dimanche 1 juillet 2012

Le Pluralisme Religieux en Islam . Eric Geoffroy











Eric Geoffroy


(Professeur d'Etudes Islamiques à l'Université de Strasbourg) 


Selon la conception cyclique que se fait l'islam de la Révélation, chaque nouveau message prophétique puise dans le patrimoine spirituel de l'humanité. L'islam est particulièrement conscient de cet héritage puisqu'il se présente comme l'ultime expression de la Volonté divine révélée aux hommes depuis Adam, comme la confirmation et l'achèvement des révélations qui l'ont précédé. À ce titre, il reconnaît et reprend les messages des prophètes antérieurs à Muhammad.


Le Coran est explicite sur cet héritage : « Dites : " Nous croyons en Dieu, à ce qui a été révélé à Abraham, à Isaac, à Jacob et aux tribus; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus; à ce qui a été donné aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n'avons de préférence pour aucun d'entre eux; nous sommes soumis à Dieu " » (Cor. 2 : 136). Muhammad est le « sceau » - c'est-à-dire le dernier - des prophètes, dont le nombre s'est élevé selon lui à 124000. Or, le Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, précisant que « pour toute communauté il y a un envoyé » (Cor. 10 : 47). Il faut donc rechercher les autres à une échelle très large dans l'histoire de l'humanité. Les savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers en Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton des prophètes. Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha <1> , et certains d'entre eux ont vu dans les « avatars », ou incarnations divines du bouddhisme, l'équivalent des prophètes de l'islam. De la même façon, des ulémas indiens ont considéré les Védas, textes sacrés de l'hindouisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les hindous parmi les « Gens du Livre », c'est-à-dire les peuples ayant reçu une écriture révélée. 

Le Coran évoque à plusieurs reprises la « Religion primordiale » ou « immuable » (al-dîn al-qayyim). Toutes les religions historiques seraient issues de cette religion sans nom <2> , et auraient donc une généalogie commune. L'islam considère cependant la diversité des peuples et des religions comme une expression de la Sagesse divine <3> . Il existe ainsi une théologie du pluralisme religieux en islam, même dans son versant le plus exotérique. « À chacun de vous, Nous avons donné une voie et une règle » (Coran 5 : 48) : ce verset justifie la diversité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent unies, de façon sous-jacente, par l'axe de l'Unicité divine (tawhîd). Chaque croyant sera rétribué pour sa foi et son observance de sa propre religion : « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront une récompense auprès de leur Seigneur. Ils n'éprouveront alors plus aucune crainte, et ne seront pas affligés » (Cor. 2 : 62).

L'universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d'une même famille; notre religion est unique » (Bukhârî). À une époque où l'intransigeance religieuse était de mise, la reconnaissance du pluralisme religieux devait se traduire par le respect foncier des autres croyants : « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement. » Par la suite, les enjeux politiques, les intérêts économiques mais aussi les croisades ont souvent mis à mal les idéaux islamiques en la matière, et les savants exotéristes ont restreint cette large perspective : puisque la loi islamique abrogeait les lois révélées antérieurement, les religions qui en émanaient étaient caduques. D'interminables polémiques dogmatiques virent alors le jour, notamment entre chrétiens et musulmans. Mais même parmi les théologiens et les juristes il y a toujours eu des esprits porteurs d'une conscience universelle. Ecoutons Ibn Hazm (XIe s.) : « Place ta confiance en l'homme pieux, même s'il ne partage pas ta religion, et défie-toi de l'impie, même s'il appartient à ta religion », ou encore ce cadi du XVe s. qui affirmait : « tout homme peut être sauvé par sa propre foi, celle dans laquelle il est né, pourvu qu'il la conserve fidèlement. »

