mardi 5 juin 2012

Émir Abd El-Kader – De l’Essence inqualifiable et de la Divinité qualifiée.







[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 35, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.201-204, Dans les notes hors du texte de traduction, les parties entre crochets […] sont celles du blog esprit-universel.overblog.com ]


Sache qu’il n’est de dieu que Dieu (1).

[Par ce verset] Dieu ordonne à Ses serviteurs de connaître le degré de Son Essence (2), c’est-à-dire Sa fonction de Divinité (Ulûhiyya), et non de connaître Son Essence même qui est non-manifestation absolue (3) et Être pur (4). Au contraire, Il interdit même de chercher à La connaître dans cet autre verset : Dieu vous met en garde contre Lui-même (5). De son côté, le Prophète – sur lui la grâce et la paix – nous a adressé le même avertissement : « Méditez sur les grâces de Dieu, mais ne méditez pas sur Son Essence » (6).


Dieu a donc ordonné à Son Envoyé – sur lui la grâce et la paix – de ne connaître que la fonction de Divinité, qui est le degré de l’Essence et la manifestation des Attributs (7). Les effets (litt. : les traces, âthâr) sont le fait des seuls Attributs, même si ceux-ci n’ont pas d’existence propre, n’étant que des degrés de l’Essence. Or, c’est la connaissance de l’effet (athar) qui nous fait remonter à la Cause (mu’aththir) car, selon ce qu’affirme le proverbe, « c’est par le crottin (ba’ra) que l’on retrouve le chameau (ba’îr). (8)» L’Essence, en tant que telle, n’est perceptible ni par la raison, ni par l’intuition, ni par les facultés sensibles (9) au contraire de la fonction de Divinité qui est perceptible de ces trois manières à la fois. Voilà pourquoi les théologiens, lorsqu’ils envisagent la science de l’Unité (al-Tawhîd) d’un point de vue [exclusivement] rationnel (10), plongent dans la confusion, laissent les intelligences perplexes (11) et se débattent comme des aveugles dans une nuit noire. Veulent-ils parler de l’Essence pure ? D’Elle, on ne peut rien affirmer ni nier ! Veulent-ils parler du degré de cette Essence, c’est-à-dire de la fonction de Divinité (Ulûhiyya) ? Celle-ci ne saurait être ni mise en tutelle, ni circonscrite, ni conditionnée de quelque façon que ce soit !

De l’Essence pure (al-Dhât al-baht) rien ne peut être dit (litt. : on est sans nouvelle ! Elle est indescriptible, Elle n’a pas de nom, pas de statut, pas de forme (13). Qui en parle est muet, qui La regarde est ébloui. Nul ne saurait assigner un statut à l’Absolu envisagé stricto sensu (14) : cela signifierait qu’on puisse Le conditionner, ce qui est une inversion de la Réalité : or, l’inversion de la Réalité est chose impossible (15). La fonction de Divinité, en revanche, est à la fois absolue et conditionnée (16) : c’est Elle qui unit les contraires (17). Elle est absolue parce qu’on ne peut assigner aucun contour ni aucune limite à Ses manifestations, si bien qu’on ne peut nier celles-ci en quelque forme que ce soit : sensible, rationnelle (18) ou imaginaires, etc. ni aucune de Ses transformations. On ne peut Lui refuser de marcher, de courir, de connaître la faim et la soif, ou d’unir les contraires en étant à la fois le Premier et le Dernier, l’Apparent et l’Occulté. On ne peut davantage nier qu’Elle soit au septième ciel (19) ou établie sur le Trône, et présente en tous les lieux, en compagnie de toutes les créatures, et veillant sur chacune d’elles ; et bien d’autres choses encore qui sont toutes attestées par le Livre et la Tradition prophétique. Mais la fonction de Divinité apparaît également comme conditionnée, puisqu’Elle Se manifeste à travers tous les supports de manifestation, qu’Elle se détermine par toutes les déterminations et que tout ce qui est manifesté ou déterminé ne l’est que par Elle. Elle demeure cependant absolue au sein de Ses déterminations et de Ses conditionnements. Bien plus, Son conditionnement même est l’essence de Son absoluité (20) car, n’était celle-ci, Elle ne se serait pas manifestée à travers ces supports de manifestation illimités, en dépit de Son Unité et de Son caractère indivisible (21).

De même qu’on ne peut rien statuer sur le degré de l’Absoluité, on ne peut davantage nier ce que les Livres révélés et les prophètes – sur eux la paix – enseignent du degré de conditionnement de la manifestation, ni ce qu’ils autorisent à en dire. Tous ceux qui veulent circonscrire Dieu dans une doctrine particulière, en niant toute autre conception qui viendrait la contredire, se montrent ignorant à Son égard (22), de quelque bord qu’ils proviennent ; et tout particulièrement ceux qui, comme les théologiens, prennent pour de l’Absoluité les conditions [qu’ils croient pouvoir Lui imposer]. Sous le rapport de Son Essence, Dieu – exalté soit-Il – n’a pas de contraire qui puisse Le nier, [pas d’adversaire] qui puisse Lui résister. Il n’a pas davantage de pareil qui puisse Lui ressembler ou L’approcher de quelque manière que ce soit. De qui parlent donc les théologiens quand ils affirment de Dieu qu’Il est comme ceci, mais qu’Il n’est pas comme cela ? On ignore seulement si leur discours veut nous entretenir du degré de l’Essence pure, du Non-manifesté absolu dont on ne connaît que les relations [nisab] et les symboles (i’tibarât) ou bien du degré de l’Essence, cette Ulûhiyya dont nous entretiennent les Livres révélés et les prophètes missionnés. La décrivant par des contraire, La circonscrivant par toutes sortes de négations, de déterminations et de comparaisons !


