spirituelles». Sous ce nom, on entend d’ordinaire
des hiérarchies d’êtres
différents de l’homme et différents entre eux, comme si chaque
degré était occupé par des êtres.
spéciaux, limités respectivement aux états correspondants ; mais
la conception des états multiples
(de l’être) nous dispense manifestement de nous placer à ce point
de vue, qui peut être très
légitime pour la théologie ou pour d’autres sciences ou
spéculations particulières, mais qui n’a rien
de métaphysique.
Degrés
initiatiques
Au
fond, peu nous importe en elle-même l’existence des êtres
extra-humains et supra-humains, qui peuvent
assurément être d’une indéfinité de sortes, quelles que soient
d’ailleurs les appellations par lesquelles
on les désigne ; si nous avons toute raison pour admettre cette
existence, ne serait-ce que parce
que nous voyons aussi des êtres non-humains dans le monde qui nous
entoure et qu’il doit par conséquent
y avoir dans les autres états des êtres qui ne passent pas par la
manifestation humaine (n’y
aurait-il que ceux qui sont représentés dans celui-ci par ces
individualités non humaines), nous n’avons
cependant aucun motif pour nous en occuper spécialement, non plus
que des êtres infrahumains, qui
existent bien également et qu’on pourrait envisager de la même
façon. Personne ne songe à faire de la classification détaillée
des êtres non-humains du monde terrestre l’objet d’uneétude
métaphysique ou soi-disant telle ; on ne voit pas pourquoi il en
serait autrement par le simple fait qu’il s’agit d’êtres
existant dans d’autres mondes, c’est-à-dire occupant d’autres
états, qui, si supérieurs qu’ils puissent être par rapport au
nôtre, n’en font pas moins partie, au même titre, du domaine de
la manifestation universelle. Seulement, il est facile de comprendre
que les philosophes qui ont voulu borner l’être à un seul état,
considérant l’homme, dans son individualité plus ou moins
étendue, comme constituant un tout complet en lui-même, s’ils ont
cependant été amenés à penser vaguement, pour une raison
quelconque, qu’il y a d’autres degrés dans l’Existence
universelle, n’ont pu faire de ces degrés que les domaines d’êtres
qui nous soient totalement étrangers, sauf en ce qu’il peut y
avoir de commun à tous les êtres ; et, en même temps, la tendance
anthropomorphique les a souvent portés d'autre part à exagérer la
communauté de nature, en prêtant à ces êtres des facultés non
pas simplement analogues, mais similaires ou même identiques à
celles qui appartiennent en propre à l’homme individuel (1). En
réalité, les états dont il s’agit sont incomparablement plus
différents de l’état humain qu’aucun philosophe de l’Occident
moderne n’a jamais pu le concevoir, même de loin ; mais, malgré
cela, ces mêmes états, quels que puissent être d’ailleurs les
êtres qui les occupent actuellement, peuvent être également
réalisés par tous les autres êtres, y compris celui qui est en
même temps un être humain dans un autre état de manifestation,
sans quoi, comme nous l’avons
déjà dit, il ne pourrait être question de la totalité d’aucun
être, cette totalité devant, pour être effective, comprendre
nécessairement tous les états, tant de manifestation (formelle et
informelle) que de non-manifestation, chacun selon le mode dans
lequel l’être considéré est capable de le réaliser. Nous avons
noté ailleurs que presque tout ce qui est dit théologiquement des
anges peut être dit métaphysiquement des états supérieurs de
l’être (2), de même que, dans le symbolisme astrologique du moyen
âge, les «cieux», c’est-à-dire les différentes sphères
planétaires et stellaires, représentent ces mêmes états, et aussi
les degrés initiatiques auxquels correspond leur réalisation (3) ;
et, comme les «cieux» et les «enfers», les Dêvas
et les Asuras,
dans la tradition hindoue, représentent respectivement les états
supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain (4). Bien
entendu, tout ceci n’exclut aucun des modes de réalisation qui
peuvent être propres à d’autres êtres, de la même façon qu’il
en est qui sont propres à l’être humain (en tant que son état
individuel est pris pour point de départ et pour base de la
réalisation) ; mais ces modes qui nous sont étrangers ne nous
importent pas plus que ne nous importent toutes les formes que nous
ne serons jamais appelés à réaliser (comme les formes animales,
végétales et minérales du monde corporel), parce qu’elIes sont
réalisées aussi par d’autres êtres dans l’ordre de la
manifestation universelIe, dont l’indéfinité exclut toute
répétition (5).