L'unité transcendante des religions

Ce sont incontestablement les soufis qui ont donné toute sa dimension au thème coranique de la « Religion primordiale ». Ils éprouvent plus que d'autres cette communauté d'adoration que constitue l'humanité au-delà de la diversité des croyances. Leur ouverture aux autres confessions découle d'une évidence métaphysique : « la doctrine de l'Unicité divine ne peut être qu'une » (al-tawhîd wâhid).
Les premiers ascètes ont probablement été influencés par les moines et les ermites chrétiens du Proche-Orient. Il semble même que leur modèle ait été davantage Jésus, par sa vie ascétique et errante, que Muhammad. Par la suite, des maîtres orthodoxes ont avoué leur vénération pour Jésus. La littérature soufie cite abondamment les propos du Christ, Ghazâlî en particulier, mais il n'est pas le seul. Les moines chrétiens ont été respectés au long de l'histoire de l'islam, si l'on excepte bien sûr le terrorisme récent. Les soufis voient en eux des spirituels suivant la voie du Christ, et certains cheikhs présentent à leurs disciples la conduite des moines comme un idéal à atteindre.

Hallâj professe évidemment l'universalisme de la « Religion primordiale ». Après avoir tancé un musulman qui s'en prenait à un juif sur le marché de Bagdad, il a ces mots : « J'ai réfléchi sur les dénominations confessionnelles, faisant effort pour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique à ramifications nombreuses . » <4> Dans la même veine, le maître iranien Ibn Abî l-Khayr affirme que « toutes les religions et tous les hommes sensés reconnaissent que Celui qui est unanimement adoré et But suprême est un seul et même Être. Il est Un de tous les points de vue et la dualité est impossible en Lui . » <5> Par leurs propos ou leurs attitudes, Ahmad Rifâ‘î ou ‘Abd al-Qâdir Jîlânî témoignent d'une semblable compréhension du pluralisme religieux et de l'universalité de l'adoration divine.

C'est encore Ibn ‘Arabî qui a fourni un cadre doctrinal au thème de « l'unité transcendante des religions » (wahdat al-adyân), bien que l'expression ne soit pas de lui. À ses yeux, toutes les croyances, et donc toutes les religions sont vraies, car chacune répond à la manifestation d'un Nom divin; or toutes ces théophanies particulières ont leur source en Dieu, le « Réel », le « Vrai ». Il y a ainsi une unité fondamentale de toutes les lois sacrées, et chacune détient une part de vérité. La diversité des religions est due à la multiplicité des manifestations divines, « qui ne se répètent jamais ». S'appuyant sur le hadîth qudsî « Je suis conforme à l'opinion que Mon serviteur se fait de Moi », Ibn ‘Arabî conclut d'abord que les croyances sont conditionnées par les différentes théophanies reçues par les êtres et par la conception nécessairement fragmentaire que chacun se fait de Dieu; ensuite que Dieu accepte toutes les croyances - pas au même degré bien sûr - car les conceptions humaines ne sauraient limiter l'Être divin. Chaque religion, dit-il, ne dévoile en réalité qu'un aspect de la divinité. Citant Junayd, il ajoute que les croyances sont comparables à des récipients de différentes couleurs : dans tous les cas, l'eau est à l'origine incolore, mais elle prend la couleur de chaque récipient.

Celui qui se limite au stade de ce que Ibn ‘Arabî appelle le « dieu créé dans les croyances » rejette le credo de l'autre, car il n'a pas accès à l'Être divin d'où émanent toutes les théophanies. Le gnostique, quant à lui, reconnaît Dieu en toute forme car « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu » (Cor. 2 : 115). Ibn ‘Arabî donne donc ce conseil : « Prends garde à ne pas te lier à un credo particulier en reniant tout le reste [...] Que ton âme soit la substance de toutes les croyances, car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immense pour être enfermé dans un credo à l'exclusion des autres . » <6>
Ibn ‘Arabî en arrive à une autre conclusion : quelque soit le destinataire du culte que voue l'homme (Dieu dans ses diverses nominations, mais aussi la nature ou même les idoles), c'est toujours Dieu qu'il adore, même s'il n'en est pas conscient. Tel est le sens de ce fameux poème :