Nous nous conduirons comme de véritables ignorants si nous refusions les descriptions que Dieu donne de Lui-même et qui sont conformes à Sa Grandeur, simplement parce qu’elles semblent contredire notre entendement ; si nous cherchions à donner une interprétation rationnelle de la description que font [de Dieu] Ses envoyés, eux qui sont, de toutes les créatures, les plus savants à Son égard (23) ! Plus grave encore, nous nous montrerions incrédules à la Parole de Dieu et à celle de Ses envoyés tout en accordant un crédit aveugle à ce que notre entendement tient pour juste et au produit de nos cogitations ! Nous demandons à Dieu de nous garder d’être de ceux qui se sont égarés dans la conduite de la vie d’ici-bas, alors qu’ils pensaient œuvrer pour le mieux (24) !


(1) Cor. 47, 19 [fa-‘lam annahu lâ ilâha illâ-Llâh].
(2) [ma’rifat martabatu dhâti-Hi]
(3) [al-ghayb al-mutlaq]
(4) [al-wujûd al-baht, A. Penot traduit ici « l’Être pur » qui, chez René Guénon signifie le « principe de toute la manifestation, lui même non-manifesté »].
(5) Cor. 3, 28 [wa yuhadhdhirukumu-Llâhu nafsa-Hu].
(6) [tafakkarû fî alâ’ Allâh wa lâ tafakkarû fî dhâti-Hi].
 (7) [dhuhûr as-sifât].
(8) [al-ba’ratu tadullu ‘alâ-l-ba’îr].
(9) [A. Penot traduit ‘aql par « raison », kashf par « intuition » et hass par « facultés sensibles » et inverse l’ordre de l’Emir Abdelkader hass, ‘aql, kashf en ‘aql, kashf, hass. En vérité, al-‘aql ne se réduit à la raison mais désigne plutôt l’Intellect. Michel Vâlsan affirmait dans L'Islam et la fonction de René Guenon : « Voici une précision du Sheikh al-Akbar : « l’Intellect Premier, nous l’appelons Intellect (‘Aql) sous un rapport différent de celui sous lequel nous l’appelons Calame (Qalam), de celui sous lequel nous l’appelons Esprit (Rûh) et de celui sous lequel nous l’appelons Cœur (Qalb) » » (L'Islam et la fonction de René Guenon, Etudes Traditionnelles, 1953). Michel Vâlsan traduit aussi kashf par « dévoilement intuitif ». On peut traduire le passage Lâ yudraku hassan wa lâ ‘aqlan wa lâ kashfan par « n’est perceptible ni par les facultés sensibles, ni par l’intellect, ni par le dévoilement intuitif » et cela permet de garder la hiérarchie des « facultés »].
(10) [at-tawhîd al-‘aqlî, même remarque que dans la note précédente, al-‘aql ne se réduit à la raison mais désigne plutôt l’Intellect].
(12) [hayyarû al-fikr, al-fikr désigne la pensée].
(13) [lâ khabar ‘anhâ wa lâ wasf wa lâ ism wa lâ hukm wa lâ rasm]
(14) [al-mutlaq bi-l-itlâq al haqîqî, litt. : Le Non-conditionné par le véritable inconditionnement].
(15) [qalbu-l-haqâ’iq muhâl].
(16) [mutlaqah muqayyadah].
(17) [jâmi’ah li-d-didayn].
(18) [intelligible car on a vu en note 9 que ‘aql ne se réduit pas à la seule raison].
(19) [Dans la première édition de Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth, Liban, 1425H/2004, il est plutôt écrit en forme translittérée : wa kawnuhu fî-l-ardi as-sâbi’ah, « qu’elle (la Divinité) soit dans la septième terre », point à vérifier dans des éditions plus anciennes, à moins que A.Penot l’ai déjà fait].
(20) [taqyîduhâ ‘ayn itlâquhâ].
(21) [ma’a wahdatihâ wa ‘adami tajzi’atihâ].
 (22) [wa kullu man hasara al-haqq fî mu’taqad wa nafâh ‘ammâ ‘adâh fa-huwa jâhil bi-Llâh].
 (23) [a’raf al-khalq bi-Hi ta’âlâ : les créatures les plus connaissantes à Son égard – exalté soit-Il !]
(24) [Na-‘ûdhu bi-Llâh an nakûna mina-l-ladhîna dalla sa’yuhum fî-l-hayât ad-dunyâ wa hum yahsabûna annahum yahsanûna sun’â].
[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 35, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.201-204, Dans les notes hors du texte de traduction, les parties entre crochets […] sont celles du blog esprit-universel.overblog.com ] 

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