René Guénon
Publié
dans les Cahiers
du Sud,
numéro spécial 1947 : L’Islam
et l’Occident.
On
a coutume, dans le monde occidental, de considérer l’islamisme
comme une tradition essentiellement guerrière et, par suite,
lorsqu’il y est question notamment du sabre ou de l’épée
(es-sayf),
de prendre ce mot uniquement dans son sens le plus littéral, sans
même penser jamais à se demander s’il n’y a pas là en réalité
quelque chose d’autre. Il n’est d’ailleurs pas contestable
qu’un certain côté guerrier existe dans l’islamisme, et aussi
que, loin de constituer un caractère particulier à celui-ci, il se
retrouve tout aussi bien dans la plupart des autres traditions, y
compris le christianisme. Sans même rappeler que le Christ lui-même
a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée1 »,
ce qui peut en somme s’entendre figurativement, l’histoire de la
Chrétienté au moyen âge, c’est-à-dire à l’époque où elle
eut sa réalisation effective dans les institutions sociales, en
fournit des preuves largement suffisantes ; et, d’autre part, la
tradition hindoue elle-même, qui certes ne saurait passer pour
spécialement guerrière, puisqu’on tend plutôt en général à
lui reprocher de n’accorder que peu de place à l’action,
contient pourtant aussi cet aspect, comme on peut s’en rendre
compte en lisant la Bhagavad-Gîtâ.
À moins d’être aveuglé par certains préjugés, il est facile de
comprendre qu’il en soit ainsi, car, dans le domaine social, la
guerre, en tant qu’elle est dirigée contre ceux qui troublent
l’ordre et qu’elle a pour but de les y ramener, constitue une
fonction légitime, qui n’est au fond qu’un des aspects de la
fonction de « justice » entendue dans son acception la plus
générale. Cependant, ce n’est là que le côté le plus extérieur
des choses, donc le moins essentiel : au point de vue traditionnel,
ce qui donne à la guerre ainsi comprise toute sa valeur, c’est
qu’elle symbolise la lutte que l’homme doit mener contre les
ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les
éléments qui, en lui, son contraires à l’ordre et à l’unité.
Dans les deux cas, du reste, et qu’il s’agisse de l’ordre
extérieur et social ou de l’ordre intérieur et spirituel, la
guerre doit toujours tendre également à établir l’équilibre et
l’harmonie (et c’est pourquoi elle se rapporte proprement à la «
justice »), et à unifier par là d’un certaine façon la
multiplicité des éléments en opposition entre eux. Cela revient à
dire que son aboutissement normal, et qui est en définitive son
unique raison d’être, c’est la paix (es-salâm),
laquelle ne peut
être obtenue véritablement que par la soumission à la volonté
divine (el-islâm),
mettant chacun des éléments à sa place pour les faire tous
concourir à la réalisation consciente d’un même plan ; et il est
à peine besoin de faire remarquer combien, dans la langue arabe, ces
deux termes, el-islâm
et
es-salâm,
sont étroitement apparentés l’un à l’autre2.
Dans
la tradition islamique, ces deux sens de la guerre, ainsi que le
rapport qu’ils ont réellement entre eux, sont exprimés aussi
nettement que possible par un hadîth
du
prophète, prononcé au retour d’une expédition contre les ennemis
extérieurs : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la
grand guerre sainte » (Rajâna
min el jihâdil-açghar ila ‘l-jihâdil-akbar).
Si la guerre extérieure n’est ainsi que la « petite guerre
sainte3 », tandis que la guerre intérieure est la « grande guerre
sainte », c’est donc que la première n’a qu’une importance
secondaire vis-à-vis de la seconde, dont elle est seulement une
image sensible ; il va de soi que, dans ces conditions, tout ce qui
sert à la guerre extérieure peut être pris comme symbole de ce qui
concerne la guerre intérieure4, et que ce cas est notamment celui de
l’épée. Ceux qui méconnaissent cette signification, même s’il
ignorent le hadîth
que
nous venons de citer, pourraient tout au moins remarquer à cet égard
que, pendant la prédication, le khatîb,
dont la fonction n’a manifestement rien de guerrier au sens
ordinaire de ce mot, tient en main une épée, et que celle-ci, en
pareil cas, ne peut être autre chose qu’un symbole, sans compter
que, en fait, cette épée est habituellement en bois, ce qui la rend
évidemment impropre à tout usage dans les combats extérieurs, et
accentue par conséquent encore davantage ce caractère symbolique.