Mon coeur est devenu capable de toutes les formes
Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines
Un temple pour les idoles, une Ka‘ba pour le pèlerin,
Les Tables de la Thora, le Livre du Coran.
Je professe la religion de l'Amour, et quelque direction
Que prenne sa monture, l'Amour est ma religion et
ma foi .<7>


Il ne faut pas voir dans ce poème un « gélatineux syncrétisme » <8> , mais bien plutôt l'expression d'une réalisation spirituelle accomplie au sein d'une tradition donnée, en l'occurrence l'islam. Le fidèle qui a une approche superficielle de sa religion reste sur la circonférence, au niveau de la norme extérieure; il n'appréhende pas les autres croyances et cherche donc à imposer la sienne. Mais celui qui se réalise dans sa propre tradition parvient à la Réalité universelle (Haqîqa), qui transcende toutes les croyances et confessions <9> .

Pratiquer la religion de l'Amour, c'est reconnaître que « Dieu a décrété que vous [les créatures] n'adoriez que Lui » (Cor. 17 : 23), et que l'homme n'a été créé que pour l'adoration (Cor. 51 : 56). Plusieurs courants du soufisme postérieur à Ibn ‘Arabî prônent ouvertement cette religion de l'Amour, même s'ils ne citent pas nommément le Shaykh al-Akbar. Ahmad Tijânî, par exemple, n'hésita pas à soutenir lors d'une séance publique que « Dieu aime l'infidèle », ce qui choqua une grande partie de l'auditoire. Le cheikh tijânî Tierno Bokar, surnommé par Théodore Monod « le saint François d'Assise de Bandiagara », enseignait en plein Sahel africain qu'il n'y a qu'une Religion primordiale, « comparable à un tronc dont les religions historiques connues seraient sorties comme les branches d'un arbre. C'est cette Religion éternelle, poursuivait-il, qui a été enseignée par tous les grands envoyés de Dieu et modulée en fonction des nécessités de chaque époque » <10>. Dans la logique d'Ibn ‘Arabî, Tierno en conclut que « croire que sa race, ou sa religion, est seule détentrice de la vérité est une erreur [...] La foi est d'une nature comparable à celle de l'air. Comme l'air, elle est indispensable à la vie humaine et l'on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie véritablement et sincèrement en rien » <11>. L'un de ses disciples, Amadou Hampaté Bâ, manifesta pour sa part la vénération qu'un musulman peut avoir pour Jésus, et fut l'un des artisans du dialogue islamo-chrétien.

Au cours des siècles, l'école d'Ibn ‘Arabî et, au-delà, tous ceux qui reconnaissent leur dette envers le maître andalou ont repris et adapté sa doctrine aux différents contextes historiques. ‘Abd al-Karîm Jîlî explora la relation entre le prophète Ibrâhîm (Abraham) et les barâhima, les "brahmanes" ou prêtres de l'hindouisme : à ses yeux, cette proximité consonantique n'est pas fortuite car, selon lui, les hindous affirment descendre d'Abraham et appartenir à sa religion.

L'émir Abd el-Kader fut aussi un digne émule d'Ibn ‘Arabî dans ce domaine. Refusant l'absolutisme de la croyance individuelle, il met l'accent sur l'Unicité divine sous-jacente aux différents credos <12> . Malgré ses déboires avec l'impérialisme français, il prône le rapprochement avec le christianisme : « Si les musulmans et les chrétiens m'écoutaient, s'écrie-t-il, je ferais cesser leur antagonisme et ils deviendraient frères à l'extérieur et à l'intérieur <13> . » Lorsqu'à Damas, en 1860, il sauve la vie de onze mille chrétiens menacés par des émeutiers, il ne fait que mettre en application la doctrine qu'il professe Damas <14> .