"Dans
le symbolisme astrologique du moyen âge, les «cieux», c’est-à-dire
les différentes sphères planétaires
et stellaires, représentent les états supérieurs de l'être, et aussi
les degrés initiatiques auxquels
correspond leur réalisation". En photo, Miniature ottomane d'une sphère armillaire - XVIe.L’astrolabe sphérique fut inventé par des astronomes musulmans.
Des
états supra-individuels
Il
résulte de ce que nous venons de dire que, par «hiérarchies
spirituelles», nous ne pouvons
entendre
proprement rien d’autre que l’ensemble des états de l’être
qui sont supérieurs à l’individualité
humaine, et plus spécialement des états informels ou
supra-individuels, états que nous devons
d'ailleurs regarder comme réalisables pour l’être à partir de
l’état humain, et cela même au cours
de son existence corporelle et terrestre. En effet, cette réalisation
est essentielIement impliquée
dans la totalisation de l’être, donc dans la «Délivrance»
(Moksha
ou Mukti),
par laquelIe l’être
est affranchi des liens de toute condition spéciale d’existence,
et qui, n’étant pas susceptible de différents
degrés, est aussi. complète et aussi parfaite lorsqu’elIe est
obtenue comme «libération dans
la vie» (jîvan-mukti)
que comme «libération hors de la forme» (vidêha-mukti),
ainsi que nous avons
eu l’occasion de l’exposer ailleurs (6). Aussi ne peut-il y avoir
aucun degré spirituel qui soit supérieur
à celui du Yogî,
car celui-ci, étant parvenu à cette «Délivrance», qui est en
même temps l’«Union»
(Yoga) ou l’«Identité Suprême», n’a plus rien à obtenir
ultérieurement ; mais, si le but à atteindre
est le même pour tous les êtres, il est bien entendu que chacun
l’atteint suivant sa «voie personnelle»,
donc par des modalités susceptibles de variations indéfinies. On
comprend par suite qu’il
y ait, au cours de cette réalisation, des étapes multiples et
diverses, qui peuvent être d’ailleurs parcourues
successivement ou simultanément suivant les cas, et qui, se référant
encore à des états déterminés,
ne doivent aucunement être confondues avec la libération totale qui
en est la fin ou l’aboutissement
suprême (7) : ce sont là autant de degrés qu’on peut envisager
dans les «hiérarchies spirituelles»,
quelle que soit du reste la classification plus ou moins générale
qu'on établira, s’il y a lieu,
dans l’indéfinité de leurs modalités possibles, et qui dépendra
naturellement du point de vue auquel
on entendra se placer plus particulièrement (8).
"Par
«hiérarchies spirituelles», nous ne pouvons entendre proprement
rien d’autre que l’ensemble des
états de l’être qui sont supérieurs à l’individualité
humaine, et plus spécialement des états informels
ou supra-individuels".
Discontinuité
Il
y a ici une remarque essentielle à faire : les degrés dont nous
parlons, représentant des états qui sont
encore contingents et conditionnés, n’importent pas
métaphysiquement par eux-mêmes, mais seulement
en vue du but unique auquel ils tendent tous, précisément en tant
qu’on les regarde comme
des degrés, et dont ils constituent seulement comme une préparation.