L’épée
de bois remonte d’ailleurs, dans le symbolisme traditionnel, à un
passé fort lointain, car elle est, dans l’Inde, un des objets qui
figuraient dans le sacrifice védique5 ; cette épée (sphya),
le poteau sacrificiel, le char (ou plus précisément l’essieu qui
en est l’élément essentiel) et la flèche sont dits être nés du
vajra
ou
foudre d’Indra : « Quand Indra lança la foudre sur Vritra,
celle-ci, ainsi lancée, devint quadruple… Les Brahmanes se servent
de deux de ces quatre formes pendant le sacrifice, alors que les
Kshatriyas se servent des deux autres dans la bataille6… Quand le
sacrificateur brandit l’épée de bois, c’est la foudre qu’il
lance contre l’ennemi7… » Le rapport de cette épée avec le
vajra
est
à noter tout particulièrement en vue de ce qui va suivre ; et nous
ajouterons à ce propos que l’épée est assez généralement
assimilée à l’éclair ou regardée comme dérivée de celui-ci8,
ce que représente d’une façon sensible la forme bien connue de
l’« épée flamboyante », indépendamment des autres
significations que celle-ci peut également avoir en même temps, car
il doit être bien entendu que tout véritable symbole renferme
toujours une pluralité de sens, qui, bien loin de s’exclure ou de
se contredire, s’harmonisent au contraire et se complètent les uns
les autres.
Pour
en revenir à l’épée du khatîb,
nous dirons qu’elle symbolise avant tout le pouvoir de la parole,
ce qui devrait d’ailleurs paraître assez évident, d’autant plus
que c’est là une signification attribuée très généralement à
l’épée, et qui n’est pas étrangère non plus à la tradition
chrétienne, ainsi que le montrent clairement ces textes
apocalyptiques : « Il avait en sa main droite sept étoiles, et de
sa bouche sortait une épée à deux tranchants et bien affilée ;
son visage était aussi brillant que le soleil dans sa force9. » «
Et il sortait de sa bouche10 une épée tranchante des deux côtés
pour frapper les nations11… » L’épée sortant de la bouche ne
peut évidemment avoir d’autre sens que celui-là, et cela d’autant
plus que l’être qui est ainsi décrit dans ces deux passages n’est
autre que le Verbe lui-même ou une de ses manifestations ; quant au
double tranchant de l’épée, il représente un double pouvoir
créateur et destructeur de la parole, et ceci nous ramène
précisément au vajra.
Celui-ci, en effet, symbolise aussi une force qui, bien qu’unique
en son essence, se manifeste sous deux aspects contraires en
apparence, mais complémentaires en réalité ; et ces deux aspects,
de même qu’ils sont figurés par les deux tranchants de l’épée
ou d’autres armes similaires12, le sont ici par les deux pointes
opposées du vajra
;
ce symbolisme est d’ailleurs valable pour tout l’ensemble des
forces cosmiques, de sorte que l’application qui en est faite à la
parole ne constitue qu’un cas particulier, mais qui d’ailleurs,
en raison de la conception traditionnelle du Verbe et de tout ce
qu’elle implique, peut être pris lui-même pour symboliser dans
leur ensemble toutes les autres applications possibles13.
L’épée
n’est pas seulement assimilée symboliquement à la foudre, mais
aussi, de même que la flèche, au rayon solaire ; c’est à quoi se
réfère visiblement le fait que, dans le premier des deux passages
apocalyptiques que nous avons cités tout à l’heure, celui de la
bouche de qui sort l’épée a le visage « brillant comme le soleil
». Il est d’ailleurs facile d’établir, sous ce rapport, une
comparaison entre Apollon tuant le serpent Python
avec
ses flèches et Indra tuant le dragon Vritra
avec
le vajra
;
et ce rapprochement ne saurait laisser aucun doute sur l’équivalence
de ces deux aspects du symbolisme des armes, qui ne sont en somme que
deux modes différents d’expression d’une seule et même chose.
D’autre part, il importe de noter que la plupart des armes
symboliques, et notamment l’épée et la lance, sont aussi très
fréquemment des symboles de l’« Axe du Monde » ; il s’agit
alors d’un symbolisme « polaire », et non plus d’un symbolisme
« solaire », mais, bien que ces deux points de vue ne doivent
jamais être confondus, il y a cependant entre eux certains rapports
qui permettent ce qu’on pourrait appeler des « transferts » de
l’un à l’autre, l’axe lui-même s’identifiant parfois à un
« rayon solaire14 ». Dans cette signification axiale, les deux
pointes opposées du vajra
se
rapportent à la dualité des pôles, considérés comme les deux
extrémités de l’axe, tandis que, dans le cas des armes à double
tranchant, la dualité, étant marquée dans le sens même de l’axe,
se réfère plus directement aux deux courants inverses de la force
cosmique, représentés aussi par ailleurs par des symboles tels que
les deux serpents du caducée ; mais, comme ces deux courants sont
eux-mêmes respectivement en relation avec les deux pôles et les
deux hémisphères15, on peut voir par là que, en dépit de leur
apparente différence, les deux figurations se rejoignent en réalité
quant à leur signification essentielle16.