Animé par le même humanisme spirituel, le cheikh Ahmad ‘Alawî nourrit une immense curiosité à l'égard de toutes les religions. Connaissant la tradition chrétienne - il apprécie en particulier l'Évangile de Jean - il a prêché toute sa vie l'entente entre musulmans et chrétiens. « Si je trouvais un groupe qui soit mon interprète auprès du monde de l'Europe, on serait étonné de voir que rien ne divise l'Occident de l'Islam », écrit-il en pleine période coloniale. L'esprit christique qui l'anime, et qui trouvera son explication un peu plus loin, est partagé par ses successeurs. Le cheikh ‘Adda Bentounès (m. 1952) s'écrie : « Si les chrétiens connaissaient l'amour pour Jésus qui, en mon coeur, brûle d'un feu ardent, ils viendraient embrasser mon haleine ! » <15>, et son fils, le cheikh Mahdî, prescrit à un disciple des « formules de prière christiques » (wird ‘îsawî). Des membres algériens de la ‘Alawiyya rencontraient régulièrement les moines de Tibhérine qui ont été assassinés par le suite; ils les avaient d'ailleurs prévenus du danger qu'ils encouraient face au G. I. A..

René Guénon (m. 1951) s'est lui aussi efforcé de rappeler l'unité et l'identité fondamentales de toutes les traditions spirituelles. C'est pour cette raison précisément que son oeuvre traite davantage des doctrines hindoues, par exemple, que du soufisme auquel il était affilié. Les affinités métaphysiques de Guénon avec Ibn ‘Arabî sont évidentes puisqu'il développe la doctrine de l' « unicité de l'Être » <16> .

Frithjof Schuon, issu de la ‘Alawiyya, fut proche également de Guénon. Il a signé un ouvrage au titre explicite : De l'unité transcendante des religions. Il y expose en langage occidental les idées qu'Ibn ‘Arabî avait évoquées de façon souvent allusive. Si l'on s'en tient aux seuls dogmes, explique-t-il, les différentes croyances paraissent antagonistes, et tout texte sacré semble porter en lui des contradictions internes. En réalité, les différences de forme entre les religions « ne portent pas atteinte à la Vérité une et universelle » puisqu'elles sont l'expression de la volonté divine <17> . Schuon, qui a pris le nom de « cheikh ‘Îsâ (Jésus) », a exercé une grande influence sur certains milieux chrétiens. La vénération qu'il portait à Marie (Maryam) l'a amené à nommer sa voie initiatique la Maryamiyya. « Marie personnifie l'Essence informelle de tous les Messages, écrit-il, elle est par conséquent la "Mère de tous les Prophètes"; elle s'identifie ainsi à la Sagesse primordiale et universelle, la Religio Perennis » <18> . Avant Schuon, d'autres soufis ont médité sur le personnage coranique de Marie, et ont affirmé être en contact subtil avec la Vierge.

L'héritage prophétique

Cette proximité entre les saints musulmans et les prophètes et certaines figures antérieures à l'islam historique doit être placée dans la perspective de l' « héritage prophétique » dont sont investis les saints musulmans <19> . Cet héritage explique en effet pour une bonne part la conscience universaliste qui caractérise les soufis. Tous les Occidentaux qui ont approché le cheikh ‘Alawî ont été frappés par son apparence christique, et l'un d'eux parle d'une « belle tête de Christ douloureux et tendre ». Cette ressemblance était l'émanation d'une « station » spirituelle propre au cheikh, qui explique son rayonnement en Occident chrétien. Pour autant qu'on puisse en juger, le type christique est l'un des plus répandus chez les saints musulmans, ce qui n'est guère surprenant puisque l'islam reconnaît à Jésus un statut particulier et un rôle eschatologique majeur. Les soufis, quant à eux, voient en lui le « sceau universel de la sainteté ».