Il n’y a d'ailleurs aucune
commune mesure entre un état particulier quelconque, si élevé
qu’il puisse être, et l’état total
et inconditionné ; et il ne faut jamais perdre de vue que, au regard
de l’Infini, la manifestation tout
entière étant rigoureusement nulle, les différences entre les
états qui en font partie doivent évidemment
l’être aussi, quelque considérables qu’elles soient en
elles-mêmes et tant qu’on envisage
seulement les divers états conditionnés qu’elles séparent les
uns des autres. Si le passage à certains
états supérieurs constitue en quelque façon, relativement à
l’état pris pour point de départ, une
sorte d’acheminement vers la «Délivrance», il doit cependant
être bien entendu que celle-ci, lorsqu’elle
sera réalisée, impliquera toujours une discontinuité par rapport à
l’état dans lequel se trouvera
actuellement l’être qui l’obtiendra, et que, quel que soit cet
état, cette discontinuité n’en sera
ni plus ni moins profonde, puisque, dans tous les cas, il n’y a,
entre l’état de l’être «non-délivré» et
celui de l’être «délivré», aucun rapport comme il en existe
entre différents états conditionnés (9).
En
raison même de l’équivalence de tous les états vis-à-vis de
l’Absolu, dès lors que le but final est atteint
dans l’un ou l'autre des degrés dont il s’agit, l’être n'a
aucunement besoin de les avoir tous parcourus
préalablement, et d'ailleurs il les possède tous dès lors «par
surcroît», pour ainsi dire, puisque
ce sont là des éléments intégrants de sa totalisation. D’autre
part, l’être qui possède ainsi tous
les états pourra toujours évidemment, s’il y a lieu, être
envisagé plus particulièrement par rapport
à l’un quelconque de ces états et comme s’il y était «situé»
effectivement, quoiqu’il soit véritablement
au-delà de tous les états et qu’il les contienne tous en
lui-même, loin de pouvoir être contenu
dans aucun d’eux. On pourrait dire que, en pareil cas, ce seront là
simplement des aspects divers
qui constitueront en quelque sorte autant de «fonctions» de cet
être, sans que celui-ci soit aucunement
affecté par leurs conditions, qui n’existent plus pour lui qu’en
mode illusoire, puisque, en
tant qu’il est vraiment «soi», son état est essentiellement
inconditionné. C'est ainsi que l’apparence
formelle, voire même corporelle, peut subsister pour l’être qui
est «délivré dans la vie» (jivan-mukta),
et qui, «pendant sa résidence dans le corps, n’est pas affecté
par ses propriétés, comme
le firmament n’est pas affecté par ce qui flotte dans son sein»
(10) ; et il demeure de même «non-affecté»
par toutes les autres contingences, quel que soit l’état,
individuel ou supra-individuel, c’est-à-dire
formel ou informel, auquel elles se réfèrent dans l’ordre de la
manifestation, qui, au fond,
n’est lui-même que la somme de toutes les contingences.
R.G.
(1) Si
les états «angéliques» sont les états supra-individuels qui
constituent la manifestation informelle,
on ne peut attribuer aux anges aucune des facultés qui sont d’ordre
proprement individuel
; par exemple (…) on ne peut les supposer doués de raison, ce qui
est la caractéristique exclusive
de l’individualité humaine, et ils ne peuvent avoir qu’un mode
d'inteIligence purement intuitif.
(2) L’Homme
et son devenir selon le Védânta,
ch. X. Le traité De
Angelis de
saint Thomas d’Aquin est particulièrement
caractéristique à cet égard.
(3) L'Ésotérisme
de Dante, pp.
10 et 58-61.
(4) Le
Symbolisme de la Croix,
ch. xxv.
(5) Cf.
ibid., ch. xv.
(6) L’Homme
et son devenir selon le Vêdânta,
ch. XXIII.
(7) Cf.
ibid., ch. XXI et XXII.
(8) Ces
«hiérarchies spirituelles», en tant que les divers états qu’elles
comportent sont réalisés par l’obtention
d’autant de degrés initiatiques effectifs, correspondent à ce que
l’ésotérisme islamique appelle
les «catégories de l’initiation» (Tartfbut-taçawwuf)
; nous signalerons spécialement, sur ce sujet,
le traité de Mohyiddin ib’n Arabi qui porte précisément ce
titre.
(9) Voir
L’Homme
et Son devenir selon le Védânta,
ch. xx.
(10) Atmâ-Bodha
de
Shankarâchârya (voir ibid, ch. XXIII).
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