Le
symbolisme « axial » nous ramène à l’idée de l’harmonisation
conçue comme le but de la « guerre sainte » dans ses deux
acceptions extérieure et intérieure, car l’axe est le lieu où
toutes les oppositions se concilient et s’évanouissent, ou, en
d’autres termes, le lieu de l’équilibre parfait, que la
tradition extrême-orientale désigne comme l’« Invariable
Milieu17 ». Ainsi, sous ce rapport, qui correspond en réalité au
point de vue le plus profond, l’épée ne représente pas seulement
le moyen comme on pourrait le croire si l’on s’en tenait à son
sens le plus immédiatement apparent, mais aussi la fin même à
atteindre, et elle synthétise en quelque sorte l’un et l’autre
dans sa signification totale. Nous n’avons d’ailleurs fait que
rassembler ici, sur ce sujet, quelques remarques qui pourraient
donner lieu à bien d’autres développements ; mais nous pensons
que, telles qu’elles sont, elles montreront suffisamment combien,
qu’il s’agisse de l’islamisme ou de toute autre forme
traditionnelle, ceux qui prétendent n’attribuer à l’épée
qu’un sens « matériel » sont éloignés de la vérité.
1
Saint-Matthieu,
X, 34.
2
Nous
avons développé plus amplement ces considérations dans Le
Symbolisme de la Croix,
ch. VIII.
3
Il
est d’ailleurs bien entendu qu’elle ne l’est que lorsqu’elle
est déterminée par des motifs d’ordre traditionnel ; toute autre
guerre est harb
et
non pas jihâd.
4
Naturellement
ceci ne serait plus vrai pour l’outillage des guerres modernes, ne
serait-ce que du fait de son caractère « mécanique », qui est
incompatible avec tout véritable symbolisme ; c’est pour une
raison similaire que l’exercice des métiers mécaniques ne peut
servir de base à un développement d’ordre spirituel.
5
Voir
A. K. Coomaraswamy, Le
Symbolisme de l’épée,
dans les Études
Traditionnelles,
numéro de janvier 1938 ; nous empruntons à cet article la citation
qui suit.
6
La
fonction des Brahmanes et celle des Kshatriyas peuvent être ici
rapportées respectivement à la guerre intérieure et à la guerre
extérieure, ou, suivant la terminologie islamique, à la « grande
guerre sainte » et à la « petite guerre sainte ».
7
Shatapatha
Brâhmana,
1, 2, 4.
8
Au
Japon notamment, suivant la tradition shintoïste, « l’épée est
dérivée d’un éclair-archétype, dont elle est la descendante ou
l’hypostase » (A. K. Coomaraswamy, ibid.).
9
Apocalypse
1,
16. On remarquera ici la réunion du symbolisme polaire (les sept
étoiles de la Grande Ourse, ou le sapta-riksha
de
la tradition hindoue) et du symbolisme solaire, que nous allons
retrouver aussi dans la signification traditionnelle de l’épée
elle-même.
10 Il
s’agit de « celui qui était monté sur le cheval blanc », le
Kalki-avatâra
de
la tradition hindoue.
11 Ibid.,
XIX, 15.
12 Nous
rappellerons notamment ici le symbole égéen et crétois de la
double hache ; nous avons déjà expliqué que la hache est tout
spécialement un symbole de la foudre, donc un strict équivalent du
vajra
[cf.
ch. XXV].
13 Sur
le double pouvoir du vajra
et
sur d’autres symboles équivalents (notamment le « pouvoir des
clefs »), voir les considérations que nous avons exposées dans La
Grande Triade,
ch. VI.
14
Sans
pouvoir insister ici sur cette question, nous devons tout au moins
rappeler, à titre d’exemple, le rapprochement des deux points de
vue dans le symbolisme grec de l’Apollon hyperboréen.
15
Sur
ce point encore, nous renverrons à La
Grande Triade,
ch. V.
16
Voir
Les
Armes symboliques [ch.
XXVI].
17
C’est
ce que représente aussi l’épée, placée verticalement suivant
l’axe d’une balance, l’ensemble formant les attributs
symboliques de la justice.
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