Louis Massignon a certainement trop "christianisé" la figure de Hallâj, mais il est vrai qu'Ibn ‘Arabî le considèrait comme un héritier de Jésus, à l'intérieur de la sphère muhammadienne bien sûr <20> . Un autre saint christique moins célèbre, mais tout aussi marquant, est ‘Ayn al-Qudât Hamadânî (m. 1131), qui connut la "passion" puisqu'il fut mis en croix à l'âge de trente-trois ans <21> . Dans la Turquie ottomane, où l'influence d'Ibn ‘Arabî s'étendit rapidement, plusieurs cheikhs se distinguaient également par leur aspect christique; à l'instar de ‘Ayn al-Qudât, certains passent pour avoir eu le pouvoir de ressusciter les morts, ce qui est en islam un signe du tempérament christique <22> . Ils ont été soupçonnés de s'être convertis en secret au christianisme <23>. Ibn ‘Arabî avait pourtant précisé que si un soufi invoquait Jésus, même sur son lit de mort, cela n'impliquait pas qu'il soit devenu chrétien . Mais dans une région où le syncrétisme était florissant, les autorités exotériques avaient des raisons de se méfier.
D'une façon plus générale, les sources mentionnent un grand nombre de saints qui auraient été en contact avec l'un ou l'autre prophète par l'intermédiaire de son « entité spirituelle ». Les visions du prophète Ibrâhîm (Abraham) semblent particulièrement fréquentes.

L' « idolâtrie cachée » du commun des croyants

De nombreux mystiques persans (Ibn Abî l-Khayr, ‘Ayn al-Qudât, Rûmî, Shabestarî...) considéraient que la croyance du simple fidèle ou encore du théologien exotériste n'est qu' « idolâtrie cachée ». L'homme non réalisé spirituellement ne peut qu'être idolâtre, voire "infidèle", car il n'adore pas Dieu en vérité; il n'adore que ce qu'il conçoit être Dieu. Nous retrouvons là l'enseignement d'Ibn ‘Arabî, mais les soufis persans se montrent plus radicaux dans leur critique du fidèle "bien-pensant". Ils manient volontiers le paradoxe pour éveiller les consciences : la foi et l'infidélité, le bien et le mal sont des théophanies différenciées de l'Être divin; puisqu'elles ont une même source, leur opposition doit être relativisée. Le juge ‘Ayn al-Qudât déclarait en ce sens :

Las, las ! Cette Loi est la religion de la bêtise,
Notre religion est l'impiété et la religion des chrétiens [...];
L'impiété et la foi, sur notre vie sont une seule chose <24> .


Et Sanâ'î :

L'infidélité et la foi courent sur Sa voie,
Unies dans leur louange
« Il est Un sans ressemblance ».


Il faut dépasser les barrières dogmatiques, afin de mieux réaliser l'essence universaliste du message islamique et atteindre la Religion primordiale. « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni zoroastrien, ni musulman », affirme Rûmî dans un poème où il nie toute multiplicité, toute dualité pour se résorber en Dieu seul <25> . Très ouvert aux autres confessions, Rûmî comparait les voies menant à Dieu aux chemins qui convergent tous vers La Mecque, et lançait cet appel : « Viens, viens, qui que tu sois, infidèle, religieux ou païen, peu importe ! » Lors de ses funérailles, « tous les habitants étaient là, les musulmans, mais aussi les chrétiens et les juifs car tous se reconnaissaient en lui [...] Les juifs avançaient dans le cortège en chantant des psaumes, les chrétiens en proclamant l'Évangile et nul ne songeait à les écarter ». Le sultan fit venir les responsables des communautés juive et chrétienne, et leur demanda pourquoi ils honoraient ainsi un musulman : « En le voyant, nous avons compris la vraie nature de Jésus, de Moïse et de tous les prophètes <26> . »

Dans sa Roseraie du mystère, Shabestarî fait fructifier la doctrine d'Ibn ‘Arabî en milieu persan. En se fondant comme lui sur ce verset : « Les sept cieux, la terre et tout ce qui s'y trouve célèbrent Ses louanges. Il n'y a rien qui par la louange ne Le glorifie - mais vous ne comprenez pas leur glorification » (Cor. 17 : 44), il affirme avec résolution l'unité des religions découlant de l' « unicité de l'Être », et l'unité des divers adorateurs et chercheurs de Dieu .

La tentation du syncrétisme

La frontière entre l'ouverture interreligieuse et le syncrétisme est parfois ténue. Ce dernier peut se limiter à la pure dimension doctrinale, comme chez Suhrawardî Maqtûl qui professe une théosophie où se fondent plusieurs apports, ou chez Ibn Sab‘în qui se nourrit aussi bien d'Hermès et de Platon que des maîtres du tasawwuf. Ibn Hûd (m. 1300), disciple d'Ibn Sab‘în à Damas, était appelé le « cheikh des juifs » en raison de l'ascendant qu'il exerçait sur certains représentants de cette communauté. Par ailleurs, il « accueillait le soleil à son lever en faisant le signe de la croix », et proposait à ceux qui désirent se placer sous son obédience de choisir entre trois voies initiatiques : celles de Moïse, de Jésus et de Muhammad. Il a été perçu comme syncrétiste par les exotéristes mais aussi par la majorité des soufis. Certains compagnons de Sadr al-Dîn Qûnawî auraient confessé la divinité de Jésus, ce qui indignait Rûmî lui-même <27> .Peut-être faut-il voir en Ibn Hûd un saint musulman "abrahamique", puisant à la source du monothéisme. Dans ce Proche-Orient où coexistent tant bien que mal judaïsme, christianisme et islam, la figure du Patriarche peut évidemment jouer un rôle salutaire. N'y a-t-il pas de nos jours en Israël-Palestine une « voie initiatique abrahamique » (tarîqa ibrâhîmiyya) vivifiée par des soufis palestiniens et des spirituels juifs ?

Le soufisme turco-persan se caractérise par une plus grande tolérance que le soufisme d'expression arabe. Si certains auteurs persans prônent un supraconfessionnalisme de nature métaphysique, les derviches anatoliens pratiquent volontiers une mystique transconfessionnelle. Le bektachisme est ainsi un véritable creuset d'influences diverses où se côtoient chamanisme, christianisme, chiisme hétérodoxe. À la fin de l'époque médiévale, les Bektachis étaient si proches des moines grecs que l'on a parfois du mal à distinguer les uns des autres. En Anatolie, l'affranchissement des barrières confessionnelles était chose partagée, et on disait communément qu' « un saint est pour tout le monde ». Des groupes soufis ont parfois été taxés d'hétérodoxie en raison de leur souplesse dogmatique, mais il n'empêche que celle-ci a été un facteur incontestable d'islamisation. Ibn Hûd a ainsi fait entrer des juifs de Damas en islam, et les Bektachis ont largement contribué à convertir les populations des Balkans.

Le syncrétisme religieux a parfois pris une dimension directement politique. L'exemple le plus célèbre est le rêve de l'empereur moghol Akbar (m. 1605), qui voulait libérer hindous et musulmans de tout préjugé confessionnel et tenta de promouvoir une religion universelle (dîn-e ilahî). Il fonda à cet effet une école de traducteurs, afin de mettre en regard le soufisme et le Vedânta hindou. Son arrière petit-fils, le prince Dârâ Shakûh, fin connaisseur de l'un comme de l'autre, traduisit lui-même des textes majeurs de l'hindouisme. Dans son Confluent des deux océans (Majma‘ al-bahrayn), il tenta de prouver l'unité principielle des métaphysiques islamique et hindoue. S'il fit oeuvre de pionnier en matière de mystique comparée, il ne se soucia guère de politique et, accusé d'hérésie par ses propres frères, fut exécuté en 1659. Sauf dans quelques cercles soufis, son exemple n'a guère été retenu en Inde par la postérité.

Les pressions de l'exotérisme et de l'histoire

L'ouverture interreligieuse qui caractérise le soufisme a cependant ses limites. Tout d'abord, l'ensemble des soufis n'adhère pas à la doctrine de l'unicité de l'Être, qui fonde en quelque sorte celle de l'unité transcendante des religions. Ceux qui professent cette doctrine sont minoritaires et souvent considérés, au sein même du soufisme, comme des marginaux. Un musulman ou un soufi peut dialoguer avec des représentants d'autres religions ou mystiques sans être convaincu d'une quelconque « unité transcendante des religions ». Par ailleurs, le principe coranique de la « Religion immuable » s'assortit d'une critique, de la part des musulmans, des « déviations » que les religions antérieures à l'islam auraient fait subir aux messages divins. L'islam stigmatise en particulier dans le christianisme les dogmes de l'Incarnation et la Trinité. Les livres révélés et les prophètes ayant précédé Muhammad font l'objet d'une reconnaissance qui n'a d'égal que le désaveu des dérives dogmatiques survenues dans l'une ou l'autre religion : sur ce point, l'immense majorité des soufis s'aligne sur la position islamique officielle.

Par le passé, avant que des contacts prolongés entre civilisations aient été établis, chaque civilisation ou chaque religion était centrée sur elle-même, tournée vers son propre "soleil". Même si les uns et les autres avaient connaissance d'autres systèmes solaires, ils les percevaient comme s'opposant au leur. Chaque religion avait sa cohérence interne, et il n'était pas nécessaire d'adhérer à toute la vérité, mais à sa vérité. <28>

Cet exclusivisme se justifiait d'autant plus que les relations qu'entretenaient les différentes civilisations étaient souvent belliqueuses. Un grand mystique chrétien, Saint Bernard, appela lui-même à la Guerre Sainte contre les "infidèles". Si les croisades ont permis des contacts entre musulmans et chrétiens, elles ont aussi contribué à la détérioration des rapports entre les uns et les autres. Si Ibn ‘Arabî recommande au prince seljoukide Kaykâ'ûs de faire preuve de fermeté vis-à-vis des chrétiens anatoliens, c'est en partie en raison des progrès de la Reconquista en Espagne et de la présence des croisés en Orient. Au demeurant, cette attitude ne peut surprendre chez un cheikh qui portait toute son attention au respect de la Loi. En outre, si des soufis comme Ibn ‘Arabî étaient animés par quelque conscience universelle, ils ne pouvaient s'en ouvrir à leurs contemporains. Il se devaient d'être solidaires du corps exotérique auquel ils appartenaient, et ne pouvaient donc évoquer l'unité fondamentale des formes religieuses qu'en termes allusifs.

Même les soufis considérant que l'islam n'a pas abrogé les religions antérieures restent persuadés de la supériorité de leur religion. Pour Ibn ‘Arabî, l'islam est comparable au soleil, et les autres religions aux étoiles : celles-ci ne disparaissent pas avec le lever du soleil, mais leur lumière est absorbée par celle de l'astre. L'un de ses disciples, ‘Abd al-Razzâq Qâshânî (XIVe s.), auteur d'un commentaire ésotérique du Coran, concède que juifs et chrétiens obtiendront le même degré spirituel et la même rétribution que les musulmans exotéristes, ce qui constitue déjà une ouverture considérable dans le contexte de l'époque. Mais selon lui la connaissance de l'Unité, de l'Essence divine est réservée à l'élite des musulmans, c'est-à-dire aux soufis. Les limitations inhérentes au judaïsme et au christianisme, explique Qâshânî, sont résolues par l'islam qui opère la synthèse entre leur tendance respective : l'extérieur (zâhir) pour le judaïsme, et l'intérieur (bâtin) pour le christianisme. L'islam représente donc « le sommet absolu et demeure qualitativement supérieur aux autres formes religieuses. Déclarer que toutes les religions "se valent" du fait qu'elles mènent à une Réalité unique n'est exact que jusqu'à un certain degré de réalisation spirituelle. Au-delà il n'y a d'autres voies d'accès à la réalisation spirituelle complète que l'Islam, c'est-à-dire la pratique du soufisme à ses degrés les plus élevés ».
Si certains soufis ont admis que toutes les formes religieuses étaient encore valables après l'apparition de l'islam, la grande majorité s'est alignée sur la position dominante en islam, à savoir que chaque religion a eu sa raison d'être en son temps. Or l'islam est la dernière religion révélée. Ainsi, les soufis indiens postérieurs à Dârâ Shakûh (XVIIe s.) admettent la vérité des doctrines védiques et emploient à l'occasion des termes et des symboles hindous. La plupart, cependant, se montrent sceptiques quant aux possibilités de réalisation spirituelle au sein de l'hindouisme à leur époque.

Depuis le XXe s., les frontières qui séparaient les civilisations et les religions se sont effondrées. Nul ne peut plus ignorer les autres "soleils". Tout croyant est sommé d'être fidèle à sa tradition, tout en reconnaissant comme valables les autres formes religieuses, sans quoi il pourrait être amené à perdre la foi en sa propre religion <29> . C'est pourquoi, au siècle dernier, des auteurs comme René Guénon, Frithjof Schuon mais aussi Ananda Coomaraswamy et Aldous Huxley ont pu énoncer clairement la doctrine de la Sagesse universelle dans ses différents modes d'expression, quelque soit la tradition à laquelle eux-mêmes aient appartenu. Les divers intégrismes posent le problème des rapports entre l'extérieur et l'intérieur de chaque message révélé, car une même religion peut engendrer aussi bien un dogmatisme aveugle qu'une spiritualité éclairante. La vocation du soufisme a été précisément de résorber la multiplicité dans l'unité, de dépasser le particulier pour accéder à l'universel.



Eric Geoffroy

1 Cor. 21 : 85, et la sourate 95 intitulée Le figuier.
2 Voir par exemple Cor. 30 : 30.
3 Cor. 5 : 48; 30 : 22; 49 : 13.
4 Dîwân, traduit par L. Massignon, Paris, 1981, p.108.
5 M. Ebn E. Monawwar, Les étapes mystiques, p.65.
6 Fusûs al-hikam, traduction de C.A. Gilis sous le titre Le livre des chatons des sagesses, Paris, 1997, I, p.278.
7 Traduction de H. Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabî, Paris, 1958, p.109.
8 C. Addas, Ibn ‘Arabî et le voyage sans retour, p.101.
9 Cf. le schéma supra, p.
10 A. H. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, p.144, 153.
11 Ibid., p.149.
12 M. Chodkiewicz, introduction aux Ecrits spirituels, p.35; ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Le Livre des Haltes, traduction de M. Lagarde, Leiden, 2001, II, 114; 372-375.
13 B. Étienne, Abdelkader, p.250.
14 Ibid., p.298.
15 Le Choeur des prophètes - Enseignements soufis du Cheikh ‘Adda Bentounès, Paris, 1999, p.181.
16 M. Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guénon, Paris, 1984, p.28-32.
17 De l'unité transcendante des religions, Paris, 1979; voir en particulier le premier chapitre.
18 « Hagia Sophia », dans Marie et le mystère marial, numéro spécial de Connaissance des Religions, n°47-48, 1996, p.1-2.
19 Cf. supra p.
20 M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p.103.
21 Les tentations métaphysiques, introduction de Ch. Tortel, p.27.
22 Cf. Cor. 5 : 110.
23 Le Sceau des saints, p.103.
24 Les Tentations métaphysiques, p.280.
25 É. de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du soufisme, p.262.
26 É. de Vitray-Meyerovitch, Islam, l'autre visage, Paris, 1995, p.97-98.
27 Rûmî, Le Livre du Dedans, Paris, 1982, p.164-165.
28 P. Lory, Les Commentaires ésotériques du Coran, p.135.
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29 S. H. Nasr, Essais sur le soufisme, Paris, 1980, p.176.

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